Où le cavalier Fortune retrouve son ami La Pistole.
Fortune mangea son souper de meilleur appétit encore qu'il avait mangé son dîner.
Il se sentait le cœur léger comme s'il avait eu déjà ville gagnée.
Après son souper et comme la nuit allait tomber, Fortune écouta pendant quelque temps le bruit du travail souterrain accompli par Courtenay.
Il s'assoupissait tout doucement et déjà ses idées se perdaient, lorsque trois coups frappés à la cloison le mirent sur ses pieds en sursaut.
La voix du chevalier passa à travers les planches.
– Je ne peux pas continuer mon travail, dit-elle, parce qu'on marche dans la galerie de l'Est, mais il n'y a plus que la dalle à desceller et il se peut que nous partions cette nuit même.
– Je vais me tenir prêt, dit Fortune, bravo !
– Faites un somme plutôt ; si tout va bien, je vous éveillerai.
Ce ne fut pas de son plein gré que Fortune profita de la permission.
Il attendit une heure, puis deux heures, se promenant de long en large pour écarter le sommeil ; mais enfin, las de tourner dans sa cage comme une bête fauve, il s'assit sur son grabat, écarquillant les yeux et se disant : « Je suis bien sûr de ne pas m'endormir ! »
Il se dit cela une douzaine de fois pour le moins, et la dernière fois ce fut en songe qu'il se le dit.
Nous savons qu'il dormait ferme quand il s'y mettait et qu'il avait abondance de songes.
Cette nuit, dans son sommeil, il entendit toute sorte de bruits qui se mêlèrent à ses rêves comme c'est la coutume.
Fortune rêvait justement que son ami le chevalier venait de l'appeler et lui jetait par-dessus la cloison les deux poignards dont l'un avait atteint son bras.
Toujours en songe, il se mit bravement à l'ouvrage et piqua les poignards dans les madriers pour escalader la cloison.
Quand il s'éveilla le lendemain matin, il fut très étonné de se retrouver couché sur son grabat, dans sa cellule où le grand jour entrait à flots.
Il se leva et s'approcha de la cloison à laquelle il frappa.
Personne ne répondit.
Seulement, il crut entendre un gros soupir et comme un gémissement.
– Chevalier, demanda-t-il avec précaution, est-ce que vous êtes malade ? que diable avez-vous à gémir comme cela ?
Voici ce qui lui fut répondu :
– Je ne suis pas chevalier, mais je suis bien malade. C'est ma femme qui est la cause de tout. Chaque fois qu'il m'arrive malheur, je reconnais sa main perfide. Elle a le bras long et quelque gros bonnet de la pouce peut bien avoir pris un caprice pour elle : elle aura su que j'étais de retour à Paris et elle a essayé de faire la fin de moi.
– Corbac ! gronda Fortune qui avait écouté cette jérémiade jusqu'au bout, où m'a-t-on mis mon petit Bourbon ? Si j'étais bien sûr d'être éveillé, je jurerais que c'est la voix de ce benêt de La Pistole !
Le plus simple aurait été assurément d'interroger à travers la cloison, mais Fortune venait d'entendre le pas lourd de maître Lombat cheminant dans le corridor, et presque aussitôt la serrure de la cellule voisine grinça.
– Eh bien ! mon garçon, dit le bon guichetier en entrant, commencez-vous à vous habituer à votre logis ? Je vous ai choisi une cellule toute chaude, car vous êtes arrivé avant une heure du matin et votre prédécesseur était parti après minuit ; un joli seigneur, celui-là, et qui m'avait envoyé hier chez une jeune demoiselle plus aimable que les amours, quoiqu'elle ait le teint trop pâle, les yeux fatigués et que je n'aie pas pu lui arracher une parole !
– Pauvre Aldée ! pensa Fortune, voilà bien son portrait ! Si par chance il avait aperçu ma petite Muguette, il en dirait un mot, puisqu'il est amateur.
Le prisonnier à qui s'adressait maître Lombat, ne répondit point, mais on pouvait entendre ses soupirs à fendre l'âme.
– Eh bien ! eh bien ! reprit le guichetier, il faut pourtant vous faire une raison, vous ne serez pas pendus tous les deux pour le même meurtre, à moins qu'il ne soit prouvé que vous l'avez commis de compagnie.
Fortune écoutait de toutes ses oreilles.
