Où Fortune assiste encore à une fête
– Mes braves, disait Fortune à ses ombres, vous me suivez depuis le logis de Mme de Tencin, et vous avez fort adroitement exécuté les ordres de ce bon abbé Dubois qui vous avait bien recommandé de ne point vous hâter, et de me laisser descendre tout au fond de la ratière.
Soit de parti pris, soit par mégarde, notre cavalier avait cessé de déguiser sa voix. Son masque était tombé dans la bagarre : mais il faisait nuit noire sous les arbres, et le chef des exempts essayait en vain de distinguer les traits de son visage.
– Je ne l'ai pas perdu un seul instant de vue, murmura-t-il.
– Avez-vous peur qu'on vous ait changé votre Richelieu ? demanda Fortune en riant. Ils sont capables de tout, dans cette maison de carnaval !
« Mes braves, interrompit-il en prenant un ton sérieux, je vous offrirais bien d'attendre encore une demi-heure afin d'exécuter en perfection les ordres de ce bon abbé Dubois. Dans une demi-heure, en effet, toute la mascarade va sortir des jardins de l'Arsenal et se rendre à Court-Orry, sous prétexte de prendre M. le régent au piège, et par le fait, pour tomber dans le traquenard tendu pour M. le régent. Nous aurions ainsi le flagrant délit, c'est vrai ; mais n'avez-vous point ouï parler, comme tout Paris, de la célèbre gageure et du fameux petit souper qui réunit ce soir la fleur de nos courtisans chez M. le duc de Richelieu, à sa folie de la Ville-l'Évêque ?
En ce moment, Thérèse mit la tête à la portière du carrosse et appela.
– Je suis à vous, chère belle, répondit Fortune, qui reprit la voix flûtée de Richelieu ; nous allons partir tout à l'heure.
Le chef des exempts lui mit rudement la main au collet.
– De par tous les diables, s'écria-t-il, nous sommes bernés ! ce coquin se moque de nous ! je connais sa voix, je cherche son nom…
Fortune n'essaya même pas de se dégager. Dans sa colère, le chef des ombres avait repris, lui aussi, sa voix naturelle, qui n'était point celle de tout à l'heure.
– La mule du pape ! murmura notre cavalier, non sans émotion, vous seriez donc encore en vie, mon ami Bertrand ?
– Fortune ! Fortune ! c'est Fortune ! dit le chef des exempts dont les bras tombèrent. Et je n'ai pas songé à cela ! Je vous croyais mort, mon, camarade.
– Et moi, donc ! s'écria Fortune ; corbac ! j'ai vu les petits pleurer. Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de Mme Bertrand, qui est une aimable femme.
Ils s'embrassèrent de bon cœur, au milieu des ombres étonnées, et l'inspecteur, tirant notre cavalier à part, lui dit :
– Julie et moi nous avons failli y passer, mais les blondins auront de bonnes rentes, et je vais vivre désormais en honnête homme. Je me souviens maintenant d'un plan dont vous m'avez parlé ; éclairez-moi en deux mots, car je n'y vois goutte. Que voulez-vous faire de Thérèse Badin et de ce grand garçon collé derrière le carrosse ?
– Les mariés qu'on mène à l'église, répliqua notre cavalier, ne vont pas ainsi souvent l'un dedans, l'autre derrière ; mais à la guerre comme à la guerre, maître, Bertrand ! Vous m'avez bien manqué depuis hier ; je comptais sur vous, et j'ai été obligé d'aller chercher les hommes de police jusqu'à l'hôtel de Tencin, comme un gibier qui prendrait la peine de courir après la meute.
« Quand nous aurons du loisir, nous nous raconterons, mutuellement nos histoires ; mais, pour le présent, vous avez vu M. le duc de Richelieu tremper les deux mains jusqu'aux coudes dans un complot de haute trahison ; cela suffit. Cette belle demoiselle, qui est là dans le carrosse, emporte le traité d'Espagne à la petite maison de la Ville-l’Évêque ; soyez prudent, prenez bien vos mesures, j'espère arriver à temps pour être de la fête et voir la figure que fera M. le duc en retournant à la Bastille.
Pour la seconde fois, Thérèse appela.
Fortune marcha vers le carrosse et dit tout bas à René en passant :
– Vous êtes revenu de loin mon compagnon ; je vous laisse à la garde de votre bien. Ne commettez pas d'imprudence et tenez pour certain que Thérèse ne court aucun danger ce soir.
Thérèse, penchée à la portière, demanda d'une voix émue :
– Qu'attendez-vous, monseigneur ?
– Belle amie, répondit Fortune en lui baisant galamment la main, gardez bien le dépôt que je vous ai confié ; ne remettez le traité qu'à moi-même, quand vous allez me retrouver tout à l'heure, à ma petite maison du quartier d'Anjou. Il y va de ma liberté ; peut être de ma vie.
