Où Fortune cherche son souper.
C'était une gaie matinée de printemps.
Il faisait froid, comme il arrive souvent dans la campagne de Madrid, et Fortune regrettait que La Roche-Laury, sa providence, n'eût point songé à joindre un manteau à son pourpoint et à son haut-de-chausses.
Le jour était encore incertain.
Fortune, chevauchant du côté de la route où étaient les bornes militaires, voyait du côté droit un autre cavalier qui allait bon pas sur une grande mule.
Ce cavalier avait un manteau et fredonnait entre ses dents des airs que Fortune aurait pris pour des refrains de France si l'on n'eût point été en Castille.
Quoique Fortune, selon sa propre appréciation, et comme il l'avait franchement avoué au cardinal, fût un garçon sans défauts, il céda aux conseils de la faiblesse humaine et pressa le pas de son cheval pour voir un peu la figure de ce voyageur qui pouvait devenir un compagnon de route.
Mais l'autre, entendant le bruit du trot dans la poussière, souffleta les oreilles de sa mule, qui aussitôt allongea.
En même temps, il ramena sur son visage les plis du manteau que Fortune lui enviait.
Fortune prit le petit galop, la mule aussi, de sorte que la distance restait toujours à peu près la même entre nos deux voyageurs.
–Tête-bleu ! pensa Fortune, qui n'était pas endurant de sa nature, ce croquant pense-t-il m'en donner à garder ?
Et il piqua des deux.
Mais la mule prit aussitôt le grand galop.
Fortune, mordu au jeu, donna de l'éperon comme un diable, et ce fut bientôt entre les deux voyageurs une véritable course au clocher.
Pendant cela, le jour grandissait. Fortune se disait, commençant à distinguer la tournure de l'homme à la mule :
– Voici un gaillard mal bâti, ou que je meure ! Il a des cheveux qui coifferaient bien un jocrisse sur le Pont-neuf. Quand je vais l'atteindre, je lui demanderai un peu pourquoi il m'a fait courir ainsi.
Son cheval, vivement poussé, gagnait du terrain ; l'autre voyageur, qui craignait d'être vaincu dans cette lutte de vitesse, tourna la tête pour la première fois, afin de voir qui le poursuivait ainsi. Ce fut un coup de théâtre.
Fortune serra le mors de son cheval, qui s'arrêta court.
Il venait d'apercevoir sur l’œil droit de l'homme à la mule une large bande de taffetas vert.
– Sang de moi ! s'écria-t-il, j'aurais dû deviner cela depuis longtemps ! épaules dépareillées et perruque rousse ne me suffisaient-elles pas sans l'emplâtre ? Je n'ai rien à faire de ce coquin, puisque j'ai défense de causer avec lui et de me battre contre lui !
Ce coquin, comme l'appelait Fortune, était animé sans doute de sentiments pareils, car après avoir regardé notre cavalier, non seulement il continua de fuir à fond de train, mais encore il se jeta hors de la route et disparut derrière un bouquet de chênes-lièges qui rejoignait le Hénarès.
Fortune reprit sa marche au pas.
Le soleil commençait à rougir les vapeurs de l'horizon.
Fortune en était encore à se demander quel diable de fringale avait pris l'homme à la mule, lorsqu'il aperçut la cinquième borne militaire entre Alcala et Guadalaxara.
Fortune descendit de cheval, attacha sa monture à l'anneau de fer scellé dans la borne et s'assit sur le parapet du pont.
À l'autre bout du parapet, un moine en robe brune, rattachée aux reins par une corde écrue, regardait couler l'eau.
L'arrivée de Fortune ne sembla point troubler sa méditation.
Un long quart d'heure se passa, et Fortune commençait à perdre patience, lorsqu'au sommet de la côte en pente douce qu'il venait de descendre pour arriver jusqu'au pont, un cortège se montra.
C'étaient deux mules honnêtement caparaçonnées, entre lesquelles une litière de voyage se balançait.
Quatre vigoureux arriéros, le fouet à la main, l'espingole en bandoulière, accompagnaient les mules deux à droites, deux à gauche.
Le moine quitta aussitôt sa posture méditative et vint droit à Fortune.
Il entrouvrit son froc et mit sur la borne un sac d'argent en disant :
– Cavalier, voici de quoi payer les frais de votre voyage dans la forêt.
– À la bonne heure ! s'écria Fortune, je vais savoir enfin où je vais !
– Vous allez coucher à Guadalaxara, répondit le moine. Gardez-vous seulement en chemin d'un certain personnage qui est bossu de l'épaule droite, rousseau de cheveux et qui porte un taffetas sur l’œil.
– je l'ai vu, le personnage, riposta vivement Fortune ; au lieu de me garer de lui, ne serait-il pas plus court de l'assommer ?
Le moine mit un doigt sur sa bouche.
Les deux mules, la litière et les quatre arriéros armés jusqu'aux dents arrivaient à la tête du pont.
