Où Fortune remet La Pistole à sa place.
Notre drame n'est pas la conspiration de la Cellamare nous disons cela pour rassurer le lecteur.
Mais toutes les conspirations se ressemblent.
C'est un commerce où les promesses ne coûtent rien. Si seulement, le quart d'heure de Rabelais amène parfois des mécomptes pénibles.
À la double déclaration faite par Fortune et La Pistole ; nos gentilshommes bretons devinrent inquiets, comme s'il y avait eu danger d'être pris à caution pour un ami insolvable.
Au pays d'où ils venaient, les gens tirent généralement plus volontiers leur épée que leur bourse.
Mlle Delaunay, qui avait toutes les finesses et connaissait son monde sur le bout du doigt, ne leur laissa pas le temps de marquer trop naïvement un inutile et fâcheux mouvement de retraite.
– Voyez la différence ! dit-elle. À vous les places et les honneurs. Ceux-ci se contentent d'un peu d'argent.
Elle quitta les Bretons, rassurés par son sourire, et vint droit à Fortune.
– Cavalier, dit-elle, vous avez affaire à une bonne maison, et j'espère que vous attendrez bien jusqu'à demain.
– Dites non ! suggéra La Pistole par derrière. Il faut du comptant.
Fortune regarda les trois Bretons et repartit malicieusement :
– Ces trois respectables seigneurs ne peuvent-ils se cotiser pour vous tirer d'embarras, belle dame ! Nous sommes de simples mercenaires et, pour ma part, je ne puis attendre à demain, n'ayant pas même en poche ce qu'il faut pour payer mon souper et ma couchée.
La Pistole, rendu hargneux par ce contretemps, ajouta :
– Sans compter que la maison où est ma coquine de femme ne saurait être une bonne maison.
Cette belle Thérèse Badin écoutait tout cela d'un air riant, et le malaise général ne semblait point l'atteindre.
La sœur d'Apollon, qui voyait compromis le crédit de la conspiration et la dignité de la cour de Sceaux, tourna vers elle un regard sournois où il y avait deux nuances : de la prière et de la rancune.
Thérèse reprit dans sa poche ce bijou de carnet que nous avons admiré déjà.
– Laissez, Messieurs, je vous en supplie, dit-elle aux gentilshommes bretons, comme si elle eût feint de croire qu'ils allaient s'exécuter.
Et il y avait dans son accent une raillerie si mordante, que les trois braves seigneurs mirent la main au gousset en rougissant jusque derrière les oreilles.
Les sourcils de la Muse étaient froncés.
– Laissez, répéta Thérèse, personne ne doit m'enlever l'honneur et le plaisir de rendre un léger service à Mlle Delaunay, qui veut bien admettre à sa familiarité une fille de la petite bourgeoisie telle que moi. D'ailleurs, je suis en compte déjà avec S. A. R, madame la duchesse du Maine.
Elle ouvrit son carnet.
– Seulement, ajouta-t-elle, j'ai donné à ces braves gens des halles, dans la cour, toute ma menue monnaie ; et je n'ai plus ici que des coupons de cinquante mille livres.
Elle en avait, en vérité ; elle en avait plusieurs qu'elle déplia complaisamment pour laisser voir la somme énoncée.
Les yeux de Fortune brillèrent, tandis que la physionomie de la sœur d'Apollon se rembrunissait de plus en plus.
Quant aux trois gentilshommes bretons, ils échangeaient des regards ébahis et Pontcallec, le «marquis d'Opulence », contemplait avec une sorte de stupeur ce carnet mignon qui renfermait le prix de deux ou trois de ses domaines.
– M'est avis, dit Fortune, que ces messieurs auront du moins de quoi faire le change…
– Ma foi de Dieu ! gronda Pontcallec, avant de partir on nous a conseillé de n'avoir jamais plus de cinq écus en poche, la ville de Paris étant pleine de voleurs.
– Attendez ! attendez ! s'écria Thérèse, voici justement un bon de quinze cents louis. Chère demoiselle, s'il vous plaît de payer votre dette, je me fais une joie de vous l'offrir.
– J'accepte jusqu'à demain, répondit Delaunay avec sécheresse.
Fortune reçut le bon qui était à vue sur la finance du roi.
