Où Fortune raconte une histoire.

C'était une chambre très petite et mansardée qui donnait sur les fossés de la Bastille.

Par la croisée on voyait le profil entier de la forteresse, dont les tours étagées se découpaient sur le ciel.

De l'intérieur de la chambre il semblait qu'en étendant la main on aurait pu toucher les remparts.

Il y avait une couchette bien blanche, trois chaises et une commode de chêne. Au fond du lit, on voyait un bénitier surmonté d'un crucifix que coiffait une branche de buis bénit. Au milieu se trouvait un métier à broder.

Mais ce que l'œil remarquait tout de suite en entrant c'était une large bergère, habillée de toile perse, dont les bras s'ouvraient tout à côté de la fenêtre.

Ce meuble formait un contraste complet avec tout ce qui l'entourait.

Au moment où nous passons le seuil du logis de Muguette, notre ami Fortune était couché sur le lit et livrait sa poitrine sanglante aux soins de la petite fille, qui était bien plus pâle que lui.

Notre ami Fortune ne se montrait point trop défait ; il causait, au contraire, et causait en soupant. Sa voix restait sonore et bien timbrée.

– Vois-tu, ma petite cousine, disait-il avec un accent de profonde conviction, il y a des gens qui ont une étoile, c'est clair comme le jour, et ceux qui le nient font preuve d'aveuglement. Toute la journée j'ai été pris pour un certain duc, dont les dames de Paris sont folles… Dis-moi, est-ce que tu connais M. de Richelieu, toi ?

– Je le vois tous les jours, répondit Muguette.

Fortune la regarda avec défiance et demanda encore :

– Trouve-tu que je lui ressemble ?

– Oh ! non, répliqua la fillette, c'est un duc et pair, tandis que toi, Raymond…

– Je ne suis qu'un pauvre diable, acheva Fortune d'un air piqué ; c'est pourtant comme cela que les petites filles voient le monde !

– Je ne trouve personne si beau que toi Raymond, dit Muguette du ton que l'on prend pour calmer les enfants ombrageux ; mais enfin, il est bien sûr que tu ne ressembles pas à un duc et pair.

– Comment sont donc faits les ducs et pairs ? demanda Fortune.

– Je ne sais pas, repartit Muguette, et d'ailleurs tu vas te fatiguer si tu parles tant que cela. Quand on est blessé et que l'on parle trop, on a la fièvre. Tiens-toi tranquille et laisse-moi te panser.

Fortune attira sa tête blonde jusqu'à lui et mit sur son front un bon gros baiser.

– Je n'ai pas fini, dit-il, j'en étais à mon étoile. C'est encore pour ce haïssable duc que j'ai reçu mon coup de couteau. Un autre aurait été traversé de part en part et serait mort comme un chien, ici, sur le carré, de l'autre côté de la porte, sans avoir seulement le temps de te dire « Bonjour, Muguette » ; moi, il se trouve que j'ai acheté un pourpoint de rencontre et que, dans la poche gauche de ce pourpoint vendu à la friperie, son ancien maître avait oublié un diplôme de maître ès arts en excellent parchemin, plié huit fois sur lui-même. Le coup de couteau était bien donné, puisqu'il a traversé les huit doubles, mais il n'avait plus de force en arrivant à ma peau, et je n'ai qu'une égratignure.

Il s'interrompit et se mit à réfléchir.

– Attends donc que je me souvienne ! dit-il, c'est le frère… Je ne suis pas fâché de me rappeler ce détail pour lui rendre, à l'occasion, la monnaie de sa pièce, c'est le frère de Mr Michelin.

– Ah ! soupira Muguette, on dit qu'elle était bien belle et pieuse.

– Il y a donc une histoire ?

– Une triste histoire : elle est morte de chagrin parce que M. de Richelieu ne l'aimait plus.

– La mule du pape ! s'écria Fortune ; alors c'est bien cela. Je me demande à qui je dois payer ma dette, au frère ou au duc ? Je penche pour le duc.

– Il est si puissant ! murmura Muguette ; je t'en prie, mon cousin Raymond, ne parle pas tant.