Le prisonnier murmura d'un ton dolent :
– C'est ma femme ! je vous dis que c'est ma femme !
– Eh bien, mon camarade, reprit encore Lombat, si c'est votre femme, on peut dire que l'estocade était bien donnée, car le pauvre Guillaume Badin est mort sur le coup.
– Et qui pourrait croire des choses semblables, ajouta-t-il en déposant son assiette sur le carreau ; j'ai été vous voir bien souvent à la foire Saint-Laurent tous les deux, votre femme et vous. Vous faisiez l'Arlequin à ravir et votre sémillante compagne n'avait pas sa pareille pour les Colombines. Vous souvenez-vous de cette petite mouche qu'elle se campait toujours sous l'œil droit.
La poitrine du prisonnier rendit un véritable gémissement.
– La figure d'un ange ! balbutia-t-il, l'âme d'un démon !
– Oh ! d'un ange, d'un ange, répéta le guichetier, entendons-nous ! Elle vous avait un air fripon à tout casser dans l'intérieur d'un ménage, et la dernière fois que j'ai conduit dame Lombat à la foire, elle me disait en revenant : « Ah ! maître Lombat, maître Lombat ! il vous faudrait une coquine de ce numéro pour vous mettre à la raison »… C'est un écu par jour, monsieur La Pistole, pour la miche tendre, la viande et le vin.
– Remportez la miche tendre, le vin et la viande, répliqua La Pistole d'un accent tragique ; je n'ai pas besoin de tout cela. Mon dessein est de me laisser mourir d'inanition.
Le guichetier se prit à rire et Fortune devina qu'il haussait les épaules en répondant :
– Bon, bon, monsieur La Pistole, nous connaissons ces beaux projets. Mon habitude est de faire crédit le premier jour ; je reviendrai ce soir. À l'avantage !
La grosse clé joua dans la serrure, et Lombat redescendit le corridor pour faire le tour de ses pratiques.
– Dieux immortels ! déclama La Pistole sur un mode noble et pathétique, ne serez-vous jamais las de me persécuter ?
– Le fait est, pensa Fortune, que voilà une drôle d'histoire. Est-ce que ce serait lui qui… ? Pas possible ! Et pourtant il m'avait dit en me quittant : « J'irai jouer dans la rue Quincampoix… » Mais de par tous les diables ! qu'a-t-on fait de mon chevalier ?
La clé de Lombat attaqua la serrure et il entra d'un air rogue.
– Il y a quelqu'un ici près, dit-il, qui ne veut pas de mes fournitures : quelqu'un que vous connaissez bien, car il paraît que vous étiez deux pour mettre à mal le pauvre Guillaume.
– Moi, je ne dédaignerai pas votre prébende, maître Lombat, répondit Fortune, car j'ai un appétit d'enfer.
– C'est le cas de se brosser le ventre, répliqua le guichetier rudement, quand on ne possède pas seulement une paire d'écus pour contenter son monde. Je vous ai nourri hier, et je vous ai donné de quoi écrire.
– J'ai gâté mon papier… commença Fortune.
– À d'autres ! je suis sûr que vous n'avez pas dans Paris un seul chrétien à qui emprunter une couple de pistoles. Au moins, M. le chevalier de Courtenay avait cette pauvre belle demoiselle qui ne répondait pas à ses lettres, mais qui lui faisait tenir quelque argent, en recommandant bien de ne pas la trahir.
– Et qu'est-il devenu, monsieur le chevalier ? demanda Fortune vivement.
– Ah ! ah ! fit le guichetier, ce qu'il est devenu ! Disputez-vous avec les hommes tant que vous voudrez, mais ne mécontentez jamais les dames ni M. le duc de Richelieu qui vaut, à lui tout seul, un demi-cent de cotillons. Le Courtenay est de bonne maison, oui, mais c'est pauvre comme Job, et il paraît qu'il avait contre lui trois bonnes lames : madame de Parabère, mademoiselle de Charolais et mademoiselle de Valois. Il est venu, cette nuit, une lettre de cachet, pressée, morbleu ! on eût dit que le feu était au Châtelet ! Monsieur le geôlier s'est levé à plus de minuit qu'il était, on a pris le pauvre jeune homme, on l'a planté dans un fourgon attelé en poste, et fouette cocher pour le château de Blaye, pour le château de Pignerol ou pour la forteresse du Mont-Saint-Michel ! Requiescat in pace !
