Où Fortune marche sur des millions

– Écoutez-moi seulement, reprit l’inspecteur Bertrand. Pour arriver jusqu'à l'ancienne chambre à coucher de feu Guillaume Badin, nous avions suivi, Julie et moi, bien malgré nous, le chemin que Chizac avait pris lui-même, la nuit du meurtre.

– Vous étiez entrés par la porte de la rue ? demanda encore Fortune.

– Non, par une autre porte que personne n'avait vue quand je fis l'enquête, personne, sinon moi. Dès ce jour-là, j'avais deviné l'histoire de Chizac-le-Riche ; c'est mon métier, et ce fut à coup sûr que je promis à Thérèse Badin de retrouver l'assassin de son père.

« Cavalier, interrompit ici l'inspecteur, ma femme et moi, nous n'avons pas toujours été du même avis sur la façon dont il fallait mener cette affaire. Elle me disait souvent : « Va droit ton chemin » ; mais l'état que j'ai fait vingt ans donne l'habitude des routes de traverse. Il y avait d'ailleurs les millions de ce Chizac qui le protégeaient comme une armure magique, et puis je voulais faire tout d'un coup une honnête fortune pour mon troupeau d'enfants. Quand je vais être à mon aise, je changerai de morale : c'est tout ce qu'on peut demander d'un pauvre diable.

La blonde Julie secoua la tête et murmura :

– Dieu a failli nous punir.

– Dieu n'est pas si méchant qu'on le dit, reprit Bertrand ; la preuve, c'est que Faraud est arrivé à temps.

Il tendit la main à Fortune, qui souriait de confiance.

– Vous avez à peu près deviné l'histoire, cavalier, reprit-il ; je vois bien cela. Ma femme et moi, nous étions partis, le soir où vous soupâtes avec nous, pour la, pêche de l'argent. Nous voulions beaucoup d'argent. Outre qu'il y a chez nous des enfants dans tous les coins, d’autres peuvent venir encore, et nous nous étions dit « Il faut que chacun de ces bambins vive de ses rentes ! »

– En Italie, grommela Fortune, ils ont un proverbe qui dit : « Garez-vous des loups et des pères ! »

– À Paris, répliqua Bertrand, les loups ne comptent pas, et que dire aux bergers qui vont à l'herbe pour leurs pauvres agneaux. Je continue : Julie et moi, nous avions les moyens de parvenir jusqu'à la chambre à coucher de Chizac. Nous voulions quelque chose comme un bon testament.

« J'étais l'ombre de feu Bertrand, Julie était le fantôme de Colette Besançon, la malheureuse devineresse.

« La veille, une semblable comédie m'avait assez bien réussi mais Chizac avait consulté dans l'intervalle, des abbés ou des philosophes car il était sur la défensive.

Nous fûmes pris dans une ratière et murés au fond d'un réduit noir qui semblait n'avoir point d'issue. Nous restâmes là sans manger une nuit et un jour, et Julie, pauvre femme, me déchirait le cœur en me parlant des petits. Nos cris n'étaient point entendus. C'était un trou humide, dont les murailles semblaient épaisses comme celles d'une tour.

« Nous étions déjà bien affaiblis et bien découragés lorsque mes mains qui n'avaient jamais cessé de chercher, rencontrèrent sur le sol un anneau encastré dans une dalle. Je soulevai la dalle, et Julie fut obligée de m'aider, car mes forces s'en allaient.

« Sous la trappe, il y avait un escalier. Nous le descendîmes et nous arrivâmes à une porte fermée. Toute la nuit nous travaillâmes à ouvrir cette porte. Nos efforts étaient désespérés car nous sentions que la vie s'en allait en nous.

«Quand la porte céda enfin, Julie seule put en franchir le seuil ; mon dernier effort avait précipité tout mon sang à mon cerveau, et je venais de tomber la face contre le sol.

« Elle appela. Les premières lueurs du jour paraissaient venant de la rue, car nous étions dans le cellier de Guillaume Badin, mais la rue était déserte, et personne ne répondit.

« Julie vint se coucher près de moi, ne sachant même pas que le salut se trouvait désormais à quelques pas de nous.

« Elle s'évanouit et les heures passèrent.

« Nous fûmes éveillés par les hurlements de Faraud et le grand bruit qui se faisait dans la rue, où les voisins attaquaient la porte avec un levier, car les gens s'étaient dit que peut-être il y avait encore là quelque malheur.

« Une demi-heure après, nous étions dans notre logis où Prudence nous faisait chauffer une bonne soupe, pendant que les petits, affolés de joie, sautaient et, chantaient autour de nous.

