Où Fortune fait un métier de chien.

Après une pareille découverte, le plus sage était de payer sa dépense à l'auberge et de gagner au pied pour tâcher d'arriver le premier aux barrières de Paris.

Mais là gisait justement la difficulté. Fortune faisait toujours les choses en conscience : il avait tout perdu, jusqu'à son dernier rouble, et je crois même qu'il restait pour un peu le débiteur des joyeux vivants avec qui il avait passé la soirée.

Il ouvrit sa fenêtre.

Le temps était magnifique.

Toutes les étoiles brillaient au ciel, y compris la sienne.

Il ne s'agissait en définitive que de sauter dans le jardin de l'auberge et de franchir un mur pour se trouver libre sur la grande route.

Fortune se dit :

– J'ai encore la bonne chance, car mes habits sont de ceux qu'on ne peut point gâter en pareille aventure.

Il sauta.

Mais je ne sais comment cela se fit, car c'était un garçon leste et adroit de son corps, sa jambe porta à faux et il se blessa en tombant.

Il traversa néanmoins le jardin le mieux qu'il put et parvint à franchir le mur qui était bas et demi ruiné.

Une fois sur la route, il tâta sa jambe blessée qui était la droite, et se dit, dans la bonne envie qu'il avait d'être toujours content :

– Un autre se serait rompu le genou, tout net, moi je serai quitte pour boiter un peu le long de la route. Et il se mit en marche bravement.

Il n'en voulait aucunement à son étoile ; toute sa mauvaise humeur se reportait sur le rousseau, qui était, selon lui, cause de son malheur.

Sans le rousseau il aurait dormi paisiblement, à cette heure, dans un bon lit.

Gare au rousseau De Montgeron à Paris la traite n'est pas longue, Fortune se répéta cela pour le moins une centaine de fois, mais sa jambe était lourde et le moindre faux pas lui arrachait un cri de douleur.

Il dépensa près de deux heures à gagner Villeneuve-Saint-Georges, et les deux lieues qui sont entre ce village et Maisons-Alfort lui semblèrent aussi longues que tout son voyage depuis la frontière espagnole.

L'aube se faisait quand il atteignit Charenton.

Ses instructions, nous nous en souvenons, étaient d'entrer à Paris par le village de Bercy.

Jusqu'alors il n'avait rencontré personne, sinon quelques rustres et quelques paysannes apportant des provisions pour le marché ; mais au moment où il mettait le pied sur le pont qui passe la Marne, il eut une vision bizarre qui lui fit froid sous l'aisselle.

Il vit au milieu du pont, dans la brume matinière, un homme habillé en compagnon maçon dont les vêtements étaient tout blancs de plâtre et qui portait une canne semblable à la sienne.

Jusque-là rien de trop surprenant.

Mais ce compagnon maçon boitait de la même jambe que lui, et il lui semblait que tous ses mouvements correspondaient aux siens propres.

La chose était si frappante que Fortune s'arrêta pour se frotter les yeux.

L'autre compagnon maçon s'arrêta en même temps.

– La mule du pape ! pensa notre cavalier, est-ce que je deviens fou ?

Et, pour en avoir le cœur net, il reprit sa marche :

– Holà, manant ! cria Fortune ; je sais bien que je n'ai plus ma galante tournure d'hier ; prétendrais-tu te moquer de mon embarras, sang de moi ?

Au son de cette voix, l'autre compagnon se retourna vivement.

Mais Fortune eut beau presser le pas et regarder de tous ses yeux, le crépuscule était encore trop faible et la figure du prétendu railleur restait invisible dans le brouillard, Fortune ne put rien distinguer de ses traits ; seulement, il y a des inspirations soudaines et des pressentiments ; pour la première fois, l'idée vint à Fortune que ce compagnon maçon pourrait bien être son ennemi le rousseau.

Pourquoi cette idée lui venait, il n'aurait point su dire, car, dans leurs diverses rencontres, rien ne lui avait donné à penser que le rousseau fût boiteux.

Il l'avait toujours vu sur sa mule, excepté la dernière fois, à Saint-Jean-Pied-de-Port, et cette fois le rousseau, avait couru mieux qu'un lièvre.

Mais précisément, mieux qu'un lièvre aussi, le compagnon maçon se mit à courir pendant que Fortune se livra à ces réflexions.

Il boitait misérablement, mais il détalait à miracle et en un clin d’œil il disparut dans le brouillard.

Fortune invoqua la mule du pape, la corbleu, la sambleu, la tête-bleu et quelques panerées de diables, car il était, pour le coup, mécontent de son étoile.

