Où Fortune soutient avec talent une thèse généalogique.
Au moment où Fortune entrait dans la chambre à coucher de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, celle-ci était debout au-devant de son lit et se tenait appuyée sur une longue canne.
– Approchez, jeune homme, dit-elle à Fortune, et donnez-moi votre bras.
« Je ne suis pas encore tout à fait remise, mais cela viendra, et, avant qu'il soit huit jours, je pourrai me rendre au Palais-Royal pour soumettre mes griefs à monsieur mon cousin, Philippe d'Orléans, régent de France.
Fortune l'assit dans la bergère et se redressa dans une respectueuse attitude.
Quand la comtesse eut retrouvé sa respiration, car ces quelques pas l'avaient essoufflée, elle lui dit :
– Ce qui me plaît en vous, jeune homme, c'est que vous savez garder votre distance. Aussitôt que j'aurai recouvré mon crédit, je ferai quelque chose, pour vous.
Fortune s'inclina en manière de remerciement, et la vieille reprit encore :
– Je ne suis pas éloignée, reprit la vieille dame, en changeant de ton tout à coup, d'approuver ce que vous avez fait, jeune homme, en engageant pour notre compte une servante robuste de corps ; cela vaut mieux qu'un homme dans une maison comme la nôtre, et les faits graves que je vous ai confiés hier vous donnaient le droit de vous mêler de nos affaires. Mais, comme je n'ai plus d'intendant ni même de majordome, je dois m'occuper moi-même de ces détails, qui ont leur importance. Quel est l'âge de cette villageoise, s'il vous plaît ?
– À vue de pays, répondit Fortune, elle peut bien avoir vingt-cinq ans.
La comtesse approuva d'un signe de tête.
– Son nom est Marton, poursuivit la comtesse, cela sent la comédie et nous la nommerons Marthe. Quels gages demande-t-elle ?
– Elle s'en remet à la générosité de Mme la comtesse, répliqua Fortune, chez qui apparaissaient déjà quelques signes d'impatience.
Il alla chercher, tout à l'autre bout de la chambre, un fauteuil qu'il fit rouler bruyamment sur le carreau.
– Eh bien ! eh bien ! s'écria la comtesse scandalisée, à quoi songez-vous, jeune homme ?
– Noble et respectée dame, répliqua Fortune, qui se campa carrément dans le fauteuil, nous avons à causer d'amitié. Ne croyez pas que je veuille vous rabaisser ou me relever ; vous êtes une princesse, et je ne suis rien du tout, ceci est chose convenue ; mais pour causer, il faut être nez à nez, voilà mon opinion. Laissons de côté, je vous prie, Marthe ou Marton, et parlons un peu du mari que j'ai trouvé pour ma sœur Aldée.
Les deux mains sèches de la vieille dame se crispèrent si violemment sur les bras de son fauteuil, que les ossements de ses doigts craquèrent.
– Aldée ! votre sœur ! répéta-t-elle avec indignation.
– Madame la comtesse, continua-t-il, dans l'état où est Mlle de Bourbon, je vous supplie de considérer qu'il lui faut un défenseur, et que, malgré toute ma bonne volonté, je ne suis point pour elle un tuteur convenable. J'ai mes préjugés, comme vous avez votre foi ; je n'aimerais pas à répandre le sang de mon autre frère en Jésus-Christ, M. de Richelieu… C'est comme cela. Vous avez beau froncer le sourcil ; entre lui et moi, il y aura toujours ce vieil homme qui m'embrassait jadis à la dérobée… D'un autre côté, M. de Richelieu, étant marié, ne pourrait…
– Jour de Dieu ! s'écria la comtesse, dont tout le corps trembla, fût-il garçon ou veuf, as-tu pensé, malheureux, qu'un fils de Richelieu pût avoir la main d'une fille de M. de Bourbon !
Non, sur ma foi ! s'écria Fortune en gardant sa bonne humeur imperturbable. Pour une princesse, j'ai cherché tout naturellement un prince, et je vous offre un camarade qui a dans son sac à noblesse pour le moins autant de quartiers que vous.
– Pour le moins ! fit la vieille dame étonnée. Est-il donc Bragance, Stuart ou Habsbourg ?
– Il est Courtenay, répondit Fortune.
La vieille dame enfla ses joues et poussa un long soupir ; puis elle s'éventa lentement avec le mouchoir brodé qu'elle tenait à la main.
– Courtenay ! dit-elle ; certes, MM. de Courtenay sont des gentilshommes. La branche aînée, qui s'est établie en Angleterre, possède, dit-on, de fort nobles domaines. Dans la maison de Bourbon, nous n'aimons pas les Anglais.
