Où Fortune voit une belle fille dans un beau carrosse.

Le défaut de Fortune n'était pas d'être endurant ; il mit le poing sur la hanche comme s'il avait eu son épée au côté.

Et les rires de redoubler, car en touchant sa hanche sa main avait soulevé un nuage de plâtre.

– Mon vieil ami chéri, dit une dame de la Halle, l'ancien logis de Guillaume Badin et de sa fille est au sixième étage. C'étaient de bonnes gens du temps qu'ils y habitaient.

– À présent, reprit la harengère, il n'y aurait pas seulement là-haut de quoi mettre les jupes de la Badin !

– On ne voit pas beaucoup de duchesses pour reluire comme elle ! ajouta l'apprenti pharmacien.

Puis une marchande de drap du cloître des Innocents :

– Elle a disparu pendant quelque chose comme un mois, et Dieu sait où elle a couru la prétentaine ; mais depuis quatre jours elle est revenue, et pas plus tard qu'hier je l'ai vue passer en carrosse dans la grande rue saint-Honoré avec la fille suivante de Mme la duchesse du Maine, celle qu'ils appellent la sœur d'Apollon.

Fortune et La Pistole dressèrent l'oreille à ces derniers mots.

– Et pour quant à Badin le vieux fou, reprit la harengère, il a jeté son violon par-dessus les moulins. Il vit tantôt en grand seigneur, tantôt en mendiant, donnant à sa fille le samedi des parures de 50 000 livres, et cherchant un écu à emprunter le dimanche, il joue le pauvre innocent ; c'était hier un habitué du cabaret des Trois-Singes, dans la rue des Cinq-Diamants, on dit qu'aujourd'hui il en est le maître, demain il frappera à la porte de l'hôpital. La semaine dernière, il avait acheté l'hôtel du traitant Basfroid de Montmaur au quartier de la Grange-Batelière ; il l'a eu trois jours, et puis il l'a revendu. Il couche tantôt dans un palais, tantôt dans le trou qu'il a loué à Chizac-le-Riche, au coin de la rue des Cinq-Diamants.

La Pistole pinça le bras de Fortune.

– Ce Chizac-le-Riche est un de mes oncles, murmura-t-il à son oreille. Je m'éveillerai quelque matin sur un tas d'or.

– Et s'il vous plaît, mes amis, demanda Fortune, aucun d'entre vous ne pourrait-il m'indiquer où je trouverais présentement le sieur Guillaume Badin ?

Un chœur formidable lui répondit :

– Nous irions avant vous si nous savions où le prendre !

– Il me doit trois écus de poisson frais, ajouta la harengère.

– À moi trois pistoles de beurre, œufs et légumes, clama la fruitière.

– À moi son dernier pourpoint de rencontre ! grinça la marchande des piliers.

– À moi ceci ! à moi cela !

Le pauvre Guillaume Badin devait à tout le monde, même aux garçons ferronniers et aux apprentis droguistes.

– Comme quoi, poursuivit la harengère qui était la voix la plus éloquente de l'attroupement, nous somme venus ici faire tapage et chanter pouilles à cette fin que les oreilles lui tintent à son cabaret des Trois-Singes ou ailleurs, car il s'est répandu, sur le midi, le bruit qu'il avait gagné plus d'un million tournois ce matin.

– C'est un joli denier, dit Fortune froidement, tandis que La Pistole passait sa langue gourmande sur ses lèvres, mais cela ne nous dit point où le trouver.

– Est-ce qu'il vous doit aussi quelque chose, compagnons ? s'écria-t-on de toutes parts.

La Pistole mit la main au jabot et répondit d'un air important :

– Une bagatelle : trois mille pistoles.

En ce moment un grand tumulte se fit vers la porte de la rue, et cinquante voix crièrent à la fois :

– La Badin ! Thérèse Badin ! la voici qui arrive dans son carrosse doré, l'effrontée !

Les rangs s'ouvrirent aussitôt et une magnifique voiture à baldaquin, dont la forme ressemblait assez à celle des véhicules employés de nos jours pour les pompes funèbres, pénétra dans la cour entre les deux haies formées par la cohue.

Il y avait deux femmes dans le carrosse, et on le pouvait voir de la tête aux pieds par les deux énormes portières qui, selon la coutume du temps, laissaient la voiture presque entièrement ouverte.

Une de ces femmes avait un voile épais, l'autre montrait son visage souriant et jeune dont la beauté heureuse s'épanouissait avec une sorte d'insolence.

C'était une créature splendide ; son front avait des rayons, et Fortune à sa vue demeura comme ébloui.

– La mule du pape ! grommela-t-il, si mon étoile me faisait gagner un quine pareil à la loterie !

Thérèse Badin, car c'était elle, promena sur la foule son regard étonné, mais serein.

La foule la regardait aussi avec ses cent paires d'yeux qui, menaçaient et insultaient.

Si quelqu'un eût proféré la moindre injure ou risqué la plus petite invective, c'eût été aussitôt, n'en doutez point, an concert d'outrages, car, pour tous ceux qui étaient là, cette femme était trop belle et sa naissance ne lui donnait point le droit d'être si brillante.