– Vas-tu faire attention à cette égratignure ? s'écria Fortune. Corbac ! nous en avons vu bien d'autres… Là ! me voilà pansé ! et je déclare que je mangerais un morceau avec plaisir.

« Mais d'abord, reprit-il en s'interrompant, assieds-toi là, petite cousine, bien près de moi, plus près encore, que je te regarde jusque dans le fond de tes beaux yeux. Comme tu as grandi ! comme tu as embelli ! tu n'es plus une enfant, sais-tu ? et je pardonne à ce maladroit qui m'a poignardé, car son intention était bonne en définitive ; il voulait empêcher le Richelieu, cet ogre qui dévore les femmes, d'arriver jusqu'à toi, et il avait raison. Si je le rencontre jamais, je l'inviterai à boire avec moi une bouteille de claret{3} du meilleur de mon cœur.

Muguette avait passé derrière le lit et ouvert un placard. Elle revint portant un pâté à peine entamé, un flacon de vin et une assiette de beaux fruits.

– Tu mangeras le reste de Mme la maréchale, dit-elle en roulant la table jusqu'auprès de la couchette.

– La peste ! se récria Fortune, tu traites des maréchales, toi ?

Muguette, qui mettait son petit couvert, sourit et répondit :

– Il vient ici beaucoup de beau monde me voir.

Fortune aurait interrogé sans doute si le pâté de la maréchale ne se fût trouvé excellent.

Il était d'ailleurs blasé sur les grandes dames.

– Si j'étais chirurgien, dit-il la bouche pleine, je ne prendrais jamais souci de sonder une blessure. Je mettrais une tranche de pâté, j'entends du bon pâté comme celui-ci, devant le patient et je regarderais comment il besogne.

– Sois prudent, Raymond, recommanda Muguette en lui versant un doigt de vin.

– Toi, répliqua Fortune gaiement, ne sois pas économe. Remplis mon verre jusqu'au bord. Tu sauras que je m'appelle Fortune à présent et que tout me réussit à miracle. Mets-toi là, auprès de moi : tu ne me laisseras pas dîner tout seul, j'espère ? Nous en étions à la manière de juger si une plaie est maligne ou débonnaire : dans le premier cas, qui est le mien, il mangera comme un lion et ne s'en portera que mieux au bout d'une semaine.

Il tendit de nouveau son assiette déjà vidée.

– Si tu allais avoir la fièvre ? objecta la jeune fille.

– N'est-ce pas encore une aventure merveilleuse ? s'écria Fortune au lieu de répondre. Tomber du premier coup dans ce grand Paris, sur la seule créature humaine que j'eusse envie de retrouver ? Tu ne pensais guère à moi n'est-ce pas, petite Muguette ?

– J'ai toujours pensé à toi, répondit celle-ci dont les grands yeux bleus mouillés souriaient, je penserai toujours à toi.

Fortune s'arrêta de manger pour la regarder.

C'était un visage rieur, mais où le moindre émoi mettait une expression de sensibilité exquise.

Il y avait de l'enfant chez Muguette par l'extrême mobilité de la physionomie et par la naïveté du regard ; sa taille, qui n'avait pas atteint son complet développement, était gracieuse, mais un peu grêle ; ses cheveux, d'un châtain très clair, se jouaient en boucles naturelles autour d'un front charmant.

Ses traits délicats brillaient de gaieté, de bonté, de finesse.

On pouvait rencontrer une femme plus belle, impossible d'admirer une fillette plus jolie.

Un nuage de rêverie passa sur l'insouciant rayon qui brillait dans le regard de Fortune.

Ceci était rare.

D'ordinaire, Fortune ne rêvait jamais.

– Voilà ! dit-il en repoussant son assiette. Quand on a beaucoup de joie, l'appétit s'en va, et c'est dommage. Moi aussi j'ai souvent pensé à toi, Muguette, mon cher ange : Tu es certainement la seule fille dive, la seule jolie fille s'entend, qui ne m'ait point inspiré des idées d'amourette.

Les beaux yeux de Muguette se baissèrent.

– Toi et Aldée ! reprit Fortune, ma belle, ma noble Aldée ! Mlle de Bourbon d'Agost, s'il vous plaît ! la dernière goutte du sang des rois de Navarre.