– Le Courtenay dont je parle est Français, s'empressa de dire Fortune.
La vieille comtesse le couvrit d'un regard sérieux et dit :
– Voilà malheureusement, jeune homme, le véritable état de la question ; or, comme à l'impossible nul n'est tenu, et que le genre particulier de folie dont Mlle de Bourbon est affectée ne semble point pronostiquer une vocation particulière pour le célibat, nous vous demandons le temps de réfléchir. Courtenay, à tout prendre, est peut-être ce qu'il y a de moins sujet à caution parmi la noblesse européenne.
Fortune se frotta les mains.
– Pour réfléchir, bonne dame, demanda-t-il, vous faudra-t-il plus d'une demi-heure ?
Une réponse foudroyante était sur les lèvres de la comtesse, mais notre cavalier la prévint.
– C'est que, dit-il d'un ton insinuant, nous sommes un peu chez vous dans le pays des fées ; les murailles n'y sont pas de verre, mais on passe au travers comme si elles étaient en papier.
– Ce que la petite Muguette m'a raconté, murmura la comtesse avec étonnement, a-t-il donc quelque fondement ?
– Votre logis, répondit Fortune, le logis voisin et toute cette partie de la cour de Guéménée sont la propriété d'un coquin nommé Chizac, qui appartient corps et âme à M. le duc de Richelieu.
– En quel temps vivons-nous ! balbutia la douairière.
– Par suite de quoi, continua Fortune, si, au lieu de réfléchir une demi-heure, vous vouliez bien vous déterminer incontinent, on pourrait fiancer le prince et la princesse… et, vive Dieu ! si M. le duc nous arrivait par un trou de lambris, par la porte ou par la cheminée, il trouverait à qui parler.
La vieille dame changea de posture dans son fauteuil, baissa les yeux et eut une petite toute sèche.
– Est-ce que M. de Courtenay connaît l'état de santé de Mlle de Bourbon ? demanda-t-elle.
– Certes, certes, répondit Fortune, je l'ai mis au courant de tout.
– Il y consentirait nonobstant ?
– Il est amoureux comme Roland et chevaleresque comme Amadis !
La vieille dame garda un instant le silence.
– Eh bien ! fit-elle ensuite, la générosité de M. de Courtenay me touche, elle me touche beaucoup ! Je ne me refuse pas à le voir, et comme l'urgence est grande, à cause des menées de ce Chizac, je consens à recevoir M. de Courtenay aujourd'hui dans l'après-midi.
– C'est que je serai loin à cette heure-là, objecta Fortune ; vous ne pouvez pas vous faire une idée des mille et une besognes que je dois accomplir aujourd'hui. Si vous vouliez voir le prince tout de suite ?
– À cette heure, jeune homme ! se récria la douairière, il ne fait jour chez aucune personne de qualité et le prince lui-même ne consentirait pas…
– C'est tout le contraire, corbac ! Dites seulement un mot, et il paraîtra.
– M. de Courtenay est-il donc si près d'ici ? demanda la vieille dame étonnée.
Fortune ne répondit que par un signe de tête souriant.
Le mouchoir brodé de la comtesse se reprit à jouer le rôle d'éventail, tandis qu'elle murmurait :
– M. le prince serait-il dans ma maison ?
Fortune se leva et gagna la porte qu'il ouvrit.
– Marton, ma fille, dit-il, venez ça qu'on vous présente à votre nouvelle maîtresse.
Marton passa le seuil aussitôt.
Si habile que fût Mme La Pistole en fait de déguisement, la comtesse de Bourbon, qui était une femme de grande expérience, et dont les soupçons étaient éveillés, d'ailleurs, par les dernières paroles du cavalier Fortune, n'eut pas besoin de plus d'un coup d'œil pour reconnaître le sexe de Marton.
Il eût été difficile de définir en ce moment l'expression de sa physionomie.
Quelque chose souriait derrière la sécheresse de ses traits.
C'est qu'elle songeait, irritée, mais émue :
– Le scélérat portait des habits de femme quand il s'introduisit au château de mon père !
Le scélérat, c'était l'autre duc de Richelieu, celui qui se cachait jadis pour embrasser Fortune enfant dans les corridors.
Notre cavalier prît la main de Marton et l'amena jusqu'à la comtesse.
– Madame, dit-il rondement, chacun fait, ce qu'il peut, et il fallait un garde du corps à Mlle Aldée de Bourbon. Le danger qui la menace est prochain et terrible, le déguisement de M. le prince de Courtenay ici présent n'est pas un moyen de comédie, mais un gage de salut. Tout sera pour le mieux si vous faites que ce soit un fiancé qui veille sur sa fiancée.