Où Fortune n'a plus qu'à suivre son plan
Fortune et Courtenay interrogèrent la pauvre petite Muguette que ses larmes étouffaient.
Voici ce qu'elle leur apprit :
Pendant que la grande bataille de Marton et de l'exempt commençait dans la chambre à coucher d'Aldée pour se continuer au dehors, Muguette servait l'homme au chien qui prenait son repas dans la salle à manger, La Pistole avait recouvré son excellent appétit, mais l'inquiétude le tenait toujours à la gorge, car au moindre bruit il se levait, mettant l'épée à la main.
Le chien Faraud imitait son maître de point en point, tantôt rongeant un os de bon cœur, tantôt se dressant sur ses pattes en flairant au vent avec menace.
Aldée était près de Mme la comtesse de Bourbon, dans l'appartement de cette dernière.
La comtesse appela au bout d'un quart d'heure à peu près pour s'informer d'où venait ce bruit qui entrait par les fenêtres ouvertes.
C'était comme un long murmure qui allait s'enflant et s'abaissant, selon les caprices de la bagarre.
Il arrivait par bouffées de la rue Saint-Antoine et traversait toute la cour de Guéménée.
La vieille dame était fort en peine, ce bruit lui faisait peur.
Quand Muguette s'étonna de l'absence d'Aldée, qu'elle croyait trouver chez la comtesse, celle-ci s'écria :
– Mlle de Bourbon n'est-elle pas avec vous, ma fille ?
Et tout de suite après elle ajouta :
– J'ai sur la poitrine comme le poids d'un grand malheur !
Muguette s'élança dans la chambre à coucher d'Aldée, qui était vide.
Sur les meubles et sur le lit il y avait des objets de toilette jetés en désordre, comme si la pauvre jeune fille privée de raison eût fait parmi ces chiffons, au dernier moment, un choix précipité.
La porte qui donnait sur l'antichambre était grande ouverte, aussi bien que la porte de l'antichambre elle-même communiquant avec l'escalier.
Mais ce qui frappa Muguette davantage, ce fut la vue de l'armoire, au fond de laquelle un trou béant livrait accès dans la maison voisine.
Il y avait tout auprès de l'armoire des feuilles de rose blanche sur le plancher, et Muguette se rappelait bien avoir vu Aldée passer une rose blanche dans ses cheveux.
– Et te souviens-tu, interrompit ici Muguette, te souviens-tu, mon cousin Raymond, je t'avais dit que notre chère Aldée allait tout le jour répétant : « J'irai ! j'irai…
– Je me souviens, murmura Fortune, et je te demandai si par hasard elle n'avait point reçu quelque message. Tu me répondis : « impossible ! »
– Je croyais que c'était impossible, murmura Muguette en baissant la tête, mais je me trompais, mon cousin Raymond, car il y avait un papier sur le plancher parmi les feuilles de rose blanche.
– Que disait le papier ? s'écrièrent à la fois Fortune et Courtenay.
– Le papier disait, répliqua Muguette : « Le prisonnier de la Bastille viendra chercher ce soir la belle des belles, mais s'il ne peut vaincre les obstacles, la bien-aimée sait le chemin du rendez-vous… »
Il y eut un silence, puis Fortune et Courtenay dirent en même temps :
Elle avait donc déjà reçu d'autres messages !
– Comme j'achevais de lire le billet ; reprit Muguette, j'ai entendu, dans la nuit de la maison voisine, de l'autre côté de l'armoire, un grand gémissement.
« Et en même temps, l'homme au chien est entré dans la chambre, tenant par le collier sa bête qui l'entraînait.
« Le chien s'est lancé vers le trou et l'homme n'a pas osé le suivre.
« Mais moi, j'ai pris un grand flambeau et j'ai couru derrière le chien en criant :
« – Aldée ! mademoiselle Aldée !
« Un second gémissement m'a répondu.
« C'était une grande chambre toute nue. Il y avait au milieu, sur le carreau, un vieillard moribond qui gémissait.
« Ses cheveux gris étaient épars, ses yeux semblaient vides et toute sa figure s'agitait en une grimace effrayante…
– Chizac ! murmura Fortune, Chizac-le-Riche !
