Où Fortune trouve les cheveux, l'épaule et l'emplâtre du rousseau.

La Française reprit, continuant l'éducation de Fortune :

– Je n'ai pas à vous cacher, mon ami, que Son Éminence a d'autres messagers que vous sur la route de Paris. Vous n'emportez rien d'ici en fait de dépêches, sinon ce signe (elle montra la canne de compagnon) qui vous servira en même temps de défense et de passeport. Vos dépêches vous seront remises en chemin, peut-être sans que vous vous en doutiez. À chaque couchée, vous recevrez les instructions pour l'étape du lendemain. N'ayez pas l'air de fuir les espions que vous rencontrerez à foison sur votre route, aucun d'eux ne vous connaît, vous pourrez passer à visage découvert.

Cette fois, Fortune protesta. Il y en a au moins un qui me connaît ! dit-il. Lequel ? demanda la jeune dame.

– Vous pourriez peut-être m'apprendre son nom que j'ignore, repartit Fortune avec humeur ; m'est avis que votre confrérie contient plus d'un pèlerin qui ménage la chèvre et le chou. Celui dont je parle est bossu de l'épaule gauche ou de la droite, à son choix, borgne de l’œil gauche ou de l’œil droit, à sa fantaisie, et porte sur la tête au lieu de cheveux les plus vilains poils que j'ai vus jamais à la queue d'une vache rousse… il sortait d'ici quand je suis entré.

La jeune femme, cette fois, parvint à prendre son sérieux.

– Celui-là, dit-elle, vous ne le rencontrerez plus jamais !

– Est-ce ainsi ? murmura notre cavalier tout joyeux, car il traduisait cette réponse à sa manière, l'aurait-on expédié dans l'autre monde ce soir ? La nuit est noire et cette bourgade de Saint-Jean-Pied-de-Port a l'aspect qu'il faut pour ces sortes d'exécutions. La mule du pape ! le coquin me gênait, et je dis que c'est là une excellente affaire !

La jeune dame poursuivit sans ajouter aucune allusion à ce sujet :

– Prudence et discrétion ! ne jouez pas, ne buvez pas, ne vous querellez pas !

– Son Éminence m'a déjà chanté cette antienne, grommela Fortune. Sang de moi ! il y a beaux temps que je ne jure plus.

– Faites le plus de diligence que vous pourrez, continua la Française, votre récompense sera de mille pistoles, mais il y aura mille autres pistoles de prime pour celui qui arrivera le premier…

– J'ai fini, Monseigneur, s'interrompit-elle.

Puis elle dit encore, en conduisant Fortune vers la porte :

– Si vous ne recevez pas en chemin d'autres messages, vous entrerez à Paris par le village de Bercy et vous vous rendrez au quartier des Halles, dans la rue des Bourdonnais, où vous demanderez le logis du sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et vous lui remettrez cette canne, en disant, souvenez-vous bien de cela : « Voici une gaule que j'ai coupée dans la forêt. »

Fortune répéta, pour graver ces mots dans sa mémoire :

– Voici une gaule que j'ai coupée dans la forêt.

– Maintenant, reprit la jeune dame avec le plus beau de ses sourires, bon voyage, ami Fortune, et que Dieu vous protège !

Elle prit en même temps la main de notre cavalier, qui sentit fort bien la pression des plus adorables doigts qu'il eût jamais admirés.

Il ne put s'empêcher de murmurer, rouge de plaisir et de crainte :

– Madame, me sera-t-il donné de vous revoir ?

La Française resta un instant sans répondre, puis elle le poussa dehors d'un geste enjoué en disant, si bas qu'il eut peine à l'entendre :

– Duc, vous jouez votre rôle admirablement !

La porte se referma.

Fortune se trouva seul dans un corridor obscur, où une main prit la sienne dans l'ombre.

– Venez, lui fut-il dit.

C'étaient encore une main et une voix de femme.

On lui fit traverser une assez longue galerie dont les fenêtres donnaient sur un terrain planté d'arbres, puis, brusquement, on l'introduisit dans une chambre bien éclairée, petite et tendue de couleur claire, qui ressemblait en vérité à un boudoir.

