Où Fortune est accosté par l'homme vêtu de deuil.
Il paraît qu'il y avait entre le cavalier Fortune et ce précieux duc de Richelieu une ressemblance extraordinaire, car la plupart des dames qui encombraient la rue Saint-Antoine connaissaient très particulièrement le duc de Richelieu, et pourtant l'erreur fut unanime.
Il n'y eut pas l'ombre d'une hésitation ou d'un doute ; la même émotion prit à la fois tout ce charmant essaim, nous dirions presque la même ferveur religieuse, tant il se mêla de discrétion et de réserve à l'entraînement général.
Une fois le premier cri poussé, on se tut, et il n'y eut pas une seule imprudente pour se précipiter au-devant du dieu sortant incognito de l'échoppe du frater.
Seulement, toutes les prunelles brûlèrent ; la foule resplendissante ondoyait comme l'or des moissons sous la brise, des mouchoirs s'agitaient et un long murmure tombait des balcons.
Comme si un mot d'ordre eût couru d'un bout à l'autre de la file des carrosses, les princesses, les duchesses, les marquises et les comtesses gardèrent leurs rangs, se demandant avec anxiété ce qu'allait faire l'imprudent captif.
Imprudent au point de se montrer à visage découvert si près de la maison qui le réclamait.
Quel était son dessein ? Pourquoi s'était-il porté à cette extrémité dangereuse ? Dans quel but bravait-il ainsi l'autorité de M. le régent ?
Mme la duchesse de Berry et Mlle de Valois, Mme de Parabère et Mme de Sabran, Émilie et la Souris, toutes celles qui approchaient Philippe d'Orléans désespéraient désormais de fléchir sa colère.
Mme de Tencin, qui passait pour être l'Égérie de l'abbé Dubois, secouait sa jolie tête et disait : Il est perdu !
Mlle de Charolais, remuante comme tous les Condé, songeait peut-être à élever des barricades.
Fortune fit quelques pas en boitant, et il y eut cent voix de femmes adorables pour dire :
– Comme il boite bien ! ainsi boiterait l'Amour s'il se cassait la jambe !
Fortune était de méchante humeur, les cent voix ajoutèrent :
– Il a l'air triste, il est inquiet peut-être ; gardons-nous d'ajouter à son embarras !
La méchante humeur de Fortune venait de ce fait qu'il savait enfin à quoi s'en tenir sur le démesuré succès qui accueillait son entrée à Paris.
Il traversa la rue d'un pas imposant, le poing sur la hanche et répondant aux œillades par un regard sévère.
Vous eussiez vu toutes ces pauvres grandes dames pâlir et frissonner, tant la colère du dieu leur glaçait le cœur.
Au milieu du trouble commun, il se commit des erreurs assez drôles : la maréchale se réfugia dans le carrosse de louage qui avait amené Mlle Émilie, et la Souris s'assit par mégarde entre deux princesses du sang.
Fortune continuait son chemin et longeait les maisons situées à droite, en montant la grande rue Saint-Antoine, il suivait tout simplement son premier dessein qui était de rôder autour de l'Arsenal pour voir quelle aventure lui enverrait son étoile.
Tout en marchant, ses souvenirs lui revenaient et irritaient son dépit ; il devinait pourquoi la sœur d'Apollon, cette piquante Delaunay, lui envoyait tant de sourires, là-bas, sur la route de Madrid à Saint-Jean-Pied-de-Port ; il comprenait la malicieuse moue de Thérèse Badin : toutes les joyeuses énigmes de son voyage se résumaient en ce mot amer : un quiproquo ! Et il n'y avait pas jusqu'au bouquet de la dame mystérieuse qui ne lui semblât maintenant une dérision et un outrage.
Ces fleurs, il les tenait encore à la main, et nous devons dire que l'essaim des belles darnes y avait donné beaucoup d'attention, comme à tout ce qui touchait leur héros.
On s'était demandé avec anxiété, dans les carrosses, quelle était la favorisée dont monsieur le duc avait accepté ainsi le bouquet.
Quelle qu'elle fût, on l'enviait, et si elle avait été connue, les têtes chaudes de la confrérie, telle que Mlle de Polignac et Mme de Nesle, qui devaient, peu de temps après, acquérir urne gloire immortelle en allant sur le prés pour leur cher duc, auraient certes envoyé un cartel à la préférée.
Cependant Mlle de Charolais dit à Mlle de Valois :
– Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu'il y a en lui quelque chose d'extraordinaire aujourd'hui ?
– Je le trouve beau comme un astre, répondit l'ingénue du Palais-Royal.