Ce qu'il avait pris pour un mirage était bel et bien un coquin en chair et en os dont la fuite confessait les méchants desseins.

Le plus dangereux de tous les espions, au dire de Michel Pacheco et de la Française elle-même !

Celle-ci, à la vérité, avait donné à entendre qu'on s'était débarrassé du rousseau, mais ces malfaiteurs ont la vie dure.

En reprenant sa marche cahin-caha, Fortune ne gardait pas l'ombre d'un doute : il était sûr que le rousseau marchait devant lui.

Pourquoi cependant ce déguisement pareil au sien ? et quel noir complot méditait l'abominable drôle ?

– Heureusement, se dit Fortune, que mes deux bras sont en bon état, si mes deux jambes sont dépareillées. Que je puisse mettre seulement la main au collet de cette canaille et je fais vœu de l'étrangler comme un poulet !

L'aube commençait à s'éclaircir quand il dépassa les dernières maisons de Charenton pour entrer dans cette avenue circulaire plantée d'arbres qui contourne Conflans, en suivant la courbe de la Seine.

À la hauteur de Conflans il réussit à prendre le pas de course.

Et sa vaillance devait être récompensée, car en interrogeant de l’œil la perspective de la route, il distingua une forme cahotante qui essayait de se cacher derrière la ligne des arbres.

La couleur blanchâtre de cette ombre dénonçait le compagnon maçon.

Tantôt devant elle, tantôt derrière elle, tantôt à droite, tantôt à gauche, une autre ombre que Fortune n'avait point encore remarquée courait, gambadait, tournait, longue et fauve comme un loup.

On sait que les bons chiens, mêmes rendus de fatigue, retrouvent un moment de fougueuse ardeur dès qu'ils peuvent chasser à vue.

Fortune se lança comme un furieux ; il ne sentait plus sa jambe et l'espace diminua à vue d'œil entre lui et son gibier qui semblait terriblement essoufflé.

Aux environs du château de Bercy dont le saut du loup bordait la route, Fortune avait gagné tant de terrain qu'il put entendre aboyer le grand chien de son ennemi.

Mais au-delà du saut du loup, celui-ci prit brusquement à droite un sentier menant à des taillis d'assez vaste étendue qui couvraient le terrain compris entre la Seine et le lieu dit la Grande-Pinte.

Fortune prit à son tour le sentier, gagna le bois et s'engagea à pleine course dans la première percée qui se présentait à lui, il alla longtemps ainsi, espérant tomber sur sa proie de minute en minute, et serrant sa canne qui ne devait point être, à l'occasion, une arme méprisable.

À vrai dire, il n'en destinait point le premier coup à rousseau, pauvre créature à laquelle suffirait un couple de bourrades, mais bien à ce grand diable de chien dont les dents pouvaient rétablir l'égalité de la partie.

La percée courait en zigzag à travers bois.

Fortune, qui ne ménageait point sa peine et galopait à perdre le souffle, pensait bien avoir gagné un terrain considérable ; cependant, quand il sortit du taillis pour entrer dans les champs cultivés qui entouraient le hameau de Reuilly, son regard, interrogeant l'horizon, ne vit partout que solitude.

Le soleil sortait d'une nuée rose derrière les bois de Vincennes ; quelques toits fumaient déjà, mais les laboureurs n'étaient pas encore au travail.

Sur la gauche, dans un brouillard épais, on apercevait le sommet des clochers de Paris et les remparts de la Bastille qui semblaient submergés par la brume jusqu'à la hauteur des créneaux.

À force de fouiller le lointain, Fortune distingua justement dans cette direction inattendue, un point noir et un point blanc qui se mouvaient dans les guérets : le compagnon maçon et son chien.

La mule du pape fut prise à témoin par Fortune, non sans une certaine amertume, car il y avait là pour lui déception cruelle : d'autant plus qu'il lui semblait désormais impossible d'arriver à la barrière Saint-Antoine avant le rousseau.

Mais il n'était pas homme à se déclarer vaincu sans tenter un dernier effort, et il repris sa course à fond de train.

Dès les premiers pas, une ombre d'espoir lui revint, car le point noir et le point blanc, au lieu de piquer directement vers la ville, firent un brusque détour sur la droite, comme si un obstacle invisible pour Fortune leur eût barré le chemin.

Aussitôt notre cavalier coupa au court, prenant pour point de repère le clocher carré de l'église Sainte-Marguerite, au quartier Saint-Bernard.