Son guide était une manière de soubrette au minois éveillé, à l'allure essentiellement parisienne.

– Vous m'avez cru bien vieille, dit-elle en riant, là-bas sur le parvis de l'église Saint-Ginès ?

– À Guadalaxara ! s'écria Fortune ; c'était vous la duègne ? et vous demeuriez chez ce coquin de Pacheco qui m'a endormi pour me déguiser en prêtre après m'avoir volé les douros du cardinal !

– Ne me parlez pas de ces Espagnols, répliqua la soubrette, avares comme des fourmis et voleurs commes des pies ! Il y en a deux ou trois qui m'ont fait la cour et je croyais bien avoir mes étrennes ; je t'en souhaite ! ils ont joué de la guitare sous ma fenêtre, et puis c'était tout ; d'ailleurs, ils sentent l'échalote !

Fortune, voyant sa compagne en si belle humeur, voulut tirer d'elle quelque renseignement au sujet de la Française et de ce villageois qu'elle appelait monseigneur.

Mais la soubrette avait sa leçon faite ; elle répondit seulement :

– Il n'y a pas beaucoup de paysannes navarraises qui soient aussi jolies que vous, savez-vous ? la place où était votre moustache est douce comme velours. Je pense bien que vous faites l'innocent, et comment n'en sauriez-vous pas plus long que moi ?

– Je te jure… commença Fortune.

– Cela ne vous coûte rien de jurer, à vous !…vous avez fait tant de serments !… Voilà, c'est un rude voyage, après tout, mais on peut bien souffrir un peu pour être prince !

Fortune n'en était pas à deviner qu'on le prenait ici pour un grand seigneur déguisé. Cette méprise le flattait, mais il aurait voulu savoir le nom du sosie qu'il avait dans les hautes régions de la cour.

– Mademoiselle, reprit la soubrette, a bien parlé de vous le long du chemin.

– Alors, c'est une demoiselle ? dit Fortune.

– Ou une dame, répliqua la soubrette, vous comprenez que chacun de nous s'en tire comme il peut. Elle a dit : « Je veux qu'il ait au moins ses aises pour cette nuit, et que demain il puisse faire sa toilette comme s'il était en son hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs… »

« On a fait ce qu'on a pu, ajouta-t-elle en promenant son regard autour de la chambre, et vous nous excuserez s'il manque quelque chose : Saint-Jean-Pied-de-Port n'est pas Paris !

Elle déposa sur la table un objet qui rendit un son argentin, fit une leste révérence et disparut.

Fortune resta seul.

Il regarda en premier lieu l'objet qui avait sonné sur la table : c'était une bourse élégante et passablement garnie.

Le boudoir était en vérité fort galant. La toilette surtout, équipée de mousseline rose, contenait, outre les savons et les essences, une multitude d'instruments dont notre ami Fortune, qui n'était pas un sybarite, n'aurait point su deviner l'usage.

Le lit était coquet, moelleux, tout drapé de lampas et de dentelles.

Fortune ne s'avoua pas cela, mais il espérait vaguement que, cette nuit, une jolie main gratterait peut-être à la porte…

Et certes il ne songea même pas à dénouer le paquet que lui avait remis la Française.

C'était son costume du lendemain, il savait cela, et, d'après la façon dont on le traitait, son costume ne pouvait être que convenable.

Une fois franchie la frontière de France, le danger, comme on le lui avait dit, pouvait être plus sérieux, mais au moins le temps était passé des comédies malséantes et des déguisements ridicules.

Il allait redevenir lui-même, et pour faire les deux cents lieues qui le séparaient encore de Paris, il allait sans nul doute trouver un bon cheval à la porte de cette maison hospitalière.

Fortune se mit au lit en songeant ainsi. Jamais il ne s'était étendu sur de pareils matelas, qui sentaient l'ambre, et où son corps enfonçait comme s'il se fût plongé dans un bain.

Il avait eu d'abord la pensée de se tenir éveillé à tout événement, mais au bout de trois minutes il ronflait comme un clairon.