– « Alto ahi ! » commanda le moine sans élever la voix.
Quoi qu'il eût pu faire, Fortune n'avait pas encore distingué son visage, perdu dans l'ombre d'une profonde cagoule.
Le cortège s'arrêta aussitôt.
Le moine dit encore, en s'adressant à Fortune :
– Cavalier, regardez de tous vos yeux et ne perdez rien de ce que vous allez voir.
Il marcha en même temps vers la chaise suspendue dont la portière s'ouvrit, découvrant une jeune femme – ou une jeune fille – au teint pâle et à la physionomie intelligente.
Fortune resta ébloui par le regard que l'inconnue lui jeta.
Le moine échangea quelques rapides paroles avec la jeune dame de la litière, puis la portière se referma et le cortège reprit sa marche.
– Qu'avez-vous vu ? demanda le moine à Fortune.
– Une figure de jolie femme, répondit celui-ci, seulement je ne l'ai pas vue assez longtemps.
– La reconnaîtriez-vous si vous veniez à vous rencontrer avec elle ?
– Pour cela, oui.
– Dans un mois comme aujourd'hui ?
– Dans un an, s'il me faut attendre jusque-là.
Le moine dit :
– C'est bien.
Et il ajouta :
– Si quelqu'un vous parle de la Française, vous saurez qu'il s'agit d'elle.
– Bien, dit Fortune à son tour, je le saurai. Après ?
Le moine croisa ses bras sur sa poitrine.
– Cavalier, répondit-il, vous vous arrêterez au Taureau-Royal, qui est la première posada en entrant à Guadalaxara par le faubourg de Madrid. Que Dieu vous protège dans la forêt !
À ces mots, il tourna le dos et prit à pas lents le chemin de Alcala.
Fortune resta un moment abasourdi.
C'était la troisième fois qu'on lui parlait de « la forêt ».
Les forêts sont rares en Espagne.
Mais comme Fortune n'était pas homme à se creuser la tête longtemps ni à délibérer outre mesure, il versa sur le parapet le contenu du sac à lui remis par le moine et se mit à compter son argent avec plaisir.
Il y avait deux cents douros de vingt réaux chacun, ce qui formait à peu près mille livres tournois en argent de France.
– Ce cardinal, pensa Fortune, est un homme de sens ; il m'a payé en argent et non point en or, parce qu'il s'est dit : « Avec un gaillard comme ce joli garçon de Fortune, les grosses pièces vont plus vite que les petites. » En somme, le cadeau me parait suffisant pour aller jusqu'à la couchée.
Quand il eut remis les douros dans le sac, il revint vers son cheval pour le détacher, et dirigea ses yeux vers la route qui lui restait à parcourir.
Au beau milieu du chemin, à un demi-quart de lieue, il y avait un homme immobile qui semblait suivre ses mouvements avec une attention toute particulière.
De si loin on ne pouvait pas distinguer l'emplâtre de taffetas vert, et pourtant Fortune crut reconnaître le rousseau à l'épaule contrefaite.
Une chose étrange changea son doute en certitude aussitôt que l'homme vit le regard de Fortune fixé sur lui, il tourna bride, quitta la route battue et disparut dans la campagne.
Fortune se remit en selle et poussa incontinent son cheval.
Ce n'était pas pour rejoindre le rousseau, bien que la fuite de ce dernier lui donnât vaguement envie de l'atteindre.
Il se disait tout bonnement :
– Les mules de la Française vont au pas, les arriéros sont à pied : en trottant cinq minutes je rejoindrai la litière, et ce sera bien le diable si la belle inconnue ne met pas un peu le nez dehors, car on doit étouffer dans cette boîte.
Fortune trotta pendant dix minutes, puis il galopa pendant un quart d'heure, mais il ne vit ni mules, ni chaise, ni muletiers.
Il arriva de bonne heure à la posada du Taureau-Royal, qui était située à l'entrée même de la ville.
Fortune laissa sa monture à l'écurie du Taureau-Royal, pénétra dans la ville pour chercher son souper.
À quelques pas de la posada, il fut abordé par un bourgeois d'honnête mine, qui le salua avec respect et lui dit.
– Seigneur cavalier, n'auriez-vous point rencontré sur votre route un homme monté sur une mule, avec des cheveux rouge carotte, une épaule démise et un emplâtre sur l'œil gauche ?
– Non, répondit Fortune, il porte l'emplâtre sur l’œil droit.
Le bourgeois lui adressa un aimable sourire.
– Son Éminence, reprit-il à voix basse, sait choisir ses serviteurs, et vous avez tout ce qu'il faut pour traverser la forêt.
Bonhomme ! s'écria Fortune vivement, allez-vous enfin me dire quelle est ma besogne et où se dirige mon voyage ?