Mais la première injure ne fut point prononcée.

Il y avait vis-à-vis de cette fille si prodigieusement belle je ne sais quel sentiment qui n'était certes point du respect, mais qui valait le respect et qui comprimait jusqu'aux murmures.

Arrivé au milieu de la cour, le cocher fut obligé d’arrêter ses chevaux, parce qu'une muraille humaine était entre lui et la porte du fond qui menait à l'escalier de l'ancien logis habité par Guillaume Badin et sa fille.

Thérèse mit sur l'appui de la portière sa main chargée de bagues qui tenait un radieux éventail.

– Mes bonnes gens, dit-elle, je vous prie de me faire place, sans quoi il me faudrait descendre dans la boue.

Le son de cette voix était harmonieux et grave.

Fortune se sentit tressaillir de la tête aux pieds.

La foule ne répondit point et resta immobile.

– Par la corbleu ! gronda Fortune, n'allons-nous point mettre à la raison ces manants ?

– Mon camarade, répondit La Pistole, vous ferez ce qu'il vous plaira, mais je ne me mêlerai point de tout ceci.

Il avait son chien Faraud entre les jambes et attendait prudemment l'événement.

La belle Badin se leva, mit son torse gracieux hors du carrosse et regarda sans émotion aucune l'obstacle qui barrait le passage à ses chevaux.

Ce mouvement mit en lumière une garniture d'émeraudes qui descendait de son cou en suivant les revers de son corsage blanc et en garnissait les basques de bout en bout.

– En voilà pour trois ou quatre milliers de louis peut-être, ma poulette, dit la harengère qui était à la tête des chevaux, et votre brave homme de père ne me doit que cinq écus.

Il y eut dans la foule un sourd grondement.

Thérèse Badin se rassit plus souriante que jamais et souleva les émeraudes de sa basquine pour prendre dans la poche de sa jupe un petit carnet émail et or.

Un vrai bijou de carnet.

– Venez çà, la bonne mère, dit-elle en s'adressant à la marchande de poisson.

Celle-ci obéit. Elle avait un pied de rouge sur la joue{2}.

– Je devine, lui dit Thérèse, que tous ces gens-là ont quelque chose à réclamer de moi.

– Vous devinez bien, répliqua la marchande. Nous avons fait le compte tout à l'heure, il y a dans la cour des créanciers pour sept cents écus.

Thérèse prit dans son carnet deux bons de caisse de mille livres et un de cinq cents.

– Bonne mère, poursuivit-elle, je vous reconnais bien, j'ai été chez vous plus d'une fois acheter un couple de harengs de quatre sous.

La marchande eut un bon gros rire qui fendit sa large bouche jusqu'aux oreilles.

– Et vous étiez mignonne, dites donc ! répliquât-elle, avec votre petit bonnet sur l’œil et votre petit panier au coude !

– Voilà 2 500 livres, poursuivit Thérèse, voulez-vous bien vous charger de faire le partage !

– Et puis je vous rendrai le reste ? demanda l’harengère.

– Du tout point ! avec le reste vous boirez à la santé de Guillaume Badin, mon père, qui, Dieu merci, va devenir un homme d'importance.

Il n'y a rien de tendre au monde comme la foule. La foule avait les larmes aux yeux.

Les femmes crièrent vivat ! les hommes agitèrent leur chapeaux, et si la maison ne croula point sous ce vacarme c'est qu'elle était encore solide, malgré son apparente décrépitude.

Le mur vivant qui défendait la porte du fond s'ouvrit, et le carrosse avança, puis se retourna.

La fille à Badin descendit la première et offrit la main à la dame voilée qui la suivit dans le noir vestibule. C'était un escalier étroit et raide qui était au bout de cette allée.

Thérèse Badin, monta la première et la dame voilée la suivit.

– En vérité, dit cette dernière en relevant avec soin ses jupes pour qu'elles n'eussent point à souffrir des rouillures de l'escalier, vous ne parleriez pas mieux à la multitude, ma mignonne, si vous étiez née princesse.

Thérèse répondit tout bonnement :

– Ma chère demoiselle, le hasard se trompe quelquefois. On l’avait chargé de porter nos berceaux dans un palais ; il a mis le mien dans une mansarde, le vôtre je ne sais où, mais nous rétablirons tout cela.

La compagne de Thérèse eut peut-être un sourire moqueur, mais cela était sans danger derrière son voile dans cet escalier si sombre.

– Dieu que c'est haut ! soupira-t-elle.

– J'ai habité là cinq ans, dit Thérèse.

Et, en vérité, la belle fille avait ce ton de pitié que les vainqueurs dans la bataille de la vie prennent pour parler de leurs humbles commencements.

– Mignonne, dit sa compagne qui s'arrêta au haut de troisième volée, laissez-moi souffler un peu, je vous prie.

Elle ajouta après avoir repris haleine :

– Avez-vous étudié ce pas que vous devez danser à Sceaux pour notre fête du Serment ?

