Où Fortune noue des relations avec Mme La Pistole.
Fortune songeait à cette vieille dame pour laquelle il n'avait jamais éprouvé peut-être une tendresse bien vive mais qu'il s'était habitué à vénérer, comme une relique : la comtesse de Bourbon était sa mère ! Son père, c'était le maître de ce grand château que ses souvenirs d'enfance lui représentaient si brillant et si riche.
L'enfant tout blanc, tout rose, tout délicat, tout impertinent, qui le molestait jadis et pour qui on le fouettait, c'était son frère, c'était M. le duc de Richelieu !
Et Aldée, comme il l'aimait ! comme il se sentait heureux de la protéger et de la venger !
Quant à Muguette, nous savons que le cavalier Fortune n'y allait jamais par quatre chemins : c'était une affaire réglée. Muguette ne comptait plus, elle faisait partie de lui-même, et Fortune n'était pas éloigné de se regarder déjà comme chef d'un vieux ménage, puisqu'il avait résolu depuis quelques heures d'enchaîner son sort à celui de Muguette.
Il était assis sur les dernières marches de l'escalier. Devant lui s'étendait l'allée étroite qui rejoignait la cour de Guéménée.
Au fond de l'allée, une voix cassée dit :
– S'il vous plaît, faites-moi place.
L'allée était en effet trop étroite pour qu'il fût possible d'y passer deux de front.
Fortune se recula jusqu'à l'entrée de la cour, et des sabots sonnèrent sur le carreau de l'allée.
Ce fut une vieille béguine qui sortit, le visage couvert d'un voile noir tout brodé de reprises et portant au bras son petit panier à provision.
– Mon joli cœur, dit-elle en passant près de lui, il y a bien des chiens de chasse aujourd'hui dans Paris. Si vous connaissez un étourneau qu'on nomme le cavalier Fortune, dites-lui qu'il se gare. À la place de pareil gibier, moi, je gagnerais au pied du côté de l'Arsenal, où commence la forêt d'Espagne et de Bretagne.
La vieille continua sa route, faisant claquer ses sabots sur les pavés de la cour.
La première idée de Fortune fut de l'arrêter résolument et de la faire parler de force autrement qu'en paraboles ; mais il y avait maintenant des passants dans la cour, et, malgré son apparence chancelante, la vieille marchait très vite. Fortune, intrigué au plus haut point, remonta son manteau, rabattit son feutre et se mit à la suivre.
La béguine traversa la grande rue Saint-Antoine et disparut dans la rue du Petit-Musc.
Fortune fit comme elle. Les dernières paroles qu'il venait d'entendre avaient mis sa prudence en éveil, et il n'était pas éloigné de prendre pour des alguazils acharnés à sa poursuite tous les bons bourgeois allant et venant pour leurs affaires.
La béguine, arrivée au bout de la rue, tourna l'angle de la chapelle des Célestins et s'engagea dans la belle avenue, plantée d'arbres qui conduisait à l'Arsenal, parallèlement au port de Grammont.
Elle passa sans s'arrêter entre les deux soldats du régiment de Laval qui gardaient la porte principale, et montra son panier au suisse sans mot dire.
Comme les deux factionnaires croisaient le mousquet au-devant de Fortune, elle se retourna et cria de sa voix cassée :
– Laissez, laissez, il est de la comédie.
Les deux factionnaires relevèrent leurs armes.
Fortune entra et monta un escalier de service sur les pas de la vieille, qui semblait douée maintenant d'une agilité extraordinaire.
Au second étage de l'aile qui regardait le couvent des Célestins, par-dessus les grands parterres, la vieille ouvrit une porte et s'arrêta pour attendre Fortune.
– Les gens comme vous, dit-elle, ont souvent plus de bonheur que de bien joué. Entrez et soyez sage.
La béguine jeta ses sabots à la volée, arracha d'un doigt de main son voile et son bonnet, et dépouilla son vieux surcot de laine.
– Zerline ! s'écria Fortune, madame La Pistole.
L'ancienne Colombine de la foire Saint-Laurent dessina une grave révérence et indiqua un siège à notre cavalier.
Elle n'était pas jolie, cette fée qui causait tant tourments au pauvre La Pistole ; elle n'était même pas jeune ; mais elle avait des yeux brillants, un teint bohémienne, beaucoup d'acquit, et cet ensemble de grimaces que le théâtre enseigne.
– On ne parle que de vous dans Paris, dit la soubrette en prenant place auprès de Fortune et en faisant bouffer les plis de sa robe selon l'art déjà connu au dix-huitième siècle ; vous êtes la coqueluche de l'Arsenal, et Mme la duchesse ne pense plus du tout à cette pauvre belle Thérèse Badin, depuis qu'elle espère avoir en vous une autre amusette.
