Où Chizac-le-Riche témoigne en faveur de Fortune.

 

– Nous allons, reprit Loiseau timidement et comme s'il eût demandé conseil à Chizac-le-Riche, procéder à l'enquête.

Chizac approuva du bonnet.

Le greffier Thirou vida ses poches, où il y avait tout ce qu'il faut pour écrire, et s'agenouilla près du billot.

– L'examen des lieux, reprit Loiseau en élevant la voix, ne nous prendra pas beaucoup de temps. L'évidence du calme saute aux yeux, et nous avons seulement à constater l'identité de la victime. Monsieur le commissaire, ceci rentre dans vos fonctions.

Touchenot avait déjà fait signe à ses hommes, qui s'approchèrent du cadavre et le relevèrent.

Guillaume Badin avait dû tomber de son haut sur le visage, car ses traits étaient excoriés et meurtris.

Touchenot s'était penché sur lui et l'examinait froidement.

La figure a été endommagée seulement par la chute, dit-il, je ne vois pas d'autres traces de violences.

Le sieur Loiseau, qui s'était retourné vers Chizac, lui dit tout bas :

– Hier soir, j'ai soupé avec M. l'intendant de Bechameil, entre hommes, bien entendu ; j'ai une vie sage et réglée. Tout le monde était à la hausse, à la hausse des pieds à la tête ! Mais j'ai ouï parler ce matin d'un complot, les princes légitimes se remuent, et M. le régent soupçonne, dit-on, l'ambassadeur d'Espagne. Vous êtes au fait de tout cela ? Est-ce de la baisse ?

Chizac lui imposa silence du geste. Il était très calme ; mais son tic allait et ses yeux ne se tournaient pas du côté du cadavre.

L'inspecteur Bertrand, au contraire, regardait le corps de loin, d'un air indifférent et nigaud.

– Les habits sont intacts, poursuivait Touchenot, sans les souillures résultant de la chute et le trou par où l'épée a passé pour atteindre le cœur.

Tout en parlant, il avait déboutonné la soubreveste de Guillaume Badin et ouvert sa chemise.

Le greffier écrivait.

Il y avait en effet au pourpoint, à la soubreveste et à la chemise un trou presque imperceptible, correspondant à une blessure de même dimension qui n'avait point saigné et qui laissait une trace violâtre au côté gauche de la poitrine, juste à la place du cœur.

Ces énonciations furent dictées à haute voix par le commissaire.

Chizac disait :

– Je connaissais ce malheureux homme ; il était mon locataire et presque mon ami, car on s'attache aux gens à qui l'on fait du bien. Hier soir, je l'ai quitté joyeux et bien portant : personne ne s'étonnera de l'émotion que j'éprouve en le revoyant mort.

– Quel cœur ! murmura Thirou, qui lâcha sa plume pour s'essuyer un œil. Comme il gagne à être connu !

Ce drôle de corps, l'inspecteur Bertrand, se grattait le menton d'un air pacifique.

– L'homme, demanda brusquement Loiseau, qui venait de consulter sa montre, quels sont vos noms et qualités ?

Il s'adressait à Fortune, lequel semblait n'avoir point conscience de ce qui se passait autour de lui.

– Je souffre de l'estomac quand je dérange mes heures, reprit le bailli suppléant avec une certaine énergie. Réveillez-moi ce garçon, et qu'il réponde en deux temps !

La main brutale d'un exempt heurta l'épaule de Fortune.

On lui répéta la question, et il répondit :

– Je m'appelle Raymond.

– Raymond qui ? interrogea encore Loiseau.

Raymond tout court, et l'on m'appelait Fortune, parce que jusqu'à ce jour j'avais eu du bonheur.

Touchenot, qui avait abandonné le corps, revint vers Chizac et lui dit avec un sourire aimable :

– C'est aussi par trop naïf de s'endormir dans le lieu même où l'on a fait le coup. Les nouvelles actions font-elles prime ?

– Ce pauvre Guillaume Badin laisse une fille répliqua Chizac d'un ton pénétré.

