Où Fortune prend le frais dans la forêt de Bretagne.

Fortune se frottait les mains en descendant l'escalier de l'hôtel de Tencin ; il se disait :

– Le Dubois était dans le cabinet ! il a mordu à l'hameçon et l'affaire de M. le duc est aux trois quarts faite. Seulement, mon rôle est plus épineux que je le croyais. La mule du pape ! cette jolie échappée de couvent a été deux ou trois fois sur le point de percer à jour ! Il va falloir jouer serré à l'Arsenal, et la prudence veut qu'on y avale encore mon demi-flacon de vin de Sicile.

Comme il passait la porte cochère, il vit des ombres se glisser le long de la muraille.

– Bravo ! pensa-t-il, la meute est déjà découplée ! détalons ! je me charge désormais de mener la chasse jusqu'à la petite maison de la Ville-l’Évêque.

« L'ami, dit-il au cocher en montant dans le carrosse, tu vas me conduire au mail d'Henri IV. Veille bien en chemin, et si tu découvrais quelque figure suspecte, aie le soin de me prévenir.

Le cocher protesta de son zèle, mais il riait dans sa barbe : les ombres avaient déjà causé avec lui.

Après le départ de Fortune, la chanoinesse avait hésité, pendant la moitié d'une minute, puis elle s'était élancée sur ses pas en pensant :

– Le malheureux va se perdre !

– Duc ! s'écria-t-elle au haut de l'escalier, car Fortune n'avait pas encore descendu les dernières marches, au nom du ciel, prenez garde ! n'allez pas ce soir à l'Arsenal !

Fortune n'entendit pas sans doute, car la porte cochère se referma bruyamment pendant que la chanoinesse parlait encore.

Mais un autre avait entendu. Dubois enfila derrière elle une demi-douzaine de ces jurons gras et dodus qui rendaient sa conversation si accentuée.

– Est-ce que tu veux finir aux Madelonnettes, toi, la belle ! dit-il dans un furieux accès de colère. Jour de Dieu ! à l'heure où tu cesseras d'être un instrument docile, tu ne pèseras pas une once !

Il s'arrêta étouffé par un hoquet.

Certes, bien qu'il ne s'en vantât point, comme le faux duc de Richelieu, il avait dans l'estomac plus d'un demi-flacon de vin de Sicile ou autre.

Mme de Tencin se redressa et le regarda de son haut.

– Bien, bien, mignonne, fit-il, méprise-moi si tu veux, appelle-moi maraud comme le commun des imbéciles, mais ne me trahis pas, je te le conseille, ou, par la Mort-Dieu ! tu la danseras.

– Et qui songe à vous trahir, ingrat ! dit la chanoinesse reprenant son ton doucereux, je crains toujours que vous ne vous fassiez de trop puissants ennemis.

– Tu es coquine comme un ange ! répliqua Dubois soudainement apaisé. Puisque tu ne songes qu'à moi, trésor, et à mes intérêts, je vais te rassurer d'une seule parole : ce bichon des dames, ce caniche à l'eau de rose a déjà le lacet autour du cou. J'ai lâché à ses trousses une demi-douzaine de bons garçons qui vont le suivre jusqu'à l'Arsenal. L'homme qui les conduit est passé maître à cette sorte de pêche. Il va lui tendre la nasse et le laissera s'empêtrer jusqu'au fond du filet. J'ai donné l'ordre de mitonner la haute trahison ; cette fois l'amour-perruquier pourrira à la Bastille.

La chanoinesse ne put retenir un gros soupir.

– Je te donne ce bénéfice que tu m'as demandé pour ton gourmand de frère, reprit Dubois, et tu peux envoyer prendre cinq cents louis à la cassette demain matin. Es-tu un peu consolée ?

– Guillaume, dit la chanoinesse attendrie, vous êtes le plus généreux des mortels !

Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous et les meilleurs amis du monde, dans le salon où MM. d'Argenson, Leblanc, de Machault, Law et d'autres les attendaient.

Là, Dubois, redevenu administrateur et ministre, dicta au lieutenant général de police une série d'ordres précis et nets qui devaient parer à tous événements, au cas où les chevaliers de la Mouche-à-Miel viendraient jusqu'à l'Opéra ce soir.

