Où Fortune a peur d'être aimé.
Fortune se frotta les mains de tout son cœur.
– Avec cette belle fille-là, se dit-il, les choses vont toujours comme sur des roulettes ! elle ne prend pas de gants ; elle ne cherche jamais midi à quatorze heures. Je parie qu'elle va trouver moyen de m'habiller de pied en cap sans même envoyer chez le fripier !
Et ce n'est pas mal aisé, interrompit-il, car, au pis aller, je prendrais les vêtements d'un de ses valets pour gagner la boutique de maître Mathieu, rue des Deux-Mules, qui m'accommodera à miracle, pourvu que j'aie de l'argent.
Une porte située immédiatement sous les fenêtres éclairées s'ouvrit.
– Et du diable, continua Fortune, si elle refuse de me prêter quelque argent sur ma bonne mine !
Ce dernier mot cependant le fit réfléchir, car, au lieu de rester au milieu de l'allée, il sauta par-dessus une plate-bande et se réfugia derrière une boule de lilas.
– Où êtes-vous ? demanda en ce moment Thérèse.
– Ceci mérite explication, répondit Fortune. Je me suis échappé voici une heure des prisons du Châtelet et cela ne se fait pas comme on veut. Je n'ai pas la toilette qu'il faut pour me présenter devant une dame.
– Vous n'avez gagné qu'une nuit, répliqua Thérèse ; demain matin, vous auriez été mis en liberté.
– Par vos soins ?
– Par mes soins.
– La mule du pape ! s'écria notre cavalier, on m'avait bien dit que vous aviez le bras long !
Thérèse sortait en ce moment de l'ombre portée par la maison, et la lumière de la lune l'éclairait.
Fortune vit qu'elle était en grand deuil.
– Si j'osais, reprit-il, je vous dirais que j'ai été étonné de ne vous point voir hier dans ma prison.
– J'ai songé d'abord à mon père, répondit Thérèse ; mais vous m'avez dit : « Je vous aime », à une heure et en un lieu que je n'oublierai jamais.
– Ceci mérite encore explication, voulu interrompre notre cavalier.
Mais elle l'arrêta ; disant avec quelque impatience :
– Montrez-vous, s'il vous plaît. Qu'importe le costume ?
– Corbac ! répondit Fortune, il importe du moins d'avoir un costume quelconque, et à part mes souliers que j'ai eu la précaution de garder :…
– Vous vous êtes sauvé à la nage ? demanda Thérèse.
– Je me suis sauvé en noyé, répondit Fortune, et j'y pense, je mettrais aussi bien une robe qu'un pourpoint ; tout ce que je désire, c'est d'être couvert pour la décence, d'abord, ensuite pour un petit vent frais qui va me donner le mal de gorge.
Thérèse resta un moment pensive.
– Vous n'aviez dans Paris personne autre que moi chez qui vous réfugier ? demanda-t-elle.
– Oh ! si fait, répondit Fortune, mais je ne sais pas comment vous dire cela : je n'ai pas honte de paraître devant vous dans une position malheureuse ou ridicule.
Thérèse lui montra de la main un pavillon situé à l'autre extrémité du parterre et dit :
– Entrez-là, je vais vous apporter des vêtements.
Elle se dirigea en même temps vers la maison.
Fortune attendit qu'elle eût passé le seuil et traversa de nouveau le parterre pour gagner le pavillon dont la porte était ouverte.
– Vous êtes là ? demanda en dehors la voix de Thérèse déjà revenue.
– Je suis là, répondit Fortune.
Tenez, reprit Thérèse, qui lança un paquet dans le pavillon, voici des habits : ce sont ceux de mon père.
Fortune fut frappé.
– C'est bien cela ! dit-il, et si ce n'est pas une épreuve, je vous remercie.
– Ce n'est pas une épreuve, répondit la Badin de sa voix ferme et froide. J'ai besoin de causer avec vous, dépêchez ! Vous me trouverez dans l'allée des tilleuls.
Le pavillon était une salle de bains. Quoiqu'il n'eût qu'un rayon de lune pour voir à faire sa toilette, notre cavalier ne fut pas long. Après une large ablution qui effaça définitivement les traces de son passage dans le caveau, il revêtit en un clin d'œil les habits de Guillaume Badin et sortit à la recherche de Thérèse.
Thérèse l'attendait sous les arbres. Elle lui laissa prendre sa main, qui était glacée comme un marbre.
– Je ne suis pas un grand clerc, dit Fortune dont la voix était sincèrement émue, et du diable si je saurais expliquer ce que j'éprouve pour vous, mais quand je vous ai dit : « Je vous aime », c'était la vérité, et si vous avez besoin de mon sang, prenez-le.
La Badin répondit :
– J'ai besoin de venger mon père.
– Alors, vous ne m'aimez pas ? demanda Fortune avec un singulier accent où il y avait presque de la joie.