Il s'interrompit brusquement et demanda :

– Pourquoi es-tu à Paris ?

– J'ai suivi Mme la comtesse et sa fille répondit Muguette.

– Comment ont-elles quitté le Poitou ?

– On ne voulait plus les garder au manoir.

Fortune passa la main sur son front.

– Le manoir ! répéta-t-il. En toute ma vie, je n'ai eu que cinq ans de repos et de bonheur. Bah ! reprit-il, je m'ennuyais bien un peu dans ce pauvre paradis, et vogue la galère ; un cavalier tel que moi n'était pas fait pour regarder pousser les choux.

Muguette soupira.

– Elle est toujours bien belle ? demanda Fortune.

– Plus belle qu'autrefois, répondit Muguette, quoique son teint soit pâle comme le linon de sa guimpe. Je ne sais pas comment cela se fait, elle vit bien retirée, c'est à peine si elle sort pour se rendre aux offices de la paroisse Saint-Paul, et pourtant tout le monde la connaît : on parle de sa beauté dans le quartier et les jeunes gentilshommes s'occupent d'elle.

– La mule du pape ! s'écria Fortune, si elle pouvait trouver seulement un bon mari, quelque comte ou quelque duc, pour relever le plus noble sang de France !

Une nuance rosée avait monté aux joues de Muguette :

– Que Dieu t'entende, cousin Raymond ! dit-elle, mais les jeunes gentilshommes dont tu parles ne songent point au mariage. Pas plus tard qu'hier, à l'heure où les carrosses viennent dans la rue Saint-Antoine pour M. le duc, j'entendis prononcer son nom, et l'on disait : « À Paris, les deux soleils de beauté sont en ce moment la Bourbon et la Badin. »

– Corbac ! gronda Fortune, on disait cela !

Puis il ajouta en lui-même :

– Il faudra pourtant que je fasse une corne à mon mouchoir, car j'oublierais mon rendez-vous avec la belle Thérèse. Celle-là au moins ne me prend pas pour un duc !

– Je ne sais pas ce que c'est que la Badin, reprit Muguette ; toi, Raymond, le sais-tu ?

– J'ai ouï-dire, répliqua Fortune, que c'est un rude brin de commère. Plus tard, je te donnerai d'autres détails.

« Mais je veux mourir, reprit-il encore, si je me reconnais moi-même ! Ma cervelle est pleine d'idées langoureuses, comme si j'étais un troubadour. Tout mon passé me revient, tout, jusqu'aux souvenirs de ma première enfance. Le nom de l'endroit où j'étais quand je commençai à voir clair autour de moi, je ne l'ai jamais su ; on appelait ça le château, tout court, et mort de moi ! c'était un beau château, avec de hautes tapisseries où les Troyens se battaient contre les Grecs, des dorures noircies par le temps, des armoiries peintes au-dessus des larges cheminées, des remparts, des douves… Mais voilà le curieux : je pouvais avoir trois ou quatre ans, et il y avait un petit grand seigneur, plus jeune que moi d'une année, qui était joli comme un amour et méchant plus qu'un singe ; quand il commettait quelque fredaine, et cela arrivait bien des fois chaque jour, on me fouettait en son lieu et place. Je crois que j'étais au château pour cela.

Pauvre Raymond ! murmura Muguette.

Mais j'avais déjà mon étoile, continua Fortune ; un jour, que j'avais été fustigé d'importance, la colère me prit et j'emmenai mon petit grand seigneur dans un coin où je le battis si généreusement qu'on craignit pour sa vie. Je fus chassé du coup et recueilli au manoir par Mme la comtesse de Bourbon qui venait de mettre au monde notre chère Aldée. La comtesse était très belle en ce temps-là et n'avait pas encore l'air d'une morte. A-t-elle changé depuis le temps ?

– Non, répondit Muguette, elle a toujours l'air d'une morte.