Le carrosse de Fortune s'arrêtait cependant sous les grands peupliers du mail d'Henri IV.

Fortune ordonna au cocher de l'attendre et ne quitta point le carrosse sans s'être bien assuré de n'avoir pas perdu ses ombres. Elles étaient là, cachées derrière les peupliers, il put voir qu'il avait affaire à cinq ou six exempts, solides et bien découplés.

– Voici de quoi remplacer le pauvre Bertrand ! se dit-il.

L'image des blondins en deuil passa devant ses yeux et lui mit un peu de mélancolie dans le cœur.

Au moment d'entrer à l'Arsenal il hésita, non parce qu'il eût peur de n'être point introduit, mais parce qu'il songeait à ses ombres et qu'il se demandait :

– Comment diable mes gaillards vont-ils faire pour me suivre ? J'ai été les chercher assez loin pour ne pas m'exposer à les perdre !

Pendant qu'il se consultait ainsi, une des ombres continua de marcher et le dépassa.

– Corbac ! pensa Fortune, n'allez pas faire de maladresse ! ce n'est point ici qu'il me faut attaquer, mes braves !

L'exempt, revenant sur ses pas, lui fit un grand salut et dit à voix basse :

– Monseigneur aurait-il ignoré le mot qui donne accès dans la forêt ?

Fortune se redressa bien haut et répliqua :

– Qui êtes-vous, l'ami ? je ne vous connais pas.

– J'ai l'honneur d'être, répondit l'ombre, un des vingt-deux colonels chargés d'appuyer la chasse aux flambeaux. Si vous daignez vous présenter à la porte du Serment, on vous dira Espoir, vous répondrez :

– Espagne, parbleu ! interrompit Fortune. Je sais cela aussi bien que vous.

Le vingt-deuxième colonel salua et s'écarta. Fortune pensait en gagnant la porte du Serment, ainsi baptisée pour la solennité de ce soir :

– La mule du pape ! ceux-là en savent bien long. Est-ce que l'abbé Dubois et moi nous avons la berlue ? au lieu de mouches m'aurait-il donné des conspirateurs ?

Il échangea le mot d'ordre avec deux sentinelles déguisées en druides, comme il convient à des gens qui gardent la forêt de Bretagne, et entra.

Un regard glissé derrière l'assura que ses ombres entraient également.

Il pouvait être sept heures du soir. Des guirlandes de lampions éclairaient la petite pelouse, surabondamment garnie de statues, qui faisait face au perron de l'Arsenal. Les deux petits jets d'eau lançaient de maigres filets d'écume, et la façade lourde du vieux palais de Sully regardait par ses hautes fenêtres illuminées un spectacle à la fois gracieux et comique.

C'était le ballet des exempts qui se dansait sur l'herbe au son des violons de Rameau.

Mme Delaunay, la muse indigente et laborieuse, avait ouvert la fête, comme de raison, en récitant sous un costume mythologique quelques stances charmantes : Elle était là pour tout faire même les vers, et six mois plus tard, quand elle sortit de la Bastille, Mme du Maine ne lui envoya que des compliments aigres-doux.

Plusieurs bons esprits, anciens et modernes, professent, par rapport au cœur des princes, la même opinion que notre ami Fortune.

Après la cantate était venu le ballet. On changea d’œuvre, mais l'auteur était toujours le même, et quand on songe que cette pauvre Delaunay dansait, voyageait, conspirait et faisait en même temps la chasse aux maris, personne assurément ne l'accusera d'avoir été une demoiselle de loisirs.

L'originalité du ballet nouveau consistait en ce fait que toutes les danseuses gardaient leur costume de cour, tandis que tous les danseurs étaient accoutrés en exempts.

L'idée était de la sœur d'Apollon. À l'estime de M. de Malézieux, le père, ainsi que selon l'opinion de l'abbé Le Camus, de l'abbé de Chaulieu et autres critiques compétents, l'idée était d'autant plus ingénieuse qu'elle expliquait tout naturellement la présence d'un si grand nombre d'exempts, réunis au même endroit.

