Où Fortune boit du vin de Xérès.
Aussitôt qu'il eut passé le seuil du marchand de futaine, les vapeurs d'une marmite, où mijotait l'« olla podrida » mélangée selon le grand art des cordons bleus Castillans, vinrent gonfler ses narines.
L'« olla podrida », ou pot pourri, un peu démodée aujourd'hui était, on le sait, le pot-au-feu des âges héroïques en Espagne. Pélage en était nourri, et le Cid campéador l'aimait à la folie.
Le petit et noir Michel Pacheco, comme s'il eût deviné les désirs de son hôte, le fit entrer tout de suite dans une salle à manger assez vaste.
La table était servie et portait à son centre une soupière qui s’entourait de six assiettes rangées comme si on eût attendu un nombre égal de convives.
Cependant, outre le marchand de futaine, il n'y avait qu'une femme maigre et très longue qui portait le menton à un bon demi-pied au-dessus de la tête de Michel Pacheco, son mari.
– Voici notre bien cher parent, dit le petit marchand de futaine en lui présentant Fortune dans les formes ; accueillez-le comme il faut, je vous prie, Concepcion, mon trésor. Vous pouvez l'embrasser sans que les malveillants y trouvent à redire.
Puis, se tournant vers le cavalier, il ajouta :
– Voici Concepcion Pacheco, ma compagne, qui a fait le bonheur de ma vie ; vous pouvez l'embrasser sans offenser la morale.
Ceci sautait aux yeux comme un axiome.
On aurait pu même aller plus loin au gré de Fortune et affirmer que le fait d'embrasser Concepcion, le trésor, était une affligeante et cruelle pénitence.
Mais Fortune eût passé par-dessus bien d'autres dangers pour arriver jusqu'à la soupière.
Concepcion, ayant été embrassée, prononça avec lenteur et méthode un bénédicité aussi long qu'elle-même, puis on prit place autour de la table.
– Sers, mon diamant, dit le marchand de futaine, notre cousin a un appétit de voyageur.
Concepcion, obéissante, plongea aussitôt la cuiller dans le potage et emplit jusqu'au bord une assiette que Fortune dévorait des yeux !
– Domingo ! dit-elle tout bas.
Un Noir parut à la porte et traversa la chambre de ce pas furtif qui appartient aux gens de sa couleur.
Concepcion lui tendit l'assiette sans ajouter une parole et le Noir disparut.
La même cérémonie eut lieu pour la seconde et pour la troisième assiette.
Fortune n'eut que la quatrième. Il est vrai de dire qu'il en trouva le contenu excellent et qu'il l'expédia en un clin d’œil.
– Ah ça ! s'écria-t-il, retrouvant toute sa gaillarde humeur à la dernière cuillerée, la mule du pape ! Mon cher cousin et ma chère cousine, je ne me plains pas de l'absence du rousseau, je me console de celle de la duègne, mais pourquoi ne voyons-nous pas la jeune dame ?
Concepcion leva sur lui ses yeux mornes, et le petit Pacheco, glissant sa main sous la table, lui pinça la cuisse jusqu'à lui arracher un cri de douleur.
– Trop parler nuit, murmura-t-il à son oreille.
Puis il se tourna vers celle qui avait fait le bonheur, de sa vie, et de son autre main il se toucha le front, comme pour lui dire :
– Le pauvre cousin est un peu fou. Quel malheur !
Concepcion, satisfaite, reprit sa raide impassibilité.
Plusieurs fois pendant le repas, qui fut meilleur et plus abondant que ne le comportait la coutume en Espagne, Fortune essaya de rompre le silence ; mais Conception semblait muette, et, quant au petit Pacheco, il vous avait des réponses à couper la conversation la mieux engagée.
Après le dessert, Conception se leva et récita les « Grâces ».
– Ma perle, lui dit le petit marchand, nous ne reverrons pas notre parent de sitôt ; fais-nous monter un flacon de vin d'Andalousie.
Les yeux éteints de Conception se fixèrent sur Fortune avec une expression singulière. Notre cavalier crut y voir une sorte de compassion. Mais la longue femme, après l'avoir salué en cérémonie, sortit sans prononcer une parole.
Le noir Domingo apporta presque aussitôt après le flacon de vin andalou.
– Fermez les portes, s'écria le petit marchand, qui se frottait les mains avec transport. Dieu merci, nous voilà libres, et nous allons passer une agréable soirée ! Concepcion est un joyau avec qui j'ai coulé des jours filés de soie et d'or, mais sait-on ce qu'elle va faire chaque matin au bureau du Saint-Office ?… Buvez de ce vin en confiance, mon camarade, le duc de Médina Coeli ne possède pas toutes les vignes de la campagne de Xérès… Hé ! hé !
Il avait rempli jusqu'au bord le verre de Fortune.
