Où Fortune et Richelieu partagent en frères.

– Pour fabriquer un duc, commença Zerline en préparant son papier à papillotes, il faut d'abord un cavalier immobile et sage comme une image.

– Je ne bougerai pas, dit Fortune, je ne parlerai pas…

– Ah ! si fait ! interrompit-elle, parlez un petit peu, car ce sera long, et je ne peux pas causer toute seule.

Elle s'était emparée déjà des cheveux de Fortune, et les maniait avec un art infini.

– Il y a la barbe, dit Fortune ; j'aurais dû me faire raser avant de venir ici.

Zerline, qui avait fini de mettre les papillotes, entra dans le cabinet de toilette et en ressortit avec un plat à barbe où le savon moussait déjà.

– Grâce à Dieu, dit-elle, nous sommes assez bien montés et je sais faire tout ce qui concerne l'état.

Fortune, barbifié, se lavait le visage à grande eau.

– Maintenant, reprit Zerline, immobilité absolue nous entamons l’œuvre d'art.

Elle rangea sur la tablette ses godets avec ses pinceaux :

– Je vous plante une petite ride au coin droit de la bouche, parce que M. de Richelieu rit toujours plus blanc de ce côté ! Mais ce sont les fossettes qui vont être difficiles à faire !

« Jetez un coup d’œil à la glace, s'il vous plaît, dit-elle au bout d'un instant.

Fortune se regarda et laissa échapper un cri d'admiration.

– Corbac ! fit-il, quel joli poupard ! Est-ce que c'est moi, ce bonhomme en sucre ? Si j'étais femme, j'aurais envie d'en manger.

– Sérieusement, demanda Mme La Pistole, insatiable d'encens comme tous les grands artistes, comment vous trouvez-vous ?

– C'est-à-dire, répliqua Fortune, que j'ai envie de me donner à moi-même une volée de coups de canne, tant l'illusion est complète !

Encore n'êtes-vous point coiffé, dit Zerline enchantée, ni habillé, ni retouché, car il faut diminuer un peu vos sourcils, éclaircir notablement la nuance de vos cheveux et donner le vernis général.

Ses doigts de fée arrachèrent les papillotes en un tour de main.

– Et coiffé à miracle ! s'écria Fortune.

– Maintenant, il faut passer dans le cabinet pour changer d'habits.

Fortune, ayant passé le seuil du cabinet, repoussa la porte et opéra vivement le troc entre son costume d'exempt et la dépouille de M. le duc.

Elle remit aux mains de notre cavalier une canne à pomme d'or, car il y avait de tout dans son magasin.

On trouva un chapeau fort sortable. On était en train de chercher un manteau lorsque, sur le carré, une voix sucrée se fit entendre, disant :

– Coquin, ne pouvais-tu me conduire jusqu'en haut ? me voilà entre deux portes et je ne sais laquelle est celle de cette soubrette !…

À écouter cette voix, Fortune et Zerline restèrent immobiles, comme s'ils eussent été changés en statues.

Ils se regardèrent, puis tous deux partirent en même temps d'un irrésistible éclat de rire.

– On va pouvoir comparer ! murmura Zerline, qui était la vaillance même et ne s'étonnait jamais de rien ; rabattez votre chapeau, relevez votre manteau.

Fortune n'eut que le temps d'obéir ; le bout d'une canne heurta la porte au dehors.

– Entrez ! dit Zerline qui avait tiré le verrou.

La porte s'ouvrit et une seconde épreuve de Fortune, grimé en Richelieu, parut sur le seuil.

C'était M. de Richelieu en personne.

Et Zerline avait raison : Fortune était un peu plus Richelieu que lui.

M. le duc promena l'impertinence suprême de son regard tout autour de la chambre.

– Ah ! ah ! petite, dit-il, vous n'êtes pas seule ?

Zerline mit ses mains au-devant de ses yeux, comme pour parer à un éblouissement.

– Je serai seule dès que monseigneur le voudra, répondit-elle.

– Ah ! ah ! tu me connais ? fit encore le duc. Eh bien ! sois seule, mignonne.

Zerline prit aussitôt la main de Fortune, qui se laissa faire docilement, et le conduisit vers la porte.

Le duc se rangea et dessina une moitié de salut, car il était gentilhomme, après tout, et ne pouvait oublier complètement la courtoisie.

– Mon cher monsieur, dit-il en pirouettant sur les talons, je suis désolé de vous déranger, mais jugez qu'il s'agit d'une affaire majeure ! Pour venir ici, j'ai fait faux bond a Mme de Tencin et perdu ainsi l'occasion de mortifier cruellement ce coquin de Dubois.

Sur le carré, Zerline dit à Fortune.

– Mme de Tencin n'est que marquise.

– On peut voir, après la duchesse ! repartit Fortune.

– Surtout, n'abusez pas des secrets que je vous ai confiés, recommanda l'ancienne Colombine.

Elle rentra toute rose d'émotion et de curiosité.

– J'attends les ordres de M. le duc, dit-elle.

– Petite, répondit le duc, ta réputation est venue jusqu'à moi ; tu passes pour déguiser les gens à merveille. Je suis embarqué dans une aventure qui n'a pas le sens commun ; cherche-moi un travestissement sous lequel personne ne puisse me reconnaître.

Il posa sans bruit sur la table une bourse brodée de perles et très convenablement garnie.

Zerline fit semblant de réfléchir, et dit en contenant à grand-peine l'envie de rire qu'elle avait :

– Si monseigneur se déguisait en exempt !

– Le diable, en effet, n'irait pas me chercher là-dessous, répliqua Richelieu. Tu es une friponne de génie. Mais, dis-moi, as-tu tout ce qu'il faut ?

– Tout ce qu'il faut, repartit Zerline en s'élançant dans le cabinet.

Elle disparut un instant, puis revint avec l'uniforme complet que venait de dépouiller Fortune.

Le duc s'assit dans le fauteuil encore chaud de notre cavalier, et dit, en se livrant aux soins de la soubrette :

– Enlaidis-moi tant que tu pourras, ma bonne ; je te donne carte blanche. En somme, il doit être plus facile de faire un exempt avec le duc de Richelieu que de faire un duc de Richelieu avec un exempt ?

– Quant à cela, Monseigneur, répondit Zerline en plantant le peigne dans ses cheveux et en riant de bon cœur, il ne faut pas demander l'impossible. Pour faire le duc de Richelieu, il a fallu l'amour, les grâces et les fées !