« Julie était toute au bonheur ; mais je songeais. Je n'avais rien gagné, sinon la connaissance de la route suivie par Chizac pour pénétrer auprès de Guillaume :

« À peine rentré, je reçus un ordre de M. d'Argenson qui m'appelait à l'hôtel de Tencin. J'aurais mieux aimé me mettre au lit après avoir avalé mon potage, mais je ne suis pas riche et j'ai besoin de tout le monde.

« À l'hôtel de Tencin, sur ma parole, je vous pris pour le duc de Richelieu. Je fis mon devoir en conscience, comme vous pourriez en témoigner au besoin, et je n'ai quitté M. le duc qu'au guichet de la Bastille.

– Pour aller vous coucher j'espère ? dit Fortune en riant ; vous aviez bien gagné votre nuit.

– Non, répliqua Bertrand, pour retourner rue des Cinq-Diamants, à la maison de Chizac-le-Riche.

– Quoi ! s'écria notre cavalier, malgré l'aventure de la veille !

– Jamais on ne prend deux fois le même renard au même piège, répliqua l'inspecteur. Chizac m'appartient, non pas tout seul ; que ferais-je d'une pareille montagne d'or ? Mais j'ai droit à un petit morceau de Chizac : c'est le patrimoine de mes enfants et le repos heureux de notre vieillesse.

Il envoya un baiser à Julie, qui écoutait tout cela paisiblement.

Les blondins continuaient leur joyeux tapage dans la chambre voisine.

– Cavalier, reprit l'inspecteur en se levant, vous avez droit aussi à un morceau de Chizac, et je me souviens d'une généreuse manie qui vous tenait de faire une dot à Mlle de Bourbon : vous pouvez la contenter.

– Fi donc ! s'écria Fortune, avec de pareil argent !

– À votre aise, répliqua Bertrand, ne parlons plus de cela, puisque vous avez des préjugés. Restent deux points : votre engagement envers Thérèse Badin et le soin de votre propre sûreté, car vous êtes toujours sous le coup de la loi, et il faudra bien que je vous arrête pour obéir au mandat du bailli suppléant Loiseau.

– Vous savez bien que je suis innocent, s'écria Fortune, qui se leva à son tour.

– Je ne suis pas juge, répliqua Bertrand ; il faut que vous veniez chercher votre liberté, comme je vais, moi, chercher le pain de mes vieux jours.

– Et, demanda Fortune, avec une répugnance manifeste, où voulez-vous me conduire ?

L'inspecteur Bertrand ceignit son épée, mit son feutre et répondit :

– Au lit de mort de Chizac-le-Riche.

Ils sortirent ensemble. Dans la rue, Bertrand passa son bras sous celui de Fortune et reprit :

– Dès le premier jour, Chizac avait cette pensée d'éblouir un malheureux, et d'acheter de gré à gré un remplaçant pour la justice. Votre camarade La Pistole n'est pas le seul qu'il ait marchandé ; j'en connais deux autres qui sont tous les deux en prison. S'il avait voulu rester en paix au début et s'abstenir de tout effort, il est bien certain que personne au monde n'aurait jamais eu l'idée de le soupçonner ; mais quand on a tué on a une fièvre ; l'idée d'écarter le châtiment s'empare du cerveau et le tyrannise : à l'exception de ceux qui font du crime un métier et qui ont le sang-froid né de l'habitude, tous les meurtriers se trahissent par l'excès même des précautions qu'ils élèvent autour d'eux comme un rempart. L'argent ne coûtait rien à ce Chizac : il s'est dit : j'entasserai des montagnes l'une sur l'autre pour me faire un abri. Mais chaque pierre, chaque motte de terre composant ces montagnes était une preuve qui criait à lui-même et aux autres : « C'est Chizac qui a tué ! » Alors, il tuait de nouveau, il fermait sur un innocent les portes d'une prison ; il achetait des baillis, des conseillers, des ducs et des ministres. Et la puissance de l'argent ainsi prodigué est si grande que Chizac, malgré sa démence, qui criait en quelque sorte sur les toits : « Je suis le coupable ! » aurait vécu vingt ans dans l'impunité, dans l'opulence et dans la gloire, si Dieu n'avait pas placé sur son chemin un tout petit caillou, moins que cela, un pauvre diable, I'inspecteur Bertrand, qui joue du cœur humain comme d'autres soufflent dans une flûte, et qui sait l'endroit précis où là conscience d'un homme peut être écrasée comme une mouche, rien qu’en y posant le doigt.

– Un homme de votre sorte, pensa tout haut Fortune, qui fait son métier loyalement, serait plus utile et plus respectable aussi qu'un soldat, qu'un juge ou qu'un prêtre !

Bertrand s'arrêta court et le regarda en face. Une parole vint à sa lèvre, mais il ne la prononça point et se mit à ricaner amèrement.

– Le monde est un vieux fou, murmura-t-il après un silence ; il regarde la robe et non pas l'homme. C'est une habitude qui dure depuis plus de six mille ans, et il faut que mes enfants aient des rentes pour être prêtres, juges ou soldats.