– Ma bonne, répliqua Fortune qui se mit tout de suite au diapason, je ne suis guère en mesure de servir d'amusette à personne. Tel que tu me vois, j'ai de l'ouvrage par-dessus la tête.
– Alors, nous nous tutoyons ! demanda Zerline.
– Parbleu ! fit notre cavalier. Je m'intéresse à toi à cause de ton mari, La Pistole, qui est une de mes créatures.
La soubrette se mit à rire franchement et rapprocha son siège en disant :
– Il est impossible que vous ne gagniez pas des rentes, un jour ou l'autre, à force de ressembler à M. le duc.
Fortune prit un air sévère et répondit :
– Si tu veux rester bien avec moi, ma mignonne, ne me parle plus de ce déplorable hasard.
– Est-ce un hasard… vraiment ? demanda Zerline, dont le regard posa une effrontée ponctuation au bout de cette phrase.
– Corbac ! gronda Fortune, lequel, de M. le duc ou de moi, a l'air d'un enfant de l'amour ?
– Ce n'est certes pas votre seigneurie.
Puis elle reprit allègrement :
– Voilà la nouvelle à la main qui court la ville et les faubourgs, qui va passer la banlieue, puis la province, pour aller enfin divertir toutes les cours étrangères : Il est arrivé d'Espagne un cavalier chargé par Son Éminence le cardinal Albéroni de quelques petits papiers mystérieux pour Mme du Maine et entre autres d'un certain traité qui confère à M. de Richelieu la Grandesse d'Espagne avec le titre de prince.
– J'ai l'espoir, dit Fortune, que ce précieux traité lui fera couper le cou.
– Le cavalier en question, reprit Zerline, c'est toujours la nouvelle à la main qui parle, a reçu des dieux immortels des traits si parfaitement semblables à ceux de l'Adonis moderne que Mme la duchesse de Berry, passant, voici trois jours, dans la rue de la Tixeranderie pour aller en pèlerinage à la Bastille où l'on adorait encore le dieu, a jeté son bouquet au dit cavalier, lequel a été presque aussitôt poignardé, toujours aux lieu et place d'Adonis par le frère d'une de ses victimes… Tout cela est-il vrai ?
– Exactement vrai, répondit Fortune.
– Suite de la nouvelle en main, continua Zerline. Le cavalier qui va devenir célèbre dans les quatre parties du monde a eu le malheur d'être plongé au fond d'un cachot noir parce qu'on l'avait trouvé endormi auprès d'un homme assassiné. La nuit dernière, il y a eu deux évasions à la forteresse du Châtelet : un vivant s'est échappé de la prison, un mort s'est sauvé du caveau funèbre…
– Au nom du ciel ! interrompit ici Fortune, parlons un peu sérieusement, ma bonne. Savez-vous quelque chose de raisonnable touchant cette aventure de l'inspecteur Bertrand ?
Zerline ne perdit point son sourire.
– Pour ce qui me regarde, répondit-elle d'un ton léger, je ne suis pas éloignée de croire aux revenants ; mais laissez-moi finir, glorieux cavalier : Le vivant n'a laissé aucune trace de son passage, il s'est évanoui comme un souffle ; le mort, au contraire, a cassé un carreau à la porte vitrée qui sépare la morgue de la galerie de l'Est au grand Châtelet. Il y a cependant une autre version où l'on parle d'une horrible bataille entre un vampire et la famille du gardien des caveaux. La chose sûre et qui nous intéresse jusqu'à un certain point, c'est que toute la police est sur pied, et que vous ne pourriez pas faire dix pas à l'intérieur de Paris sans être reconnu, arrêté et claquemuré.
– Vous savez donc ?… commença Fortune.
Bon ! s'écria la soubrette, voici déjà qu'on ne se tutoie plus. Ne vous ai-je pas dit que Mme la duchesse était plus capricieuse qu'un chien bichon ? Dès hier, elle s'était mise en tête une fantaisie pour vous. Aujourd'hui, de bonne heure, la sœur d'Apollon, qui est sa servante, et dont je suis la soubrette (je vous prie de plaindre mon triste sort !) est venue m'éveiller et m'a dit de ce ton de pimbêche que la nature lui a donné : « Zerline, il faut aller à la prison du Châtelet et voir un peu ce qu'il est possible de faire pour cette espèce de bellâtre qu'on appelle le cavalier Fortune.
– Elle a dit cela ?