Le chien flairait les poches du vieillard avidement, poursuivit Muguette ; il y fourrait son museau tout entier et en retirait des papiers de caisse.
« Le vieillard disait d'une voix creuse :
« – Je ne veux pas de prêtre ! je ne suis pas malade ! j'achèterai la santé et la vie, j'achèterai les juges, j'achèterai le roi !
– Que nous importe tout cela ? s'écria Courtenay. Aldée ! Aldée ! ne nous parle que d'Aldée !
Fortune gardait le silence.
– Aldée, répéta Muguette, moi aussi je ne pensais qu'à Aldée. Je me détournai du vieillard qui râlait et courus de chambre en chambre dans cette maison vide, appelant toujours : « Aldée ! Aldée ! » La dernière porte que j'ouvris me mit sur un palier, et je descendis les marches. Je me trouvai dans la cour de Guéménée, à dix pas de notre porte. Le vent éteignit mon flambeau et je me mis à courir comme une pauvre folle, en criant : « Au secours !
Courtenay se frappa le front violemment.
– Et je ne l'ai pas deviné ! s'écria-t-il. Au moment où je sortais dans la rue, poussant cet homme devant moi, j'ai vu une forme blanche qui glissait le long des maisons… Par le saint sépulcre ! je donnerais le nom de mon père pour des habits et une épée !
– Mon prince, répliqua Fortune, le costume n'y fait rien, et dans tout ceci l'épée n'aura point de rôle.
« Rentre à la maison, chérie, interrompit-il en prenant Muguette dans ses bras, et dis à la comtesse de Bourbon qu'elle reverra sa fille avant qu'il soit deux heures, ou qu'il n'y aura plus de cavalier Fortune !
« Prince, reprit-il presque gaiement, nous avons deux paires de bonnes jambes pour faire une longue route ; nous allons voir lequel de nous deux va gagner, ce soir, le prix de la course ! »
M. le duc de Richelieu était un de ces heureux à qui rien ne résiste, pas même le sort, et qui finissent par se regarder comme les créanciers éternels de la victoire.
Habitué à triompher partout et toujours, il ne savait point supporter une défaite, et l'idée du ridicule, qui jamais ne l'avait atteint, lui faisait horriblement peur.
Déjà une fois il avait été battu par ce fou de Courtenay, mais c'était à la Bastille, et l'intervention des deux princesses donnait à l'anecdote une très piquante tournure.
Ici rien, sinon une grêle de taloches reçues dans la plus grotesque situation qui se puisse imaginer !
M. le duc avait été roué de coups, comme une recrue, par une bonne grosse fille, devant deux mille badauds des deux sexes. Son déguisement d'exempt ajoutait au désolant comique de l'aventure.
Il croyait bien avoir reconnu Courtenay sous le bavolet de sa terrible ennemie, et d'ailleurs n'y avait-il point cet insolent drôle, travesti en Richelieu, qui avait interverti les rôles et qui lui avait sauvé la vie en lui donnant un brevet de bâtardise ?
Contre celui-là le courroux de M. le duc ne connaissait point de bornes, il l'aurait poignardé sans pitié.
On a vu de ces éblouissants vainqueurs perdre en un seul jour tout leur prestige. Il suffit pour cela d'un éclat de rire ; or, M. le duc de Richelieu entendait d'avance l'éclat de rire qui devait éveiller la ville et la cour le lendemain matin.
C'était une comédie complète, une farce qui serait jouée certainement à la foire sous ce titre : « La gageure d'Arlequin ».
La gageure ! à ce seul mot le pauvre duc n'avait plus que de l'eau tiède dans les veines. Ils étaient tous là-bas à l'attendre dans la salle à manger fleurie : Cadillac, Bezons, Gacé – Gacé, le tenant de son pari la duchesse, la marquise, les danseuses, tous et toutes s'étonnant déjà de son retard !
Quelle friandise pour ce monde jaloux ! Richelieu battu, battu à plate couture !
Richelieu qui avait promis à cette tablée de roués et de nobles courtisanes le spectacle d'un double sacrifice. Richelieu qui avait désigné lui-même pour victimes les deux reines de beauté entre lesquelles se partageait l'admiration de Paris !
