Où Fortune cause avec son assassin.
Le passant, qui était en effet l'homme en deuil de la rue de la Tixanderie, le frère de la malheureuse Mme Michelin, essaya d'abord de dégager ses deux poignets et voulut faire un pas en arrière, mais Fortune n'eut point de peine à vaincre sa molle résistance.
– La peste ! mon petit homme, dit Fortune avec compassion, il ne faut point avoir frayeur de moi. Quel est votre nom, s'il vous plaît ?
– Je m'appelle René Briand, répondit le frère de Mme Michelin. Et il ajouta, en secouant la tête tristement :
– Je n'ai pas frayeur de vous.
– C'est pourtant vrai, murmura Fortune, qu'on peut être brave avec des bras de femmelette. Voilà ce qui nous distingue des animaux à quatre pattes : un chien n'est courageux que s'il est fort. Et, vertubleu ! mon petit homme, si vous étiez aussi fort que brave, je ne serais pas ici pour faire la conversation avec vous, car votre coup était visé au bon endroit, mais il manquait de fond, et grâce à un chiffon de parchemin il n'a produit qu'une pauvre égratignure pour tout potage.
– Que Dieu en soit remercié ! murmura René en serrant les mains de sa florissante victime ; j'étais venu dans cette maison précisément pour y chercher de vos nouvelles, car j'avais reconnu mon erreur en apprenant que le duc de Richelieu était sorti de la Bastille et faisait déjà parler de lui.
– Et quelles nouvelles avez-vous eu de moi dans cette maison ? demanda notre cavalier.
– Aucune, répondit René, je suis monté jusqu'à l'étage où j'avais failli commettre un crime inutile, et j'ai frappé à la porte de cette jeune fille…
– Je sais… allez toujours.
– La porte était fermée et l'on ne m'a point répondu.
– C'est que la jeune fille est en bas, à secourir ceux qui souffrent. Et vous alliez de ce pas, je présume, chercher M. le duc de Richelieu pour réparer votre erreur ?
– Non, répondit le jeune homme à voix basse, mon beau-frère, le mari de Mme Michelin, qui était un vieil homme et que j'aimais comme un père, est mort, voici deux jours, par le chagrin qu'il a eu de son veuvage. En. mourant, il m'a dit : « Fais comme moi, pardonne. »
– Et vous avez pardonné ? demanda Fortune stupéfait, car l'oubli des injures n'était pas au nombre de ses vertus.
– J'ai essayé, répartit le jeune homme, je n'ai pas pu.
– À la bonne heure ! s'écria Fortune.
– Seulement, poursuivit René d'une voix découragée, pour celui qui nous a fait tant de mal c'est comme si j'avais pardonné, car je suis mort. Nous sommes tous morts.
Comme il chancelait, Fortune le prit à bras-le-corps. Les choses avaient pour lui toujours leur signification au pied de la lettre.
– Est-ce que vous seriez empoisonné ? s'écria-t-il.
– Pas encore, répliqua René de sa voix triste et douce, et je ne sais pas si j'aurai besoin de cela, car le désespoir, tue comme le poison. Voilà deux mois, nous étions une famille bienheureuse, j'avais ma sœur, toute belle et si bonne qu'elle nous défendait contre la peine comme un ange gardien ; j'avais mon beau-frère, qui remerciait Dieu chaque jour de posséder une pareille compagne et qui me chérissait mieux qu'un fils. J'avais encore…
Il s'arrêta et les larmes lui vinrent aux yeux.
– Qu'aviez-vous encore, René, mon enfant ? s'écria Fortune étonné de sa propre émotion. Corbac ! je ne veux pas que vous mouriez, moi ! Mon cœur devient sensible à faire frémir et, depuis trois jours, les amitiés pleuvent autour de moi comme une ondée. Je vous aime déjà autant que mon vieil ami le petit Bourbon et dix fois plus que La Pistole : je vous aime autant que Thérèse…
– Thérèse ! répéta René en un douloureux murmure.
– Il n'y a que Muguette et Aldée, acheva Fortune, qui me tiennent au cœur plus que vous. Dites-moi ce que vous avez encore perdu, jeune homme, et, vive Dieu ! si c'est une chose possible à vous recouvrer, je vous la rendrai, je m'y engage.