– Une gaillarde ! murmura le commissaire en ricanant.

– Avouez-vous le crime dont vous êtes accusé ? demandait en ce moment Loiseau.

– Je n'ai pas commis de crime, répliqua Fortune avec force ; celui qui est mort avait été bon pour moi.

– J'en suis témoin, prononça tout bas Chizac. Guillaume Badin était le meilleur des hommes.

– Et pourquoi êtes-vous entré ici ? interrogeait toujours Loiseau.

– J'avais bu, répondit Fortune, du vin et des liqueurs en grande quantité.

– Voilà où mène l'ivrognerie ! fit observer Thirou, dont le nez avait quelques rubis.

– Aviez-vous joué ? demanda le juge.

– Oui, répliqua Fortune, qui ajouta de lui-même : Et j'avais tout perdu.

– Il s'enferre, dit Touchenot. Pas fort, ce garçon-là.

Le visage débonnaire de l'inspecteur Bertrand, qui s'était animé un instant, venait de reprendre son somnolent aspect.

– Votre réponse, reprit Loiseau, ne nous dit pas pourquoi vous êtes entré ici. C'est le point capital.

– J'étais à la belle étoile et j'ai trouvé une porte entrouverte.

– Comment n'avez-vous pas plutôt regagné votre auberge ?

– Je n'ai pas d'auberge.

– Alors vous êtes sans feu ni lieu ?

– Quand je suis entré au cabaret des Trois-Singes, j'avais quinze mille livres dans ma poche.

D'où vous venait cet argent ? demanda vivement Loiseau.

Fortune garda le silence.

– Il s'enferre ! grommela pour la seconde fois Touchenot.

– M'est-il permis de faire une observation ? dit en ce moment Chizac-le-Riche.

La voix de celui-ci avait le privilège de ramener l'attention de l'inspecteur Bertrand, qui ôta les mains de ses poches et se prit à tourner ses pouces.

– Vous avez toujours le droit de parler, Monsieur mon ami, dit Loiseau avec emphase. Nous nous ferons un plaisir de vous écouter.

Chizac reprit :

– On a omis d'adresser à ce jeune homme certaines questions nécessaires. Quelle est sa famille ? Quelle est sa profession ? D'où vient-il ?

– C'est juste, dit Loiseau, mais nous y serions venus.

Et Thirou ajouta du fond de son admiration :

– Quel juge il aurait fait ! Il est propre à tout.

Aux trois questions nouvelles posées par Loiseau, Fortune répondit :

– Je suis soldat ; je ne me connais pas de famille, et j'étais arrivé d'Espagne hier, dans la journée.

– A-t-il au moins quelque répondant ? suggéra Chizac, comme s'il n'eût point voulu interroger lui-même, des relations ? une attache quelconque ?

– Je ne connais, répliqua Fortune, que trois personnes à Paris, à l'exception d'une pauvre noble famille dont je ne veux point dire ici le nom. Ces trois personnes sont l'ancien comédien La Pistole, neveu du sieur Chizac, ici présent…

La figure du millionnaire resta impassible ; sauf les gambades de son tic, qui allaient maintenant de la bouche jusqu'aux yeux.

Bertrand, l'inspecteur, avait autour de ses grosses lèvres un sourire atone.

Fortune poursuivait :

– En second lieu, Mlle Delaunay, dame de la duchesse du Maine, et enfin Thérèse Badin, la fille de celui qui est là.

Il y eut un silence. Le bailli Loiseau consulta de nouveau sa montre.

– Les faits sont clairs comme le jour, dit-il, l'évidence saute aux yeux. Il y a une question qui domine tout : pourquoi est-il entré ici plutôt que d'aller à son auberge ? Un homme est mort d'un coup d'épée, on a trouvé sur le lit de cet homme un étranger porteur d'une épée.

– La voici, dit en ce moment l'inspecteur Bertrand, qui avait quitté sa place contre la muraille et qui tenait l'épée de Fortune dans son fourreau.

