Où Fortune a le plaisir de voir la réussite de son plan
Les femmes étaient ivres, les hommes auraient eu honte de montrer ce qui leur restait de cœur. Le temps le voulait ainsi ; la fable de la Fontaine était retournée ; les bœufs essayaient de s'aplatir en grenouilles et tout ce vieux monde se mourait étranglé par le blasphème idiot.
Gacé tout seul protesta. Encore était-ce par rancune !
– Nous jouons à qui perd gagne, dit-il ; Duc, quand je devrais te donner dix mille louis au lieu de cent pistoles, je ne voudrais pas être à ta place.
Richelieu lui adressa un petit signe de tête protecteur.
– Comte, murmura-t-il, tu es austère comme fut Barbe-Bleue, on sait cela. Ta chère petite comtesse est obligée de m'écrire maintenant du fin fond de l'Anjou.
Gacé devint livide et voulut se lever, mais il fut contenu par ses voisins, tandis qu'un éclat de rire faisait le tour de la table.
Les verres s'emplissaient et se vidaient, je ne sais comment, les toilettes se débraillaient d'elles-mêmes. Toutes les faces tournaient au rouge et les voix rauques se rouillaient.
En quelques minutes, la débauche élégante s'était faite orgie.
La porte s'ouvrit. Thérèse Badin parut la première en grand deuil ; elle tenait à la main le glaive breton, le collier d'abeilles et l'enveloppe de parchemin où était le traité espagnol.
C'était une honnête fille que Thérèse, mais elle avait vu le monde, et le spectacle de cette ripaille ne lui fit pas peur.
Elle recula seulement d'un pas dans le premier mouvement de sa surprise et les belles lignes de sa bouche eurent une expression de dédain irrité.
Toutes les bacchantes, duchesses ou sauterelles, se levèrent en tumulte et agitèrent leurs coupes pour lui souhaiter la bienvenue.
Elle écarta d'un geste froid M. de Cadillac, qui lui offrait la main et marcha droit à Richelieu.
Richelieu voulut lui prendre un baiser.
Elle le repoussa si rudement qu'il chancela.
– Vous m'avez menti, monsieur le duc, dit-elle, et cela est lâche, car vous avez dû croire que la fille d'un pauvre homme décédé n'aurait point de défenseur contre vous.
Elle se tourna vers les convives et ajouta :
– J'aimais M. le duc de Richelieu. J'ai une lettre de lui où il m'affirme que mon deuil sera respecté chez lui. À qui la honte ?
On regardait et on écoutait. La moindre plaisanterie obscène eût ramené le rire, car Thérèse Badin ne pouvait en imposez longtemps à de si grandes dames et à de si grands seigneurs.
Mais Richelieu à qui seul appartenait le rôle de boute-en-train, ricanait blanc et cherchait en vain un bon mot qui le fuyait.
Ses yeux étaient fixés sur l'enveloppe timbrée aux armes de S.M. Catholique et son regard exprimait une vague inquiétude.
Thérèse déposa devant lui le glaive, le collier et l'enveloppe, en disant :
– Voici ce qui vous appartient.
Au moment où M. de Richelieu mettait la main sur l'enveloppe, la porte s'ouvrit de nouveau, et une jeune fille, qui avait au front la pâleur d'une morte, franchit le seuil.
Tout le monde connaissait la Badin, qui était la beauté même, la grâce, la jeunesse ; personne, parmi les convives, n'avait jamais vu celle-ci. Elle était belle autrement que Thérèse, plus belle encore peut-être, mais il y avait dans sa beauté quelque chose d'étrange et de douloureux.
Elle était habillée de blanc, elle avait des fleurs à demi effeuillées dans les cheveux. La coupe de sa robe rappelait d'anciennes modes devenues comiques et pourtant toute sa personne répandait une exquise saveur de mélancolie et de majesté.
Elle ne vit même pas les gens qui étaient autour de la table ; son regard s'élança vers Richelieu et une délicate rougeur colora ses joues. Elle se mit à marcher légère comme une vision, et les boucles de sa merveilleuse chevelure se balancèrent sur ses épaules d'enfant.
Il y avait dans la salle un grand silence ; l'orgie était vaincue.
Aldée de Bourbon jeta ses deux bras charmants autour du cou de Richelieu, étonné, presque repentant.
Il y avait dans le rayonnement de sa prunelle un angélique, un délicieux amour.
Elle ne dit rien, mais deux perles de cristal se balancèrent à ses longs cils et roulèrent lentement le long de ses joues.
Thérèse regardait la porte d'entrée derrière laquelle un bruit se faisait.