– Ne vous étonnez ni ne vous fâchez. Toute muse a une écritoire à la place du cœur. Cette Delaunay est encore une des muses les moins acariâtres que j'aie rencontrées dans ma vie. Quand elle parle, cependant, il faut obéir : j'ai pris juste le temps de jeter une mante sur mes épaules et, fouette cocher, me voilà au Châtelet. De cavalier Fortune, pas l'ombre ! mais en revanche, il m'a été donné de presser sur mon cœur cet innocent de La Pistole, qui m'a raconté le fin mot de l'aventure. Après les caresses d'usage, nous nous sommes arrachés les yeux, selon l'habitude, et La Pistole m'a avoué son dessein de devenir millionnaire pour m'humilier et se venger de moi. J'ai approuvé de tout mon cœur ce noir complot, et, grâce au crédit de Madame la duchesse, qui conspire d'une main, mais qui caresse de l'autre les gens en place, j'ai obtenu la mise en liberté de La Pistole, en l'invitant à m'écraser le plus tôt possible sous le million de sa vengeance !
– La peste ! dit Fortune en se frottant les mains, vous n'avez pas la beauté de Vénus, ma commère, mais vous êtes une agréable femme, et La Pistole aurait tort de se plaindre. Je suis si fort au dépourvu que le moindre auxiliaire m'est précieux, et je vous remercie de m'avoir rendu mon pauvre camarade. Maintenant, s'il vous plaît, une dernière question : comment vous ai-je trouvée tout à l'heure, sous le déguisement que vous savez, dans la cour de Guéménée ?
– Beau cavalier, répondit Zerline, chacun de nous a ses affaires privées ; je ne vous ai pas demandé pourquoi vous étiez au même lieu, imitez ma réserve, et nous allons passer à la deuxième partie de notre séance.
Elle se leva et ouvrit une porte, située derrière son lit, qui donnait accès dans une chambre un peu plus petite, entourée également de porte-manteaux. Le meuble principal était une vaste toilette.
Les porte-manteaux, au lieu de supporter des accoutrements féminins et des costumes variés, comme ceux de la chambre d'entrée, étaient uniformément occupés par une trentaine d'habits complets, tous neufs et semblables les uns aux autres.
– Voilà de quoi vêtir toute une escouade d'exempts dit Fortune étonné.
– Vous savez, répliqua Zerline innocemment, que nous sommes fous de comédie à l'Arsenal aussi bien qu'à Sceaux. Mlle Delaunay, ma chère maîtresse, a la direction générale des spectacles, et moi je suis la costumière en chef :
Et vous allez bientôt, reprit Fortune qui la regardait en face, monter une pièce où il y aura beaucoup d'exempts ?
Zerline fit un signe de tête affirmatif et souriant.
Elle ajouta :
– Une grande pièce et qui aura, nous l'espérons, un succès de vogue… Venez çà !
Fortune franchit le seuil de la seconde chambre.
– Asseyez-vous là, dit encore la soubrette en lui montrant un fauteuil placé devant la glace.
Fortune obéit.
Pour échapper aux loups, reprit Zerline, qui d'une main habile mettait déjà le peigne dans ses cheveux, rien n'est meilleur ni plus adroit que de se déguiser en loup. De vos affaires je sais un peu plus long que vous n'en pourriez dire des nôtres, attendu que La Pistole ajoute à ses autres défauts celui de n'être point un confident discret. M. le duc de Richelieu, votre bête noire, est exilé, il est vrai, à Saint-Germain, mais il passe ses jours et ses nuits à Paris, dans une certaine petite maison du quartier d'Anjou que lui a louée Chizac-le-Riche… Ce nom vous fait dresser les oreilles.
– Va toujours, dit Fortune ; les diablesses comme toi valent souvent mieux que des anges.
– Toujours ! rectifia Zerline, qui aplatissait de son mieux les belles boucles de la coiffure du cavalier. Cette bataille entre deux hommes qui ont le même visage, sinon le même cœur, m'amuse et m'intéresse. L'un n'est qu'un pauvre soldat ; je mets dans le jeu du soldat, parce que je suis une soubrette.
– Corbac ! s'écria Fortune, il faut que je t'embrasse !
– Volontiers, mais quand j'aurai fini. Dans dix minutes vous allez être un exempt, non pas laid, c'est impossible, mais enfin un exempt par les habits, par la coiffure et même par la figure, car j'ai là tout ce qu'il faut pour vous transformer à ma guise. Et quand ma baguette vous aura touché, vous pourrez tourner autour du Richelieu, croiser le Chizac et même, si vous voulez, aller rendre visite à maître Lombat sans courir le moindre risque d'être reconnu !