Où Fortune a le plaisir d'apprendre l'histoire du petit Bourbon.
Le nom de Richelieu avait produit un effet pareil sur nos deux compagnons : le petit Bourbon tremblait de colère et Fortune avait un éclair dans les yeux.
– Corbac ! dit-il, je conviens que vous avez le pas sur moi de toutes les manières, monsieur le chevalier. C'est vous qui devez le premier tirer l'épée contre ce duc, mais s'il vous embrochait par hasard, soyez certain qu'il ne le porterait pas en paradis !
– Grand merci, mon camarade, répliqua Courtenay, tandis qu'un sourire orgueilleux retroussait sa fine moustache blonde, les gens de ma maison ne se laissent pas embrocher comme cela par un petit du Plessis Vigneron, dont mes pères n'auraient pas voulu pour fourbir leurs éperons…
– Au temps où l'on ne décrottait pas encore les bottes, ajouta Fortune.
– En outre, continua le chevalier, ce Richelieu est brave, quand il le faut absolument, mais il n'a point de chevalerie, et vis-à-vis de vous il lui serait trop facile de se réfugier derrière sa qualité de duc et pair.
– C'est juste, grommela Fortune, la noblesse sert à quelque chose, et je vous envie la vôtre en ce moment, monseigneur mon ami.
« Mais ce n'est pas la fin de l'histoire ? demanda tout à coup Fortune.
– C'est presque la fin, répondit Courtenay ; depuis ce jour-là, je n'ai jamais revu ma pauvre Aldée. Je la reconduisis jusqu'à la maison de madame sa mère, et en chemin j'essayai de savoir. Mais il n'y avait rien, j'en jurerais ! sinon le regard de cet homme qui a sur les femmes un pouvoir diabolique.
« Aldée, poursuivit Courtenay, me témoigna son affection ordinaire. Elle me remercia en me disant que le gentilhomme du carrosse lui avait fait peur. À ma question si c'était la première fois qu'elle le rencontrait, elle répondit évasivement, et quand nous nous séparâmes, ses beaux yeux étaient remplis de larmes.
– Y a-t-il longtemps de cela ? demanda Fortune.
– Trois semaines, à peu près.
– Et pourquoi ne l'avez-vous pas revue ?
– Parce que je devins fou, répondit Courtenay. Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas un dameret, moi. Je n'ai jamais aimé qu'Aldée et jamais je n'aimerai qu'elle. Jusqu'à ce moment, l'amitié d'Aldée, car je n'ose pas dire son amour, m'avait rendu heureux comme un roi. Je tombais du ciel en enfer. Ma première pensée fut d'entrer à l'hôtel de Sully, car le carrosse était encore à la porte, et de monter chez certaine duchesse que je connais bien pour y rencontrer M. de Richelieu. Mon plan était tout simple, je comptais bien le prendre par la peau du cou et le jeter dehors, comme un chien, par la fenêtre du premier étage.
– C'était bon, cela, dit très sérieusement Fortune.
– Et plût à Dieu que j'eusse accompli mon dessein ! s'écria le chevalier avec une pareille conviction. Malheureusement, j'eus peur de madame la duchesse et de ses syncopes ; je rentrai chez moi, puis, au milieu de mes idées noires, le souvenir m'arriva d'un petit souper où M. de Bezons m'avait invité pour ce soir même.
« C'était un moyen de m'étourdir. Je sortis incontinent et je hâtai le pas vers la rue de Verneuil où M. de Bezons à son hôtel.
« Quand j'arrivai, le repas était à plus de moitié ; on avait soupé de bonne heure parce que Mme de Berry donnait, cette nuit, les violons au Luxembourg.
« Il y avait là une demi-douzaine d'hommes et quelques femmes, dont la raison était déjà partie : On causait très haut ; tous parlaient à la fois. C'était un concert de cris et de rires.
« Seul, au centre de la table, un homme avait gardé tout son sang-froid.
« Pas un pli de ses manchettes n'était dérangé, pas une boucle de ses cheveux ne se trouvait hors de sa place. « Au milieu de tous ces visages enflammés ou blêmes, sa joue restait rose et blanche.
« Il parlait d'un son de voix argentin, et ses yeux clairs gardaient le sourire d'une petite maîtresse.
– C'était Richelieu ! dit Fortune, qui ferma les poings, et ventrebleu ! vous dûtes l'arranger d'importance.
Courtenay baissa la tête.
– En racontant cela, murmura-t-il, j'éprouve encore pour un peu le trouble qui faisait la nuit dans mon cerveau et qui me rendit ivre autant que le plus ivre des convives de M. de Bezons.
« J'entendis qu'on prononçait mon nom et qu'on disait :
« – Voici Courtenay qui va nous donner son avis ; dans l'espèce, c'est le meilleur de tous les juges !
« M. de Richelieu me salua de la main et son sourire me montra toute la rangée de ses dents blanches. Je songeai à le poignarder devant tout le monde.