Le sourire du bourgeois devint plus malicieux et il répondit :
– Vous ne trouveriez pas dans toute la ville de Guadalaxara, qui est pourtant capitale de province, un seul cabaret pour manger un morceau de lard frais, sur le gril ; mais Michel Pacheco, le marchand de futaine, a bien reçu votre lettre et sa maison est toujours à la même place sur le parvis de l'église Saint-Ginès.
– Je veux que Dieu me damne… commença Fortune.
Mais il n'eut point l'occasion d'achever, parce que le bourgeois, se bouchant les oreilles à deux mains, partit comme si toute la sainte Inquisition eût été à ses trousses.
Fortune s'adressa au premier passant venu et lui demanda où était le meilleur cabaret.
– Il y a celui de Guttierez, répondit le passant, où il vint une moitié de mouton la quinzaine passée ; il y a aussi celui de Raphaël Nunez, dont les deux poules pondent de temps à autre ; mais si vous voulez manger un oignon doux, cuit à point sur la braise, allez chez jean de La Vega, et vous m'en direz des nouvelles !
Le passant suivit son chemin.
Fortune se mit à écouter son estomac qui criait misère et songea mélancoliquement à tous les bons endroits qu'on rencontre dans tous les coins de Paris, cette capitale de l'hospitalité.
Il pénétra plus avant dans la ville majestueuse et bien bâtie, dont les sombres maisons ne laissaient sortir aucune odeur de cuisine.
Plusieurs invocations qu'il adressa à son étoile n'eurent aucun résultat.
Chemin faisant il avait mis le nez à la porte des divers cabarets indiqués par le passant charitable, mais le mouton de la quinzaine passée était mangé, les deux poules n'avaient point pondu, et Fortune n'aimait pas les oignons doux cuits dans la braise.
La principale maison du parvis, située vis-à-vis du portail de l'église, avait une apparence tout à fait respectable.
L'enseigne disait en caractères creusés profondément et vieux comme la maison elle-même : «Michel Pacheco, marchand de futaine ».
Une femme voilée et dont les épaules gracieuses s'enveloppaient dans une mantille de dentelle noire sortit de l'église, escortée par une duègne qui portait son livre de prières.
On ne voyait rien de son visage, et peut-être qu'en ce moment notre cavalier affamé eût préféré une tranche de bœuf à la plus délicieuse aventure du monde.
Mais comme la tranche de bœuf manquait, Fortune se complut à regarder la taille harmonieuse et l'élégante démarche de la jeune femme.
Car elle était jeune, il l'eût juré sur son salut.
Elle passa tout près de lui, et, comme il touchait son feutre pour lui adresser un galant salut, une voix aigrelette se fit entendre sous les coiffes de la duègne, disant :
–Vous êtes en retard : on vous attend, fleur d'amour !
En ce moment, l'angélus sonna à la tour de l'église et vingt fenêtres s'ouvrirent tout autour de la place, montrant des hommes et des femmes qui faisaient dévotement le signe de la croix.
Fortune suivait des yeux l'inconnue qui se dirigeait vers la maison faisant face au portail.
Au second étage de cette même maison une fenêtre s'était ouverte, et Fortune poussa un cri d'étonnement en y voyant paraître la perruque rousse et les épaules difformes de son mystérieux ennemi, l'homme à la bande de taffetas vert sur l’œil.
Celui-ci se signa comme les autres ; mais à la vue de Fortune, il fit une grimace de colère et referma précipitamment la croisée, à l'instant même où la dame voilée et sa duègne entraient dans la maison.
Ce fut alors seulement que le nom de Michel Pacheco, gravé au-dessus de la porte, frappa les yeux de Fortune.
– Que je sois pendu, grommela-t-il, si le bourgeois de tantôt n'avait pas raison ! Ce misérable coquin de rousseau a bien vraiment son emplâtre sur l’œil gauche, à moins que l'excès de mon appétit ne me donne la berlue… Mais que disait-il donc avec ma lettre que ce Michel Pacheco, marchand de futaine, a reçue ? Je n'ai point écrit de lettre…
– À la fin ! à la fin ! s'écria une voix de basse-taille derrière lui, voici mon excellent ami et frère le cavalier Fortune, qui vient chercher son manteau et sa soupe !
Fortune se retourna et vit un petit homme tout habillé de brun, maigre, chétif, chauve comme la lune, qui s'élançait vers lui impétueusement, les bras ouverts.
Quoi qu'il en eût, il ne put éviter la plus chaude accolade qu'il eût reçue à brûle-pourpoint en sa vie.
– Voilà du temps que nous ne nous sommes vus, reprit le petit homme, sincèrement attendri ; mon logis n'est pourtant pas bien difficile à trouver ; Vous n'aviez qu'à demander, mon cher fils, l'église Saint-Ginès. Depuis que l'église est bâtie, les Pacheco vendent de la futaine en face du portail. Mais mieux vaut tard que jamais ; entrez, cousin, la soupe est au chaud, et nous allons trinquer à la prospérité de notre famille.