Où Fortune repousse les avances de l'impératrice d'Occident.
La grotte était jolie, spacieuse et très bien décorée, on y avait mis des stalactites.
Des lampes de fer suspendues à la voûte laissaient tomber de tremblantes clartés sur un autel païen, semblable à ceux où Velleda sacrifiait au dieu Belen des jeunes garçons et jeunes filles pour le renouveau de l'an.
Là-bas, sur la pelouse illuminée, on dansait encore, et la foule des invités se réjouissait franchement, bien que l'attente d'une péripétie importante fût dans l'esprit de chacun.
Rien n'est si commode qu'une fête pour cacher sous le rire et les fleurs le drame sombre d'un complot politique…
Les historiens les plus connus sont unanimes à cet égard.
Entre le bal étincelant et les noirs mystères de la grotte il y avait un contraste, destiné à frapper vivement les natures impressionnables.
Sur l'herbe molle ce n'étaient que sourires, parfums, propos galants et madrigaux ambrés ; dans la grotte austère les conjurés, vêtus et coiffés en gens qui sont prêts à sacrifier leur vie, prononçaient l'arrêt de Philippe d'Orléans et réglaient le sort de l’univers.
Le secret le plus absolu présidait à cette cérémonie, rendue plus imposante par l'absence de toute musique instrumentale, car Mme la duchesse du Maine après avoir essayé différents morceaux à la répétition, avait fini par congédier l'orchestre. Il peut se trouver des traîtres parmi les violons.
Je n'irai jamais jusqu'à croire à cette affirmation d'un sceptique : non ! Catilina n'émargeait pas à la police de Rome. Mais sa maîtresse ou son ami, c'est différent ; et voilà comment fuient toujours ces vases si bien bouchés qui renferment les conspirations.
Il y avait dans la grotte plusieurs amis et quelques maîtresses de Catilina.
Les ombres que notre cavalier Fortune traînait à sa suite depuis l'hôtel de Tencin ne trahissaient au moins personne, elles étaient là pour faire loyalement leur métier, et si elles connaissaient les mots de passe sur le bout du doigt, c'est qu'en fait de complot comme en fait de coffre-fort, rien n'est plus naïf qu'une serrure à secret.
Nos ombres, nous ne l'avons pas oublié, étaient de simples exempts, et le hasard faisait que leur costume était de circonstance.
Nous les trouvons réunis au fond d'un massif obscur, non loin de la porte des grottes, gardée par de nombreuses sentinelles.
Deux des exempts faisaient leur rapport au chef de l'expédition : celui-là même qui avait signalé fort obligeamment à Fortune l'attention de Thérèse Badin et le mauvais regard du jeune René Briand.
– M. le duc, disait le premier exempt, a bien changé de caractère depuis sa sortie de la Bastille. Vous vous êtes mêlé deux fois de ses affaires, ce soir, et j'ai connu le temps où, pour moitié que cela, il vous aurait brisé sa canne sur les épaules.
– Pour le rendre sage comme une image, répondit le chef, il suffira d'une seconde dose de la Bastille. Est-il entré dans la grotte ?
– Non pas ! Il a échangé un signe avec la fille Badin qui avait l'air de l'adorer comme une relique, et il a pris les deux poignets du jeune homme pour l'entraîner de l'autre côté des rochers.
– Ils se sont parlé ?
– Oui bien, et je le répète : M. le duc ne parle plus comme autrefois aux gens de cette espèce.
– Qu'a-t-il dit ?
– Il a dit : « Mignon, ce serait aussi par trop souvent vous méprendre ! Je suis content de vous voir debout et courant la prétentaine, au lieu de boire à la tasse comme vous faisiez hier au soir, mais tâchons de nous reconnaître une bonne fois pour toutes, je vous prie ! »
– Il a dit cela ! murmura le duc de Richelieu a dit cela !
– Le petit homme, poursuivit l'exempt, le regardait tout ébahi et n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles. M. le duc a dit encore : « Notre Thérèse est folle comme un lièvre en mars, mais c'est une épidémie. J'ai beaucoup de gens à marier ; je vous marierai tout aussi bien qu'un autre si vous êtes sage et si, au lieu d'encombrer ma route, vous marchez derrière moi, toujours prêt à me servir.
Le chef avait cet air des gens qui essayent à deviner un rébus.
– Voilà M. le duc qui revient ! s'écria un des exempts.
Fortune marchait seul, appuyé sur sa canne à pomme d'or.
Il s'approcha de l'entrée de la grotte, et les sentinelles lui barrèrent le passage.
Mais sa providence ne lui manqua point. Le chef des exempts, qui avait eu le temps de s'approcher ; dît aux gardiens avec rudesse :
– Malheureux ! ne reconnaissez-vous pas M. le duc de Richelieu ?
Les sentinelles s'effacèrent aussitôt et Fortune, avant d'entrer, remercia l'ombre d'un signe de tête souriant.
L'ombre qui l'avait enveloppé d'un regard perçant et minutieusement observateur se glissa derrière lui pensant :
– C'est pourtant bien M. de Richelieu ! j'ai reconnu non seulement l'homme, mais encore l'habit.
