Où Fortune amène noble compagnie chez Thérèse Badin.

Cette idée de Fortune était bonne en principe, car il y avait vraiment bien longtemps que la tête du petit Bourbon était sous l'eau, mais il est permis de croire que les descendants de tant de rois peuvent avoir l'haleine plus longue que les autres hommes, car ce démoniaque chevalier n'eut pas plutôt le nez et la bouche à l'air libre qu'il toussa, renifla, se secoua comme un barbet sortant d'une mare, et donna en même temps une telle secousse que les deux mains de ses deux sauveurs lâchèrent prise à la fois.

Il n'eut garde de plonger. Ses yeux, qui lançaient des éclairs à travers les mèches collées de ses cheveux, brillèrent comme des chandelles ; il cria : « À moi ! à moi ! » et ses deux mains, semblables à des paquets de griffes, se cramponnèrent à l'abondante chevelure de René.

– Ne le tuez pas ! cria Fortune en s'adressant à René.

Mais René ne pouvait déjà plus l'entendre. Le choc irrésistible du chevalier l'avait déjà entraîné au fond de l'eau.

Fortune se laissa couler résolument, quoique la fatigue commençât à le gagner. Le drame prenait des proportions redoutables : nos trois amis étaient au plein milieu de la Seine. Le bateau qui, à la rigueur, pouvait être un instrument de salut, avait disparu dans le lointain, et l'aventure pouvait avoir ici son dénouement tragique.

Fortune parvint, en effet, à ramener ses deux compagnons, mais il lui fut absolument impossible de dégager René qui avait perdu connaissance.

Au contraire, le petit Bourbon se démenait comme un possédé.

Il n'y avait pas à réfléchir longtemps. Fortune comprit qu'il n'y avait plus qu'une seule ressource : c'était de ménager avec un soin extrême les forces qui lui restaient et de remorquer ses deux compagnons à la traîne, en se reposant pour le surplus sur l'aide de la Providence.

Ce fut sur le petit Bourbon qu'il mit le grappin d'abord, parce que l'autre était un inconnu pour lui, ensuite parce qu'il était bien sûr que le petit Bourbon, ayant une fois crispé ses doigts dans la chevelure de l'autre, devait rester cramponné mort ou vif.

Notre cavalier était un jeune homme robuste et un bon nageur, mais il ne pouvait se dissimuler les difficultés de sa tâche.

– Je n'en peux plus ! se disait-il. Et à quoi bon tout cela ? pour ramener deux corps morts à la berge ? Ce damné chevalier, qui grimpe si bien aux murailles, n'aurait-il pas pu apprendre un peu à nager ?

Il souleva la tête du petit Bourbon, dont la bouche s'ouvrit aussitôt pour lamper une gorgée d'air, et qui eût commencé à faire des siennes si on ne l'avait bien vite replongé sous l'eau.

– Ma sœur Aldée, se dit Fortune, pourra se vanter d'avoir là un mari bien conformé.

Sans le courant qui s'engouffrait plus rapide sous la dernière arche du pont Royal, il aurait pu toucher l'atterrissement formé en amont des Tuileries, mais il se laissa entraîner sans résistance, et, une fois l'arche passée, , il saisit un remous qui le porta doucement à la berge.

Pendant quelques minutes, la lune éclaira ce groupe bizarre, formé par trois hommes immobiles comme des cadavres, et dont les pieds étaient encore dans l'eau.

Le petit Bourbon se retrouva le premier, et le brusque soubresaut qu'il fit faillit le rejeter à la rivière.

Sa main droite, rivée aux cheveux de René, souleva la tête de ce dernier, qui retomba et heurta la berge rudement, aussitôt que le chevalier eut lâché prise.

Le chevalier parvint à se redresser sur ses genoux. Il n'avait pas les idées bien nettes, mais à la vue de ses deux compagnons, il s'écria :

« La mule du pape ! – J'aurai sans doute noyé deux de ces coquins de la Prévôté !

« La mule du pape ! répéta Courtenay, qui avait réussi à se mettre sur ses pieds, c'était le refrain de ce pauvre cavalier du Châtelet. Est-ce que j'aurais été assez chanceux pour vous sauver la vie, mon digne camarade ?

Fortune allait mieux, car il put rire.

– La peste ! dit-il, je n'ai pas besoin de vérifier vos parchemins : vous êtes prince, ou que le diable m'emporte ! il n'y a que les princes pour se tromper de la sorte et demander un grand merci aux gens qui leur ont fait l’aumône.