M. de Gacé tira de sa poche une bourse qu'il lança jusque dans le giron de Richelieu.
– Duc, dit-il, voilà tes cent pistoles ; tu es un infâme !
La bourse rebondit sur la table, où les pièces d'or s'éparpillèrent.
Thérèse sourit amèrement. Quelque chose passa dans les grands yeux d'Aldée.
– Mordieu ! dit la duchesse qui parlait gras comme un ange, est-on ici à l'enterrement ? J'ai soif, buvons !
– Et chantons ! ajouta la Souris.
– Et dansons ! dirent les autres.
L'orgie se réveilla.
Pour la première fois le regard d'Aldée se tourna vers ces femmes et ces hommes qui l'entouraient. Elle se dégagea de l'étreinte de Richelieu, qui avait pris sa taille à deux mains, et le repoussa doucement.
Ses doigts qui frémissaient touchèrent son front. Elle poussa un cri faible, disant :
– Où suis-je donc ici ?
Puis, se couvrant le visage de ses mains, elle tomba comme une morte.
Au même instant, trois coups furent frappés à la porte d'entrée et une voix dit au dehors :
– De par le roi !
Tout le monde se leva en désordre. Ce fut Thérèse Badin qui ouvrit la porte.
M. de Saintot, capitaine des gardes, entra l'épée à la main.
Par une autre porte et malgré les efforts de Raffé, d'autres intrus faisaient irruption : c'étaient le cavalier Fortune et Courtenay, cachant leurs déguisements sous des manteaux ; c'étaient ensuite l'inspecteur Bertrand, René Briand et des hommes de la lieutenance.
Avant même que M. de Saintot eût parlé, Courtenay avait relevé Aldée et la soutenait dans ses bras.
L'inspecteur Bertrand, non moins agile, avait mis la main sur le traité d'Espagne, et René Briand était aux côtés de Thérèse.
– Monsieur le duc, dit Saintot, le costume que vous portez vient de l'Arsenal ; tous les gens qui ont été arrêtés, les armes à la main sous le vestibule de l'Opéra, ce soir, portaient le même costume que vous. Je vous prie, au nom du roi, de me rendre votre épée, et j'ai bien peur, cette fois, que vous ne la revoyiez de longtemps.
– M'accuse-t-on d'avoir conspiré ? s'écria Richelieu.
L'inspecteur Bertrand remit au capitaine des gardes le collier, le glaive et le traité.
– Voici les preuves que j'avais promises, dit-il.
– Comment ! s'écria la duchesse, on va remettre ce pauvre amour à la Bastille !
– Pourquoi allait-il dans cette galère ? riposta la Souris. Philippe d'Espagne ne me rendrait pas les mille louis de pension que me fait M. le Régent !
Gacé, qui tournait à la contrition comme tous les maris de sa sorte, pensa :
– Y a-t-il donc une justice au ciel !
M. de Richelieu rendit son épée. En descendant les escaliers, escorté par Saintot et ses gardes, il put entendre ses convives qui demandaient gaiement leurs carrosses.
Fortune resta le dernier avec M. Raffé et lui dit :
– Je suis le bienfaiteur de la maison de Richelieu, car mon coquin de frère n'a pas encore d'héritier, et, sans moi, le nom de Monsieur mon père était soufflé ce soir comme une chandelle.
On ne dormit pas cette nuit dans la maison de la rue des Tournelles où Fortune, qui était apparemment le maître du logis, avait donné asile à Thérèse Badin.
Thérèse avait subi la réaction de sa vaillance ; on avait été obligé de la porter à bras jusqu'au carrosse. Elle reposait maintenant dans la chambre d'Aldée, la main dans la main de René Briand.
Aldée dormait, étendue sur le lit de sa mère qui, pour la première fois depuis longtemps, se tenait droite et raide dans son fauteuil.
M. de Courtenay avait repris les habits de son sexe.
La vieille dame causait avec beaucoup de sagesse et tenait le dé de la conversation.
– La fille du musicien Badin, disait-elle, est une fort belle personne ; mais ce que je reproche surtout à ce parvenu de Richelieu, c'est de l'avoir mise dans le même tiroir que l'héritière unique de Bourbon d'Agost. Voilà où gît le manque absolu de savoir-vivre. Quant à la réputation de mon Aldée, il est constant qu'une jeune princesse ne peut répondre des sorts, enchantements ou mauvais regards qui lui sont jetés par des loups-garous, par des nécromants ou des vampires.
– Madame, interrompit Courtenay, qui était agenouillé près du lit et qui guettait le réveil de la malade, Mlle de Bourbon est pour moi plus pure que les anges et malheur à qui ne serait point de mon avis ! Mon meilleur espoir est qu'elle daignera favorablement accueillir ma recherche.