– Il faudrait me tuer pour m'arrachez ce parchemin ! murmura Thérèse en le pressant sur son cœur.
– Une mission d'État, reprit Fortune, me prive du bonheur de vous accompagner, mais je serai rendu avant vous, et vous me trouverez en mon logis. Fermez la portière, et à bientôt.
Il y eut un dernier baise-main et le carrosse s'ébranla, suivi à distance par les ombres.
En ce moment, les portes de l'Arsenal s'ouvrirent et les conjurés, divisés par petits groupes de quatre ou cinq exempts, descendirent à bas bruit le quai des Célestins, pour gagner le Palais-Royal.
Fortune et l'inspecteur Bertrand échangèrent un au revoir, puis notre cavalier s'éloigna en courant par la rue du Petit-Musc.
La rue du Petit-Musc était silencieuse et déserte, comme d'habitude à cette heure , mais, à mesure que Fortune, jouant des jambes dans la boue, sans respect pour son costume ducal, approchait de l'étroite embouchure qui donnait accès dans la rue Saint-Antoine, il put entendre des clameurs confuses et voir un grand mouvement de populaire.
Les gens couraient dans une direction uniforme ; se poussant les uns les autres, bavardant et riant.
Quand Fortune dépassa la dernière maison de la rue du Petit-Musc, il vit la rue Saint-Antoine presque aussi pleine, plus bruyante et plus agitée que le fameux jour où il avait assisté à l'émeute amoureuse des princesses, des maréchales, des duchesses, des présidentes, de toutes les dames de Paris, enfin, accomplissant leur galant pèlerinage au pied des murs de la Bastille.
Le tableau n'était certes point le même.
La nuit remplaçait le jour, l'imposante file des carrosses armoriés manquait, ainsi que cette longue guirlande de beautés éblouissantes, toutes pompeusement parées et portant toutes l'auréole de leur effrontée dévotion.
Mais il y avait encore plus de monde et plus de bruit.
Les maisons se vidaient avec une rapidité extraordinaire, vomissant des flots de bourgeois et de bourgeoises. qui se précipitaient à pleine course vers un plaisir assuré :
Aux fenêtres qui étaient toutes ouvertes, des grappes de curieux pendaient, et de temps en temps quelque large éclat de rire qui naissait sur le pavé pour s'épanouir en gerbe jusqu'aux toits, donnait à cette scène nocturne un caractère de pantagruélique joyeuseté.
Le groupe principal, le centre de la fête était précisément au lieu vers lequel Fortune dirigeait sa course.
Une immense cohue, houleuse comme la mer aux bourrasques d'équinoxe, ondulait devant la cour.
Il y avait là de nombreuses lanternes et aussi des flambeaux qui éclairaient le noyau du rassemblement au-dessus duquel on découvrait les profils d'un carrosse avec un cocher en livrée sombre, immobile sur son siège.
La maison voisine, vivement, illuminée par les lueurs d'en bas, montrait les cinq étages de ses croisées qui, littéralement, menaçaient ruine sous le poids des curieux.
Et ceux-là surtout donnaient la mesure de l'allégresse générale ; on voyait les convulsions de leur fou rire, les battements de main des hommes et les pâmoisons des femmes vaincues par l'excès de leur hilarité.
Fortune resta un instant ébahi, mais déjà vaguement inquiet. Il était le seul ici pour n'avoir pas la moindre idée du mot de l'énigme ; car la plupart de ceux qui le dépassaient en courant avaient vu de loin par les fenêtres le commencement de l'aventure.
– Qu'est-ce donc, mon camarade ? demanda-t-il en arrêtant un petit bourgeois au hasard.
Le petit bourgeois le repoussa et continua de courir, répondant :
– C'est une maîtresse Picarde, oui-da !
– Mon camarade, qu'est-ce donc ? demanda encore Fortune, qui s'accrocha à un artisan.
– C'est un coquin d'exempt ! répliqua l'ouvrier en se dégageant d'une bourrade.
Fortune se mit aussi à courir, ne sachant mieux faire.
De l'exempt, il ne pensait rien ; mais ce mot de Picarde éveillait son imagination. Il n'avait pas une confiance absolue dans la sagesse du chevalier de Courtenay et se disait :
– Est-ce que Marton serait là, en train de faire des siennes ?
En se dressant sur ses pointes, il aperçut le haut d'un bavolet qui ne lui laissa aucun doute. Le bavolet exécutait des mouvements caractéristiques et Marton semblait danser une furieuse sarabande.
Comme il arrive en pareil cas, Fortune, en approchant davantage, ne vit plus rien, parce que la muraille humaine grandissait au-devant de lui.
Il n'était pas homme à s'arrêter pour si peu, et commença de suite à fendre vaillamment la presse. Dans la foule et selon les dispositions de chacun, il y en eut qui firent place, parce qu'il avait un bel habit ; d'autres qui, pour la même raison, lui prodiguèrent des bourrades.