– C'était bon, dit encore Fortune, mais au lieu de tant songer, mieux eût valu agir un petit peu.
– Autour de la table, reprit le chevalier, une dispute turbulente se poursuivait.
« – La Badin est cent fois plus belle, criaient les uns.
« – Non pas, répondaient les autres, c'est la demoiselle.
« On m'avait fait asseoir très loin de M. de Richelieu et il me sembla qu'il avait mis un doigt sur sa bouche, au moment où la Souris, de l'Opéra, allait prononcer le nom de la demoiselle.
« – Il n'y a rien de si beau que la Badin, décida Mme de Sabran, que je reconnus sous son loup de soie rose.
– Cette Mme de Sabran faisait preuve de goût, interrompit ici Fortune, qui se caressa le menton.
Le chevalier poursuivit :
« – Moi ! s'écria la Souris, je tiens pour l'autre !
« – Pour bien juger, dit Bezons, il faudrait les avoir toutes deux à souper.
« – Je peux vous amener la Badin ; répliqua M. de Brancas ; elle est égarée dans la forêt de l'Arsenal, où je la rencontre quelquefois.
« – Mais l'autre ! l'autre ! s'écria-t-on de toutes parts.
« – Mesdames, dit-il, je vous demande pardon de vous quitter ; madame la duchesse de Berry m'a bien fait promettre de devancer un peu les violons.
« – Roi des fats ! s'écria M. de Gacé, qui était non loin de moi.
« – Mme l'abbesse de Chelles m'a fait dire qu'elle resterait chez sa sœur jusqu'à l'heure du bal.
« – Et la troisième fille du régent ne vous attend-elle point aussi, Richelieu ? demanda M. de Gacé d'un ton ironique.
« – Si fait, comte, répondit le Richelieu avec la suprême impertinence qui n'appartient qu'à lui. Mademoiselle de Valoir se pendrait si je ne la mettais pas de la partie…
« Il jeta son chapeau sous son bras.
« – Mais avant de m'éloigner, mesdames, reprit-il, je veux vous faire une promesse. Fixez, s'il vous plaît, le jour où vous voudrez bien me faire l'honneur de souper à ma petite maison, et je m'engage à vous y montrer Thérèse Badin en face de sa rivale en beauté. »
Fortune poussa une sorte de rugissement.
– Mais vous ne compreniez donc pas, chevalier ? s'écria-t-il, puisque vous ne l'avez pas écrasé sous la table renversée ?
Le petit Bourbon passa sa main sur son front et répondit :
– Non, je ne comprenais pas ; les paroles tournaient autour de mon entendement et je n'en saisis le sens que plus tard.
« – Duc ! s'écria Gacé qui semblait en proie à une sourde colère, si j'étais femme je te fouetterais.
« – Oui, répondit Richelieu, mais tu es mari et je te berne !
« il y eut un grand éclat de rire et tous les rieurs étaient pour Richelieu.
« – Duc, reprit encore M. de Gacé, je te donne huit jours et je gage deux mille louis que tu n'accompliras pas ta vanterie !…
« – Comte, répliqua Richelieu, j'accepte les huit jours. Quant aux deux mille louis, jamais je ne joue et je réduis la gageure à cent pistoles.
« Il salua à la ronde et sortit.
« La Souris dit entre haut et bas :
« – Quel amour ! M. de Gacé ne serait pas si fort en colère si notre duc ne s'adressait qu'aux princesses.
« Gacé devint tout pâle et ses lèvres tremblèrent.
– Vous avez pu savoir, s'interrompit ici Courtenay, pourquoi M. de Richelieu fut enfermé le lendemain de cette soirée à la Bastille ?
« M. de Gacé, fils aîné du duc de Matignon, est marié à une enfant de quinze ans. En sortant du bal de Mme de Berry, il trouva sa femme masquée et emmitouflée dans un vaste domino, qui mettait le pied sur la marche du carrosse de Richelieu.
« Le duc était dans le carrosse. Gacé le fit descendre par l'oreille et lui planta un coup d'épée dans les côtes sous le premier réverbère de la rue Vaugirard.
– Corbac ! marmotta Fortune, on vous a volé ce premier coup d'épée, chevalier !
– Mon camarade, reprit Courtenay, je ne vous ai pas attendu pour juger que mon rôle en tout ceci était pitoyable. Nous tâcherons de mieux faire à l'avenir. Pendant que ces choses se passaient, j'étais au lit avec la fièvre. Ce fut seulement vers le soir que je pus me lever, et je courus chez M. de Bezons pour savoir le nom de celle que M. le duc devait amener en sa petite maison avec Thérèse Badin. Du plus loin que M. de Bezons m'aperçut, il s'écria :
– Eh bien ! voici M. le duc bien empêché de nous montrer la fleur de beauté de la cour de Guéménée. Il est sur le flanc d'abord et ensuite on a porté son lit à la Bastille, M. le régent a juré de faire respecter l'édit sur les duels.
