Où Fortune fait passer M. de Richelieu pour un ivrogne.
Fortune, nous n'avons pas besoin de le dire au lecteur, suivait désormais une idée et entamait l'exécution de son fameux plan.
Seulement, pour une partie de ce plan qui n'était pas la moins importante, il avait compté sur maître Bertrand, l'inspecteur de police, et maître Bertrand lui manquait.
D'autre part, le temps pressait.
Si Fortune n'eût point rencontré M. le duc de Richelieu chez Zerline, peut-être se fût-il ingénié autrement, mais cette rencontre lui donna beaucoup à réfléchir et changea tout un acte de sa comédie.
Il avait promis au hasard peut-être, de souffler une duchesse à M. de Richelieu : ce n'était ici descendre que d'un cran ; Mme de Tencin était marquise.
– Le diable, pensait notre cavalier en longeant la rue Saint-Antoine à la recherche d'un loueur de carrosses, le diable c'est que ce misérable Adonis est sombre comme Caton ! Pour commettre certaines indiscrétions, même auprès d'une femme, quand une femme tient de si près à Dubois, roi des mouches, il faut avoir une pointe de vin, et chacun s'accorde à dire que le Richelieu ne se grise jamais.
Il s'arrêta en face de l'église Saint-Paul, devant une cour, d'aspect villageois, au fond de laquelle on voyait tout un peuple de poules et de canards. La boue de cette cour était souillée par une demi-douzaine de porcs qui semblaient là dans le paradis.
Fortune prit par le bras un courtaud de boutique qui passait et lui dit :
– Mon ami, vous voyez que je ne peux mettre mes chaussures dans cette fange, allez dire au palefrenier, là-bas, qu'il fasse atteler un carrosse, et vite ! je n'aime pas attendre.
Le courtaud le regarda, rougit, et se précipita à pleine course dans la cour boueuse.
Il revint au bout de cinq minutes, précédant un carrosse attelé de deux bons chevaux, et aida Fortune à y monter en disant :
– À votre service, Monsieur le duc !
– Dis au cocher, mon ami, reprit Fortune, qu'il me conduise à l'hôtel de Tencin, et qu'il galope !
Il referma en même temps la portière sur le courtaud ébloui qui pensait :
– Pas même un grand merci ! il est comme cela, ce duc de Richelieu ! C'est égal, je l'ai vu de près, et je ne donnerais pas ma soirée pour une pièce de quinze sous !
Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin, sœur de l'abbé du même nom qui devait être cardinal, ancienne religieuse au couvent de Montfleury, puis chanoinesse de Neufville, n'était plus alors de la première jeunesse et comptait pour le moins trente-six ans.
Dans son salon, autour du sofa recouvert d'édredon où elle reposait, mollement étendue, cinq ou six graves fauteuils étaient rangés.
Il y avait d'abord l'abbé de Tencin, aussi doux que sa sœur, aussi obligeant et presque aussi joli ; il y avait ensuite l'abbé Dubois, cette bête noire des romanciers et des dramaturges, qui tend aujourd'hui à se relever un peu dans l'opinion par les recherches plus sérieuses de la nouvelle école historique. Law de Laurisson, à qui on peut donner une note pareille, M. Leblanc et le marquis Voyer d'Argenson, dont les mémoires récemment publiés semblent faire un assez honnête homme.
M. de Machault, lieutenant général de police, assis auprès de la fenêtre, car le jour allait déjà baissant, compulsait un volumineux dossier.
Un valet entra et annonça :
– M. le duc de Richelieu.
Cela produisit un certain mouvement dans le salon. Mme de Tencin quitta sa posture indolente et se leva, Dubois fit de même.
– Cette démarche, dit M. d'Argenson, est à la décharge du jeune duc : on ne rend pas ses visite aux dames à l'heure d'un coup de main politique.
– Lisez Cujas, Monsieur le marquis, répliqua Dubois, et la page qu'il consacra au mot latin alibi, vous comprendrez l'intérêt que peut avoir M. de Richelieu pour faire, en un pareil instant, ses visites aux dames.
– Vous permettez, Messieurs ? dit la belle chanoinesse en traversant le salon de son pas gracieux et léger.
– Messieurs, ajouta Dubois qui gagna lourdement une autre porte, vous permettez ?
Et ils sortirent tous deux.
M. de Machault murmura en reprenant sa lecture :
– L'abbé peut être un grand ministre, mais quel dommage de ne pas l'avoir fait inspecteur de police !
Selon l'ordre donné longtemps à l'avance, on avait introduit M. le duc de Richelieu dans le boudoir de la marquise. Celle-ci le trouva déjà assis sur l'ottomane et ne fut point étonnée de ce fait que M. le duc ne prît pas la peine de se lever pour la recevoir.
