Où Fortune a fait de jolis rêves et un fâcheux réveil.
C'était bien ce Fortune, le plus heureux cavalier qui fût sous la voûte du firmament. Tout lui arrivait toujours à point : il pouvait courir comme un cerf, malgré sa jambe foulée, et on avait beau le poignarder, il dévorait des tranches de pâté avec un appétit de prince. Un autre, en sortant du tripot les poches vides et retournées, à cette heure de la nuit, aurait été obligé de dormir sur la borne, mais lui, pas du tout ! un mur s'était ouvert devant ses pas comme s'il eût possédé la baguette d'une fée, et un lit tout chaud s'était offert à lui.
Nous le disons comme cela était : un lit tout chaud. La dernière sensation de Fortune, avant de s'endormir, lui fut fournie par le matelas tiède, et il pensa :
– On jurerait que je remplace quelqu'un sur cette couche !
La nuit précédente, on s'en souvient, il n'avait pas fermé l’œil. Le sommeil ne pouvait pas se faire attendre.
Le claret et la liqueur des îles aidant, le dieu qui préside aux songes heureux, ouvrit pour lui la porte d'ivoire. Il vit son étoile au ciel plus large qu'une assiette et lançant des rayons qui réjouissaient le cœur, il baigna ses mains bienfaisantes dans l'or qui devait doter cette pauvre Aldée et reçut avec des larmes d'attendrissement les actions de grâces de Muguette.
Puis le vent tourna, le vent fantasque des rêves. À cause de ses deux blessures qu'il avait traitées sans façon, il y avait bien un peu de fièvre dans son fait. L'ambition le prit ; il laissa là, quitte à y revenir plus tard, la maison de la rue des Tournelles où Muguette, cet ange souriant, accomplissait son modeste miracle de dévouement ; la conspiration l'appela : c'était son élément, il s'y jeta à corps perdu.
Il entra la tête haute et le poing sur la hanche dans l'hôtel somptueux et meublé de neuf de Thérèse Badin.
Il était là, en vérité, comme chez lui : les laquais le saluaient jusqu'à terre et il prenait le menton des soubrettes, il s'étendait tout botté, avec ses éperons aux talons, sur le satin rose et capitonné des sofas.
Et Thérèse lui disait en plongeant son regard tout au fond de ses yeux :
– Cavalier, mon cher cavalier, c'est bien vous que j'aime. Je ne vous prends pas pour monsieur le duc ; monsieur le duc est un bellâtre qui ne serait pas digne de vous servir en qualité de valet de chambre.
Cela faisait plaisir à Fortune qui embrassait la belle Thérèse en la complimentant sur son goût.
On montait dans le carrosse, dans le fameux carrosse que Fortune avait admiré rue des Bourdonnais ; Fortune s'asseyait sur les coussins moelleux entre Thérèse et la sœur d'Apollon, et Dieu sait comme elles se disputaient ses moindres attentions. Deux haies de populaires, rangées à droite et à gauche, regardaient passer le carrosse et poussaient des vivats, parmi lesquels Fortune distinguait très bien ces paroles mille fois répétées :
– Non, non, ce n'est pas le duc de Richelieu ! c'est ce hardi cavalier qui revient d'Espagne et qui est bien autrement beau que le duc de Richelieu !
On arrivait aux portes de l'Arsenal, et ici, car les rêves sont ainsi faits dans leur bizarrerie, Fortune éprouva un moment d'angoisse en s'apercevant tout à coup qu'il portait encore le costume de compagnon maçon et que sa veste poudreuse mettait du plâtre aux belles robes de ses compagnes.
Mais le vent de l'illusion souffla et Fortune se prit à rire avec pitié.
Ce qu'il prenait pour des haillons de toile était un habit de satin blanc brodé d'or !
La mule du pape ! il portait cela comme un dieu, et les grands seigneurs réunis autour de madame la duchesse du Maine mettaient leurs mains au-devant de leurs yeux pour n'être point éblouis.
La princesse se leva de son trône et tout le monde en fit autant. Elle était de petite taille et même un peu bossue.
Fortune ne la trouva point à son gré, mais il se dit prudemment : « Corbac ! il faut dissimuler car elle sera peut-être demain la régente de France ! »
Quant au prince, fils aîné de Louis XIV et de madame de Montespan, Fortune décida qu'il avait l'air d'une bonne personne et lui adressa un petit signe de tête amical.
– Voici donc, dit la sœur d'Apollon, qui parlait en vers alexandrins, le célèbre cavalier Fortune qui vient nous apporter l'aide de ses conseils et de sa vaillance.
Votre Altesse Royale ne saurait lui faire un accueil trop distingué, vraiment !