– Alors, reprit Courtenay. le plus paisiblement du monde, c'est le contraire, cavalier, je me trouve redevable envers vous de la vie. Eh bien ! je confesse que la chose est ainsi plus probable. Voyons, redressez-vous et causons, il fait un froid de loup ici, et j'aimerais prendre le chemin de quelque bonne hôtellerie.

Tout en parlant, il avait pris les deux mains de Fortune, qui se leva sur son séant, et répondit :

– Voyez, je vous prie, si celui-ci est mort ou vivant… C'est lui qui est votre véritable sauveur.

Le chevalier s'agenouilla aussitôt auprès de René qui était couché la face contre terre. Il le retourna sans efforts et lui tâta le cœur.

– J'ai encore la main un peu engourdie, murmura-t-il, mais il me semble bien que le pauvre garçon est fini.

– Écartez un peu ses cheveux qu'on voie sa figure, dit encore Fortune, car nous étions là comme au bal masqué tous les trois.

Courtenay sépara au milieu du front les cheveux mouillés du jeune homme inconnu pour les rejeter à droite et à gauche.

La lune éclaira en plein le visage pâle de René Briand.

– Sang de moi ! s'écria Fortune, j'avais comme une vague idée de cela !

– Vous le connaissez ? demanda Courtenay.

– Si je le connais ! c'est un de mes meilleurs amis ! c'est lui qui m'a poignardé dans la cour des Tournelles.

– Eh bien ! alors…

– Eh bien ! alors, il faut le sauver ou ma clientèle sera dépareillée. Voilà mes jambes qui se dégourdissent. Et, entre parenthèses, je devine bien pourquoi ce bain l’a mis si bas ; quand je me suis jeté à l'eau après vous du haut du Pont-Neuf…

– Comment ! s'écria Courtenay dont les deux mains se tendirent, du haut du Pont-Neuf, cavalier !

– Ah ça ! demanda Fortune, croyez-vous donc que j'étais dans l'eau cette nuit pour mon plaisir ?

– Vous m'aviez reconnu ?

– Pas tout à fait, mais vous aviez dit en sautant : « Je ne sais pas nager… »

– Par la morbleu ! s'écria le petit Bourbon, voilà que je me souviens ! c'était donc vous ce fâcheux qui me barrait le chemin, l'épée dégainée, au coin du quai Conti ?

– C'était moi, répondit Fortune en lui rendant de bon cœur sa poignée de main, mais que voilà bien les princes ! Fâcheux ! je suis un fâcheux !

Courtenay l'embrassa en riant, ce qui ne les empêchait point de grelotter tous les deux.

– Je voulais vous dire, poursuivit Fortune qui s'agenouilla auprès de René à son tour, que les médecins ordonnent de ne se point mettre à l'eau après un copieux repas. Or, je venais de souper avec feu Bertrand, l'inspecteur de police.

– Feu Bertrand ! répéta Courtenay dont le regard devint inquiet.

– Un bon drille, poursuivit Fortune, de qui je fis la rencontre à la morgue du Châtelet, en m'évadant par le boyau que Votre Altesse avait pris la peine de creuser… mais je vous raconterai tout cela au long.

Courtenay le regardait en face.

– Vous n'êtes pas devenu un peu fou, camarade, demanda-t-il, pour vous être jeté à l'eau trop tôt après votre souper ?

– Il y avait de quoi, mon prince, mais vous valez bien la peine qu'on risque pour vous une attaque d'apoplexie, car j'ai réfléchi à fond depuis l'autre jour : sous le rapport généalogique, vous êtes, dans l'univers entier, le seul beau-frère qui me convienne.

Courtenay hocha la tête et ne répondit point. Il n'avait décidément pas bonne idée de l'état où se trouvait la cervelle de Fortune.

– Quant à celui-ci, reprit notre cavalier, qui interrogeait avec une émotion véritable le cœur et le pouls de René, je n'ai pas de peine à deviner sa pauvre histoire. Il m'avait dit qu'il voulait mourir, et nous sommes venus le déranger dans l'accomplissement de son œuvre désespérée.

– En ce cas, dit Courtenay, où est le mal ? J'ai froid, j'ai faim, resterons-nous ici toute la nuit ?

– La peste ! gronda Fortune, un prince est toujours un prince, même quand il a le diable dans sa poche. Mais Aldée est princesse aussi, et vous serez à deux de jeu.

Altesse, interrompit-il avec un respect un peu ironique, vous aurez un bon souper pour vous refaire et un bon feu pour vous réchauffer, mais auparavant vous m'aiderez à emporter ce garçon-là qui n'est qu'un pauvre petit bourgeois, et vous tiendrez un des bouts de la civière.