– Quel temps ! continua-t-il avec une croissante volubilité ; quel pays ! quelles mœurs ! que de mystères ! Les pavés nous espionnent, mon ami, les murailles aussi, et aussi les girouettes qui sont sur le clocher des églises. Y a-t-il longtemps que vous connaissez le frère Pacôme ?
Fortune, qui était en train de boire, éloigna le verre de ses lèvres.
– Le frère Pacôme ? répéta-t-il.
– Faites donc l'ignorant ! s'écria le petit marchand sur un ton de caresse. Vous grelottiez ce matin avant d'arriver au pont du Hénarès, sous Alcala, et je suis chargé de vous tailler un manteau dans ma meilleure pièce de futaine.
– Voilà, dit notre cavalier, une attention délicate, et je suppose que ce frère Pacôme est le moine qui regardait couler l'eau sur le parapet du pont.
– Saint Antoine de Padoue, priez pour nous ! gronda Michel Pacheco ! Comment trouvez-vous mon vin, seigneurie ?
– Excellent !
– On ne sait jamais à qui l'on parle. Vous êtes peut-être un grand d'Espagne… avez-vous défiance de moi ?
– Pas le moins du monde, répondit Fortune, qui tendit son verre.
– Alors, déboutonnons-nous, je vous prie, comme d'honnêtes cœurs que nous sommes. Où allez-vous de ce pas, seigneur cavalier ?
– Je veux mourir sans confession, répondit Fortune, si j'en sais le premier mot.
Michel Pacheco se signa.
– Vous jurez comme un hérétique de France, murmura-t-il.
– Et j'espérais bien, ajouta Fortune, que vous alliez m'apprendre le but de mon voyage. On m'a parlé d'une forêt…
Pacheco sourit et rapprocha son siège.
– Bienheureux saint Jacques de Compostelle, dit-il avec ferveur, quel pays ! quel temps ! tout est espion : les choses et les hommes ! les arbres de la campagne et les oiseaux du ciel ! Est-ce que vous n'en avez pas rencontré sur votre route ?
– Si fait, répartit vivement Fortune, je parie que le rousseau en est un.
Michel Pacheco sourit encore et ajouta tout bas :
– Le petit rousseau qui a une épaule plus haute que l'autre ?
– Et un taffetas vert sur l’œil, acheva Fortune.
Le marchand lui versa un troisième verre en disant :
– C'en est un, et tout particulièrement dangereux.
– Alors, pourquoi diable est-il dans votre maison ? s'écria Fortune. La mule du pape ! voilà qui est louche !
Michel Pacheco se leva et alla ouvrir toutes les portes pour voir s'il y avait quelqu'un derrière.
– Chut ! fit-il en revenant. Prudence est mère de longue vie. Les murs ont des oreilles, et on n'est jamais brûlé en place publique pour avoir gardé le silence.
Fortune passa la main sur ses paupières qui battaient.
– On dirait que j'ai sommeil, pensa-t-il tout haut ; encore un verre de vin pour me réveiller, s'il vous plaît.
Il avait la langue un peu épaisse.
– Oui, certes, reprit-il en regardant au travers de son xérès jaune et limpide comme une topaze, c'est un singulier pays, et je donnerais bien quelques ducats pour voir au fond de mon aventure… Dites-moi, cousin, cette jeune femme voilée qui sortait de l'église et qui est entrée chez vous avec sa duègne me trotte par la tête. J'ai cru reconnaître la Française.
Le marchant de futaine fit un soubresaut à ce nom.
– Êtes-vous donc aussi de cette affaire-là, mon camarade ? dit-il en joignant les mains.
– Quelle affaire ? interrogea Fortune, sang de moi ! je voudrais bien savoir de quelle affaire je suis.
Michel Pacheco baissa les yeux et ne répondit point !
Du reste, à dater de ce moment, il eut peu de frais à faire pour soutenir la conversation.
Pendant quelques minutes, Fortune lutta contre le pesant sommeil qui s'emparait de lui. Il battit la campagne, parlant de son manteau, de son cheval et de la posada du Taureau-Royal, qu'il voulait regagner ; puis ayant encore essayé de se lever, il chancela et s'étendit commodément sur le carreau, où il ronfla bientôt comme une toupie.
Michel Pacheco s'agenouilla auprès de lui et se mit à le fouiller fort dextrement, retournant avec soin chacune de ses poches.
Il déposa le sac de deux cents douros en lieu sûr et sans y attacher une grande importance. Ce n'était point cela évidemment qu'il cherchait.
– Pas un papier ! grommela-t-il. Son Éminence est un fin compère. Moi, qui sers les deux parties à la fois, je marque un point à Son Éminence.
Il ouvrit un placard ménagé dans le mur et y prit un volumineux paquet de hardes noires.
Puis il appela Domingo.
Quand le nègre fut venu à l'ordre, il lui dit :
– Tu vas faire la toilette de ce cavalier des pieds à la tête, et ne te gêne pas pour le tourner et retourner comme si c'était mannequin, il n'y a point de danger qu'il s'éveille.