Au moment où Fortune marchait vers l'autel druidique, qui ressortait en lumière au fond de cette demi-obscurité, la sœur d'Apollon, toujours sur la brèche, achevait de déclamer des vers alexandrins qui promettaient au monde les délices d'une ère divine, aussitôt après la chute du tyran dont la main obscène pesait sur la France.
Il y eut une flamme rouge qui réussit bien et montra dans le plus bel effet toutes les têtes des conjurés.
L'impératrice d'Occident fit signe qu'elle allait parler et un profond silence s'établit.
– Chevaliers, dit-elle avec émotion, du fond de la forêt symbolique nous avons déclaré la guerre aux traîtres qui ont déchiré le testament du grand roi. L'heure de la bataille est venue, les serviteurs de la sainte cause vont prêter le serment entre les mains du patriarche des Gaules, par qui nos armes seront bénites.
Il y eut une flamme bleue qui ne fit pas mal.
Et un homme vêtu de la pourpre romaine parut au centre de la table, tandis que des esclaves déposaient devant lui sur l'autel des faisceaux de glaives brillants.
La formule du serment obligeait tous les chevaliers à protéger, fût-ce au prix de leur sang, le jeune roi Louis XV, opprimé par Philippe d'Orléans.
Il eut beaucoup de glaives bénits et distribués à des palans obscurs dont les noms dénonçaient énergiquement l'origine bretonnante. Ils venaient l'un après l'autre.
Ils juraient. Du sein de la corbeille féminine, mystérieusement épanouie derrière le cardinal, une fleur animée se détachait et venait ceindre le glaive aux reins du nouveau croisé.
Il y avait là des femmes charmantes ; les feux de diverses couleurs qui éclataient par intervalles faisaient sortir de l'ombre un groupe d'adorables visages, parmi lesquels resplendissait, malgré sa pâleur et le deuil sévère de son costume, la merveilleuse beauté de Thérèse Badin.
Il y eut aussi de grands noms évoqués, des noms de cour dont le chef des exempts, providence de notre ami Fortune, prenait note dans son coin, mais M. le prince de Conti, appelé, répondit seulement par procureur, à la lueur d'un feu verdâtre qui était sans doute un blâme ; le nom du prince de Cellamare résonna dans le silence, M. le comte de Toulouse et M. le duc du Maine lui-même, ne répondirent point du tout.
Il en fut ainsi de trois ou quatre ducs ou pairs, dont le cardinal exhiba en vain les traités particuliers, signés par l'Espagne.
Les feux verts se multipliaient. L'indignation des dames se traduisait par des mots fort piquants, et l'on dit que l'impératrice d'Occident exprima la sienne à l'endroit de M. le duc, son époux, au moyen de cette locution empruntée au langage familier : poule mouillée.
De son côté, la sœur d'Apollon aiguisa la pointe de plusieurs épigrammes en vers libres.
Ce fut d'une voix mal assurée que Son Éminence appela le nom de M. le duc de Richelieu.
Étant donné le caractère bien connu du « favori des belles », personne n'avait fait fond sur ses témérités. Le mot cruel de l'impératrice d'Occident : « poule mouillée », semblait avoir été inventé tout exprès pour ce délicieux jeune homme, au moins en ce qui regardait la politique.
Le bruit de sa présence à la fête avait couru, mais les autres aussi étaient là, on le savait, et si les esprits sages avaient ajourné la bravoure des autres au lendemain de la victoire, Richelieu n'était attendu que pour le surlendemain.
Il y eut donc une surprise générale et voisine de l'enthousiasme lorsqu'à l'appel de ce nom une voix sucrée répondit :
– Présent, par la sambleu ! ce n'est pas moi qui reculerai d'une semelle ! Ce coquin de Dubois et moi, nous jouons à qui l'un mettra l'autre dans cul de basse-fosse !
Il y eut un grand, un joyeux murmure.
Le chef des ombres lâcha son crayon et se dressa de son haut, stupéfait comme un oiseleur qui entendrait un chant de rossignol du gosier d'un pierrot.
Mais ils sont bien vraiment de ce pauvre diable ! Le murmure se changea en cri : tous les hommes s'agitèrent, toutes les femmes applaudirent, et le vieux cardinal lui-même battit un peu des mains dans l'excès de son contentement.
Une flamme rose jaillit hors des casseroles et monta jusqu'à la voûte, éclairant le jeune immortel, qui marchait tête haute et le sourire aux lèvres vers la table de granit.
Richelieu ! Richelieu ! Armand ! le divin Narcisse ! l'amour des princesses ! la folie des reines ! La forêt druidique tout entière s'embrasait à l'haleine de ce dieu, et certes la conspiration n'eût pas laissé éclater de pareils transports d'allégresse si on lui eût amené le maréchal de Berwick, le vieux Villars, le jeune Duguay-Trouin ou même feu Catinat.
Toutes les femmes se rapprochèrent, formant une guirlande autour de la table.