– Je le porterai sur mon dos, si vous voulez, cavalier, répondit Courtenay. Pour qui donc me prenez-vous ? S'il est encore vivant, nous le mènerons au médecin ; s'il est mort, nous ferons en sorte qu'il soit mis en terre sainte.

Fortune était debout. Il étira ses membres courbaturés et promena son regard le long de la berge, où plusieurs bateaux étaient amarrés.

Il entra dans l'un d'eux, où il prit les planches qui servaient de banc, et une couple de perches qu'il rapporta auprès de René.

Les planches furent disposées en travers sur les deux perches, de manière à former un brancard, où l'on étendit René, et nos deux compagnons gravirent aussitôt la berge en se dirigeant vers la tête du Pont-Royal.

Le plus difficile, ce fut la montée. Une fois sur le pont, Fortune et Courtenay, à qui ce travail rendait toute l'élasticité de leurs membres, se mirent à marcher d'un bon pas.

La civière flexible se balançait entre eux.

– Nous n'allons pas bien loin, dit Fortune, mais il se peut que nous rencontrions en route une partie de vos amis, les archers de la Prévôté. Comme nous ne sommes armés ni l'un ni l'autre et que votre envie n'est pas probablement d'être fait de nouveau prisonnier, il faut convenir d'une manœuvre. Nous déposerons le jeune homme à terre.

– Chacun de nous prendra une des perches, interrompit Courtenay.

– Et nous tomberons sur les gens de M. le prévôt, fussent-ils une demi-douzaine.

– Fussent-ils un demi-cent, cavalier ! Après quoi nous remettrons les perches sous les planches et nous recommencerons à voiturer le jeune homme.

Mais les gens de M. le prévôt s'étaient sans doute fatigués d'attendre, car nos deux compagnons ne rencontrèrent personne en longeant le quai Malaquais.

Il n'y avait au petit hôtel de Thérèse Badin qu'une seule fenêtre éclairée : celle que René avait saluée de son dernier regard.

Fortune, qui marchait en avant, tourna l'angle de la rue des Saint-Pères et dit en s'arrêtant devant la porte cochère de l'hôtel :

– Voici notre auberge.

En même temps il fit donner le marteau à tour de bras.

Le concierge étant venu ouvrir, recula à l'aspect de notre cavalier, dont l'accoutrement n'était pas fait pour inspirer une respectueuse confiance.

Fortune profita de ce moment pour entrer, et une fois le brancard engagé en travers du seuil, il n'était plus temps de refermer la porte.

– Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? Qu'apportez-vous ? demanda coup sur coup le portier scandalisé.

– Je suis l'ami de Mme Badin, répondit Fortune, ceci a été établi ce matin ; je cherche mon logis, où je veux donner l'hospitalité à un prince de mes camarades, et j'apporte un pauvre homme en danger de mourir, pour qui, s'il vous plaît, vous allez mettre toute la maison sur pied à l'instant même.

Il entra. Le portier regarda celui que Fortune appelait un prince de mes camarades, et il cria à sa femme :

– Toinon ! fais ce que commande ce gentilhomme, et mets toute la maison sur pied, afin qu'on le jette dehors.

Fortune et le chevalier de Courtenay étaient déjà dans le vestibule où les domestiques arrivaient de tous côtés :

– Ce pauvre garçon, dit Fortune au majordome en lui montrant René, est un des plus anciens amis de votre maîtresse. Qu'il soit placé dans un bon lit, non loin de mon appartement, qu'un médecin soit appelé sur le champ, et s'il ne veut pas venir, qu'on l'apporte ! Faites allumer chez moi un grand feu et servir un honnête souper, sans oublier de vous procurer incontinent, des vêtements convenables pour mon compagnon et pour moi. Pendant que j'y songe, un valet doit partir incontinent et aller au Pont-Neuf, où j'ai laissé, sur la corniche, en dehors du parapet, mon manteau, mon feutre et mon épée que ce petit valet me rapportera. Quand tout cela sera fait, vous direz à Mlle Badin que le cavalier Fortune désire lui rendre compte de sa journée et lui présenter le prince Pierre de Courtenay.

Le majordome s'inclina et tous les domestiques firent de même.

Quatre valets montaient déjà René sur une chaise longue.

Une demi-heure après, le petit Bourbon et Fortune étaient installés devant un feu pétillant dans la chambre où notre cavalier avait passé la nuit précédente.

Ils attendaient la venue de la dame de céans, qui ne s'était point encore montrée.

Le petit Bourbon était là comme partout, c'est-à-dire comme chez lui. Sa jolie figure n'exprimait aucune inquiétude ni aucun embarras. Enveloppé dans une robe de chambre bien chaude, il se brûlait voluptueusement la plante des pieds à la flamme du foyer, et commençait à gronder contre le souper qui n'arrivait pas assez vite à son gré.