René hésita. Fortune avait passé son bras sous le sien et ils traversaient la cour de Guéménée.
– Ce que j'ai perdu, murmura enfin le jeune homme, vous ne pouvez pas me le rendre.
– Est-ce encore un deuil ?
– C'est le deuil de mon dernier espoir. J'aimais une jeune fille, et vous avez prononcé son nom tout à l'heure.
– J'ai prononcé les noms de trois jeunes filles, dit Fortune : Muguette, Aldée, Thérèse.
Ceci était une question. René poursuivit sans y répondre :
– Je me suis cru aimé. Peut-être m'étais-je trompé et n'avait-elle pour moi que de la pitié. Mais un homme est venu… le même… toujours le même ! et si j'ai voulu commettre le meurtre ce n'était pas seulement pour venger l'assassinat de ma sœur.
– Ah çà ! ah çà ! s'écria Fortune avec une véritable fureur, il faudra donc abattre ce démon en pleine tête comme on assomme les chiens enragés ! Moi, je vous dis, jeune homme, qu'on ne meurt pas quand on aime et quand on déteste : c'est cela qui fait vivre, au contraire. Sang de moi ! vous êtes jeune et joli garçon, vous n'avez pas froid aux yeux ; il ne s'agit que de remettre un peu de chair sur vos membres et un peu de chaleur dans vos veines, je me charge de cela.
« D'abord, avant qu'il soit trois jours, ce misérable duc ne prendra plus ni femmes ni filles, c'est moi qui vous le dis, votre Thérèse reviendra à la raison, et à moins que ce ne soit une princesse, je prends sur moi de faire le mariage dans la quinzaine. En attendant, remontez avec moi cet escalier, car il faut commencer par déjeuner, et ma petite Muguette a dans son armoire un certain pâté de maréchale qui ressusciterait un défunt. C'est ce pâté qui m'a guéri de votre coup de poignard, il y a trois jours, et je suis sûr qu’il en reste assez pour vous guérir de votre découragement, moyennant les bonnes paroles que je vais y joindre en guise d'assaisonnement.
René se laissa entraîner. Ils montèrent ensemble l'escalier du premier étage. Au moment où ils passait devant la porte du logis occupé par Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, un cri plaintif partit de l'intérieur et, arrêta Fortune comme si une main l'eût saisi au collet.
René prêta l'oreille et murmura :
– On dirait une femme en détresse.
Un chant rauque et monotone fut entonné de l'autre côté de la porte qui s'ouvrit brusquement, donnant passage à la pauvre petite Muguette tout échevelée.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle d'une voix que les sanglots étouffaient. Que faire ? À qui demander secours ?
Fortune était à deux pas d'elle. Quand elle le reconnut, elle tomba dans ses bras en gémissant :
– Mme la comtesse se meurt et Mlle Aldée est folle !
Notre cavalier la porta jusqu'au seuil et se retourna vers René, dont le regard triste plongeait au fond de l'appartement.
– Il y a ici un grand mal, dit Fortune, le mal dont votre sœur est morte. Retirez-vous, mon jeune compagnon ; ceci est encore une raison de vivre, car vous avez surpris le secret d'une noble infortune, et, si je succombais, il vous resterait un devoir.
René lui serra la main avant qu'il eût achevé.
– C'est bien, ajouta Fortune, vous m'avez compris. Venez me trouver demain à l'hôtel de Mlle Badin, rue des Saints-Pères.
Une flamme s'alluma dans les yeux de René, tandis que Muguette laissait échapper une exclamation de surprise.
– J'irai, murmura René, qui tourna le dos et descendit aussitôt l'escalier.
Les grands yeux de Muguette étaient fixés sur Fortune.
– Mlle Badin ! répéta-t-elle ; cette femme qu'on dit si belle !…
Elle s'interrompit, parce qu'une voix venait de la chambre du fond, une voix que notre cavalier ne connaissait point, et qui disait :
– Qu'on prépare mes robes et mes parures, j'irai ce soir à la fête de M. le régent.
– Oh ! fit Muguette, qu'importe la souffrance d'une pauvre fille telle que moi !
Fortune prit sa tête à deux mains et déposa un rapide baiser sur son front.
– Toi, dit-il, tu es aimée, bien aimée !