Ni l'une ni l'autre ! La princesse de sang royal lui manquait, comme la fille en deuil du pauvre musicien ; il revenait seul de la chasse infructueuse, les cheveux mêlés, la joue rouge, le front contusionné, les habits en lambeaux.
Au lieu du splendide gibier dont il avait vendu la peau d'avance, il rapportait, pendu aux basques de son costume d'exempt, le plus effrayant sujet de chanson satirique qu'on eut proposé depuis vingt ans à la verve rieuse des rimeurs !
Voyons ! il faut plaindre un peu ce misérable duc, affaissé dans l'angle de son carrosse et tenant à deux mains ses tempes endolories où il avait des noirs et des bleus.
Il eut l'idée de se tuer, lui, Richelieu, et de donner au suicide de Vatel un pendant historique :
Mais on aurait ri du coup d'épée. Le coup d'épée n'aurait pas eu d'autre résultat que de fournir un couplet de plus à la chanson.
Comment se venger de la Picarde ? comment assommer cet impertinent bâtard ?
Il y avait l'exil qui était aussi un refuge. M. de Richelieu se vit dans les plaines de la Hongrie ou tout au fond des forêts vierges du Nouveau-Monde, mais il lui semblait entendre de si loin les épigrammes de Gacé et le rire aigre de la Souris.
Il savait son monde parisien sur le bout du doigt, il avait conscience de ce fait qu'après sa déconvenue, pas une seule parmi les mille femmes attelées à son char ne prendrait le deuil de son prestige défunt.
Il sentit à ses yeux comme une démangeaison et une brûlure. Il ne connaissait point cela : il n'avait pas pleuré à la mort de son père ; il n'avait pas pleuré non plus quand cette pauvre douce victime, Mme Michelin, était morte en lui pardonnant.
Il n'avait jamais pleuré.
Il porta la main à sa paupière et sentit une goutte d'eau qui mouillait le bout de ses doigts.
C'était une larme, la première larme de Richelieu !
Tandis que M. le duc, démentant sa renommée, donnait ainsi de précieuses marques de sensibilité, le carrosse avait marché, traversant tout Paris. Il s'arrêta au coin de la rue d'Anjou et du chemin de la Ville-l'Évêque, devant la porte de la petite maison louée à Chizac-le-Riche.
M. le duc sortit en sursaut de ses réflexions, et sa première pensée fut d'ordonner à son cocher de prendre la route de Saint-Germain-en-Laye.
Il n'y avait, en effet, de possible que la fuite.
Mais la gloire n'est jamais un pur fruit du hasard. Tous les héros dont les noms sont inscrits dans les annales du monde ont possédé quelque vertu apparente ou cachée qui les mettait au-dessus du commun des mortels.
La vertu de M. le duc était de ne jamais jeter ses cartes avant la fin de la partie. L'espoir lui vint que peut-être ses convives avaient manqué à l'appel, que son cuisinier était mort, ou qu'un incendie avait dévasté l'intérieur de la petite maison.
Sur son ordre, le cocher sonna et demanda M. Raffé.
Le célèbre valet de chambre vint, tiré à quatre épingles comme toujours, et ouvrit la portière du carrosse.
– Comment, coquin ! s'écria-t-il à la vue du costume d'exempt qui déguisait son maître, c'est encore toi !
M. le duc dressa l'oreille.
– M. Raffé, dit-il, connaissez-vous donc le quidam qui porte aujourd'hui sur ses épaules l'habit que j'avais hier ?
Le valet de chambre se courba en deux et balbutia :
– Les convives de M. le duc sont au grand complet et font tapage en se plaignant de son retard.
La maison n'avait pas brûlé.
– Ils peuvent attendre, dit M. le duc avec mauvaise humeur, j'ai ma migraine et je vais me mettre au lit.
– Comment ! comment ! s'écria Raffé, et les deux belles personnes qui attendent M. le duc !
Richelieu crut avoir mal entendu.
– De qui parles-tu ? balbutia-t-il.
– De celles qui devaient nécessairement venir, répondit Raffé, est-ce que M. le duc a jamais perdu une gageure galante ?
Richelieu sauta hors du carrosse.