Volontiers l'eût-on pris pour le maître de la maison.

Fortune le regardait avec une admiration mêlée de dépit.

– La peste ! grommela-t-il enfin, on n'est pas prince à ce point-là ! Moi, au moins, quand je me retire d'un mauvais pas, je remercie mon étoile ou les camarades.

– Ai-je oublié de vous remercier, cavalier ? demanda Courtenay qui lui tendit la main. J'ai eu tort, mais en conscience, il y a des choses invraisemblables : un homme comme moi ne peut finir ainsi obscurément, dans la rivière de tout le monde, comme un petit bourgeois entraîné au fond de l'eau par le mal d'amour ou par la banqueroute. La fée Mélusine, ma tante, car je tiens aux Lusignan, est un démon aquatique ; elle m'eût très certainement donné un coup d'épaule. Ce dont je vous tiendrai bon compte, cavalier, c'est du souper, quand on l'aura servi. À quoi songez-vous, s'il vous plaît ?

– Je songe au médecin qui ne vient pas, répondit Fortune ; René, le pauvre petit homme, n'a point encore repris ses sens, et cette Thérèse, quoiqu'elle ne soit pas princesse, semble avoir le cœur aussi dur que vous.

– Ah ! interrompit-il en voyant la porte s'ouvrir, enfin ! la voici, je pense !

Courtenay tourna la tête curieusement.

Un domestique entra et dit :

– Mme Badin présente ses excuses à M. le prince de Courtenay et prévient le cavalier Fortune qu'elle ne pourra l'entretenir ce soir. Un message de Mme la duchesse du Maine vient de mander Mlle Badin à l'Arsenal.

– Elle est partie ? demanda Fortune.

– Elle part :

Notre cavalier sauta sur ses pieds et traversa la chambre en trois enjambées.

Fortune avait gagné la porte qui conduisait à l'appartement de Thérèse. Le valet voulut lui barrer le passage, mais notre cavalier était remis de son engourdissement, et n'eût besoin que d'une poussée pour jeter le valet à l'autre bout de la chambre.

Fortune ayant franchi la porte se trouva dans une sorte d'entre-deux, au-delà duquel était l'appartement de Thérèse Badin.

Thérèse était à sa toilette, entourée de femmes. Toutes les différentes pièces de sa parure annonçaient, il est vrai, le grand deuil, mais composaient, en somme, un costume très riche et d'une rare élégance.

– Madame, dit Fortune en entrant, je désire vous parler sans témoins : il s'agit de maître Guillaume, votre père.

Thérèse rougit et ses sourcils essayèrent de se froncer, mais elle baissa les yeux sous les regards de Fortune.

– Sortez, dit-elle à ses chambrières. Ne vous éloignez point trop, cependant, je vais vous rappeler à la minute.

Au moment où notre cavalier passait sur le seuil, elle avait glissé un pli dans son sein. Un autre message restait ouvert sur la toilette, habillée de mousseline rose.

– Ne pouviez-vous attendre à demain ?… commença-t-elle dès que ses femmes furent parties.

– Madame, répondit Fortune, j'ai travaillé pour vous tant que la journée a duré, et je viens de repêcher au fin fond de la rivière tout ce qui vous reste de l'heureux temps où vous n'aviez point encore mis votre folie dans l'esprit du pauvre homme qui est mort : je parle de maître Guillaume votre père.

Thérèse voulut l'interrompre, et son œil qui brillait de colère orgueilleuse disait d'avance la couleur de sa pensée, mais notre cavalier reprit, en poussant du pied un siège où il s'assit près d'elle :

– La mule du pape ! ma fille, est-ce que vous croyez me faire peur ? je vous ai dit une fois : je vous aime ; et c'est la vérité vraie ou que le diable me prenne ! je ne sais pas pourquoi j'aime tant de monde, depuis que j'ai mangé du pâté de maréchale dans le grenier de ma petite Muguette. Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, c'est tout un pour moi : je sens que je vais droit mon chemin.

– Si vous m'aimez, faites vite, murmura Thérèse, car il est d'un grand intérêt pour moi de voir sur-le-champ Mme la duchesse du Maine.

Le regard de Fortune s'était arrêté un instant sur le message ouvert au bord de la toilette. Thérèse le couvrit de son mouchoir, qu'elle jeta dessus comme par mégarde, mais il était trop tard : notre cavalier avait de bons yeux.

– Quand vous étiez encore la jolie, la chère fillette de la rue des Bourdonnais, vous aviez un fiancé… dit-il.