Il allait au hasard, soutenu par la bonne envie qu'il avait d'accomplir heureusement sa mission, mais aiguillonné surtout par cette fantaisie qui le tenait depuis son départ l'Alcala.

Il n'était pas méchant, notre cavalier Fortune, mais il prouvait un voluptueux frémissement à l'idée de rompre les cotes à ce coquin de rousseau.

Et vraiment, il avait une étoile ! car, après avoir perdu de vue sa proie pendant plus d'une demi-heure, ayant gravi un petit mamelon auquel s'adossaient les jardins du presbytère de Sainte-Marguerite, il vit, par-dessus les innombrables villas ou folies qui séparaient le chemin de la Roquette du Chemin-Vert, le rousseau et son grand chien descendant tous deux vers la contrescarpe Saint-Antoine.

Le rousseau ne battait plus que d'une aile ; il semblait littéralement harassé de fatigue.

Fortune brandit sa canne et s'élança, criant en lui-même : Montjoie ! Saint-Denis !

Dix minutes après il était au beau milieu de ce paradis terrestre qui est maintenant un bien pauvre quartier, mais qui contenait alors toutes les luxueuses fantaisies de la noblesse et de la finance.

Quand Fortune arriva à l'angle formé par le Chemin vert et le chemin de la contrescarpe, il se trouva devant une grille désemparée qui donnait accès dans un vaste terrain tout planté de charmilles ; au détour de l'une de ces charmilles, il vit disparaître le train de derrière d'un grand chien.

– Tayaut ! fit-il en lui-même.

Et il bondit sous les charmilles.

Ce n'était pas immense et pourtant Fortune, pendant plus d'une demi-heure, courut comme un dératé de charmille en charmille.

Le labyrinthe était admirablement dessiné, les murailles de verdure avaient une épaisseur impénétrable, et deux hommes pouvaient en vérité se chercher en vain dans ce méandre pendant toute une journée.

Fortune ne sentait pas trop sa foulure, mais il était las comme un malheureux et l'appétit commençait à parler au fond de son estomac.

Quand Fortune avait faim, c'était pour tout de bon.

Ce matin, quoi qu'il pût calculer de favorable, son déjeuner ne se montrait à lui que dans le lointain.

Pour déjeuner, il fallait d'abord entrer dans Paris, gagner le quartier des Halles sans encombre et trouver le sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra.

Cela demandait du temps, mais en outre Fortune s'était mis en tête qu'avant d'entrer dans Paris il fallait massacrer le rousseau.

À ses yeux, la plus élémentaire prudence commandait cette exécution.

Passer la barrière en laissant derrière soi un espion si dangereux, c'était courir à la potence.

Aussi Fortune, malgré sa fatigue, malgré sa jambe malade, qui criait bien un peu, malgré son estomac qui commençait à hurler, poursuivait en conscience la chasse commencée.

Il tournait à perdre haleine dans cette cage d'écureuil, passant et repassant au même lieu et maudissant ces charmilles.

À chaque instant un bruit de feuilles, le frôlement d'une branche venaient émoustiller son ardeur : il y avait des moments où il n'était séparé de son ennemi que par la verte muraille.

Il s'élançait alors, cherchant un passage et savourant déjà la joie du premier coup de bâton lancé à toute volée sur le crâne de son persécuteur.

Mais il n'y avait point de passage.

Les allées tournaient, tournaient sans cesse, et, après une autre demi-heure dépensée à courir follement, Fortune se retrouva près de la grille.

Il tomba sur le gazon découragé ; la sueur inondait son front et sa poitrine pantelait.

Il n'était pas là depuis la moitié d'une minute lorsqu'il entendit tout près de lui, de l'autre côté de la charmille, ce bruit d'espèce particulière que produisent les dents d'un chien acharné sur un os.

Il s'allongea, fourra sa tête dans le feuillage, et, parvenant à écarter les branches de droite et de gauche, il darda de l'autre côté son regard avide.

Voici ce qu'il vit :

D'abord le loyal museau d'un grand épagneul occupé à ronger un os.

À deux pas du chien un jeune homme en costume de compagnon maçon, couché sur l'herbe comme Fortune et qui, comme lui, haletant, essuyait d'une main la sueur de ses tempes et de l'autre approchait de ses lèvres le goulot d'une gourde au ventre rebondi.

Fortune se releva si brusquement qu'il laissa une poignée de cheveux dans le trou de la haie.

– Le coquin est à moi ! pensa-t-il en reprenant chasse avec une nouvelle vigueur, et j'espère bien qu'il n'aura pas le temps de tout boire !