Aucune aventure galante ne vint l'éveiller, aucune main douce ou rude ne gratta à sa porte, et quand il s'éveilla, le lendemain, il faisait déjà grand soleil.

Au fond du lit, où il y avait une glace drapée de guipure, le cordon d'une sonnette pendait.

Il sonna, plutôt que de sauter hors de son lit pour commencer sa toilette.

Ce fut un petit vieillard qui entra : un israélite au nez crochu comme un bec de perroquet.

– Qui êtes-vous ? lui demanda Fortune.

– Le maître de céans, répondit le petit homme, et je croyais que la dame aurait pris pour elle cette chambre que je loue aux voyageuses de distinction.

– Où est la dame ?

– Elle est partie de grand matin avec toute sa suite. J'espère, mon gentilhomme, que vous allez en faire autant, car la maison est à louer, et vous ne voudriez pas faire perdre à un père de famille l'occasion de gagner sa vie.

« Mais, s'interrompit le juif, dont le regard inquisiteur avait fait le tour de la chambre, à quel sexe appartenez-vous, s'il vous plaît ? Je ne vois ici que des vêtements de femme.

– Apportez-moi ceci, répondit Fortune en désignant le paquet qui lui avait été remis la veille au soir ; cette enveloppe contient mes véritables habits.

Le petit vieillard obéit, et Fortune dénoua l'étoffe qui entourait le paquet.

Aussitôt que les coins de l'enveloppe tombèrent, le petit juif s'élança vers le lit comme un furieux.

– Misérable ! s'écria-t-il, osez-vous bien apporter dans une chambre qui coûte un écu tournoi par jour de semblables vilénies !

Fortune, à vrai dire, était aussi indigné que lui.

Le paquet contenait un costume de compagnon maçon, usé, déchiré et tout souillé de plâtre.

Fortune n'aurait pas cru qu'il pût regretter sa jupe de paysanne navarraise !

– Holà ! bonhomme ! s'écria-t-il, voici qui passe la permission ! Vous devez avoir de près ou de loin des accointances avec ces gens-là. Je veux que le diable m'emporte si je consens jamais à revêtir ces guenilles.

Le Juif se prit à le considérer curieusement.

Il y aurait peut-être quelque chose à gagner, grommela t-il entre haut et bas, en amenant ici monsieur le bailli et les gens de la sénéchaussée.

Fortune n'entendit point cela, mais le regard cauteleux du bonhomme parlait aussi, et Fortune comprit son langage.

– N'êtes-vous point de la bande ? s'écria-t-il en bondissant hors des draps. Alors je vous retiens comme otage et vous allez me servir de valet de chambre !

Son puéril courroux était dissipé ; il rentrait dans le sentiment de sa situation.

En un clin d’œil, avec l'aide du vieux juif qui le secondait bon gré mal gré, Fortune eut revêtu son déguisement nouveau.

Il prit la bourse, il n'oublia pas la canne, il enferma son hôte dans le boudoir, et l'instant d'après, franchissant les portes de Saint-Jean-Pied-de-Port, il s'engageait à grands pas sur la route de Mauléon.

– À tout prendre, se disait-il déjà consolé, car il avait un excellent caractère, je n'ai pas à quereller mon étoile. Ces habits ne sont pas somptueux, mais je ne rencontrerai personne de connaissance qui puisse m'en faire rougir, et du diable si un pareil accoutrement ne me met pas à l'abri des voleurs ? J'aurais mieux aimé voyager à cheval, mais le temps est beau et j'ai de bonnes jambes : tout est probablement pour le mieux : j'ai donné dans l’œil, c'est certain, à la charmante demoiselle : elle a choisit ces guenilles dans mon intérêt : figurons-nous seulement que nous sommes en temps de carnaval !

« La mule du pape ! s'interrompit-il, je crois que je mourrais de honte si ses grands yeux moqueurs étaient en ce moment sur moi !

Il suivait la route montueuse aussi vite qu'un cheval au trot.

Il dépassa Mauléon et poussa son étape jusqu'à Orthez, où un compagnon menuisier l'aborda dans la rue pour lui offrir l'hospitalité.

Ainsi en fut-il le lendemain à Mont-de-Marsan, de la part d'un compagnon tailleur de pierre.