Comme elle tardait à répondre, il ajouta :
– C'est que, voyez-vous, si vous m'aviez aimé, je sens que je serais devenu fou. Or, de plus fins que moi pourraient vous expliquer la chose, moi je me borne à vous dire ceci : « Je crois qu'il y a une autre femme qui me tient au cœur encore plus que vous ; je crois que cette femme-là, ou plutôt cette chère fillette car c'est presque une enfant, s'en irait mourant si je ne l'aimais pas… et peut-être que je ne l'aimerais pas si vous m'aimiez.
Thérèse répondit enfin :
– Vous êtes un brave garçon.
Il faut aimer celle qui vous aime.
Mais en achevant cette phrase ambiguë, un soupir lui échappa.
– En un mot comme en mille, demanda Fortune brusquement, m'aimez-vous, oui ou non ?
Certes, les belles dames qui l'avaient pris pour le duc de Richelieu ne s'y seraient pas trompées en ce moment. M. le duc avait une autre manière de faire sa cour.
Thérèse Badin eut un sourire triste.
– Mon père et moi, dit-elle, nous étions tout l'un pour l'autre. C'était un grand, c'était un bel amour, et il me semblait qu'aucun autre amour ne pouvait entrer dans mon cœur. On ne le connaissait pas, mon père ; pour tout le monde il a été, pendant de longues années, le pauvre artiste qui vendait son talent pour un morceau de pain au maître de musique de l'Opéra ; pour tout le monde encore et pendant quelques jours, il a été un fou que le démon du jeu possédait. Mon père n'a jamais montré le fond de son âme qu'à ma mère, qui est morte quand j'étais encore un enfant, et à moi dès que j'ai eu l'âge de comprendre. Mon père était un noble esprit, un cœur d'or ; mon père ne ressemblait pas plus à tous ces hommes que j'ai vus passant et bourdonnant autour de moi que cette blanche lumière de l'astre qui est au ciel ne ressemble aux lueurs fumeuses d'un flambeau. Tant que j'ai eu mon père, il ne me restait rien à désirer en ce monde, et pourtant c'est bien vrai, une inquiétude s'est emparée de moi un jour, une folie a saisi mon cerveau, un trouble s'est rendu maître de mon cœur ou de mes sens : c'est mon secret, je ne le dois à personne et je ne le vous dirai pas : Mon père est mort de cette maladie qui a changé mon être. J'essayais de monter, j'essayais de grandir pour mettre mon sourire au niveau des regards d'un homme. Je ne sais plus si je hais cet homme ou si je l'aime.
– Et moi, belle dame, interrompit Fortune, je veux être brûlé vif si je comprends un mot de votre histoire ! À moins, interrompit-il vivement et comme s'il eût été frappé d'une idée subite, à moins qu'il ne s'agisse encore de cette détestable ressemblance !
Les beaux yeux de Thérèse se baissèrent et notre cavalier crut la voir pâlir.
– Vous n'êtes pas pour moi le premier venu, reprit-elle doucement, je vous l'ai déjà prouvé par trois fois. N'essayez point de percer un mystère qui est peut-être au-dessus de votre portée. Quel qu'ait été mon caprice, mon amour, si vous voulez, le charme est rompu, je le crois, je l'espère. Ma vie a désormais un autre but ; j'ai besoin d'aide, voulez-vous me servir ?
– Eh bien ! par la corbleu ! s'écria rondement Fortune, vous me tirez d'un mortel embarras, et je reconnais là mon étoile ! Assurément un cavalier tel que moi ne se gêne pas pour voltiger de belle en belle, comme un papillon qui fait son choix entre les fleurs ; mais depuis que j'ai revu certaine jeune fille que j'avais laissée enfant lors de mon départ pour les pays d'aventure, j'ai le caractère bien changé et je ne me reconnais plus moi-même. C'est marché conclu, je vous servirai de mon épée et de mes conseils, et voici mon premier conseil : si j'ai bien compris votre parabole, vous nourrissez ou avez nourri quelque joli caprice pour cet ogre blanc et rose qui est maintenant à la Bastille ?
Thérèse secoua la tête lentement et dit :
– Vous avez mal compris.
Puis elle ajouta :
– Si vous voulez parler de M. le duc de Richelieu, il est en liberté depuis quarante-huit heures.
– Alors, que Dieu nous protège ! s'écria Fortune ; il a eu déjà le temps de mettre en train quelque noire diablerie ; mais un bon averti en vaut deux ; je sais sur quel chemin lui couper le passage, et quand le diable y serait, je ne me sens pas plus de répugnance à couper la gorge d'un duc et pair qu'à tordre le cou d'un canard !
Ils avaient quitté l'allée des tilleuls et traversaient le parterre pour se rapprocher de la maison.
– Si vous me servez, dit Thérèse, il faudra être à ma disposition quelle que soit l'hure du jour ou de la nuit ; je ne vous laisserai pas le temps d'accomplir une autre besogne.