Il s'élança en même temps vers la seconde porte, laissant Muguette toute tremblante. Sous les larmes de la pauvre enfant, il y avait maintenant un sourire.
Au moment où Fortune entra, la chambre de Mme la comtesse de Bourbon était silencieuse. Aldée se tenait debout, en face d'un miroir de Venise qui s'inclinait au-dessus de la cheminée. Elle n'avait plus cette pâleur qui donnait naguère à sa beauté un caractère tragique ; elle souriait au miroir en arrangeant avec une sorte de complaisance les boucles de ses magnifiques cheveux.
Mme la comtesse de Bourbon était toujours étendue sur le dos comme une statue sépulcrale, mais ces deux jours avaient produit en elle un changement funeste : ses traits ravagés parlaient de mort prochaine.
Muguette s'était glissée derrière Fortune ; elle essuya le front de la vieille dame, dont les yeux se fermaient.
Aldée semblait ne faire aucune espèce d'attention à ce qui se passait autour d'elle.
– La crise est passée, dit Muguette à voix basse ; elle a été terrible, et j'ai cru que c'était la fin de la pauvre bonne dame.
Fortune montra du doigt Aldée ; Muguette se rapprocha de lui.
– Dès hier, murmura-t-elle en baissant la voix davantage, elle avait un singulier regard. Je vous attendais, mon cousin Raymond, car j'ai bien de la peine quelquefois, toute seule, entre elles deux. Vous m'aviez promis de revenir…
– Tu ne sais donc pas que j'étais en prison, fille, répliqua Fortune.
– En prison ! s'écria-t-elle.
Aldée se retourna et répéta :
– En prison… Maintenant, ce ne sont plus les malfaiteurs qu'on met en prison, ce sont les ducs et princes.
Elle disposa les plis de sa robe avec une grâce majestueuse et demanda :
– Pour quelle heure a-t-on retenu mon carrosse ?
– Réponds-lui quelque chose, fit notre cavalier.
– Il n'est pas besoin, répliqua la fillette ; ce qu'on répond, elle ne l'écoute plus.
Aldée mit son coude sur le marbre de la cheminée appuya sa tête contre sa main. La fièvre avivait les couleurs de sa joue et il y avait dans ses yeux des diamantés.
– Jamais je ne l'ai vue si belle ! pensa Fortune haut.
– Hier donc ; reprit Muguette, ses prunelles se fixaient sur moi comme si elle ne me voyait plus et son regard faisait, peur. Elle avait passé toute la journée à sa fenêtre et plus d'une fois je l'avais entendue murmurer : « Il n’est plus là… Je ne le verrai plus.
– Avant-hier, interrompit-elle, il faut que vous sachiez cela, une lettre était arrivée de la prison du Châtelet. Je ne connais pas bien l'histoire, mais il y avait un pauvre beau jeune homme qui l'avait accompagnée une fois comme elle revenait de l'église…
– Moi, je sais l'histoire, dit Fortune, et je te la conterai quelque jour. Continue.
La vieille dame eut une toux sèche et pleine d'épuisement. Le regard d'Aldée, qui se perdait dans le vague ne se tourna même pas vers elle.
– Elle reçut la lettre, poursuivit Muguette, et l'ouvrit et la parcourut d'un regard distrait, puis elle s'approcha du foyer et la brûla en disant : « Celui-là m'aime… c'est pitié ! »
« À l'heure du dîner, Mme la comtesse eut une grande crise car, depuis le jour où vous êtes venu, Raymond, elle est bien plus malade ; Aldée, que j'avais toujours vue empressée autour de sa mère, resta debout auprès de sa fenêtre à regarder les sombres murailles de la Bastille. Quand je l'appelai, elle ne me répondit point. Elle vint se mettre à table peu après et me demanda :
– Qui êtes-vous, jeune fille ?
Sa folie éclatait.
Et, dans le premier moment, je crus que c'était la même folie que celle de sa mère, car elle demanda encore :
« – Où sont nos valets, et pourquoi la livrée ne vient-elle point nous servir aujourd'hui comme à l'ordinaire ?…
Du fond de son lit la vieille dame répéta :
« – Oui… où sont nos valets ?
« Aldée écouta cette parole, eut un sourire de compassion et dit :
« – Quand madame ma mère est morte, elle n'avait plus sa raison. Moi aussi je dois mourir, folle. »
Fortune passa le revers de sa main sur son front mouillé.