Fortune ne se tourna même pas vers l'homme qui portait cet accablant témoignage. Il murmura entre ses dents :

– J'ai été heureux pendant un bon bout de temps ; il paraît que mon étoile se lasse. Si on a l'idée de me pendre, je n'y puis rien, seulement, je suis innocent, je le jure.

– Quand on est innocent, dit Loiseau péremptoirement, on rentre coucher à son auberge.

En même temps il voulut prendre des mains de l'inspecteur Bertrand l'épée qui pouvait servir à quelque mouvement oratoire, mais l'inspecteur la retint et fit sauter la lame hors du fourreau.

– Voici le fer, s'écria Loiseau pour ne pas perdre son mouvement oratoire, le fer qui s'est baigné dans le sang de cet infortuné !

L'inspecteur Bertrand lui coupa la parole en mettant sous son nez tout près de ses yeux myopes, la lame brillante qui gardait le poli intact des choses neuves.

– Elle a été essuyée avec soin, dit le bailli suppléant.

Touchenot secoua la tête. Ce fut Chizac qui déclara, après avoir examiné l'arme :

– Ceci n'a jamais servi.

Bertrand lui adressa un petit signe de tête approbateur et au moment où leurs yeux se rencontraient, le tic de Chizac dansa une véritable sarabande.

Je ne suis pas un homme d'épée, dit Loiseau dont l'impatience grandissait, je vis honnêtement et j'ai mes heures réglées. Ce n'est pas l'épée qu'on soupçonne, c'est cet aventurier. La plus simple prudence ordonne de le placer sous les verrous. S'il y a doute, nous avons la question ordinaire, cela lui apprendra à coucher hors de son auberge. Ne perdez pas de vue l'auberge.

Pendant qu'il parlait, l'inspecteur s'était approché de Fortune et avait retourné ses poches avec une prestesse extraordinaire.

Il ne dit rien, mais son regard, qui peignait l'insouciance la plus absolue, se dirigea vers Chizac-le-Riche.

Celui-ci murmura aussitôt :

– Il n'y a point d'auberge pour ceux qui n'ont ni sous ni maille.

Loiseau perdit toute mesure.

– Je connais des gens qui mangent volontiers une soupe réchauffée, dit-il avec une véritable colère, moi cela m'incommode ! Voilà comment on entrave une instruction. J'ai ma méthode, je me moque de l'épée comme d’un grain de sel ; quant aux poches vides, la belle malice ! Si ce gaillard-là avait de l'argent plein ses poches, il serait moins suspect d'avoir assassiné Guillaume Badin pour le dépouiller ensuite. En prison d'abord, et ensuite la question, voilà la marche rationnelle !

Touchenot le commissaire n'était pas éloigné de partager cet avis.

Thirou le greffier n'avait jamais d'opinion. Cela faisait partie de son emploi.

L'inspecteur Bertrand remit l'épée au fourreau, croisa ses mains derrière son dos et regagna sa place, dans son coin contre la muraille.

Il régnait parmi les bases fonctionnaires de la justice et de la police une émotion sourde comme si on leur eût donné une charade à deviner.

L'épée vierge. Les poches vides !

Ils ne comprenaient pas.

Au-dehors, la voix de la foule s'enflait : il y avait des rires et des huées : cela ressemblait un peu au tapage qui emplit une salle de spectacle quand l'entracte se prolonge outre mesure.

Ils ont raison, que diantre ! Ils ont raison de s'impatienter, murmura Loiseau, nous gaspillons ici un… temps précieux. Voyons ! Il faut en finir ! L'homme est assassiné, personne ne le nie : il y a un assassin, c'est manifeste. Eh bien ! je dis qu'on n'a pas répondu à cet argument qui peut paraître subtil, mais qui est le fond même de la cause : pourquoi ce vagabond est-il entré ici justement, au lieu d'aller coucher à son auberge ! J'ordonne en conséquence…

Il fut interrompu par Chizac qui dit :

– Maître Bertrand, l'inspecteur passe pour un homme très habile.