M. le Prince de Conti avait dit, en parlant de son cousin le régent, de Dubois, de Leblanc, de d'Argenson et autres :

– La congrégation de la bedaine n'y verra que du feu et nous les tenons !

Par le fait, l'Arsenal semblait être en hausse aujourd'hui, et jamais on n'y avait vu plus noble réunion.

Fortune avait son loup sur le visage comme la plupart de ceux qui n'étaient point en scène, et suivait tranquillement les allées du jardin où beaucoup de personnages semblaient, à son exemple, rechercher l'incognito. Il écoutait, il regardait, il constatait avec satisfaction que ses ombres ne le perdaient pas un seul instant de vue.

Les beaux noms se croisaient autour de lui, chuchotés par les passants… Il serait inexact d'affirmer que tout ce monde fût dans le secret de l'expédition projetée, mais quelque chose planait dans l'air ; on s'attendait à une prochaine péripétie, et personne n'eût versé des larmes bien amères sur le malheureux sort de Philippe d'Orléans, prisonnier des Espagnols.

– Voici M. de Brancas ! les roués eux-mêmes abandonnent le régent.

Le prince de Cellamarre est à son poste :

Mme de Polignac cause là-bas avec le comte de Toulouse.

Voici Praslin ! voici Chevreuse !

Voici la belle Courcillon avec sa mère, Mme la marquise de Pompadour !

– Et le bataillon des Bretons, Montlouis, Du Couédic Kéranguen !

– On a vu le chancelier d'Aguesseau !

– On a vu le duc de Richelieu !

Fortune tressaillit à ce dernier mot, prononcé tout contre son oreille.

Le nom du régent lui-même n'aurait pas produit un plus foudroyant effet dans l'assemblée.

Ce nom de Richelieu se répandit de proche en proche, comme si on eût mis le feu à une tramée de poudre.

– Il vient avec la belle Badin, disaient les uns.

– Et vous savez, ajoutait-on, que cette belle Badin va hériter de toute la fortune de Chizac-le-Riche !

– Il arrive avec la duchesse, disaient les autres.

– On lui a assuré dans le traité un joli petit royaume indépendant…

– Qui sera le plus riche du monde si chaque cotillon paye seulement dix louis d'entrée à la frontière !

Les derniers accords du ballet vibraient sous les arbres ; un mouvement se fit dans la foule vivement éclairée qui grouillait sur la pelouse, et une sorte de cortège descendit lentement la grande allée conduisant aux parties les plus sombres du jardin.

La tête du cortège était tenue par une petite femme de tournure assez disgracieuse qui ne portait pas bien son costume d'impératrice romaine. Elle donnait la main une sorte de colosse, habillé en grand prêtre de la religion celtique, qui tenait entre ses doigts une serpe d'or et portait au cou un collier tout composé d'abeilles.

Derrière ce couple magnifique mais dépareillé, venait à cheval Polymnie, la muse de la Rhétorique.

Cette malheureuse Delaunay eût gagné ses gages amplement rien qu'à changer de costumes !

Elle était suivie par les autres muses, ses huit sœurs, que menait un blond dadais d'Apollon musagète.

– Voici, dit-elle de sa voix harmonieuse, et peut-être le dit-elle en vers : « Voici l'union symbolique de la civilisation et de la nature ! le prince des druides conduit l'impératrice d'Occident au fond de la forêt celtique où va se consommer la mystérieuse alliance ! »

La procession fit en somme grand effet, et plus d'un cœur romanesque battit à la pensée des événements mémorables qui allaient s'accomplir.

Fortune regardait de tous ses yeux et s'amusait comme au spectacle. Il avait même un peu oublié son plan, lorsqu'il se sentit toucher le bras.

L'ombre qui lui avait parlé au dehors dit tout bas bien respectueusement à son oreille : Monseigneur, voici et une dame qui vous a reconnu, c'est bien sûr, et un jeune seigneur qui vous reluque d'un œil mauvais !

Fortune suivit tour à tour les deux restes de l'exempt et vit d'abord Thérèse Badin, splendide sous ses habits de deuil, puis René Briand, tout blême, dont les yeux brûlaient à travers les trous de son demi-masque.