Le surlendemain, même aventure à la troisième couchée.

Tout allait droit ; il n'y avait pas un pli, pas un obstacle, pas un détour.

Il lui arrivait bien souvent de souper avec de riches bourgeois et même avec des gentilshommes.

Deux ou trois fois il fut conduit dans des presbytères, le compagnon qui l'accostait se trouvant être un prêtre ou un abbé.

Une chose qui doit être notée, c'est que, selon la promesse de sa protectrice inconnue, de Saint-Jean-Pied-de-Port à Paris, Fortune ne rencontra pas une seule fois le rousseau.

On s'était débarrassé sans aucun doute de cet odieux personnage.

Du reste, cette charmante personne qu'on appelait la Française, était également devenue invisible.

Tout alla bien jusqu'à Melun et même jusqu'au bon bourg de Montgeron, situé au delà de Lieu saint.

Il ne s'était point battu, il n'avait point bu outre mesure et s'il avait juré, peu importait, puisqu'il n'était plus en Espagne.

Le naufrage a lieu quelquefois tout près du port.

À Montgeron, qui était la dernière étape, Fortune ne fut conduit ni dans une maison bourgeoise, ni dans un château, ni dans un presbytère ; on le mena tout uniment à l'auberge où il se trouva entouré de joyeux vivants.

Lors de son arrivée, le maître de l'auberge lui avait dit qu'il ne pourrait avoir sa chambre avant minuit parce qu'elle était occupée par un voyageur, lequel avait dormi toute la journée et devait se remettre en route pour Paris vers les onze heures du soir.

Il faisait chaud et les routes étaient assez sûres, depuis qu'on avait mis à la raison la bande de Cartouche ; il n'était point rare de voir les piétons faire leur étape la nuit pour éviter l'ardeur du soleil.

Fortune, n'ayant pas le choix, puisque l'auberge était pleine à regorger, accepta la chambre, et pour tuer le temps se réunit aux joyeux vivants qui étaient dans la salle commune.

Le temps fut tué tant et si bien que quand on vint chercher Fortune, vers minuit, pour le mener à sa chambre, il avait la tête lourde, les yeux éblouis et le diable dans sa poche.

De toutes ses économies il ne lui restait pas un écu.

– Voilà bien mon étoile ! dit-il à ses compagnons en leur souhaitant la bonne nuit gaiement. S'il m'était survenu pareille déconvenue entre Limoges et Orléans, par exemple, j'aurais pu éprouver de l'humeur ; mais ici, à deux pas de Paris, vogue la galère ! je me soucie de mon boursicot perdu comme d'une guigne !

Il monta à sa chambre en chantant. Sous les draps blancs qu'on venait d'y mettre, le lit du voyageur était encore tiède.

Fortune commença à se déshabiller paisiblement et il allait se fourrer sous la couverture, lorsqu'un objet attira tout à coup son attention et sembla fasciner son regard.

C'était une perruque rousse, tombée à terre et sur laquelle la lampe jetait un vif rayon.

Fortune, demi nu qu'il était, se jeta sur cette perruque comme sur une proie.

Il l'avait reconnue d'un coup d’œil.

Mais quand il l'approcha de la lumière pour l'examiner mieux, il vit sur la table une bande de taffetas vert formant emplâtre, aux deux extrémités de laquelle se rattachaient des ficelles.

En même temps son pied foula un objet de consistance molle qu'il ramassa.

C'était une sorte de tampon de forme oblongue, fait avec des chiffons et de l'étoupe.

Fortune aurait eu de la peine à reconnaître la nature de ce dernier objet s'il n'y avait eu la perruque rousse et l'emplâtre.

Les trois objets réunis ne lui laissaient pas l'ombre d'un doute : il avait devant les yeux l'épaule, la tignasse. l'emplâtre de son ennemi le rousseau.

– La mule du pape ! s'écria-t-il en devenant tout pâle c'est lui qui a dormi dans ce lit !… et il est en route vers Paris !… Si je n'arrive pas avant lui aux barrières, le scélérat est capable de me dénoncer et de me faire pendre !