C'était encore mieux tourné que cela, à cause de la mesure et des rimes.
– Enfin ! s'écria la princesse, qui descendit toutes les marches de son trône, que les jours me semblent longs en attendant ce beau cavalier !
Fortune voulut lui baiser la main, mais elle l'embrassa sur les deux joues, malgré la présence de monsieur le duc du Maine, et lui dit à l'oreille :
– Cavalier, vous êtes la fleur des pois, et je ne sais pas comment ce duc de Richelieu a l'effronterie de se faire passer pour vous.
Il dit bonjour aux trois gentilshommes bretons de la mansarde, et quand on lui demanda quels étaient ses projets, il répondit :
– La mule du pape ! je ne suis pas embarrassé, j'irai au Palais-Royal, je prendrai monsieur le régent, je le mettrai ficelé comme un paquet dans un carrosse, et je l'emmènerai à la frontière d'Espagne.
Toutes les bougies s'éteignirent comme si l'ouragan eût passé dans ce salon éblouissant.
C'était la chambre triste où madame la comtesse de Bourbon dormait ; immobile, sur ce lit qui ressemblait à une tombe.
Au pied du lit, Aldée, l'adorable fille, inclinait son front pensif.
Elle était bien plus pâle qu'hier et de grosses larmes roulaient dans ses grands yeux. Elle se leva tout à coup pour courir à la fenêtre qui regardait les sombres murs de la Bastille.
Un homme passait sous un réverbère. Fortune le reconnut du premier coup d'œil, quoiqu'il ne l'eût jamais vu.
– Ça, monsieur de Richelieu, lui dit-il, vous êtes libre de tuer les autres femmes, mais Mlle de Bourbon est sous ma protection !
– Qui est ce croquant ? demanda le duc.
Les épées sautèrent hors du fourreau et l'on se battit sous le réverbère.
Corbac ! ce duc à l'eau de rose n'était pas de poids contre le cavalier Fortune. Il rompait à faire compassion, et Fortune allait lui passer son épée à travers le corps, lorsqu'une manière de fantôme se mit entre eux deux.
C'était un homme de grande taille, habillé de sombre, qui avait des cheveux blancs et portait le harnais à la mode sous le règne du feu roi.
Fortune recula.
Il avait reconnu en lui ce vieux seigneur, le maître du château où il avait passé son enfance, celui qui l'embrassait parfois quand ils étaient tous deux seuls.
Chacun a pu avoir ce rêve qui consiste à se dire : « J'ai dormi jusqu'à cette heure, mais à présent me voici bien éveillé. » Ce rêve vint à Fortune après tout les autres. Il songea qu'il rouvrait les yeux après une nuit agitée et qu'il regardait tout autour de lui, se souvenant vaguement des illusions folles qui avaient bercé son sommeil. Ce nouveau rêve était aussi triste, aussi morne, que les autres avaient été brillants ou violents.
Fortune rêva que son premier regard rencontrait les murailles humides d'une sorte de cave où il n'y avait rien, sinon le grabat où il était étendu et un billot de bois brut sur lequel reposait une lanterne éteinte.
Le jour venait gris et avare par l'ouverture d'une porte basse entrebâillée.
Au-delà de cette porte on entendait des bruits sourds d'où s'échappaient quelques paroles distinctes.
On est allé chercher le juge, disaient quelques voix, le juge et le commissaire.
D'autres voix répondaient :
– L'assassin est là dans le trou, il dort.
– Il dort ! se récriait-on.
Et d'autres encore répondaient :
– Il était ivre quand il a commis le crime.
Fortune écoutait sans comprendre, mais ses yeux qui s'habituaient à l'obscurité destinèrent en ce moment une masse confuse qui était sur le sol à côté du billot.
En même temps, il eut pleinement conscience de ce fait : l'engourdissement qui le tenait n'était plus le sommeil et ce qu'il voyait n'était pas un rêve.
Fortune sauta hors du lit.
Il venait de reconnaître dans la masse inerte qui était auprès du billot le cadavre d'un homme étendu la face contre terre.
De l'autre côté de la porte on disait :
– Il est temps d'en finir avec ces assassinats !
– Cette fois la justice va faire un exemple.
Sans réfléchir et à tout hasard, Fortune tira son épée pour s'élancer vers la porte qu'il ouvrit.
Il se trouva en face d'un rassemblement assez nombreux qui encombrait la rue étroite devant le cabaret des Trois-Singes.
– Le voilà ! le voilà ! s'écria-t-on de toutes parts c'est l'assassin !
En même temps, les pointes de quatre hallebardes menacèrent sa poitrine, tandis que la voix d'un archer disait :
– Arrière ! ou vous êtes mort. Nous gardons cette porte de par le roi !