Tout le monde, excepté Bertrand lui-même, regarda curieusement Chizac.

Il s'était installé de nouveau dans son fauteuil et avait repris toute son importance.

– L'opinion dudit sieur Bertrand, reprit-il, a fait sur moi une certaine impression. Il y a l'épée qui évidemment n'a jamais touché le sang d'un homme, et il y a le dénuement absolu de ce malheureux. Guillaume Badin avait, hier soir, une somme considérable dont je ne puis préciser le chiffre, plus son gain de la journée dont le montant est à ma connaissance : il avait emporté des Trois-Singes plus de cent mille écus en argent et en valeurs.

– Plus de cent mille écus ! répéta l'assistance.

– Monsieur mon ami, supplia Loiseau d'un accent découragé, où voulez-vous en venir ? Ce sont là choses à dire quand la cause viendra au Bailliage ou au Présidial. Je suis attendu chez moi pour mon potage et par ma femme, qui s'inquiète sans doute…

– La femme, dit Thirou à Touchenot ; quant au potage, il refroidit. Ce Chizac présiderait au Parlement, savez-vous !

Chizac glissa une œillade vers l'inspecteur qui regardait au plafond, et reprit :

– Personne ici, je le pense, n'a des occupations plus importantes que les miennes.

– Ah ! je crois bien, firent ensemble, le commissaire et le greffier. Chacune de ses heures vaut le traitement d'un conseiller.

La tête de Loiseau tomba sur sa poitrine en jetant à Fortune un rancuneux regard.

– Coquin, tu me paieras ma soupe !

– Si j'ai pris la peine de venir, poursuivait cependant Chizac, c'est que j'ai cru être utile au bien de la justice. Il y a ici un problème à la solution duquel mon témoignage peut aider. Je prie Monsieur le greffier de noter avec soin mes paroles : je diviserai ma déposition en deux parties. Hier, cet homme a joué au cabaret des Trois-Singes ; il avait de l'argent et quand je me suis retiré, il était en train de perdre. En ce moment Guillaume Badin était déjà rentré chez lui. J'ai dû passer devant sa porte pour gagner mon logis, mais je n'ai point remarqué s'il l'avait ou non fermée. Je dis ceci, parce qu'aucune trace d'effraction n'a été constatée.

– Est-ce précis ! est-ce concis ! fit le greffier, qui écrivait à perdre haleine.

Loiseau s'était assis sur le pied du lit avec résignation.

– Voilà tout pour ce qui regarde la soirée d'hier, reprit Chizac. Ce matin, au petit jour, je puis affirmer que la porte de mon protégé et locataire Guillaume Badin était entrouverte, car je suis entré chez lui. Et comment aurais-je pu entrer, sans cela, puisque la clé se trouvait en dedans ?

Ici, l'inspecteur Bertrand eut une légère quinte de toux, et le tic de Chizac manœuvra vigoureusement.

Personne ne prit garde à la toux de maître Bertrand, et, à part les équipées de son tic, jamais la figure bouffie de Chizac-le-Riche n'avait été plus impassible.

Il acheva :

– Les choses étaient exactement comme vous les avez vues quand vous êtes entrés, sauf un seul fait : ce jeune homme dormait et ronflait, étendu sur le lit.

– Et bien entendu, murmura Touchenot, l'argent de Guillaume Badin était déjà envolé ?

Chizac ne répondit que par un signe de tête affirmatif.

– Et que voyez-vous dans tout cela, s'écria Loiseau en bondissant sur ses pieds, qui puisse empêcher de coffrer ce drôle ? « Sunt verba et voces ! » y a-t-il un mot, un seul mot qui explique pourquoi il n'est pas rentré à son auberge ? Pour la seconde fois, j'ordonne …

– Un instant ! interrompit encore Chizac ; je désirerais connaître l'avis formel de maître Bertrand. Vous ne pouvez me refuser cela.

L'inspecteur, ainsi interpellé, répondit d'un air innocent :

– Moi, je suis toujours du même avis que M. le bailli. La prison et la question, voilà la bonne manière !