– Comment ! s'écria Fortune, vous croyez ?…
Je ne crois rien, repartit Lombat, et cela ne me regarde pas. Voici une cruche d'eau et du pain noir. À l'avantage Fortune ne fit point trop d'efforts pour le retenir. Il savait où prendre son déjeuner …
Quand maître Lombat eut retiré la clé de la dernière serrure et que son pas pesant eut cessé de se faire entendre, Fortune se mit sur ses pieds.
– Holà ! fit-il avec précaution, mon camarade La Pistole !
Il n'eut point de réponse, parce que La Pistole se disait :
– Je crois bien reconnaître cette voix-là, mais c'est peut-être un piège de ma femme.
Fortune, du reste, n'appela pas deux fois : il avait hâte de tenter l'épreuve de l'escalade.
Il prit les deux couteaux de Leurs Altesses Royales et se mit tout de suite en besogne, comme ces preux de l'ancien temps qui montaient à l'assaut des forteresses en fichant leurs dagues entre les pierres.
Ces deux bijoux de poignards avaient une trempe excellente ; ils perçaient le bois comme un couteau entre dans le fromage ; au bout de cinq minutes, Fortune était à cheval sur la cloison.
Il vit une cellule toute pareille à la sienne.
Le pauvre La Pistole était couché à plat ventre sur le grabat, et l'assiette apportée par le guichetier laissait sourdre encore un mince filet de fumée.
Mais il y avait autre chose qui tenait davantage encore au cœur de Fortune ; son regard fit le tour de la cellule cherchant à terre, du côté de la muraille, une trace quelconque qui lui indiquât l'entrée du boyau pratiqué par Courtenay.
Il ne vit rien ; tous les carreaux avaient la même physionomie.
– La Pistole ! dit-il encore.
Le malheureux Arlequin ne répondit que par une plainte sourde où l'on pouvait distinguer ces mots :
– Ah ! scélérate, après ma mort, je reviendrai te tirer par les pieds !
Fortune joua des poignards.
Quand sa main se posa sur l'épaule de La Pistole, celui-ci poussa un grand cri et fit un saut de carpe.
Ma femme !… commença-t-il.
Puis, s'arrêtant stupéfait, mais non point rassuré, il ajouta :
– Le cavalier Fortune ! est-ce que vous allez me traiter comme vous avez fait de maître Guillaume Badin ?
– La mule du pape ! s'écria notre cavalier qui le regarda d'un air mauvais, on dit que la besogne a été faite par toi ou par moi, garçon : comme il est bien sûr que ce n'est pas moi, serait-ce toi, par hasard ?
Sans y penser, il avait gardé à la main les deux couteaux catalans.
La Pistole tremblait de tous ses membres ; pourtant, il dit :
– Je ne tiens plus à la vie ; allez, dépêchez-moi d'un seul coup.
Fortune mit ses couteaux dans sa poche et lui prit les deux mains pour le considérer mieux.
– Du diable si ce bonhomme a l'air d'un assassin ! pensa-t-il tout haut.
La Pistole se disait de son côté :
– Il a pourtant une bonne figure !
– Voyons, reprit notre cavalier d'un ton de magistrat instructeur, en me quittant avant-hier tu as été jouer rue Quincampoix : tâche de répondre avec franchise.
– J'ai été jouer rue Quincampoix, répondit La Pistole, au cabaret de l'Épée-de-Bois.
– Et là, continua Fortune sévèrement, tu as perdu tes 15 000 livres comme un innocent que tu es ?
– Mais du tout ! s'écria La Pistole, je suis un innocent pour ce qui regarde maître Guillaume Badin, mais au jeu personne ne peut m'accuser d'être un manchot. Entre deux heures de l'après-midi et deux heures du matin, j'ai triplé mon petit avoir pour le moins.
L'ancien Arlequin commençait à se retrouver lui-même et l'idée de son gain lui rendait quelque verdeur.
– Alors, dit Fortune, si tu avais les poches pleines, c'est donc que tu étais ivre pour avoir fait ce méchant coup !
Les poings de La Pistole se crispèrent.
– Nous avons déjà été sur le point d'en découdre, fit-il résolument ; je ne suis pas un bravache comme vous, maître Fortune, mais je deviens un lion quand on m'échauffe les oreilles et que je ne peux pas reculer. Êtes-vous payé par ma femme ? dites-le tout de suite et prêtez-moi un de vos eustaches, nous allons mener la chose rondement !