– Il paraît, dit la Renaud, une bourgeoise qui était à pied et qui ne connaissait pas de vue les princesses, il paraît que le cher cœur a eu bien raison de fausser compagnie au gouverneur de la Bastille. Il n'était que temps. Son traité avec l'Espagne est signé et il y allait pour lui de la tête.
– Ah ! grand dieu ! s'écria la Souris, si monsieur le régent faisait un coup comme celui-là c'est moi qui le casserais aux gages !
Mais tenez ! tenez ! ajouta-t-elle, voyez donc ce que fait monsieur le duc.
Fortune arrivait à la hauteur de la rue Beautreillis. Son regard sournois avait passé en revue toute cette armée de ravissantes femmes qui n'étaient point là pour lui.
Dans l'univers entier il eût été difficile de réunir un pareil groupe de délicieux visages.
C'était le paradis de Mahomet en poudre et en papiers.
Fortune avait vu à travers un éblouissement toutes ces blondes, toutes ces brunes, ces yeux d'azur ou de jais, ces sourires prodigues de perles, ces bustes d'ivoire que la mode du temps laissait généreusement à découvert.
Fortune était jaloux comme un tigre, et dans sa colère il s'en prenait, sans le savoir, au malheureux bouquet que ses mains crispées déchiraient.
Les pauvres fleurs tombaient, semées une à une sur son passage.
La première qui toucha le pavé de la rue fût ramassée par une simple grisette, qui n'appréciait pas, peut-être, toute la valeur de ce trésor, mais les autres…
Ah ! les autres !
Il faudrait une plume étourdissante comme un pinceau de Salvator Rosa pour peindre cette bagarre de déesses.
Tandis que la maréchale jetait sa bourse à la grisette pour avoir la fleur, tous les carrosses se vidèrent de nouveau, et une meute de houris suivit Fortune à la trace pour se disputer les roses, les œillets, les jacinthes qui tombaient de ses doigts.
La moindre tige était l'objet d'une lutte acharnée, et jamais la boue populaire de la rue Saint-Antoine n'avait moucheté tant de satin, tant de dentelles ni tant de velours.
Il y eut des blessures, il y eut des meurtrissures, il y eu surtout des coiffures lamentablement démolies qui étaient pourtant des chefs-d’œuvre au point de vue architectural.
Comme autrefois, à cette même place, du temps de la Fronde, la maison de Turenne et la maison de Condé échangèrent de terribles horions.
Fortune ne se retournait même pas pour donner un regard à cette bataille éhontée, mais charmante, dont l'histoire n'offrirait peut-être pas un second exemple.
Fortune boudait.
Fortune avait des idées à la Néron, souhaitant que toute cette cohue d'anges, déchus ou non, n'eût qu'un seul dos pour le fouetter jusqu'au sang.
Au moment où il allait tourner l'angle de la rue du Petit-Musé pour gagner enfin l'Arsenal, une jeune fille, presque une enfant qui portait le costume des ouvrières, passa devant lui en courant et se faufila entre les carrosses pour atteindre l'autre côté de la rue Saint-Antoine.
Un cri s'étouffa dans la gorge de Fortune, qui s'arrêta court et suivit la jeune fille d'un regard ébahi.
Certes, celle-là n'était point ici pour. M. le duc de Richelieu.
Elle allait sauvage et vive comme une biche, sans regarder ni à droite ni à gauche.
Elle n'avait même pas vu Fortune sur qui son aspect venait de produire un si singulier effet.
Il était dit qu'aujourd'hui les cent cinquante pèlerines venues pour adorer M. le duc auraient tous les étonnements.
Notre ami Fortune, en effet, qui achevait de détruire son bouquet dont chaque débris avait été ramassé comme une précieuse relique, sembla s'éveiller d'un sommeil, et bondit lestement sur les traces de la petite ouvrière.
Il franchit la ligne des carrosses au milieu d'un grand murmure, que suivit le silence de la stupeur.
Qu'allait-il faire ? Quelle mouche le piquait ?
Il entra tout uniment dans une étroite allée où la petite ouvrière venait de disparaître.
Ce résultat, si simple en apparence, arrêta le souffle dans toutes les poitrines.
Derrière lui, un homme vêtu de deuil des pieds à la tête et dont le pâle visage disparaissait presque sous les plis relevés de son manteau, entra aussi dans l'allée.
Il y eut alors un tumulte inexprimable. L'attroupement féminin, brillant, coquet, irisé de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, se massa incontinent devant l'allée où M. le duc avait disparu.
