Où Thérèse Badin promène son carrosse neuf et sa toilette de bal.
Il était environ six heures du matin et il y avait plus d'une heure que les curieux attendaient là, les pieds dans la boue, l'arrivée de la justice.
Ils auraient tout aussi bien attendu deux jours. Paris a une patience féroce quand il s'agit de certains spectacles gratis, de certains drames qui ne sont pas joués par des comédiens et où le sang répandu est du vrai sang, liquide et rouge.
il avait ici du sang à deux pas et un homme poignardé.
L'heure pouvait s'écouler, les spectateurs gardaient leurs places.
Un enfant arriva en courant du côté de la rue des Lombards.
– La Badin ! la Thérèse ! s'écria-t-il du plus loin qu'il put se faire entendre. Elle est là-bas, dans son carrosse, toute couverte de perles et de satin, avec des gentilshommes et des dames. Elle rit comme une folle.
Il y eut une émotion dans la foule. Les uns étaient en colère, les autres avaient pitié.
– Vient-elle par ici ? demanda-t-on.
– Non, répondit l'enfant, son carrosse suit le quai pour aller à sa maison de la rue des Saints-Pères.
Quelques voix murmurèrent :
– Elle ne sait rien encore, la pauvre malheureuse !
Mais d'autres grondèrent :
– Si elle n'avait point laissé son père dans ce trou pendant qu'elle dansait là-bas avec des gens au-dessus d'elle, le malheur ne serait pas arrivé.
Quelques intrépides se détachèrent ; conduits par l’enfant que gonflait la vanité naïve des porteurs de nouvelles.
En chemin, le groupe se grossit et fit une boule de neige ; car tous ceux qui passaient étaient pris à la glu par cette nouvelle : le meurtre de Guillaume Badin, maître du cabaret des Cinq-Diamants et anciennement première basse de viole à l'Opéra.
Chacun voulait savoir les détails, qui étaient curieux ; maître Guillaume avait gagné cent mille écus la nuit précédente et son assassin était un jeune garçon, beau comme l'amour, qui se nommait le cavalier Fortune.
Quand le groupe parti de la rue des Cinq-Diamants arriva au quai, entre la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et le Louvre, c'était une foule composée de cinq à six cents personnes.
– Belle amie, dit un marquis non sans un léger sarcasme, votre carrosse attire les badauds comme le passage des nouveaux gardes du corps de Mme la duchesse de Berry.
– Un peu plus, ajouta un abbé, ils vont solliciter la permission de dételer vos chevaux afin d'avoir l'honneur de vous traîner en triomphe.
– Raillez-vous, messieurs ? répliqua Thérèse, prête à se défendre contre eux aussi bien que contre la foule, le populaire insulte aujourd'hui ce qu'il adorera demain, et Jeanne d'Arc, fut bien honnie avant de voir autour d'elle tout un royaume agenouillé.
– Et certes, ajouta une comtesse derrière son éventail, notre chère Badin vaut bien Jeanne d'Arc !
Thérèse rougit. Pour la première fois peut-être, elle soupçonna le nid de couleuvres qui se cachait pour elle sous tant de roses effeuillées.
Elle avait de l'esprit ; elle dit :
– Jeanne d'Arc ne combattait que les Anglais qui étaient des hommes ; moi, je défends notre bien-aimé petit roi contre Philippe et son Dubois, qui sont des monstres !
On applaudit avec ostentation et l'abbé ajouta :
– D’ailleurs, Jeanne d'Arc ne donnait que son sang, et notre Badin a déjà prêté plus de 10 000 louis à Mme la duchesse.
Le rouge qui était sur la joue de Thérèse fut remplacé par une soudaine pâleur.
Et pourtant elle n'avait pas encore remarqué une chose bien étrange : la façon dont la foule se comportait à droite et à gauche du carrosse.
Tous les visages étaient tournés vers Thérèse et tous les yeux la regardaient.
Mais, bien évidemment, ce n'était point sa toilette éblouissante que la foule contemplait en ce moment.
On devinait dans ces mille regards mornes et obstinés, convergeant au même but, je ne sais quelle menace lugubre.
Non point menace de violence, et les nobles dames, compagnes de Thérèse, qui cessaient de rire, avaient tort de trembler, mais menace de malheur.
Les huées attendues ne venaient point ; il y avait dans ce flot qui montait autour du carrosse un silence inexplicable : point de ricanements, point de railleries, point d'insultes.
Mais ce regard fixe de la cohue qui marchait toujours, le regard morne et comme implacable.
Au bout d'une minute le silence contagieux avait envahi l'intérieur du carrosse.
On était parti de l'Arsenal en se promettant de pousser la promenade matinale jusqu'au Cours-la-Reine, mais il y avait désormais un poids sur toutes les poitrines, et quand le carrosse arriva au pont Royal, des dames émirent l'avis de rentrer.
– Que craignez-vous donc ? demanda Thérèse, qui redressa encore une fois sa belle tête hardie.
– Nous avons froid, répondit une comtesse, qui frissonnait en effet.
Et l'abbé ajouta :
– Je n'ai jamais rien vu de pareil. Qu'est-il donc arrivé dans Paris ? Cela ressemble à des funérailles.
Le cocher reçut l'ordre de tourner au Pont-Royal.
La foule avait envahi déjà toute la longueur du pont, et ce fut entre deux haies muettes que notre troupe, naguère si joyeuse, passa.
Thérèse aussi, désormais, avait froid jusque dans le cœur ; mais comme elle était brave, elle pencha sa tête hors de la portière et, s'adressant au groupe le plus épais, elle demanda :
– Mes amis, pourquoi nous suivez-vous et que nous voulez-vous ?