Fortune lui caressa le menton d'un geste tout paternel.
– Par la morbleu ! fit-il, quand je vous disais que ce nigaud était un bon petit compagnon.
« Tiens-toi en paix, mon camarade, reprit-il, je suis fixé, tu n'es pas coupable.
La Pistole baissa les yeux ; ses sourcils. étaient froncés.
– Si vous êtes fixé sur moi, prononça-t-il tout bas, moi je ne suis pas fixé sur vous.
– Quant à cela, répliqua Fortune paisiblement, c'est la moindre des choses, et tu comprends bien qu'un homme de ma sorte ne prendra point la peine de se disculper vis-à-vis de toi. Nous avons d'ailleurs autre chose à faire.
Tout en parlant, il s'était installé convenablement sur le lit, tenant l'assiette découverte entre ses genoux.
– Encore de l'oie ! murmura-t-il.
Il rompit le pain tendre et se mit à manger de tout son cœur.
La Pistole le regardait faire avec mélancolie.
– Je ne t'offre pas de partager, reprit Fortune, parce que je n'ai aucun droit sur toi et que tu as manifesté l'intention de te laisser mourir de faim.
Il y avait des larmes dans les yeux de La Pistole qui se tordait les mains en murmurant :
– Ah ! la coquine ! la coquine !
– Là ! s'écria Fortune, j'ai déjeuné de bon appétit. Ton histoire n'est pas des plus récréatives, mais quand je mange, cela me fait plaisir d'entendre radoter quoi que ce soit.
« Maintenant nous allons travailler à notre délivrance… y es-tu ?
La Pistole secoua la tête tristement.
– Cavalier Fortune, dit-il, vous pouvez faire tout ce que vous voudrez ; vous avez confiance en votre étoile, tant mieux pour vous. Moi, je suis certain, au contraire, d'être né sous un astre défavorable. Si je parvenais à quitter cette prison, je trouverais ma femme en dehors des murs avec une corde qu'elle me passerait au cou pour m'étrangler.
Pendant qu'il parlait, Fortune s'était mis à genoux sur le carreau de la cellule, du côté qui confinait au mur.
Arès avoir tâtonné pendant une minute ou deux il sentit une tuile qui basculait sous la pression de ses doigts ; il retira cette tuile, puis trois autres, ce qui forma un carré béant qui pouvait aisément donner passage à un homme.
La Pistole le regardait faire avec découragement.
– La coquine ! se disait-il, quand on me mettra la corde au cou, je demanderai la permission de faire un discours au populaire et je l'accuserai d'être une hérétique, une sorcière, une empoisonneuse. Je la ferai brûler vive, s'il se peut.
Fortune avait déjà disparu dans le trou.
Dès les premiers pas, il comprit à ses risques et périls comment le chevalier Courtenay avait pu faire disparaître les terres déblayées ; il fut, en effet, sur le point de tomber dans une crevasse ouverte à sa gauche et d'où sortait un air chargé d'humidité.
Ce devaient être les caves de l'antique forteresse, et le chevalier avait dû incliner sa tranchée vers le sud pour les éviter.
La tranchée était longue d'environ dix pas.
Elle était dirigée à fleur de sol.
Certes on ne s'y promenait point à l'aise, mais un homme jeune et leste comme l'était notre cavalier, y pouvait remuer avec assez de facilité.
La nuit était noire là-dedans comme au centre de la terre.
Quand Fortune eut atteint l'extrémité du boyau, il put entendre distinctement un grand bruit de pas et même des voix qui causaient activement.
Le corridor de l'Est servait un peu de salle des pas perdus au Châtelet.
La dernière toise du boyau allait en se relevant et aboutissait à une dalle dont l'épaisseur seule séparait Fortune des promeneurs.
La première voix qu'il reconnut fut celle du bailli-suppléant Loiseau, et ce digne magistrat disait :
– Je l'ai réduit au silence avec cette simple question Pourquoi n'avez-vous pas couché à votre auberge ?
– Deux millions ! chantait le greffier Thirou, il a gagné deux millions ce matin à la baisse après avoir gagné hier quatre millions à la hausse ; c'est un colosse !
Loiseau qui revenait sur ses pas, dit :
– Il m'a fait manger ma soupe froide, mais il sera pendu, parce qu'on couche à son auberge quand on n'a point de desseins criminels. Qu'il réponde à cela ! Je l'en défie !