Vous eussiez dit qu'elles subissaient une ivresse ou qu'elles étaient prises par cette affection bizarre et contagieuse que les médecins appellent la danse de Saint-Guy. Elles frétillaient, elles roucoulaient, il y en avait qui riaient, d'autres qui pleuraient.
La sœur d'Apollon laissait aller des vers de toutes mesures sans s'en apercevoir, et le cardinal arrêta l'impératrice d'Occident au moment où, à son insu, elle escaladait la table.
Richelieu, bonbon d'amour ! Armand, praline de Paphos ! Cupidon à la pistache !
Jamais on ne l'avait vu si blanc, si rose, si frais, comblé de ces nuances chatoyantes qui panachent les suprêmes de meringues ! il étincelait, il rayonnait, Vénus invisible secouait sur son passage des senteurs bergamote, d'iris, de vanille, tous les parfums enfin qui composaient l'ambroisie, cette pommade céleste dont la recette est perdue.
– Est-il possible, se disait Delaunay repentante, que j'aie pu confondre une fois la plus brillante étoile de notre ciel avec ce pataud de cavalier Fortune.
La voix de l'impératrice d'Occident, toute pleine de tremblantes caresses, s'éleva.
– Prince, dit-elle en tenant à la main le traité signé Philippe d'Espagne et contresigné par Alberoni, prince ! votre présence parmi nous est un augure certes de victoire. Sa Majesté Catholique ne prétend pas récompenser, par ce faible don, vos vertus et votre génie.
Nous sommes au premier jour d'une révolution universelle, et si l'empire du monde est partagé selon nos désirs, c'est une couronne royale qui ceindra votre noble front.
– La mule du pape ! répliqua M. de Richelieu avec une rondeur charmante, Votre Majesté parle comme un livre. Il est bien temps de mettre un peu les vieux monarques sous la remise, et si vous n'avez personne pour remplacer le Grand Turc, je vous proposerai un camarade à moi dont la noblesse remonte plus haut que Noé et qui marche sur les murailles comme les mouches.
Il y eut un murmure parmi les chevaliers de la forêt, mais toutes les dames applaudirent, et la sœur d'Apollon, soudainement inspirée, s'écria :
– Malheur à qui ne comprend pas le sens profond caché sous ces paroles ! c'est Achille revenu de Scyros !
– Corbac ! madame, dit M. Richelieu en s'adressant à la duchesse du Maine, vous avez là une servante d'esprit, mais faisons vite, je vous prie, car cette nuit je suis accablé de besogne.
– Prince, murmura l'impératrice d'Occident, c'est à vous de choisir celle qui doit vous ceindre le glaive.
Le duc de Richelieu répondit honnêtement :
– Je n'y vais pas par quatre chemins, je choisis la plus belle, comme de juste.
Toutes ces dames firent un mouvement en avant car chacune d'elles se rendait justice.
Mais Mme la duchesse du Maine était toute portée. Elle remercia Richelieu d'un regard enivré, et, tirant le collier d'abeilles qui ornait son sein, elle le lui passa au cou en disant :
Soit, prince, puisque vous en témoignez si galamment le désir, en tout bien tout honneur, je vous choisis pour mon chevalier.
Richelieu l'embrassa sans façon, et l'on crut un instant que l'impératrice d'Occident allait tomber pâmée.
La sœur d'Apollon, exprimant l'opinion unanime de toutes ces dames, déclara en prose que jamais on n'avait vu princesse dans une position si ridicule, car ce duc impertinent la planta de côté et dit en secouant ses dentelles :
– Je l'entends bien ainsi, Madame : en tout bien tout honneur. Pour le surplus, je causerais volontiers avec la belle des belles qui est, à mon gré, Thérèse Badin.
Hélas ! pauvre impératrice d'Occident ! elle ne vit point la flamme jaune que lancèrent les cassolettes. L'amour qui vient si tard est un poison foudroyant et tout son petit corps un peu difforme vibra violemment, son cœur battit trop vite, puis s'arrêta ; on la vit pâlir et chanceler, un gloussement plaintif s'exhala de sa poitrine : et ces dames n'eurent que le temps de s'élancer vers elle pour la recevoir entre leurs bras.
– La reine se trouve mal ! s'écria M. de Polignac.
Il y eut un grand tumulte, pendant lequel la sœur d'Apollon, au lieu de secourir sa maîtresse, risqua de nombreuses et cruelles allusions au chagrin de Calypso si élégamment décrit par M. de Fénelon au début des aventures de Télémaque.
Quand Mme la duchesse du Maine rouvrit les yeux, le duc de Richelieu avait disparu ainsi que Thérèse Badin.
Nous les eussions retrouvés tous les deux sous les peupliers du mail d'Henri IV. Thérèse était déjà dans le carrosse, elle tenait sur les genoux tous les trophées de M. le duc, savoir le collier d'abeilles, le glaive druidique et le traité d'Espagne.
Derrière le carrosse, à la place où se tient d'ordinaire le laquais, René Briand était debout.
À l'écart, vers le bord de l'eau, M. le duc lui-même parlementait assez vivement avec ses ombres qui l'entouraient.
Le chef des exempts et ses cinq acolytes avaient mit l'épée à la main.