Fortune, insensible aux politesses comme aux outrages, suivait stoïquement son chemin vers le centre d'où partaient un tapage infernal et une gaieté toujours croissante.
– Six blancs pour l'exempt ! criait-on. C'est dommage de voir un si joli garçon dans un métier pareil !
– Une pièce de douze sols pour la Picarde ! Voilà une salée commère !
D'autres disaient :
– L'exempt a un faux air de M. de Richelieu, savez-vous ?
– Il aura voulu se conduire comme M. de Richelieu !
– Et la Picarde s'est fâchée parce qu'il n'a pas un poil de barbe !
Autour de Fortune, qui travaillait comme un nègre, on grondait :
– Ne poussez donc pas, l'homme !
– Vous allez gâter vos rubans !
– Maman Rouxel, cria une voix de rogomme, sens donc cet agneau-là en passant : il embaume !
Fortune se laissa flairer par maman Rouxel, et planta son coude comme un coin d'acier dans les derniers rangs qui le séparaient de l'arène.
Désormais, il n'avait plus besoin de s'informer. Du moment que l'exempt, adversaire de la Picarde, avait un faux air de Richelieu, la charade n'était pas difficile à deviner.
Ce pauvre La Pistole, pensait-il, a bien raison d'adorer la coquine ! Il n'y a qu'elle pour avoir semblables idées, et, je parie bien qu'elle lui aura mis mon uniforme tout chaud sur le corps !
Un immense applaudissement fit explosion et grime en s'éparpillant le long des façades où chaque croisée renvoyait des battements de main.
– Bravo ! la Picarde !
– Elle aura l'exempt, vous verrez ! Haro sur l'exempt !
– À bas l'épée !
Le dernier bruit que Fortune entendit avant de voir le ton sec et vif que produit une rapière quand on la brise sur le genou.
Il n'y avait plus que l'épaisseur de deux forts garçons bouchers entre lui et l'enceinte libre. Un brave coup d'épaule sépara les deux patauds, et il se trouva dans une sorte d'arène de forme ovale, au centre de laquelle était un carrosse sans armoiries, avec son cocher immobile sur le siège.
Des lanternes, des flambeaux, des bougeoirs éclairaient cette enceinte, autour de laquelle un cordon d'artisans, les bras nus, faisait bonne garde, repoussant vigoureusement de minute en minute le flot envahisseur des curieux.
Cela ressemblait en très grand au cercle qui se forme autour des charlatans, les jours de foire.
Et le carrosse, loin de nuire à l'illusion, représentait assez bien ce char classique du haut duquel les arracheurs de dents haranguent la foule. Il ne manquait que la musique.
Dans ce champ, terriblement clos par une balustrade vivante, un combat se livrait, solennel comme un jugement de Dieu, mais plus grotesque mille fois que les parades de la foire.
Les deux adversaires : une Picarde haute sur jambes, et solidement découplée, d'un côté, et, de l'autre, un pauvre joli garçon d'exempt qui semblait tout jeune (un prince et un duc, s'il vous plaît ! Richelieu et Courtenay) semblaient arrivés au dernier degré de l'exaspération.
Le combat durait depuis longtemps déjà, et la foule avait entouré peu à peu les champions, de manière à supprimer la ressource de la fuite.
La bagarre avait pris son origine dans la cour de Guéménée.
Nous savons que la cohue ne se trompait pas en disant que l'exempt était en bonne fortune : le coquin ne se refusait rien, ce soir, et le carrosse était à lui.
Il était arrivé jusqu'à la portière, battant en retraite de son mieux, repoussant comme il pouvait les coups de pied et les coups de poing de la Picarde ; mais il n'avait jamais pu parvenir à franchir le marchepied.
Chaque fois, en effet, qu'il cessait de faire volte-face, cette damnée Picarde le saisissait aux cheveux et le malmenait lamentablement.
Paris était déjà Paris, c'est-à-dire le lieu du monde où il est le plus facile de rassembler cinq cents badauds des deux sexes en un clin d'œil. Aussitôt que le premier noyau de curieux fut formé, il poussa ce bon cri d'allégresse parisienne qui ouvre toutes les portes et toutes les fenêtres.
Deux minutes après la marée de la foule montait comme si le feu eût été à la Bastille.
Et c'était un transport inouï. La Picarde, qui tapait comme un marteau de forge, inspirait de folles admirations, et le malheureux exempt, de plus en plus timide et qui semblait honteux de son rôle, n'excitait qu'une pitié railleuse.
Hélas ! ce n'était plus le divin Armand, dont un seul regard eût fait reculer la cohue. Il était pris au piège, il recevait les coups avec un désespoir silencieux ; ce qu'il craignait le plus au monde, c'était d'être reconnu, et il se serait laissé assommer sur place avant de crier : « Je suis le duc de Richelieu ! »