– Voilà tout pour le château, reprit Fortune, sauf une chose assez drôle que je trouve au fin fond de mes souvenirs : le père du petit grand seigneur ne me regardait point devant le monde, mais quand il me rencontrait seul dans les corridors il m'embrassait. Je le vois assez vaguement, ce brave gentilhomme ; il était très imposant, très fier, et il me semble qu'il avait peur de sa femme. Mme la comtesse de Bourbon, elle était un peu comme le père du petit grand seigneur, elle m'embrassait volontiers en cachette. Je devais avoir sept ans à peu près quand on songea à me faire étudier pour être prêtre. Je suis un bon chrétien, la mule du pape ! mais mon étoile ne me destinait pas à la prêtrise : on l'a bien vu plus tard, en la ville de Rome, comme je te le raconterai une autre fois.

« Je revins au manoir quand j'avais douze ans. Aldée était une enfant plus jolie que les anges et Mme la comtesse vivait déjà dans sa chaise longue, sans bouger, sans parler, avec une figure plus morne que la pierre.

« Je n'étais pas domestique, je n'étais pas paysan, mais je n'étais pas maître et, au fait, je ne saurais dire ce que j'étais.

« On me laissait chasser, pêcher, courir la prétentaine et devenir sauvage un peu plus qu'un jeune loup.

« Une fois, vers ma quinzième année, c'était après souper ; à l'heure où chacun se met au lit, on vint dire à la cuisine où je fourbissais mes armes de chasse qu'une troupe de bohèmes avait planté ses tentes dans la forêt.

« Je n'avais jamais vu de bohèmes, et j'ai toujours aimé tout voir.

« Me voilà parti seul, par une nuit sans lune, mon couteau au côté et mon fusil sur l'épaule.

« La forêt était loin et j'avais négligé de demander en quel lieu les vagabonds tenaient leur camp. Je cherchai, je ne trouvai point, et, pour ne pas perdre ma nuit, je me postai à l'affût dans une coulée qui était à sangliers.

« Il y a des jours et des nuits comme cela : pas plus de sangliers que de bohèmes !

« Au petit jour, je m'en revenais de mauvaise humeur quand je sentis tout à coup une odeur de fumée ; il n'y avait point de sabotiers dans le quartier.

« – Mes bohèmes ! m'écriai-je, et j'allai contre le vent qui m'apportait l'odeur de brûlé.

« Au milieu d'une clairière il y avait un large feu presque éteint.

« Les bohèmes venaient de partir et j'allais retourner au manoir lorsque j'aperçus auprès des cendres un petit paquet blanc…

Muguette lui tendit ses deux mains.

– C'était moi, le petit paquet ? dit-elle.

– C'était toi, répondit Fortune, qui avait un tremblement dans la voix et je ne sais pas pourquoi je te radote cette histoire si souvent racontée.

– Oh ! s'écria l'enfant, dont les grands yeux suppliaient, dis, dis encore !

– C'était toi, le petit paquet blanc, reprit Fortune. Quand je m'approchai et que je vis une pauvre enfant de six ans enveloppée toute blême dans une sorte de suaire, je crus qu'ils t'avaient oubliée.

«Mais ils ne t'avaient pas oubliée, ils t'avaient laissée pour morte. Si je te pris dans mes bras et si je t'emportai, ce fut pour te donner une sépulture en terre sainte.

« En chemin, cependant, tu te réchauffais lentement contre mon cœur, et à une demi lieue du manoir tes pauvres grands yeux s'ouvrirent. Te souviens-tu de cela ?

Muguette éleva la main de Fortune jusqu'à ses lèvres. Il y avait une larme qui roulait lentement sur sa joue.

– Du plus loin qu'on put m'entendre au manoir, reprit Fortune, je criai : Bonne chasse ! bonne chasse ! et j'entrai triomphalement.

« Le vieux majordome de la comtesse regarda ma chasse et me dit :

« – Ne pouvais-tu laisser cela dans la forêt ?

« Il entra chez la vieille dame et revint avec cet arrêt :

« – Avant de déjeuner, mon drôle, tu vas porter ce paquet aux enfants trouvés de Poitiers.

«J'allai vers Mlle Aldée qui te regarda longtemps et qui rougit en me disant :

« – Raymond, tu ne sais pas cela ; nous sommes bien pauvres.

« Je répondis :

« – Demoiselle Aldée, je lui donnerai un peu de mon pain et vous un peu du vôtre.