Les gens du carrosse, hommes et femmes, retinrent leur souffle pour écouter la réponse.
Il n'y eut point de réponse.
Dans le groupe interpellé, les uns baissèrent la tête, les autres détournèrent les yeux.
L'enfant était là, l'enfant qui avait porté la nouvelle et qui en était si fier. Il eut honte, il eut remords, il se cacha au dernier rang.
L'abbé dit tout bas :
– C'est assez dans le caractère de ce coquin de Dubois, et je reconnaîtrais ici volontiers la main de M. Voyer-d’Argenson. On a stipendié cette populace ; nous allons trouver des exempts au coin de la rue des Saints-Pères, et nous coucherons à la Bastille.
Je ne sais pourquoi cette pensée soulagea l'âme de Thérèse. Il y a des pressentiments. La foule n'avait rien dit. Thérèse ne se doutait de rien, et pourtant, dès lors, elle eût été heureuse de n'avoir à redouter que la Bastille.
Mais pourquoi la foule ne parlait-elle point ? et comment la retrouvons-nous si différente d'elle-même ? Elle avait quitté la rue des Cinq-Diamants, bavarde et le verbe haut. Et pourtant la foule se taisait, elle qui était venue poux crier. C'est qu'elle avait pressenti la foudre. Thérèse et son père étaient sortis du peuple, et il y avait si peu de temps qu'ils en étaient sortis !
On leur en voulait peut-être de leur victoire trop rapide, mais on les connaissait bien et l'on savait comme ils s'aimaient.
– Hier, reprenait-on, elle a payé les dettes de maître Guillaume, dans la cour de son ancienne maison, rue des Bourdonnais.
Et la harengère ajoutait :
– Moi, je l'ai connue toute petite ; c'était un cœur ! Quand maître Badin venait acheter, il l'amenait avec lui en la tenant par la main ; il n'était pas méchant, non ! et au temps où elle devint grandelette, quand on lui disait : Thérèse, avons-nous des amoureux ? elle répondait : je ne me soucie point de cela, je n'aime que mon père.
Si bien qu'au moment où la foule rencontra le carrosse, elle fut prise d'une sorte de respect.
Les rires de Thérèse et de ses compagnons la glacèrent au lieu de l'irriter.
Elle regarda cette jeune femme si brillante, si heureuse, qui tout à l'heure allait sangloter, désespérée.
Chacun se demandait : « Comment l'avertir, la pauvre fille ? » Toutes les poitrines étaient oppressées, et il eût fallu bien peu de chose pour mettre des larmes dans tous les yeux.
Le carrosse tourna l'angle méridional du pont pour prendre le quai Malaquais et gagner la rue des Saints-Pères.
Thérèse se révoltait à la fois contre ses craintes vagues et contre la silencieuse persistance de ce peuple qui l'entourait.
La fièvre la prenait.
Elle provoquait du regard ceux qui marchaient près de la portière et les menaçait de son joli poing fermé en disant :
– Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? de quel droit me suivez-vous ?
L'expression de pitié s'accusait de plus en plus dans tous les regards.
Cela la rendait folle.
Au moment où le carrosse s'arrêtait enfin devant la porte de son hôtel, elle sauta sur le pavé sans prendre souci de ses nobles compagnons et s'élança au plus épais du rassemblement.
Le cercle se referma sur elle. On la regardait toujours.
– Me parlerez-vous ! s'écria-t-elle exaspérée en saisissant au collet le premier homme qui se trouva à portée de sa main.
L'homme essaya de se dégager et balbutia :
– Un autre peut bien vous le dire, moi je n'en ai pas le cœur.
Elle le lâcha pour porter ses deux mains à son front. Un indicible effroi naissait en elle.
– Qu'y a-t-il ? balbutia-t-elle d'une voix étranglée. Mes amis, au nom de Dieu, qu'y a-t-il ?
Dans le grand silence qui suivit cette question, une voix chevrotante et cassée s'éleva.
– Ah ! ah ! disait-elle, la Badin n'est pas fière aujourd'hui, malgré ses perles et son clinquant !
La foule se retourna indignée, mais je ne sais comment celle qui avait parlé parvint à percer le cercle.
C'était une vieille femme à demi-ivre, dont les vêtements souillés tombaient en lambeaux ; une mendiante.
Celles-là sont implacables.
– Pourquoi m'empêchez-vous de parler ? demanda-t-elle, savourant d'avance le mal qu'elle allait faire. Puisque la Badin veut savoir, je vais tout lui dire, moi.
Deux ou trois mains essayèrent de lui fermer la bouche ; elle glissa comme un reptile, laissant ses guenilles entre les doigts crispés, et vint jusqu'à Thérèse, qui chancelait en la regardant.
Leurs yeux se choquèrent ; la pauvresse dit en ricanant :
– Voilà une belle fille ! et qui a sur le corps assez d'argent pour payer le pain de cent familles affamées ! Thérèse Badin, il faut changer de robe pour aller à l'enterrement de ton père.
Les jambes de Thérèse fléchirent et son visage livide se contracta.
La foule indignée se rua sur la mendiante, mais elle se débattit et acheva :
– Pendant que tu dansais, Thérèse Badin, ton père est mort assassiné !
Thérèse poussa un cri déchirant et tomba évanouie entre les bras de ceux qui l'entouraient.
Ceux qui l'entouraient n'étaient ni les deux comtesses, ni la baronne, ni le marquis, ni le vicomte, ni le chevalier, ni l'abbé. Tout ce noble monde avait disparu comme par enchantement.