Fortune s'éveilla pourtant, mais ce fut seulement le lendemain matin, et dans une position si extraordinaire qu'il crut être le jouet d'un cauchemar.
Il avait froid ; sa tête était lourde ; quelque chose trottinait sous lui, quelque chose qui n'était point son bon cheval.
Sur cette monture qui lui sembla d'abord étroite et basse comme une chèvre, deux robustes mains le soutenaient à droite et à gauche.
Il voulut lever les doigts pour frotter ses yeux troublés, ses deux bras s'embarrassèrent dans un vêtement flottant et large qu'il n'avait point coutume de porter.
Sa première pensée fut pour le manteau promis par son hôte Michel Pacheco, l'excellent marchand de futaine ; mais cela ne ressemblait point à un manteau de cavalier, et d'ailleurs il n'y avait dessous ni pourpoint ni soubreveste.
– Par tous les diables d'enfer ! s'écria Fortune, qu'est-ce que c'est que cette mascarade ?
Une voix gutturale répondit à sa droite :
– « Virgen immaculada. »
Tandis qu'à sa gauche un organe flûté prononçait :
– « Sin peccado concebida. »
Les yeux de Fortune se dessillèrent, pour le coup : il se vit en rase campagne monté sur un âne de la pire espèce et portant le costume d'un Père de la Foi : soutanelle de cure, fendue aux hanches, chausses de panne, manteau droit sur lequel retombait un rabat empesé.
Il était coiffé, en outre, de cet immense chapeau que la comédie de Beaumarchais a rendu si populaire : le couvre-chef de Bazile.
Deux Pères de la Foi, portant exactement le même costume que lui et comme lui montés sur des ânes, l'accompagnaient.
– Par la morbleu ! dit-il, ceci passe les bornes et n'était point dans mes conventions avec M. le cardinal.
– Mon frère, prononça gravement le padre qui était à sa droite, il vous a été enjoint de ne pas jurer.
– Et il vous avait été enjoint de ne point boire, ajouta le padre qui était à sa gauche.
– Mais enfin, s'écria Fortune, saurai-je au moins ce qu'on attend de moi ?
Le padre de gauche dit :
– « Virgen immaculada. »
Et le padre de droite repartit :
– « Sin peccado concebida. »
Et tous deux, en même temps, entrouvrant leurs manteaux de bure, montrèrent d'énormes pistolets tromblons passés dans leurs cordelières.
D'instinct, Fortune tâta sa ceinture, où il n'y avait rien, sinon un rosaire.
La route se poursuivit désormais en silence.
Vers les dix heures du matin, la caravane fit halte un peu au-delà du bourg de Hita, dans une venta villageoise qui semblait fort misérable, mais où l'on trouva un déjeuner abondant.
Les deux Pères de la Foi, compagnons de Fortune, ne prononcèrent pas une parole en prenant leur repas, mais firent preuve d'un mémorable appétit.
Une fois remontés sur les ânes, le padre de droite et le padre de gauche prirent en main des rosaires d'une longueur démesurée, en avertissant Fortune qu'il avait le droit, lui aussi, de se livrer à ce délassement.
On dîna vers deux heures après midi. Il semblait que les bons Pères eussent un maréchal des logis invisible qui préparait pour eux d'excellents repas dans des endroits impossibles.
À cinq heures du soir, aux environs de la petite ville de Jadraque, où devait se faire la couchée, nos voyageurs rencontrèrent pour la première fois les mouvements de terrain qui annonçaient la chaîne de la Guadarrama.
C'était dans un fond pittoresque. La route passait sur un vieux pont romain qui traversait l'inévitable Hénarès.
Au-delà du pont, le paysage se relevait, gravissant déjà des croupes escarpées.
Un homme montait la rampe, chevauchant au trot sur une grande mule. Il se retourna au bruit que faisaient nos voyageurs, et Fortune, qui l'avait déjà reconnu à ses épaules difformes et à ses cheveux roux, put voir sur son œil le fameux emplâtre de taffetas vert.
– Mes Pères, s'écria-t-il, quelle que soit l'entreprise où nous sommes engagés ensemble, défiez-vous de ce misérable, c'est le plus dangereux de tous les espions !
Le rousseau s'était arrêté au sommet de la côte et dirigeait vers le pont un regard curieux.
Mais en ce moment des pas de chevaux firent sonner les cailloux de la route, obligeant Fortune et ses deux compagnons à regarder derrière eux.
Un tourbillon de poussière arrivait, rapide comme le vent.
Du nuage, se dégagèrent une femme d'abord, vêtue en amazone, puis quatre gentilshommes.
Ils couraient à bride abattue.
Au moment où ils traversaient le pont, dépassant nos voyageurs, le vent souleva le voile de l'amazone, et Fortune ne put retenir un cri.
Il avait reconnu le charmant visage de la dame mystérieuse qui s'était montrée la veille à la portière de la chaise.
Et il eût juré que la Française lui avait adressé en passant un gracieux sourire.