Il se remit à marcher en continuant :

– J'ai de l'Honneur à ma manière. Si j'avais cru qu'on pût attaquer Chizac devant le Bailliage ou devant le Parlement, j'aurais été droit mon chemin ; mais il a dépensé je ne sais combien de millions depuis trois jours et la caisse de la Compagnie des Indes ne suffirait pas à remplir toutes les promesses qu'il a faites. Quand une forteresse est à l'abri du canon, il faut creuser une mine, et la ruse est permise à celui qui se voit seul contre tous.

« Ami Fortune, interrompit-il en ralentissant le pas, ne marchons pas si vite ; nous voici déjà aux piliers des halles, et j'en ai encore pour cinq minutes. Je ne suis pas cruel ; cet homme-là me fait pitié, car sa fin est horrible.

«Mais vous parliez de devoir accompli : la main sur ma conscience, je fais comme le mercenaire en campagne, je prends mon butin où je le trouve, mais cela ne m'empêche pas de me battre bravement.

« Cette nuit, reprit-il en baissant la voix, à mes risques et périls dans la maison de Chizac, j'avais bien entendu un déguisement. Malgré l'Heure avancée, il y avait autant de monde qu'à une réception du Palais-Royal ; les salons étaient pleins, l'antichambre regorgeait.

« Chizac était étendu sur un lit de parade, entouré de Médecins, de magistrats et de grands seigneurs. J’ai, reconnu M. Law dans sa ruelle, et au moment où j’y entrais, l'abbé Dubois causait tout bas à son chevet.

« Il ne fallait pas le regarder deux fois pour voir sur son visage les signes d'une mort prochaine, et cependant les médecins disaient qu'il subissait une crise favorable et que, dans une semaine, il se porterait comme un charme. Financiers et seigneurs applaudissaient à cet oracle de la science, et les dames, car il y avait des dames, penchaient au-dessus de cette agonie la gaieté provocante de leurs sourires.

« Chizac restait immobile et morne. Il semblait ne rien voir et ne rien entendre. Son tic agitait faiblement les muscles amollis de sa figure et ses lèvres remuaient avec lenteur. Quand le silence se faisait, on l'entendait murmurer :

« Il faut juger l'assassin… et le pendre ! Je paierai ! je paierai !

« il y avait des conseillers qui disaient tout haut :

« – Comment une pareille terreur a-t-elle pu entrer dans l'âme de ce juste !

« Et tout bas :

« – Chacune de ses paroles le trahit. Si on ne lui met un bâillon il se dénoncera lui-même !

« L'abbé Dubois s'éloigna, causant avec M. Law, et j’entendis cette phrase :

« – Il est bien bas. Aurons-nous le temps de lui faire rendre gorge ?

« Les dames causaient aussi en se dirigeant vers la porte.

« – S'il pouvait seulement emporter, bavardaient-elles, ce qu'il faut pour graisser la patte au portier du paradis ?…

« Et les médecins sortaient un à un. Interrogés par les valets dans l'antichambre, ils répondaient :

« – C'est un cadavre ; préparez la bière.

« Les salons se vidèrent, et je dois dire que plus d'un visiteur, homme ou femme, emporta quelque objet : un meuble précieux, un bijou, la moindre des choses, sans doute pour garder un souvenir de ce bon M. Chizac.

« Ce fut comme le signal du pillage : une demi-heure après, la maison était pleine de bruit, parce que les valets ménageaient tout ce qui était à leur convenance.

« Le malade demanda une goutte d'eau. Il n'y avait plus personne dans sa chambre, sinon un dernier médecin, qui eut la charité de lui présenter un breuvage. Mais pendant que la main tremblante du riche portait la goutte d'eau à ses lèvres, le médecin jeta sa perruque et entrouvrit son manteau.

« C'était moi, le médecin.

Cette fois, ce fut Fortune lui-même qui cessa de marcher.

– C'était moi ! répéta Bertrand. Chizac avait essayé de me tuer deux fois : j'avais droit de me défendre.

« Chizac laissa tomber son verre et trouva la force de se dresser sur son séant.

« – Êtes-vous donc vraiment un fantôme ! balbutia-t-il.

« Je répondis :

« – Non, je suis un homme vivant.

« – Par où vous êtes-vous échappé de votre prison ?

« – Par la chambre où vous avez poignardé Guillaume Badin.

« Sa bouche s'ouvrit toute grande, comme s'il eût voulu crier, mais aucun son ne sortit.

« En même temps, son tic s'arrêta tout à fait, et je n'ai jamais rien vu de plus terrible que l'immobilité de ce visage.