Il l'examina fort attentivement avant de remercier.
La Muse avait tourné le dos et rejoignait déjà ses Bretons qui lui dirent tous trois ensemble :
– Cette jeune dame est donc plus riche qu'une reine !
Delaunay haussa les épaules imperceptiblement et murmura ces mots en guise de réponse :
– La rue Quincampoix… le carnaval des écus…
– Cavalier, disait cependant Thérèse, soulevant sa basquine garnie d'émeraudes pour remettre le fameux carnet dans sa poche, en sortant de la maison, à droite, vous trouverez la boutique du juif Élëazar. Il vous changera ce papier contre argent ou or, moyennant un bénéfice de quelques livres.
– Madame, répondit Fortune, qui baissa la voix jusqu'au murmure, un compagnon maçon n'oserait approcher de ses lèvres la main d'une divinité telle que vous. Ne vous plairait-il point savoir quelle tournure a le pauvre Fortune quand il porte ses habits de cavalier ?
Leurs regards se croisaient.
Celui de Thérèse était souriant et doux.
– C'est comme si je vous avais déjà vu, répondit-elle en se jouant ; je connais quelqu'un qui vous ressemble trait pour trait.
– Qui donc, à la fin ? demanda vivement Fortune. La peste ! Voilà bien des fois qu'on me parle de cela sans que j'aie pu savoir jamais le nom de ce gentilhomme.
– Il est jeune, il est beau, murmura Thérèse ; je ne sais pas s'il est aussi beau que vous.
Il se redressa et dit, croyant déjà avoir ville gagnée :
– Ça, ma déesse, où aurons-nous demain notre rendez-vous ?
– Chez moi, répondit Thérèse sans hésiter, je demeure en mon hôtel au coin du quai et de la rue des Saints-Pères. Je vous attendrai demain matin, à dix heures. Soyez exact.
– À moins d'être mort ou chargé de chaînes… commença Fortune.
Mais elle l'interrompit d'un geste gracieux et rejoignit le groupe formé par la Muse aux prises avec ses trois Bretons. Fortune resta un peu déconcerté par la brusquerie de ce congé.
– Allons, lui dit La Pistole, venez, les boutiques de Lombards ferment de bonne heure.
Mais tout vrai comédien a besoin du dernier mot pour faire sa sortie.
Fortune éleva la voix et dit à la sœur d'Apollon, qui affectait de ne plus le voir :
– Belle dame, je ne veux point attribuer votre méchante humeur à l'obligation où je vous ai mise d'acquitter votre dette ; je veux plutôt compléter ma mission en rapportant les propres paroles du vieil homme de Saint-Jean-Pied-de-Port que vous appeliez monseigneur. Tout à l'heure sur le palier, avant de frapper à cette porte, j'ai entendu messieurs vos amis dénombrer les ressources de la conspiration en Bretagne et, soit dit en passant, une autre oreille que la mienne aurait pu profiter du renseignement. Je vous conseille de parler moins haut à l'avenir. Voici le message verbal de monseigneur :
« Dans deux mois, cent vaisseaux de guerre espagnols peuvent croiser entre Brest et Lorient. »
Pontcallec, Sourdéac et Goulaine accueillirent cette annonce avec des transports de joie. L'armada, la féerique armada ! c'était le rêve de tous les conjurés bretons.
Fortune salua et sortit, précédé par La Pistole qui descendit l'escalier quatre à quatre.
La cour était vide, mais nos deux compagnons retrouvèrent à la porte de la rue une partie de l'attroupement occupé à regarder le brillant carrosse de la Badin.
À la vue de Fortune et La Pistole, l'attroupement se dispersa pour se reformer aussitôt qu'ils eurent tourné l'angle de la maison…
– C'est lui ! dit la poissarde, qui mit la main au-devant de ses yeux pour mieux regarder Fortune.
– Et n'a-t-on pas dit, demanda la graine d'apothicaire, qu'il s'était blessé en lâchant la corde à nœuds qui pendait jusque dans les fossés de la Bastille ?
– Voyez ! s'écrièrent dix voix, voyez comme il boite !
– L'autre boite aussi, risqua un garçon ferronnier.