– Venez ça, chère belle, dit-il, et dépêchons de causer, car je suis l'homme le plus pressé du monde.
À quelques pas de là, un bruit presque imperceptible se fit derrière une porte vitrée qui s'ouvrait sur un cabinet noir.
– Le maladroit ! pensa la chanoinesse, il ne peut jamais entrer là sans s'accrocher à quelque meuble !
Elle parlait de l'abbé Dubois qui, paraîtrait-il, ne prenait pas pour la première fois possession de cet observatoire.
M. le duc de Richelieu n'avait point donné attention au bruit ; du moins, dans toute sa personne, rien n'indiquait l'ombre de la défiance.
– Pourquoi donc sommes-nous si pressé, cher duc ? demanda la chanoinesse en s'asseyant près de lui. Comme je vous remercie d'être venu !
Richelieu lui baisa les deux mains et jeta ensuite son bras autour de sa taille.
Mme de Tencin eut comme un mouvement de surprise.
– Tiens ! tiens ! fit-elle.
Et notre ami Fortune rougit sous sa peinture, car c'était un fin matois et il se disait :
– Je ne peux pourtant pas savoir comment s'y prend ce coquin de duc !
– Vous êtes tout singulier, aujourd'hui, murmura Mme de Tencin.
– Ce Cadillac, répondit Fortune, m'a fait boire du vin de Sicile, et le verre à la main, vous savez, chère belle, que je suis pitoyable.
La chanoinesse le regarda longuement.
– C'est pourtant bien vous ! pensa-t-elle tout haut.
Fortune se prit à rire.
– Voilà ce que c'est, dit-il, que d'avoir une pauvre petite venu par hasard ! Quand j'ai bu un demi-flacon de vin de Sicile, mes meilleurs amis ne me reconnaissent plus.
Dans le cabinet noir, Dubois écoutait et se disait en mordant le bout de ses doigts :
– Je vous demande un peu si ne voilà point une conversation ridicule ! ne va-t-elle point enfin le laisser parler un peu d'affaires ?
En ce moment Richelieu reprenait :
– Où en étions-nous ? ah ! je vous disais que j'avais de la besogne par-dessus la tête, et, en vérité, chère belle, il faut que vous me protégiez contre cet éhonté drôle l'abbé Dubois, votre ami de cœur.
– Voilà du vrai Richelieu ! dit en riant Mme de Tencin.
– Va toujours ! pensait Dubois dans son trou.
– Je me déplais horriblement à Saint-Germain, continua le duc, et, les voyages me volent le meilleur de mon temps. Que voulez-vous que fasse un malheureux obligé d'être quatre heures par jour en carrosse, sans compter les courses dans Paris ? En outre voici déjà quelques-unes de ces dames qui ont été s'établir à Saint-Germain, de sorte que je suis tiraillé, écartelé…
– Roué vif, en un mot ! interrompit la chanoinesse, et, je vous prie de croire, mon cher duc, que votre sort malheureux m'inspire une sincère pitié.
– Les bavards ! oh ! les bavards ! pensait Dubois. dans son trou.
Il fit un mouvement d'impatience qui dérangea une chaise et Mme de Tencin eut un accès de toux.
– Il faudra soigner ce rhume, belle dame, lui dit affectueusement M. de Richelieu. S'il vous plaisait de faire la paix entre ce fieffé maraud et moi j'irais jusqu'à consentir à souper avec lui et à ne lui point dire trop ouvertement que je le regarde comme le dernier des bellâtres.
il se leva en sursaut parce que la pendule sonnait dans le salon voisin.
– Déjà six heures ! s'écria-t-il : Vertudieu ! quand je vous disais que nous n'aurions pas le temps de causer ! Il faut que je vous quitte, belle dame, la traite est longue jusqu'à l'endroit où je vais.
– Et peut-on savoir ?… demanda Mme de Tencin.
– Le secret le plus absolu, répondit Fortune sentencieusement, est le point de départ de ces sortes d'affaires : Vous pouvez bien travailler pour moi, allez ! qui sait si dans peu de jours je ne serai pas à même de vous rendre la pareille ? En ce monde, tout est heur et malheur, et quand nous aurons fait mourir sous le bâton cette abjecte créature, l'abbé Dubois…
« Mais j'en ai déjà trop dit, s'interrompit-il, et au diable le vin de Sicile !
Son regard glissa vers le cabinet où, pour la troisième fois, un bruit léger venait de se faire entendre.
Puis il baisa la main de la marquise et sortit en disant :
– Qui vivra verra. Demain vous comprendrez pourquoi je me suis montré si discret malgré le demi-flacon de M. de Cadillac.