« Il n'était pas mort, cependant, car il a dit, en laissant aller sa tête sur l'oreiller :

« – Je paierai ! je paierai !… »

Quand l'inspecteur Bertrand et Fortune arrivèrent dans la rue des Cinq-Diamants, il y avait deux ou trois douzaines de curieux rassemblés devant la porte de Chizac-le-Riche.

On disait dans ce groupe que la maison avait été pillée, cette nuit même, par les propres valets de Chizac. On attendait, du reste, des nouvelles plus certaines, car le bailli suppléant Loiseau, son greffier Thirou et le commissaire Touchenot, suivis de quelques suppôts de justice, venaient de monter dans les appartements.

On livra passage à l'inspecteur, non sans lui adresser de nombreuse questions ; mais il franchit le seuil, toujours suivi de Fortune.

L'escalier était jonché de débris ; le logis lui-même présentait une scène de dévastation. Les ravageurs n'avaient laissé que les murailles.

En passant devant l'ancien cabinet où Chizac traitait ses affaires, Bertrand et Fortune entendirent le son de plusieurs voix. Ils s'arrêtèrent. C'était le bailli suppléant Loiseau qui parlait.

– Ne perdons pas de temps, s'il vous plaît, disait-il, c'est l'heure de mon dîner, et rien ne me déplaît comme de manger ma soupe froide. Il y a évidence. Le malheureux s'est soustrait par la fuite à l'action de la loi, et souvenez-vous que, dès le début de l'enquête, j'avais pris sur moi d'affirmer l'innocence de ce jeune homme qu'on avait trouvé endormi dans le lit de Guillaume Badin. Je n'ai plus guère présents à la mémoire les termes de mon raisonnement, mais je me souviens qu'il s'agissait d'une auberge…

Fortune et l'inspecteur passèrent.

Dans la chambre à coucher, le lit était vide. À quelque distance du lit, une des tuiles du carreau avait été enlevée, et laissait voir un trou, vide également.

– C'est ici que Faraud avait aboyé, murmura Bertrand ; c'est ici que le riche avait caché la dépouille du pauvre Guillaume, la nuit du meurtre.

Ils passèrent encore. Plusieurs chambres désertes et complètement dévastées les conduisirent à un dernier appartement où se trouvait une porte murée, dont la maçonnerie, récemment défaite, avait un trou à peine capable de donner issue à un homme.

Bertrand s'engagea le premier dans ce trou et Fortune le suivit.

– J'ai manqué laisser mes os ici, murmura l'inspecteur. C'est la prison où l'on m'avait enfermé avec ma femme.

La trappe était soulevée. Ils descendirent l'escalier, et parvinrent, après différents détours, dans l'ancien cellier de Guillaume Badin.

Sur le grabat de ce dernier, une masse informe était étendue.

La cave s'éclairait seulement par une lueur qui venait de la rue par-dessous la porte.

Sur le billot était une chandelle éteinte. Bertrand battit le briquet et la ralluma.

La masse étendue sur le grabat était Chizac-le-Riche, qui tenait dans sa main gauche le mouchoir contenant l'héritage de Guillaume Badin, et dans sa main droite un tout petit poignard dont la lame ressemblait à celle d'une épée.

Le corps de Chizac gardait la chaleur de la vie, quoiqu'il eût rendu le dernier soupir. Il portait au côté gauche de la poitrine une blessure mince, toute pareille à celle de Guillaume et qui n'avait pas perdu de sang.

Il avait bien travaillé avant de céder ainsi à quelque accès de terreur : il avait rassemblé ses trésors, préparant la bataille ou la fuite, car autour de lui, de véritables monceaux de papier argent s'accumulaient.

L'inspecteur Bertrand se jeta à corps perdu sur ce trésor, en criant :

– Les petits rouleront carrosse !

Fortune ferma les yeux de Chizac sans mot dire.

Et comme Bertrand affolé le pressait de partager la curée, il répondit en mettant la main sur le mouchoir de Guillaume :

– Voici qui appartient à Thérèse, je le prends pour le lui rendre. Il n'y a rien ici pour notre ami Courtenay et notre chère Aldée. Quant à moi, je ne suis pas un Caton, et je crois bien que j'ai pu prendre çà et là quelques bribes du bien d’autrui dans mes campagnes ; mais c’était en pays ennemi, et je n’avais pas encore le cœur plein de Muguette. Elle est là, ma petite Muguette ; je la vois entre moi et ses paperasses ; je l’entends aussi ; elle me dit : je n’en veux pas. Donc, ami Bertrand, grand bien vous fasse, et au revoir. J’apporterai dans mon ménage, bon pied, bon œil et bonne humeur.

« Et autre chose encore, interrompit-il, en foulant les millions pour gagner la porte. La mule du pape, j’allais oublier mon étoile !

Post-scriptum : il y eut trois noces et demie, car La Pistole reprit sa femme, qui lui mangea ses millions.

FIN