D'une conversation importante qui eut lieu entre le cavalier Fortune et le petit Bourbon.
Fortune ne répondit pas tout de suite aux cordiales avances de ce nouveau compagnon. Quand il parla enfin, ce fut en ces termes :
– Il ne faut pas vous étonner, monsieur le chevalier, dit-il avec gravité, si je vous considère attentivement ; j'en ai le droit par la position où je me trouve vis-à-vis de vous.
– À cause de la permission que j'ai prise de forcer votre porte ? demanda Courtenay en riant.
– La peste ! ne plaisantons pas, interrompit notre cavalier, nous plaisanterons tout à l'heure et tant que vous voudrez. La manière dont vous avez forcé ma porte, pour employer votre langage, me va droit au cœur comme tout ce que je vois de vous, mais si vous aviez bien voulu faire attention à une parole prononcée par moi pendant que vous étiez encore là-haut, à cheval sur vos madriers vous pourriez comprendre que j'ai quelques renseignements à vous demander.
– Quelle parole, mon camarade ? demanda le petit Bourbon.
– Voilà ma phrase : je vous disais qu'hier au soir j'avais en poche 15 000 livres gagnées loyalement à conspirer contre votre cousin le régent de France…
– Un garçon fort spirituel, fit Courtenay entre parenthèses, mais qui n'a pas de tenue.
Fortune continua :
– Je ne sais pas trop comment vous exprimer la position où je suis vis-à-vis de Mlle Aldée de Bourbon.
– Ah ! ah ! dit Courtenay, vous la connaissez Comment vous nommez-vous ?
– Sang de moi ! s'écria Fortune, vous m'accusez d'être bavard, mais je n'ai pas encore eu le temps de placer mon pauvre nom. Je m'appelle Raymond tout court, d'ici que je sache comment se nommait mon père.
– Bon ! bon ! murmura Courtenay, tout le monde ne peut pas avoir été aux Croisades.
– De ma personne, répliqua Fortune, je suis du moins bien sûr de n'y être jamais allé.
Le petit Bourbon lui adressa un souriant signe de tête, et notre cavalier continua :
– Par mes belles actions et aussi à cause de mon étoile qui ne m'a jamais abandonné jusqu'à hier soir, sur le tard, j'ai mérité le sobriquet de Fortune qui sonne bien et qui est préférable à un simple nom de baptême. Vous aurez, s'il vous plaît, à m'appeler comme tout le monde : le cavalier Fortune.
– Soit, repartit Courtenay qui lui tendit la main, salut au cavalier Fortune !
– Merci, prince. J'en étais à vous expliquer ma position vis-à-vis de cette noble et belle sainte.
– Corbleu ! s'écria Courtenay, vous parlez d'elle comme il faut.
– Seulement, interrompit Fortune, si vous causez toujours, je n'aurai jamais fini.
– Je suis muet comme un poisson. Allez.
– Eh bien ! donc, il y a de la détresse dans cette respectable maison.
– Tant mieux ! s'écria Courtenay, malgré sa promesse, c'est par moi que ma chère Aldée sera riche !
– Mais puisque vous n'avez ni sou ni maille, objecta Fortune.
Le geste que dessina le petit Bourbon eût été digne d'un roi.
Allez ! ordonna-t-il.
Il se trouve, continua Fortune, que j'ai mangé le pain de cette maison-là. On ne me traitait pas comme un valet, non ; je n'y serais pas resté une heure sans cela. Aldée, la créature angélique, quand nous étions enfants tous deux, m'a appelé bien des fois son frère. Il n'y a pas jusqu'à la vieille comtesse qui n'ait été bonne pour moi, et d'ailleurs il est une autre personne qui fait aussi partie de la famille.
– Cet amour de petite Muguette ? s'écria Courtenay. Ne froncez pas le sourcil, cavalier. Au prochain héritage que je ferai, je vous la dote bel et bien, et vous la prenez pour femme.
Ils se regardèrent un instant en silence. Fortune éclata de rire le premier et le petit Bourbon l'imita franchement.
– Ma foi, dit notre cavalier, ce n'est pas de refus, prince, et vous me mettez à mon aise. J'avais eu la même idée que vous, non point précisément par rapport à Votre Altesse, mais pour le gentilhomme, quel qu'il fût, que notre Aldée eût choisi. Elle est bien pâle, savez-vous, et quand je l'ai revue après une longue absence, j'ai eu peine à la reconnaître. Il m'était venu une idée terrible.
Le front de Courtenay s'assombrit soudain.
– Voilà bien des jours que je ne l'ai vue ! murmura-t-il.
Puis-je vous adresser une question ? demanda Fortune.
– Toutes les questions que vous voudrez, répliqua le petit Bourbon dont l'accent avait changé. Celle que j'aime et qui est tout mon espoir en ce monde vous a nommé son frère, je vous regarde comme un frère.
Il y avait de l'émotion dans la voix de Fortune quand il reprit :
– Je vous rends grâce, chevalier. Corbac ! vous n'aurez pas à vous en repentir… La question que je voulais vous adresser est celle-ci : êtes-vous payé de retour ?
