Où Fortune prend le parti de se jeter à l'eau
La jolie Mme Bertrand ne voyait qu'une chose en tout ceci : le gros lot gagné par Thérèse.
– Nous voilà bien ! murmura-t-elle ; pour être comtesse, la Badin vendra notre secret !
– Et te voilà veuve pour tout de bon, n'est-ce-pas ?
interrompit maître Bertrand ; car Chizac ne me pardonnera pas les cauchemars de ses dernières nuits.
Le regard de Mme Bertrand fut une réponse nette et affirmative.
– Ferme la porte, Julie, reprit l'inspecteur, et assieds-toi là. Il ne faut pas mal penser de Thérèse Badin, qui est une honnête fille comme tu es une honnête femme.
– Bien dit, approuva Fortune. J'en mettrais ma main au feu ; mais l'idée d'épouser la fille d'un honnête homme qu'on a poignardé, voilà ce qui ne peut entrer dans mon esprit.
– Il a justement compté là-dessus ! s'écria Bertrand et vous donnez raison à son talent, camarade. Savez-vous ce que c'est qu'un alibi comme ils disent au palais ? C'est l'impossible opposé au probable.
« Avec tous ses millions, Chizac ne saurait acheter un alibi puisqu'on sait l'heure à laquelle il est sorti du cabaret et qui, dans le premier moment, il a déclaré lui-même avoir passé la nuit dans sa chambre, d'où il peut sortir et où il peut rentrer, sans éveiller personne ; mais les choses qui ne peuvent entrer dans l'esprit des gens sont aussi l'impossible.
« Chizac s'est dit, après avoir bien cherché et il me semble que je l'entends :
« – Épousons la fille du mort, les soupçons reculeront devant ce coup d'audace !
– Et il a raison, appuya Julie ; puisque, du premier mot, il a converti cette Badin.
– Je ne connais pas Thérèse depuis bien longtemps, répliqua Fortune, mais j'ai confiance en elle comme en moi-même. Avec celle-là le Chizac perdra son latin.
– Comme il travaille, pensa tout haut l'inspecteur, dont la figure intelligente exprimait une sorte d'admiration, comme il s'efforce ! comme il combat ! et il ne sait pas même encore qu'il a des ennemis, des accusateurs ! Il ne se connaît jusqu'à présent, qu'un seul adversaire, sa conscience, et il a déjà fait plus d'efforts qu'il n'en faudrait pour embaumer M. le régent à St-Denis et mettre Philippe V sur le trône de France ! Il a intrigué, il s'est ingénié, il a remué ciel et terre ; – il a tué une fois, deux fois, – il tuera dix fois, il tuera cent fois ! il mettra, s'il le faut, le feu aux quatre coins de Paris !
La mule du pape, gronda Fortune, est-ce qu'on ne pourrait pas tout bonnement l'assommer au coin d'une rue ?
– Non, répliqua l'inspecteur, il est gardé par son argent, amoncelé autour de lui comme un rempart. Depuis trois jours, il se dit : on ne soupçonnera pas un homme qui donne tant, d'avoir volé si peu ! S'il n'était pas Chizac-le-Riche, tout ce qu'il fait tournerait contre lui.
La pendule sonna neuf heures, et maître Bertrand s'interrompit tout à coup.
– Ma journée est finie, mais ma nuit va commencer. Il faut nous séparer, s'il vous plaît.
Fortune vida son verre et se leva.
– Corbac ! dit-il, vous me prenez de court. J'avais une consultation à vous demander et un plan à vous soumettre. Le plan, ce sera pour une autre fois, et à la rigueur je pourrais bien me passer de vous pour l'exécuter…
– Prenez garde ! voulut dire l'inspecteur.
– Je suis un Nestor pour la prudence ! Ne craignez rien. La consultation, la voici : je ne voudrais trahir aucun secret, mais il se pourrait, le cas échéant, que j'eusse à faire arrêter un conspirateur sans nuire autrement à la conspiration… comprenez-vous ?
– Je comprends, répondit maître Bertrand, que vous courez deux lièvres à la fois.
La mule du pape ! s'écria Fortune qui lui prit la main pour la serrer rudement, c'est ici mon meilleur lièvre, camarade, et si je l'attrape, dans dix ans j'aurai autant d'enfants que vous !
L'inspecteur, dont les sourcils s'étaient froncés, ne put s'empêcher de sourire.
– On fera ce que vous voudrez, cavalier, dit-il ; mort ou vivant, nous exerçons toujours notre petite influence au Châtelet. Demain matin, je serai tout à vous pour arrêter votre conspirateur.
– Grand merci, camarade, répondit Fortune, et au revoir !
Ils se séparèrent.
– Demain matin, pensait-il, j'espère bien amener maître Bertrand à me donner un coup d'épaule ; mais, en attendant, j'ai mon plan qui mûrit vite et qui se débrouille d'une façon admirable. Quand la nuit aura passé dessus, je crois, en vérité, que ce sera un chef-d’œuvre.
Le diable, s'interrompit-il, c'est qu'il me faudrait un camarade ou deux, car je ne peux pas être partout à la fois, et cela me fend le cœur de laisser notre belle Aldée sans garde du corps. Si La Pistole était un homme au lieu d'être un jocrisse…
Il avait dépassé le terre-plein de Henri IV et arrivait déjà aux abords du quai Conti, lorsqu'il entendit par-derrière un bruit de pas précipités.
Il se retourna et vit au clair de lune, qui remplaçait les réverbères éteints par économie, un homme arrivant sur lui à pleine course, tête nue et les cheveux au vent.
Comme la lune éclairait cet homme à revers, il ne put distinguer les traits de son visage.
Derrière le fugitif, toute une meute humaine courait.
Le fugitif, qui était jeune et bien pris dans sa taille gracieuse, avait l'air harassé de fatigue. La meute gagnait sur lui.
En apercevant Fortune, qui avait mis d'instinct l'épée à la main, il eut un mouvement d'hésitation. Cela lui fit perdre une grande avance.
Il était sans armes.
Fortune le vit faire un geste de découragement, puis se retourner pour mesurer toute la distance qui le séparait encore de la meute.
Comme si une idée soudaine l'eût pris, le fugitif sauta sur le parapet d'un bond facile et gracieux.
Il était si près de Fortune que celui-ci l'entendit murmurer, en se lançant dans le vide à corps perdu :
– Le malheur, c'est que je ne sais pas nager ! À la grâce de Dieu ! Les drôles ne m'auront pas vivant.
Les drôles, qui étaient des archers de la Prévôté, s'arrêtèrent un instant déconcertés, puis reprirent leur course vers le quai Conti en disant :
– Allons à la berge, nous trouverons un bateau !
Fortune ne les suivit point. Sans trop savoir, ce qu'il allait faire, il monta, lui aussi, sur le parapet du pont.
– Corbac ! murmura-t-il, je veux mourir si je n'ai pas entendu cette voix-là quelque part ! Il ne sait pas nager ! C'est de la pâture pour les poissons.
il resta pensif deux ou trois secondes, après quoi, déposant son manteau et son feutre sur la murette, il joignit son épée au paquet en disant :
– Ce ne peut être que lui, puisqu'on l'a dirigé sur une forteresse, au nord, à l'ouest ou au midi. Les voix peuvent se ressembler comme les visages ; mais, la mule du pape ! quand je ne repêcherais qu'un garde du corps pour notre Aldée, ce serait encore un bon coup de filet. Au petit bonheur !
Il prit la pose des gens qui piquent une tête selon l'art, et se précipita à son tour dans le fleuve, dont les eaux blanchâtres et hautes bouillonnaient en passant sous les arches.