– Eh ! eh ! interrompit la vieille comtesse en souriant, vous êtes un prince de fort aimable tournure, mon cousin, et quand Mlle de Bourbon a ouvert les yeux tout à l'heure, elle a laissé tomber sur vous un regard qui ne m'a point paru de méchant augure. Le charme est rompu, et dès que notre Aldée sera capable d'entendre la raison, je lui ferai le détail exact de votre généalogie.
– La mule du pape ! murmura Fortune, si elle résiste à cela…
– Approchez, cavalier, ordonna la bonne dame. Après certaine histoire que je vous ai racontée, je ne puis vous en vouloir de votre faiblesse envers M. le duc de Richelieu. Le respect des liens du sang va quelquefois se nicher dans des coins fort drôles. Je vous autorise à vous regarder comme étant l'ami et le serviteur de notre maison.
Elle lui tendit sa main sèche, que Fortune baisa respectueusement, puis elle lui demanda, non sans une certaine nuance d'affection protectrice :
– Jeune homme, qu'allez-vous faire de vos deux bras, maintenant ?
– Sur ma foi, ma respectée dame, répondit Fortune, vous avez beaucoup de bonté pour moi. Je m'étais mis sur les épaules tout un paquet de besognes qui touchent à leur fin, ce me semble : voici Thérèse Badin qui va devenir une honnête bourgeoise auprès de mon ami René, et voici votre chère Aldée en train de s'éveiller princesse. Le petit ménage de mon camarade Bertrand va comme un charme ; il ne me reste plus qu'à régler les affaires de mon ami La Pistole, de sa femme et de leur chien. Si ma petite Muguette veut, nous prendrons notre élan de compagnie et de compagnie, corbac ! nous sauterons le fossé.
Il avait ses lèvres sur le front de la fillette qui pleurait, mais qui riait :
– Chut ! fit en ce moment Courtenay.
Aldée rouvrait ses beaux yeux languissants ; elle regarda tout autour d'elle, puis sa paupière se baissa, tandis qu'une fugitive rougeur montait à sa joue.
– Mademoiselle de Bourbon, dit la vieille dame, voici M. le prince de Courtenay qui nous a fait l'honneur de solliciter votre main dans les formes.
Aldée glissa un regard timide jusqu'au prince qui se penchait vers elle, les mains jointes.
– C'est peut-être que j'ai rêvé, murmura-t-elle.
Pierre, où donc étiez-vous ?
– Prince, décida la vieille dame comme un juge qui prononce son arrêt, par ces paroles, Mlle de Bourbon témoigne qu'elle agrée votre recherche. Je suis contente d'avoir mené à bien cette négociation qui va réunir en un seul faisceau tant de droits légitimes, mais jusqu'à présent ennemis. Nous mettrons dix royaumes dans le contrat :
– À défaut d'une métairie, pensa Fortune.
Le lendemain, nous retrouvons le cavalier Fortune assis à la table hospitalière de Bertrand, l'inspecteur, dans la maison de la rue de la Monnaie.
On avait envoyé les enfants jouer dans l'antichambre afin de causer commodément. La jolie blonde avait bien le visage un peu pâle, mais elle souriait comme le soldat qui a gagné une bataille décisive.
– Cavalier, disait l'inspecteur, je suis content de vous devoir la vie, car vous nous avez sauvés bel et bien, ma femme et moi, puisque c'est vous qui avez envoyé, rue des Cinq-Diamants, le bon chien Faraud et cet original de La Pistole…
– J'y aurais été moi-même sans ces diables d'affaires voulut interrompre Fortune.
– Je sais, reprit Bertrand, que vous avez rudement travaillé, mais laissez-moi poursuivre. Quand Faraud vint mettre son museau sous la porte de l'ancien cellier où mourut Guillaume Badin, ma femme et moi nous étions réduits à un triste état et nous ne pouvions plus crier.
– Mais comment étiez-vous là ? demanda Fortune.
– Nous étions là, reprit Bertrand, pour avoir voulu assurer le sort des petits. On a bien de la peine à gagner le pain d'une si nombreuse famille !… Mais il n'est pas sans intérêt pour vous de connaître cette histoire-là, cavalier, car j'ai dans ma poche un mandat signé par le bailli suppléant Loiseau, qui m'ordonne de courir sus au nommé Raymond, dit Fortune, prisonnier évadé du Châtelet de Paris.
– Tout n'est donc pas fini ! murmura notre cavalier.
– Tout sera fini ce soir, si vous voulez.
– Grâce à vous ?
– Non, grâce à Chizac-le-Riche.