– Mon cousin, vous êtes bien pâle, dit Muguette.
– Va toujours, répliqua brusquement notre cavalier, il n'y a que les femmes pour tomber en syncope.
– Ce matin, reprit la fillette, j'avais regagné bon espoir, car la nuit s'était passée dans le calme. La vieille dame, qui ne dort jamais, avait fermé les yeux pendant plus de deux heures et le sommeil d'Aldée m'avait semblé tranquille. Mais au petit jour, Mme la comtesse a crié, appelant tous ses anciens laquais par leurs noms, afin qu'on préparât sa litière pour aller rendre sa visite à M. le duc de Richelieu.
– M. le duc de Richelieu ! répéta Fortune stupéfait. La vieille dame !
Muguette devint toute rose.
– Vous ne savez pas cela, murmura-t-elle, ce n'est pas le même… C'est un autre duc de Richelieu, le père de celui que les plus belles dames venaient voir, ces temps derniers sur la terrasse de la Bastille.
Fortuné songeait ; Muguette poursuivit :
– J'ai parlé de tout ceci avec Mme la maréchale Mme la maréchale l'a bien connu car il est mort maintenant. Il était très beau, ce vieux duc, comme le duc d'aujourd'hui et il y avait aussi beaucoup de nobles dames qui couraient après lui…
« Mais laissez-moi continuer, mon cousin Raymond quand Mlle Aldée a entendu sa mère prononcer le nom Richelieu, elle s'est levée toute droite sur son lit où elle était encore, et elle a dit avec un accent impérieux, « Taisez-vous, madame ! »
« Et Mme la comtesse n'a plus parlé.
« Et Mlle Aldée s'est mise à chanter ce qu'elle n'avait pas fait depuis des mois.
« Sa voix était si changée ! Elle a chanté des cantiques et aussi des chansons qui semblaient bien étranges dans bouche.
« Quand elle s'est levée, elle a été jusqu'à la fenêtre, elle est restée immobile, comme toujours, pendant prés d'une heure. Au bout de ce temps, elle a dit d'un ton morne la même chose qu'hier.
« – Il n'est plus là, je ne le verrai plus !
« Puis d'un geste rapide, elle a ouvert la croisée et son pied touchait déjà le support du balcon, lorsque je me suis élancée pour la saisir entre mes bras. Elle luttait avec moi, elle voulait se précipiter, tête première, au-dehors !
« Au même instant, la vieille dame subissait une crise furieuse et râlait comme pour mourir.
« C'est alors que je suis sortie sur le carré, moi-même, ne sachant plus où donner de la tête, cherchant du secours. »
Muguette se tut.
À ce moment, Aldée quitta la pose rêveuse qu'elle avait auprès de la cheminée, et vint jusqu'au milieu de la chambre. Elle regarda Muguette attentivement.
– Je crois bien que j'ai pu vous connaître autrefois ma fille, lui dit-elle avec bonté, comme pour répondre à une question qui n'avait pas été faite, mais où et quand, je ne m'en souviens plus.
Elle caressa la joue de Muguette d'un geste protecteur et ajouta :
– Vous avez raison, Madame ma mère a bien souffert pour mourir. Que Dieu ait son âme !
Elle s'arrêta pour regarder en face Fortune, qui avait des larmes dans les yeux.
– Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans hésiter. Vous avez été bien longtemps dehors ce matin, mon ami. Il faut vous rendre utile dans cette maison, où nous avons tant de peine à soutenir le rang de nos aïeux. Allez au bois, jeune homme, et tuez un daim pour le repas de ce soir, car un gentilhomme va venir, et nous voulons qu'il soit traité au mieux… comme un grand seigneur !
Sa voix, qui jusqu'alors avait été impérieuse, baissa jusqu'au murmure pendant qu'elle ajoutait :
– Ce gentilhomme est un prisonnier. Il ne faut pas qu'il se rencontre avec Pierre de Courtenay de Bourbon. Madame ma mère a épousé aussi un Bourbon, mais elle parlait souvent de M. le duc de Richelieu. Chut ! Ce ne sont pas vos affaires, jeune homme, Madame ma mère est morte et je ne vivrai pas longtemps. Allez en chasse, que nous fassions bonne chère !