– C'est son domestique, répliqua la harengère ; si le maître s'est blessé, le valet a bien pu faire de même.
Nos deux compagnons entraient en ce moment dans la boutique du juif Eléazar.
– Les pauvres maçons n'ont pas souvent affaire chez le Lombard, fit observer la regrattière des Innocents.
– C'est lui, parbleu ! conclut-on de toutes parts ; il n'y a que lui pour être si joli que cela !
– Pour en revenir à Thérèse Badin, reprit la harengère, elle peut bien payer ses dettes. Voilà ce qui court la rue Quincampoix : son père est maintenant le maître des Trois-Singes. Il lui donne tout. Elle a acheté son carrosse lundi ; elle a acheté, mardi, son hôtel de la rue des Saints-Pères, et, mercredi, elle a acheté un château je ne sais plus où. Ce vieux fou de Badin a une veine à faire trembler, et qui dure et qui dure ! Il joue du matin au soir sur les actions, et du soir au matin il joue aux cartes ou aux dés dans son tripot de la rue des Cinq-Diamants. Ce qu'il y a de triste c'est que Chizac-le-Riche perd à mesure que le vieux Badin gagne.
– Pas de danger pour celui-là ! s'écria l'apprenti droguiste ; il pourrait perdre un million par jour pendant trois mois !
– Oh ! je ne le plains pas, répliqua la bonne femme. Chizac est un grigou, tandis que la Thérèse fera danser les écus du vieux Badin.
Fortune et La Pistole sortaient de l'échoppe du juif, et l'attention générale se reporta aussitôt sur eux.
– Ah ça ! dit notre cavalier, que diable nous veulent ces braves gens ?
La Pistole protégeait à deux mains la poche où étaient les louis d'or que le juif venait de compter en échange du bon de caisse.
– Ils vous reluquent, murmura-t-il, comme si vous étiez un miracle !
– Venez là, la mère, appela Fortune en faisant un signe de la main à la poissarde.
Tout le monde s'approcha d'un commun mouvement.
La Pistole noua ses mains sur sa poche.
– Voulez-vous m'indiquer, demanda Fortune, la meilleure maison de friperie qui soit aux environs ?
On se regarda dans la foule en clignant de l’œil.
– Oui bien, mon compagnon, répondit gaillardement la harengère, on n'est pas assez bête pour donner du monseigneur à quelqu'un qui veut se faire passer pour un gâcheur de plâtre. Allez rue des Deux-Boules, ici près, chez maître Mathieu, qui fait la livrée de monsieur le régent, et vous sortirez de sa boutique luisant comme un marguillier !
Fortune remercia, puis fit un geste. La foule s'écarta respectueusement.
– Mon garçon, dit Fortune en regardant de haut La Pistolet qui marchait auprès de lui ; quand on a ma tournure, il ne sert à rien de se déguiser. Les gens voient tout de suite à qui ils ont affaire.
– Ce que je voudrais, répondit La Pistole, c'est un bon coffre pour mettre mes quinze mille livres.
Ils entrèrent chez maître Mathieu, où La Pistole choisit un costume de ville un peu fané, mais très voyant et prétentieux, qui ne lui allait point. Fortune, au contraire ; trouva du premier coup bague à son doigt et fut en un clin d’œil transfiguré de pied en cap.
Les garçons de maître Mathieu commençaient à le lorgner comme tout à l'heure la foule et se disaient entre eux :
– Serait-ce lui, par hasard ?
– Mes enfants, demanda Fortune, en jetant un large pourboire sur la table, y a-t-il à votre boutique une autre issue par où puisse sortir décemment un gentilhomme que poursuit la curiosité publique ?
On lui indiqua une petite porte donnant sur le quai, et il prit ce chemin, toujours suivi par La Pistole.
– Ça, mon brave, lui dit-il, une fois sur le pavé, nous allons nous séparer ici. Que vas-tu faire dans Paris ?
– Maintenant que je suis riche, répondit La Pistole, je vais tâcher de m'enrichir. Vous voyez par l'exemple de ce Guillaume Badin ce qu'on peut gagner dans la rue Quincampoix. Je veux faire crever ma femme de dépit par le spectacle de mon opulence.