En cet endroit, toute la rue fut barrée, et mille jolis cris, succédant au silence, montèrent du pavé aux balcons, qui répondirent par de bruyantes clameurs :
– On le poursuit puisqu'il se sauve !
– La police est à ses trousses !
– Avez-vous vu cet homme noir ?
– Quel regard cauteleux !
– Quel physionomie cruelle !
– Il faut le secourir !
– Il faut le délivrer !
Ces deux derniers avis, qui pouvaient avoir quelque chose de séditieux, furent ouverts par une première présidente et par une abbesse.
Et certes, ils allaient réunir l'unanimité des suffrages lorsqu'un carrosse, descendant de la Bastille, et qui contenait une demi-douzaine de gentilshommes, demanda passage à l'émeute.
– Monsieur de Melun ! cria Mlle de Charolais.
– Cadillac ! appela Mlle de Sabran.
Mlle de Valois prononça le nom de Brancas.
Les amis du régent, ainsi interpellés, mirent pied à terre et apprirent en souriant la grande nouvelle du danger que courait M. de Richelieu évadé.
Ma foi, belles dames, dit Brancas, c'est affaire à vous de puiser vos nouvelles dans de bons almanachs !
– Nous l'avons vu, ce qui s'appelle vu ! s'écria le chœur féminin.
– Je ne puis vous répondre qu'une chose, ajouta Brancas, c'est que Cadillac, Bezons, Melun et mois nous venons de dîner avec M. de Richelieu.
– À la Bastille ? clama le chœur.
– À la Bastille, où nous avons fêté de bon cœur la réconciliation de ce cher duc avec M. le régent.
Ces dames restaient encore incrédules.
– Le cher duc, dit Melun, doit être mis en liberté demain matin et conduit au château de Saint-Germain-en-Laye, où il pourra recevoir des visites.
On fit place. Brancas et ses compagnons passèrent ; mais les carrosses au lieu de se disperser, montèrent en procession jusqu'à la Bastille, où une députation nommée à la pluralité des suffrages et toute composée de noms historiques, demanda M. Launay, le gouverneur, pour se bien assurer que ce cher duc était en sûreté sous les verrous.
Pendant cela, Fortune, poursuivant sa petite ouvrière et poursuivi par l'homme vêtu de deuil, avait enfilé une allée sombre aboutissant à une série de passages à ciel ouvert qui formaient une sorte de petite ville intérieure.
Fortune, en sortant de l'allée, vit sa petite ouvrière qui s'engageait dans un passage tortueux, inclinant vers la rue des Tournelles.
Il la perdit de vue à plusieurs reprises, la retrouva un nombre égal de fois, et la vit entrer dans une maison à cinq étages qui semblait former la clôture de la cour, du côté de la Bastille.
Fortune n'hésita pas à entrer derrière elle ; il avait gagné du terrain. Comme il montait quatre à quatre la première volée de l'escalier, il put entendre, à deux étages au-dessus, le pas léger de celle qu'il poursuivait.
Il redoubla de vitesse.
Comme il arrivait au palier du quatrième étage, il entendit, au cinquième, une porte s'ouvrir et se refermer.
En trois bonds il eut franchi la dernière volée ; et, guidé par le bruit qu'il venait d'entendre, il frappa à la porte faisant face à l'escalier.
On ne répondit pas tout de suite.
Muguette ! appela-t-il bien doucement.
Ce nom n'était pas prononcé qu'un bruit se fit derrière lui.
C'est à peine s'il eut le temps de se retourner et de reconnaître l'homme vêtu de deuil de la, rue de la Tixeranderie.
Celui-ci, qui tenait un couteau à la main, lui en porta un coup violent dans la région du cœur, et Fortune tomba à la renverse.
L'homme vêtu de deuil dit :
– Tu allais faire une nouvelle victime, je l'ai sauvée. Je suis le frère de Mr Michelin !
Il descendit l'escalier sans se presser.
À ce moment, la porte s'ouvrit et une blonde tête de fillette se montra.
C'était presque une enfant.
Quand son regard tomba sur Fortune renversé, elle poussa un grand cri d'épouvante et se précipita sur lui en balbutiant :
– Raymond ! Raymond ? que vous a-t-on fait, mon cousin ?
Elle se rejeta en arrière, à la vue du sang qui rougissait la chemise de Fortune.
Celui-ci répondit, étourdi qu'il était par le coup et par la chute :
– La mule du pape ! on m'a assassiné, mais je ne suis pas encore mort. Embrasse-moi ma petite cousine Muguette.