– Vous compreniez, à la fin ? dit Fortune :
– J'entrai chez un écrivain public, répliqua Courtenay, et je fis une lettre à M. de Richelieu pour lui offrir mes services auprès de M. le duc de Bourbon, et je lui mis en post-scriptum qu'il voulût bien m'assurer une heure de tête à tête, l'épée à la main, le jour même de sa sortie de la Bastille.
– Et que vous répondit M. de Richelieu ? demanda Fortune.
– M. le duc de Richelieu ne me fit pas de réponse. J'attendis trois jours, cherchant à voir Aldée, que je ne rencontrai pas une seule fois ; et rôdant comme un loup autour des murailles de la Bastille dès que la brune tombait. Il y avait en moi un grain de folie, c'est certain ; mon idée fixe était d'escalader ces hautes murailles pour pénétrer auprès du duc et l'étrangler dans son lit :
– Ce n'était pas mauvais, dit Fortune, mais on pouvait lui donner jusqu'à sa convalescence.
Le quatrième jour, poursuivit Courtenay, je me dis : « Il faudrait une armée pour faire le siège de la forteresse, mais on peut s'y introduire autrement. Pour entrer à la Bastille, il suffit d'une lettre de cachet.
– Tiens ! tiens ! fit notre cavalier.
– Transporté de joie, je courus chez monsieur mon ami le poète Lagrange-Chancel et je lui empruntai un exemplaire de ses Philippiques. Je me rendis dans le jardin du Palais-Royal, j'ameutai autour de moi un cercle de badauds, et je fis à haute voix lecture du dernier dithyrambe de notre Archiloque moderne.
Bravo ! on vous prit au collet ?
– Du tout, on me laissa faire. Alors ; j'insultai M. Law et je prévins mon auditoire que M. le régent conduisait la France à une banqueroute…
– Corbac ! dit Fortune, où donc était la police ?
– Rue Quincampoix, probablement, car personne ne me dit mot. J'enrageais ; la foule m'écoutait et criait : À bas ce cuistre de Dubois ! Un peu plus ; je faisais une révolution, lorsque l'idée me vint de pousser jusque sous les fenêtres de Son Altesse Royale et d'entonner la chanson qu'on a faite sur Mme de Parabère : le Petit Corbeau noir. Un quart d'heure après, j'étais au corps de la garde de la rue de Chartres, tout prêt à être dépêché vers la Conciergerie. Heureusement, il y avait là un gibier de la lieutenance qui prononça mon nom, et vers une heure de relevée un ordre de M. de Machault m'octroya les honneurs de la Bastille.
– Ville gagnée ! s'écria Fortune.
Le chevalier secoua la tête tristement.
– Monsieur le gouverneur de la Bastille, reprit-il, a l'honneur d'être l'ami et le serviteur du petit corbeau noir. Je fus jeté dans un cul de basse-fosse au deuxième étage de la tour du centre, au-dessous du sol.
– Diable ! dit Fortune, ce n'était pas bien difficile à deviner ; mais c'est égal, je vous plains, monsieur le chevalier.
– J'eus vingt-quatre heures de fièvre chaude, et deux gardiens suffisaient à peine pour m'empêcher de briser ma tête contre les murailles. Je pensais que j'avais mis une double muraille entre moi et ma vengeance. Je me disais en outre : quand il va sortir de prison, j'y serai encore peut-être, et qui défendra mon Aldée ?
Fortune se gratta le front.
– Voilà où le bas nous blesse, murmura-t-il, c'est que nous y sommes tous deux, en prison !
Le chevalier eut un sourire.
– Pas pour longtemps, dit-il. Mais nous allons arriver à ce sujet, laissez-moi achever. Je fus quinze grands jours à combiner un plan d'évasion : juste les deux semaines que M. de Richelieu mit à se rétablir de sa blessure.
« Pendant tout cet intervalle, j'avais été d'une sagesse exemplaire, et je n'avais plus d'autre surveillant qu'un guichetier.
« Un brave homme à qui je ferai une bonne pension dès que j'aurai des rentes, car le matin du seizième jour je l'assommai d'un grandissime coup de poing ; je le liai, je le bâillonnai, et je mis ses habits par-dessus les miens, ce qui me prêta à peu de chose près sa tournure lourde et sa corpulence.
« Je l'enfermai dans ma cave à double tour ; mais ce n'est pas une chose aisée que de voyager dans les escaliers et dans les corridors de la Bastille ; je me serais perdu cent fois si je n'avais dit tout franchement au premier porte-clé que je rencontrai : Je suis nouveau, mon camarade, il me faut porter un message de monsieur le gouverneur ; indiquez-moi la route pour trouver M. le duc de Richelieu.
– Ah ! ah ! s'écria Fortune, enfin !
– Mon Dieu, oui, répliqua Courtenay, je ne m'évadais pas pour avoir la clé des champs, mais bien pour me procurer mon tête-à-tête avec M. le duc de Richelieu.