Où Fortune apprend un très important secret.
Fortune fit un grand effort sur lui-même et parvint à sourire, malgré le mortel chagrin qu'il avait dans le cœur.
– Nous irons à la chasse, demoiselle Aldée, dit-il en prenant un ton de gaieté, et ce ne sont pas les daims qui manquent autour du manoir. Vous aurez de la venaison pour le repas du soir, car il faut que le chevalier Pierre de Courtenay soit reçu comme il faut dans notre maison.
Voilà un digne jeune homme, un bon cœur, une franche parole !
– Je me souviens de lui, murmura Aldée, mais il y a si longtemps… si longtemps !
– Tout au plus trois ou quatre semaines, voulut dire Fortune.
– Un siècle ! prononça Mlle de Bourbon avec fatigue. Je n'étais pas née encore, et c'est depuis que j'ai senti mon cœur.
Les poings de notre cavalier se crispèrent, et il avala un juron qui faillit l'étrangler au passage.
Aldée restait calme et belle devant lui.
– Je ne serai pas la femme de ce Bourbon, murmura-t-elle. Je ne veux pas épouser un Bourbon comme feu Madame ma mère.
Tout à coup, la blanche main d'Aldée s'appuya sur l'épaule de Fortune, qu'elle regarda fixement.
– Ami Raymond, dit-elle, tu ne sais pas une chose ? Tu lui ressembles et j'ai deviné pourquoi… Chut ! Ma mère est morte.
– Sang de moi ! s'écria Fortune, je deviendrai fou, moi aussi, fou de rage, si mon épée n'entre pas jusqu'à la garde dans la poitrine de ce coquin !
Aldée eut un orgueilleux sourire.
– Il faut parler avec plus de prudence, ami Raymond, dit-elle, et vous tenir à votre place. Quand les gens comme vous insultent les grands seigneurs comme lui, c'est affaire aux valets de les bâtonner d'importance.
Son regard était dur et cruel.
Elle tourna le dos tout à coup et courut d'un pas léger vers le miroir de Venise, qu'elle consulta en minaudant :
Ses bras s'arrondirent, ses jambes se plièrent ; elle prit l'attitude d'une danseuse qui va faire la révérence en commençant le menuet. Toute sa personne rayonnait de grâce et de noblesses. Mais tout à coup, posant les deux poings sur ses hanches, elle eut un rire bruyant et entonna, de cette voix rauque que nous avons déjà entendue, la ronde du faubourg.
La voix de Mlle de Bourbon faiblit pendant le dernier vers : elle porta les mains à ses tempes, qu'elle pressa, et tomba sur le carreau en poussant un cri aigu.
Fortune et Muguette s'élancèrent à la fois pour la secourir.
Au moment où ils la relevaient, la voix creuse de la vieille dame se fit entendre derrière eux. Ils se retournèrent stupéfaits en la voyant assise tout droit sur son séant :
Pareille chose n'était pas arrivée depuis des mois.
La vieille dame avait appelé distinctement :
– Raymond !
C'était comme si on avait entendu tout à coup la voix d'une statue.
Fortune, qui avait porté Aldée jusqu'au sofa, la laissa aux soins de Muguette et s'approcha de la comtesse droite et raide sur le lit.
À l'instant où Fortune arrivait auprès d'elle, son bras se tendit et sa main toucha l'épaule de notre cavalier qui s'inclinait.
– Redresse-toi, dit-elle.
Fortune obéit, et ce mouvement fit glisser la main de la vieille dame, qui restait appuyée contre la poitrine de notre ami, vers la place du cœur.
– Cela bat, murmura-t-elle tandis que ses yeux mornes s'éclairaient vaguement comme s'ils eussent essayé de sourire.
Elle pensa tout haut :
– Les années passent, voici que l'enfant est un homme.
Fortune aurait voulu baisser les yeux par respect, mais il ne pouvait ; le regard de la vieille comtesse attirait le sien invinciblement.
– Raymond, poursuivit-elle, tu es beau, et je t'aurais reconnu dans la foule entre mille, car tes traits sont un témoignage, ils racontent à mon souvenir une triste, une coupable histoire. Tu ressembles à celui qui me fit douter un jour de la justice de Dieu.
Elle dit encore :
– Tu es beau, Raymond, tu n'as que du sang noble dans les veines, tu dois être brave : écoute-moi.
Fortune et Muguette étaient frappés tous les deux au même degré par ce fait inattendu, étrange, jusqu'à paraître surnaturel, la mère folle recouvrant sa raison au moment où la fille, raisonnable, tombait, vaincue par l'étreinte d'une soudaine folie.