Courtenay rougit.
– Je l'ai cru, répondit-il à voix basse.
Il ajouta :
– Je le crois encore.
Pour la seconde fois, Fortune dit :
– Elle est bien pâle !
– Lui avez-vous parlé ? demanda Courtenay.
– Non, répliqua Fortune, elle dormait…
Fortune fixa sur lui son regard presque sévère.
– Ce n'est pas vous qui la faites souffrir, je pense, prononça-t-il à voix basse.
Courtenay répondit :
– Il y avait longtemps que je l'avais vue, belle comme une madone, à sa fenêtre ; il y a longtemps que je l'aimais. Un soir, comme elle sortait du salut à la paroisse Saint-Paul, dans la grande rue Saint-Antoine, des jeunes gens ivres s'approchèrent d'elle et l'effrayèrent. Quelques coups de plat d'épée lui firent la route libre et je lui demandai la permission de l'accompagner. Je n'étais pas un inconnu pour elle ; la plus pure des jeunes filles devine celui qui l'aime et Aldée m'avait remarqué. Quand je la quittai à la porte de sa maison, c'en était fait de ma folle jeunesse ; j'étais un autre homme ; elle m'avait permis d'espérer.
– Ah ! s'écria joyeusement Fortune, c'est comme si vous me déchargiez le cœur d'un poids de cent livres ! Alors, elle vous aime !
– Attendez, répliqua tristement le chevalier ; j'étais changé à ce point que je ne me reconnaissais plus moi-même. Moi, l'éternel révolté, je consentais à rentrer dans la vie commune, moi dont l'orgueil légitime est devenu, par les malheurs de ma race, une véritable folie !… Moi, Pierre de Courtenay, qui eus trois de mes ancêtres assis sur le trône de Constantinople, je consentis en moi-même à me faire le simple sujet d'un roi, le simple citoyen d'un pays, je me rendis chez M. le duc de Bourbon qui a toujours conservé vis-à-vis de moi les dehors d'une affection protectrice ; il me plaisait ce jour-là d'accepter sa protection ; je lui dis : je veux me marier ; la jeune fille que j'épouse appartient comme moi à une race royale, à la vôtre, monseigneur ; elle est pauvre comme moi ; pour nourrir ma femme et pour élever nos enfants, je veux bien m'abaisser au rang de simple gentilhomme et je sollicite un régiment.
– Et vous fûtes refusé ! se récria Fortune.
– Pas tout à fait. M. le duc de Bourbon eut la bonté de me donner des espérances. Il me dit : je vais voir monsieur le régent, je vais voir M. Voyer d'Argenson. Cela ne me formalisa point ; je ne suis pas de ceux qui se résignent à demi, la preuve c'est que je changeai mon genre de vie, j'employai mes derniers écus à me faire un équipage convenable et j'allai à la cour. Là, on me reçut d'une façon singulière ; c'est à la cour, surtout, que les nuances se mêlent et que les contrastes vont bras dessus, bras dessous.
« On témoignait beaucoup de respect pour ma naissance, on laissait voir beaucoup de mépris pour ma pauvreté.
« Moi, j'allai mon chemin. Au fond de l'âme, j'étais indifférent au mépris comme au respect, mais je frayais avec toute cette jeune noblesse qui entoure le duc d'Orléans et qui sera le soutien vermoulu du trône quand le jeune roi gouvernera. Je fus l'ami de ceux qu'on appelle les roués. Nocé, Cadillac, Lafare, Brancas et le régent lui-même me faisaient l'honneur de dire en parlant de moi : C'est un drôle de corps.
« Pendant cela, je ne perdais aucune occasion de voir ma belle Aldée qui devenait plus tendre, plus confiante, et que j'aimais avec une passion toujours croissante.
« Une après-dînée que je devais l'accompagner au sortir de l'église, j'arrivai un peu en retard. Elle était déjà sortie. Je pris ma course et je la reconnus qui marchait seule dans la rue Saint-Antoine.
« J'étais sur le point de l'atteindre, lorsque je la vis s'arrêter tout à coup.
« Un carrosse venait de s'arrêter aussi à la porte de l'hôtel de Sully.
« je ne sais pourquoi je n'abordai point notre chère Aldée. Quelque chose me serrait le cœur, et, au lieu de lui parler, je l'observai.
« Un gentilhomme descendit du carrosse. Son regard tomba sur Aldée, et comme par manière d'acquit, lui envoya un baiser avant de disparaître sous la voûte :
« Aldée chancela. Je n'eus que le temps de m'élancer pour la recevoir, faible, dans mes bras.
Courtenay se tut et il y eut un silence après lequel Fortune dit d'une voix altérée :
– Ce gentilhomme était M. le duc de Richelieu ?
L'azur des yeux de Courtenay devint noir. Ses paupières s'abaissèrent et il répéta :
– Ce gentilhomme était M. le duc de Richelieu, vous l'avez dit.