– Elles seraient ici ! interrogea-t-il en se plantant devant Raffé : Thérèse Badin et Mlle de Bourbon.
– Elles sont ici, répondit le valet. Comment n'y seraient-elles pas, puisque c'était le bon plaisir de M. le duc ? Thérèse Badin me paraît fort impatiente et Mlle de Bourbon est un peu…
Il n'acheva pas, mais il se toucha le front.
– Du reste, ajouta-t-il, ces messieurs et ces dames ont bu comme des futailles là-haut, en vous attendant, et ce sera une jolie soirée !
Richelieu s'était redressé de toute sa hauteur.
Le vaincu n'était plus là, il n'y avait que le héros.
– Allons souper ! dit-il en passant le premier le seuil de la maison.
– J'espère, insinua Raffé, que M. le duc va faire un bout de toilette.
– Il n'y a pas de plus brillante toilette pour le général vainqueur, repartit Richelieu, que l'uniforme troué par les balles et souillé par la poussière de la mêlée : je veux me montrer dans ma gloire ! Donne-moi seulement une épée : j'ai dû briser la mienne sur le crâne de quelque coquin.
Il avait eu raison de garder son jeu jusqu'au bout : la dernière carte était la bonne.
En prenant bravement les devants, avec l'esprit qu'il avait et l'effronterie que nul ne pouvait lui refuser, il pouvait tourner les canons et changer du tout au tout la face de la bataille.
Il avait le premier la parole, ce qui est une chose suprême ; rien ne lui était plus facile que de transformer sa déconvenue en triomphe, puisque Dieu lui donnait les deux conquêtes promises et que la gageure était gagnée.
Courtenay, déguisé en Picarde, et ce bâtard qui avait pris le nom et les habits de Richelieu étaient des vaincus, puisqu'ils n'avaient rien pu empêcher. Leurs efforts, les obstacles accumulés, la lutte au milieu de la foule ameutée, tout ajoutait désormais un prix infini à la victoire.
– J'ai été battu, dit-il, imposant silence à la bruyante acclamation qui accueillait son entrée. Plaignez-moi, mes amis.
Comme vous voilà fait, duc ! s'écria-t-on de toutes parts.
Richelieu promena son regard autour de la table où tout le monde était ivre déjà autant qu'il le pouvait souhaiter.
– J'ai été battu comme plâtre, poursuivit-il ; ah ! ah ! Gacé, mon ami, tes cent pistoles m'ont coûté cher !
– Pourquoi cette mascarade ? demanda Cadillac.
– Il a le visage tout meurtri ! s'écrièrent à la fois plusieurs dames.
Et la duchesse, qui avait le chambertin tendre, ajouta :
– Armand, mon cher trésor, dis-moi le nom du brutal, et fût-il prince du sang, je le fais assommer par ma livrée !
– Le brutal est prince, répliqua Richelieu, et prince du sang à ce qu'il dit, mais pour l'assommer je n'ai eu besoin de personne.
Il avait gagné le milieu de la table, où restaient trois places vides : une pour lui, les deux autres pour Mlle de Bourbon et Thérèse Badin.
– Ça, monsieur le comte, reprit-il en s'adressant à Gacé, je vous fais observer que j'aurais pu aisément rompre notre gageure, car dans l'intervalle nos deux reines de beauté ont changé de condition : l'une a perdu son père, ce qui est un empêchement aux bagatelles d'amour ; l'autre est devenue folle.
Il y eut une sorte de malaise parmi ces hommes et ces femmes qui étaient habitués pourtant à ne s'étonner de rien.
Richelieu poursuivit :
– Je suis fâché d'avoir parié cent pistoles, c'est trop cher. Le beau ce serait de brûler une ville pour un petit écu et l'honneur. Avez-vous envie de rire ou de pleurer. Buvez si le cœur vous manque et sachez qu'un galant homme n'a que sa parole. Je vous avais promis pour régal les deux plus belles filles de Paris : plutôt que d'en avoir le démenti, je vous les aurais servies mortes !
Disant cela, il était mignon à croquer.
Sa voix fondait comme un bonbon et son sourire était de sucre ; il ajouta en se tournant vers la porte :
– Raffé, qu'on apporte ma chasse ; Aldée de Bourbon et la fille à Badin !