Sur le sofa, Mlle de Bourbon, immobile et couchée sur le dos, semblait avoir pris la posture que sa mère venait de quitter après l'avoir gardée si longtemps.
– Écoute-moi, Raymond, répéta la comtesse. Si quelqu'un m'avait dit autrefois que le jour viendrait où je prononcerais de semblables paroles, je l'aurais appelé menteur. Mais Dieu nous mène et tu es mon dernier espoir. As-tu oui parler jamais d'une belle, d'une fière demoiselle qui avait nom Raymonde du Puy d'Aubental ?
Elle s'arrêta.
– Non, répondit Fortune.
– C'est une race éteinte, reprit la vieille dame. Le feu roi la connaissait bien, cette Raymonde, et il disait « mon cousin » quand il écrivait à Mr le marquis d'Aubental.
Cette Raymonde entra dans la maison de Bourbon épousant Alde Henri d'Albret d'Agost, septième Comte de Bourbon, en l'an 1696… Tu m'as bien écoutée.
Fortune s'inclina.
– Écoute encore : je suis cette Raymonde, et je n'étais pas digne d'un tel honneur, car il y avait une tache dans mon passé. Dieu m'est témoin pourtant que j'ai vécu bonne femme auprès de M. le comte, mon mari, que mon premier baiser avait trompé…
– Madame, dit, Fortune, je ne suis pas seul à vous entendre.
Il y eut, dans les prunelles de la comtesse comme un reflet de grand orgueil éteint.
– Qui donc m'entend ? demanda-t-elle. Ma fille Aldée ne peut plus m'entendre, et me comprendre : c'est à toi que je parle. Elle baissa pourtant la voix en ajoutant :
– J'ai été dure pour vous, autrefois, jeune homme, parce que vous étiez le remords de ma faute, le remords vivant. Je me souviens de cela et je m'en excuse : Nous avons fait tous les deux, vous et moi, du tort à la maison de Bourbon : moi, je n'ai qu'un repentir stérile ; vous qui n'avez point péché mon fils Raymond, il faut payer la dette de votre mère.
– Alors, murmura Fortune, vous êtes ma mère ?
Il n'aurait point su définir la nature de la profonde émotion qui le tenait.
Il n'y avait aucune joie dans son âme, et c'est a peine si un mouvement d'affection se mêlait au respect austère que lui inspirait la comtesse.
Celle-ci le regardait en face et semblait lire sa pensée dans ses yeux.
– Mon fils Raymond, reprit-elle avec une froideur mélancolique, je ne vous demande pas de m'aimer, je vous commande de m'obéir.
– Je vous obéirai, Madame, répliqua Fortune.
Elle lui tendit sa main sèche et ridée, que notre cavalier effleura de ses lèvres.
La vieille dame l'attira tout contre le lit et, à son tour, elle le baisa au front.
Sur le sofa, Aldée de Bourbon rendit un soupir faible entre les mains de Muguette, qui essayait de la réchauffer à force de caresses.
– Ce sont des menteurs, reprit la vieille dame après un silence, ce sont des lâches, et d'ailleurs, chaque race a son destin. Le père de mon père eut la tête coupée par ce prêtre qui portait aussi le nom de Richelieu.
Fortune tressaillit et devint plus attentif.
– Celui-là, continua la comtesse, le cardinal, le bourreau, jouait avec le sang comme ses neveux jouent avec les larmes. Il tuait des hommes, les autres assassinent des femmes : ce sont les Richelieu.
– Je hais les Richelieu, dit Fortune avec une sauvage énergie.
– Tu es le fils d'un Richelieu, prononça tout bas la vieille dame.
La tête de Fortune se rejeta en arrière, et il secoua ses cheveux comme une crinière de lion.
– Je hais les Richelieu ! répéta-t-il, la joue blême et les yeux sanglants.
Il y eut un gémissement du côté du sofa, et l'on entendit la douce petite voix de Muguette qui disait :
– Voici notre chère Aldée qui va reprendre ses sens.
La comtesse ne prit point garde. Ses yeux, qui étaient fixés sur Fortune, exprimaient un terrible contentement.
– Bien, cela ! mon fils Raymond, dit-elle, sois remercié pour ta haine ! J'avais seize ans, il était beau, ils sont tous beaux, et tu leur ressembles : c'est le seul héritage que cet homme ait laissé. Il vint chez mon père, un pauvre vieillard qui m'aimait. Sur la vraie croix, il me jura que je serais sa femme, et quelques semaines après il épousait Anne-Marguerite d'Acigné, la mère de celui qui a tué ta sœur.