Au lieu de répondre, Thérèse murmura :

– Vous êtes jeune et jolie, il n'y a point en France de poète plus habile et mieux inspiré que vous ; je connais plus d'un gentilhomme qui ne croirait point se mésallier en donnant sa main à la sœur d'Apollon.

– Pourquoi me dites-vous cela, mignonne ? demanda la dame voilée dont l'accent trahissait une toute petite nuance de dédain.

– Parce que je vous aime véritablement, chère muse repartit Thérèse. Il n'y a pas tant de différence que vous croyez entre la fille d'un pauvre gentilhomme, domestique d'une princesse en disgrâce, même quand elle sait composer des divertissements rimés à miracle, et la fille d'une basse de viole de l'Opéra, danseuse de son métier.

– Je n'ai rien dit… commença la muse.

– Vous avez beaucoup pensé, interrompit Thérèse ; vous croyez me faire grand honneur en montant dans mon carrosse ; vous êtes très bonne, mais très orgueilleuse, et le bon gentilhomme dont je parlais tout à l'heure vous semble un pis aller méprisable : vous mirez un grand seigneur ! mais les princes ont la réputation d'être ingrats ; d'ailleurs, notre princesse galope sur une route qui peut mener à la Bastille. Chère demoiselle, les fables de La Fontaine sont écrites en bien beaux vers aussi et contiennent plusieurs moralités qui peuvent s'appliquer à cette affaire : entre autres l'histoire de ce chien-poète qui eut le tort de lâcher la proie pour l'ombre.

– Mignonne, dit la muse, avec un sourire contraint ; on est bien mal ici pour causer.

Thérèse se retourna et lui prit les deux mains, qu'elle serra dans les siennes.

– Delaunay, dit-elle, je sais bien que vous êtes au-dessus de moi par la naissance et aussi par l'esprit ; mais celles qui égarent leur propre vie donnent parfois de bons conseils à autrui. Si mes paroles vous portent à réfléchir pendant qu'il en est temps encore, je n'aurai point regret de vous avoir un peu blessée.

Ayant ainsi parlé, elle se reprit à monter lestement la quatrième volée.

Il paraît que la sœur d'Apollon, la muse, celle enfin que nous avons rencontrée tant de fois sous le nom de la Française dans notre voyage entre Madrid et Saint-Jean-Pied-de-Port, était Mlle Delaunay, dame de la duchesse du Maine, poète charmant et plus charmant prosateur qui nous a laissé sur la petite cour de Sceaux et sur la petite conspiration de Cellamare cent pages de mémoires que l’on peut appeler un chef-d’œuvre.

– Mon pas est étudié, reprit Thérèse en grimpant l’escalier raide, et je suis toute prête à le danser devant nos conjurés de la forêt. On dit, Mademoiselle, que les vers de notre divertissement sont par délices.

Delaunay ne répondit point.

– Allons, reprit encore Thérèse, vous me gardez rancune, et il faudra que je vous demande pardon pour avoir poussé si loin la familiarité.

– Chère folle, murmura la muse, ne sommes-nous point des sœurs ? vous êtes aussi avant que moi dans la confiance de Mme la duchesse, et pendant que je négociais à Madrid, vous serviez nos intérêts en Bretagne.

– C'est vrai, murmura Thérèse gaiement, je suis aussi, moi, un ambassadeur ! Et ne pensez-vous point que mon ambassade a mieux réussi que la vôtre, chère demoiselle ? les loups de la forêt de Bretagne sont enfermés là-haut dans mon ancienne cage, tandis que je ne vois point venir encore ceux que vous avez pris au piège dans la forêt espagnole.

– Ils sont en bas, répondit la muse, je les ai reconnus tous les deux au milieu de la foule.

– Bah ! s'écria Thérèse, M. le duc, ce rayon de soleil ! était parmi toutes ces poissardes et tous ces garçons apothicaires !

Elles s'arrêtaient sur le carré du sixième étage.

La muse laissa échapper cette fois un geste de violent dépit.

– Au nom du ciel, ne vous fâchez pas, dit Thérèse affectueusement. L'histoire me fut contée par Mme du Maine elle-même, et je suis curieuse de voir par mes yeux cette ressemblance qui a pu tromper, ne fût-ce qu'un instant, la personne la plus clairvoyante que je connaisse.

Il y avait au centre du carré une porte de piètre apparence, sur l'unique battant de laquelle on pouvait lire encore, tracé à la craie blanche, le nom de Guillaume Badin.

Thérèse gratta doucement à cette porte et l'on put entendre à l'intérieur de la chambre, jusque-là silencieuse. plusieurs talons de bottes éperonnées qui sonnaient sur le carreau.

On n'ouvrait point, cependant.

Thérèse dit tout bas en approchant ses lèvres de la serrure :

– Nantes sera plus grand que Paris.

Le battant tourna aussitôt sur ses gonds, montrant au-devant du seuil trois gentilshommes qui tenaient l'épée à la main.