– Oh ! fit Thérèse, un fiancé !

– Un compagnon d'enfance, à tout le moins, un jeune homme bon et beau qui avait partagé vos premiers jeux.

– René, balbutia Thérèse, je ne l'ai jamais oublié. Ma visite à l'Arsenal ne peut être longue, et à mon retour…

– À votre retour, interrompit Fortune à voix basse, l'homme que vous pourriez sauver d'un regard, ressusciter d'un sourire, sera peut-être mort !

– Rien au monde, prononça Thérèse avec fermeté, ne peut m'empêcher d'aller à l'Arsenal.

– La peste ! dit Fortune qui se redressa, vous avez raison. Les habits de deuil vous vont à merveille, ma fille, et il est bon que M. de Richelieu vous voie ainsi !

La pâleur de Thérèse envahit jusqu'à ses lèvres qui tremblaient.

Fortune étendit la main et souleva le mouchoir qui couvrait la lettre.

– On vous dit là-dedans, reprit-il, que M. de Richelieu viendra ce soir à l'Arsenal.

– On me dit là-dedans, prononça Thérèse à voix basse, que je connaîtrai, à l'Arsenal, le nom de l'assassin de mon père.

Fortune prit la lettre sans que Thérèse, fit aucun mouvement pur s'y opposer.

– Nous avons raison tous les deux, dit-il après avoir lu. La lettre parle de M. le duc et parle aussi de l'assassin du pauvre Guillaume. La lettre ment deux fois. M. le duc ne sera pas cette nuit à l'Arsenal, et il faut avoir le cerveau bien malade, Thérèse, malheureuse fille, pour croire à cette fable grossière : le régent de France perdant son temps et sa peine à poignarder un musicien de l'Opéra !

– Ce musicien était mon père, murmura Thérèse, on devait croire qu'il conspirait comme moi.

Fortune eut un sourire de pitié.

– L'orgueil est aussi un jettatore, pensa-t-il tout haut. Ce soir, avant de retirer de l'eau le pauvre amoureux que vous avez désespéré, j'ai bien longtemps parlé de vous avec maître Bertrand l'inspecteur.

– Quoi ! s'écria Thérèse, vous savez !

– Pendant que j'étais avec lui, poursuivit Fortune, maître Bertrand a reçu la lettre où vous lui disiez Chizac est innocent puisqu'il m'a demandée en mariage.

– J'ai réfléchi ; murmura Thérèse, depuis que cette lettre a été écrite. Mes doutes sont revenus.

À travers les deux portes et la chambre intermédiaire, la voix sonore et joyeuse de Courtenay arriva, disant :

– Holà ! cavalier Fortune, je n'aime point souper seul. La table est servie et, grâce à Dieu, la demoiselle Badin a bien fait les choses. Venez, s'il vous plaît, et tâchez de l'amener avec vous pour que la fête soit complète.

Le bruit de la porte cochère, ouverte et refermée, monta en ce moment.

– C'est le médecin, fit notre cavalier. Irez-vous à l'Arsenal avant de savoir si René Briand doit vivre ou mourir ?

Thérèse se leva et s'appuya sur le bras que Fortune lui offrait.

– La grande bataille n'est que pour demain, fit-elle en se parlant à elle-même.

Fortune n'eut garde de l'interrompre, mais il était tout oreilles.

Son plan, son fameux plan, qu'il suivait à travers ses multiples besognes, se rapportait étroitement à la comédie politique qu'on jouait à l'Arsenal.

Comme Thérèse se taisait désormais, il demanda en affectant l'indifférence :

– C'est donc pour demain le grand jour ?

– Ce sont là, dit Thérèse, des secrets qui ne m'appartiennent pas.

Ils arrivaient à la chambre de René, où le médecin venait d'entrer.

En voyant le visage livide du pauvre enfant, Thérèse ne put retenir une larme.

– Si vous saviez comme il vous aimait ! murmura Fortune.

Thérèse dégagea son bras et alla vers le lit.

Le médecin était en train de donner ses soins. Au bout de quelques minutes, il dit :

– Le malade va reprendre ses sens. Sa vie est en danger, mais il y a espoir de le sauver. Il faut près de lui une garde qui ne le quitte pas d'une minute.

Fortune approcha un siège du lit, mais Thérèse le prévint et s'y assit.

Quand le médecin s'éloigna, après avoir formulé son ordonnance, Thérèse dit à Fortune :

– Allez tenir compagnie à M. le chevalier de Courtenay. C'est ici ma place, j'y resterai jusqu'au jour.

Fortune lui baisa la main avec effusion et se retira.