– C'est vrai, murmura Fortune, qui eut cette fois un joyeux mouvement dans le cœur, j'ai une sœur ! Aldée est ma sœur et, vive Dieu ! ma sœur n'est pas morte encore ! :
– Puisses-tu dire vrai ! murmura la comtesse. Mais les races ont leur destin. Je l'ai dit ; les Richelieu nous tuent ; Je ne sais pas ce qui se passe en moi : c'est peut-être cette dernière lueur qui éclaire le regard des mourants ; je crois bien que j'ai été aveugle ou folle, car je vois les choses comme si je m'éveillais tout à coup d'un long, d'un profond sommeil. Personne ne me l'a dit, pourtant je sais entends-tu bien, je sais que le Richelieu, le fils de celui qui a pris l'honneur et le bonheur de ma vie, rôde autour de mon Aldée pour lui prendre son honneur. Le père était un loup, le fils est un chien de cour qui a des dents de loup : il faut le tuer.
– Corbac ! murmura Fortune, je ne demanderais pas mieux, Madame, mais c'est qu'il est un peu mon frère à ce qu'il paraît. La peste ! cela me gêne.
– Les bâtards n'ont pas de frères, prononça durement la comtesse. Si Aldée de Bourbon est ta sœur, c'est que, depuis une minute, la mère d'Aldée de Bourbon t'a dit je suis ta mère. Le Richelieu t'a-t-il jamais dit : tu es mon fils ?
– Non, répliqua Fortune, mais je pense bien que c'était lui, le vieux seigneur qui m'embrassait, quand personne n'était là pour le voir.
La comtesse ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l'oreiller.
– Raymond, dit-elle avec fatigue, j'ai trop espéré de toi. Je vais mourir sans vengeance, et ta sœur est perdue.
– Non pas, de par Dieu ! s'écria Fortune. Dormez tranquille, bonne dame, car vous avez beaucoup parlé. Il y a une chose que je peux vous promettre, c'est que j'assommerai monsieur mon frère avant de le laisser arriver jusqu'à notre Aldée. J'ai besoin de prendre l'air un petit peu, car j'ai la tête embarrassée comme si j'avais bu quatre ou cinq flacons de vin de Gascogne. Qu'il soit un chien ou qu'il soit un loup, notre Aldée n'a rien à craindre du Richelieu dans l'état où elle est. Que Dieu vous garde, Madame ; ce ne sont pas les embarras qui me manquent, mais vous pouvez compter sur moi, foi de cavalier, et sous peu, vous aurez de mes nouvelles.
La comtesse ne rouvrit point les yeux, seulement, les lèvres blêmes s'agitèrent pour murmurer :
– Quand on ne les tue pas, ils tuent !
Fortune alla vers le sofa et déposa un baiser sur le front d'Aldée. Il sentit que la main de mademoiselle de Bourbon serrait la sienne faiblement…
– Au revoir, ma sœur, dit-il.
Les paupières de la charmante fille se relevèrent ; ses yeux mouillés semblaient remercier.
– Pauvre chère âme ! murmura Fortune, qui prit Muguette sous le bras pour l'entraîner jusqu'à la porte.
– Toi, mon bon petit cœur, dit-il dans la chambre d'entrée, j'étais venu ici pour t'apprendre une drôle de nouvelle : Je t'aime à en perdre l'esprit.
– Est-ce bien vrai, cela ? balbutia Muguette que l'excès de sa joie fit chanceler.
– Corbac ! te voici aussi pâle que les deux autres ! s'écria Fortune. Oui, c'est vrai et ce n'est pas le plus beau de notre affaire, car du diable si nous trouverons, toi et moi, d'ici longtemps, une heure de libre pour nous marier chrétiennement !
– Je serai ta femme, Raymond, balbutia la fillette, qui se pendit à son cou.
– Quand nous aurons le temps, oui, je te le promets ; répondit gravement Fortune ; mais en attendant, laisse-moi partir, car j'ai de la besogne par-dessus les oreilles.
Il essaya de se dégager.
– Où vas-tu ? demanda Muguette en s'attachant à lui.
– Je veux être pendu si j'en sais rien, ma fille, répondit notre cavalier ; j'ai tant de monde à sauver, en commençant par moi-même, que je ne sais plus auquel entendre.
Le plus sage serait de manger un morceau, car l'estomac me tire, mais il faut d'abord que je tienne conseil avec moi-même. À te revoir.
Il lui donna un gros baiser et franchit le seuil courant.