Fortune haussa les épaules et répliqua :
– Deux autres besognes s'il le faut, ma belle patronne, et trois aussi, et dix au besoin ! Vous ne connaissez pas l'homme que votre bonne chance a jeté sur votre route ! Tout en faisant vos affaires, j'ai une princesse à protéger et à doter, un prince à délivrer et à marier, et, par-dessus le marché, ma propre personne à garer contre les gens de la police, sans compter ce pauvre La Pistole, à qui je veux du bien, et ce duc de malheur avec qui je veux me rencontrer nez à nez un jour ou l'autre. En conséquence de quoi je vous prierai de m'indiquer la chambre ou je dois reposer, car j'ai grandement sommeil, et il faut que je sois debout demain matin à la belle heure.
Ils étaient entrés à l'hôtel par la petite porte qui s'ouvrait sous les deux fenêtres éclairées. L'escalier qu'ils montèrent les conduisit précisément dans la chambre dans laquelle Fortune avait vu deux ombres se dessiner sur les rideaux. Il entra sans façon, comme il faisait toute chose, et promena son regard réjoui sur le luxe coquet de cette pièce qui servait de petit salon.
– La mule du pape ! dit-il en se laissant tomber, de son haut sur les coussins rebondis d'une bergère, je serai ici tout aussi bien qu'ailleurs, et si vous n'avez pas d'autre chambre à me donner, je me contenterai pour la nuit de cette retraite. Je suis si las que je ne vous demanderai même pas à souper.
Thérèse, qui était toute rêveuse, jeta sur lui un regard et détourna les yeux. Elle avait pris un flambeau et s'apprêtait à se retirer, lorsque Fortune dit tout à coup :
– J'allais oublier de vous demander le nom du gros galant qui m'a fait croquer le marmot ici dessous dans le parterre.
– Si nous parlons de celui-là, prononça Thérèse à voix basse, vous ne dormirez peut-être pas de longtemps.
– Allez toujours.
Il croisa ses jambes l'une sur l'autre et se renversa voluptueusement.
– La personne qui sort d'ici, murmura Thérèse, est Chizac-le-Riche.
– Ah bah ! fit notre cavalier, voici un bonhomme qui s'arrange de manière à ce que j'entende parler de lui bien souvent !
– Il venait me rendre compte, répondit Thérèse, des recherches qu'il a faites pour retrouver l'assassin de mon bien-aimé père. Il m'a parlé de vous.
– En vérité ? J'ai idée, moi, que je vous parlerai de lui un jour ou l'autre.
– Il ne vous accusait pas formellement, poursuivit Thérèse.
– De sa part, c'est bien de la bonté !
– Mais, poursuivit encore la belle Badin, il garde un doute à cause de ce La Pistole dont vous avez prononcé le nom tout à l'heure et qui est maintenant sous la main de la justice.
– Pauvre mouton ! murmura Fortune. Vous qui êtes une personne d'esprit, Thérèse, que pensez-vous de ce Chizac ?
– Il a gagné quatre millions avant-hier, répliqua la Badin, deux hier dans la matinée, et l'après-midi, il a fait une rafle de cinq millions.
– Onze millions en quarante-huit heures, supputa Fortune, c'est un assez joli denier. Je ferai de mon mieux pour me procurer un bout de la corde qui le pendra.
Les regards brillants de Thérèse étaient sur lui.
– Avez-vous un soupçon ? prononça-t-elle tout bas.
Et comme Fortune tardait à répondre, elle ajouta :
– Ce n'est pas possible ! il est si riche !
– C'est vrai, il est si riche ! Et à vrai dire je n'avais pas de soupçons.
– Mais alors pourquoi a-t-il tendu un piège à ce pauvre La Pistole ?
Une flamme sombre était dans les yeux de Thérèse.
– Il y a quelqu'un, dit-elle, qui répondra à cette question.
– Et ce quelqu'un là ?
– C'est maître Bertrand, l'inspecteur.
– Sang de moi ! dit Fortune en se redressant d'un saut, j'avais oublié cet original !
– Il est adroit, poursuivit Thérèse, il est hardi…
Fortune l'interrompit et acheva :
– Il est mort !
Thérèse ouvrit ses yeux tout grands et se souleva, les deux mains crispées sur les bras de son fauteuil.
– Il est mort, répéta-t-elle ; l'inspecteur Bertrand est mort !
En quelques paroles Fortune lui raconta sa fuite et son passage dans le caveau de la Montre.
– Il avait été déposé à la hâte sur la table de pierre, acheva-t-il, et il n'était pas même étendu comme il faut. Sa blessure ressemblait à celle de Guillaume Badin.
– Vous croiriez ?… commença Thérèse dont la pâleur était livide.
– Je crois comme vous, interrompit Fortune, que l'inspecteur Bertrand était un homme adroit et hardi. Peut-être en savait-il trop long.
Thérèse frissonna et pensa tout haut :
– Mais pourquoi ? pourquoi ?… un homme si riche !
Fortune hocha la tête et conclut :
– Je vous l'ai dit : c'est très curieux ; et il y aura plaisir à débrouiller cette affaire-là.