– Tu aimes toujours ta femme, mon pauvre garçon, dit Fortune, et cela fait pitié de voir une créature si faible ! Moi je rends grâce à Dieu de m'avoir créé robuste de cœur autant que de corps ; les femmes sont des degrés sur lesquels un galant homme pose le pied, et puis voilà tout.
Ils allaient tous deux dans une de ces petites rues dont l'inextricable réseau contournait le Grand-Châtelet, en remontant vers l'Hôtel de Ville.
– Il y a une drôle de chose, dit La Pistole : le chien n'avait pas envie de vous mordre, là-bas, dans les terrains ; il ne vous a pas gardé rancune pour votre coup de pied, qui était pourtant bien détaché ; et moi, qui vous ai donné à déjeuner de bon cœur. Je croyais que nous allions être une paire de camarades.
Fortune se retourna pour le toiser de la tête aux pieds. Son regard était plein de bonté.
– Tu as trop d'argent pour être mon valet, répliqua-t-il ; et pour être le compagnon de mes aventures tu n’as pas assez galante mine.
La Pistole regarda son pourpoint et ses chausses.
– Je suis pour le moins aussi bien couvert que vous, murmura-t-il.
Fortune eut un sourire de pitié.
– Tu sens la foire Saint-Laurent d'une demi lieue, mon bon, dit-il. Au théâtre, les femmes sont charmantes et les hommes ridicules, on ne peut pas changer cela. Moi, au contraire, je suis né grand seigneur, et cela saute aux yeux. Cette Delaunay est une friponne assez avenante, as-tu vu les agaceries qu'elle me faisait ? As-tu vu les œillades que me lançait la fille à Badin, qui est belle comme les amours ? Je n'aurais qu'à me baisser pour les prendre, et qui sait si je ne produirai pas le même effet sur Mme la duchesse elle-même ?
– De ce côté-là, interrompit La Pistole, quand même vous le voudriez, je ne pourrais pas vous suivre. Les conspirations ne sont bonnes à suivre que dans le premier moment ; celle-là finira mal comme les autres, et d'ailleurs je ne voudrais pas être du même parti que ma femme. Ah ! plus souvent !
– Donc, conclut Fortune, souhaitons-nous mutuellement bonne chance, mon ami. Où vas-tu de ce pas ?
– Je vais, répondit La Pistole, montrer mes écus à mon oncle Chizac-le-Riche. Cela lui donnera, j'en suis sûr, l'idée de me faire du bien.
– Moi, dit Fortune, avant d'aller au château de Sceaux qui sera bientôt ma demeure, je veux rôder un peu autour de l'Arsenal où Mme du Maine m'offrira sans doute un logis provisoire.
Ils se donnèrent la main, arrêtés qu'ils étaient au-delà de l'Hôtel de Ville, dans la rue de la Tixeranderie.
Un carrosse passa au trot de quatre beaux chevaux.
Un bouquet lancé par la portière décrivit une courbe adroitement calculée et vint frapper Fortune en pleine poitrine.
La Pistole ouvrit de grands yeux.
– Laquelle est-ce ? demanda froidement Fortune pendant que le carrosse s'éloignait.
Il songeait à Thérèse et à Delaunay.
– Ce n'est ni l'une ni l'autre, répondit La Pistole, c'est une jolie petite dame qui a au cou des perles pour plus de vingt mille livres.
Fortune ramassa le bouquet et l'examina d'un œil exercé. Il y avait un billet entre les fleurs ; Fortune l'ouvrit et vit ces mots tracés au crayon :
« Cher imprudent, cachez-vous, au nom du ciel !
– Autre imbroglio ! s'écria Fortune ; mon étoile travaille comme une folle !
La Pistole et lui s'étaient rangés pour faire place au carrosse. Tout à coup, Faraud gronda sourdement.
Sur le pas d'une porte, à quelques toises d'eux, il y avait un homme qui portait un costume de deuil et qui ramenait les plis de son manteau sur son visage singulièrement pâle.
En voyant le regard que cet homme attachait sur Fortune, La Pistole ne put retenir une exclamation de frayeur.
À ce cri, l'homme recula et referma bruyamment la porte. La Pistole aurait juré qu'il avait distingué un couteau dans sa main, demi-cachée sous le revers sombre de son pourpoint.