Où Fortune va cueillir la dot de Mlle Aldée.

Fortune redescendit la rue Saint-Antoine à longues enjambées. La blessure de sa poitrine le cuisait bien un peu et sa jambe foulée lui arrachait de temps en temps un juron, mais il était de fer et marchait en somme d'un bien meilleur pas que tel beau fils de la cour qui aurait eu un pli à son bas de soie ou un grain de sable dans sa botte.

La rue Saint-Antoine avait complètement changé d'aspect et ne gardait qu'un seul trait de sa physionomie la sombre masse de la Bastille, dont les remparts arrêtaient la vue vers l'est.

Il n'y avait plus trace d'équipages ; les balcons étaient déserts, et les boutiques allaient se fermant.

Fortune suivait les maisons, la tête haute et la main sur la garde de sa rapière. Quand les voleurs rencontrent un gaillard de sa tournure, ils cèdent le pas.

Fortune avait le cœur léger ; la conscience de la bonne action qu'il allait accomplir le tenait en joie et il se disait :

– J'aurais voulu faire pour notre belle Aldée quelque chose de plus difficile, mais au demeurant mieux vaut que tout aille sans encombre, puisque son pauvre cœur malade attend le médecin. J'ai eu de la peine à confesser la petite cousine… C'est singulier, voilà deux créatures adorables qui ne m'inspirent aucune frivole pensée de galanterie. Ce n'est pas que cette petite Muguette ne me trotte dans la cervelle, quel cher cœur ! et comme elle est délicieusement jolie ! Mais enfin, je briserais les côtes de quiconque me soupçonnerait de la vouloir mener à mal. Par là, corbleu ! rien que d'y penser j'ai le frisson.

«C'est comme une famille pour moi, s'interrompit-il, une vieille mère et deux sœurs. Seulement, je serais bien fâché si Muguette était véritablement ma sœur. Pourquoi cela ? Je n'en sais rien et je ne veux pas le savoir. À moins que ce ne soit pour l'épouser dans une douzaine d’années, quand nous serons mûrs tous les deux. Voilà une excellente idée.

Il doubla le pas et fut obligé d'ôter son feutre parce que sa tête brûlait.

Il essaya de fredonner, selon sa coutume dans les grandes occasions, mais la rêverie le tenait bel et bien.

– Voyons ! voyons, s'écria-t-il avec colère, à force de dire que je ne peux être amoureux de ma petite cousine Muguette, est-ce que j'en aurais dans l'aile ? Il ne faut pas trop aller de ce côté-là, je le vois bien. Ce côté-là, c'est le mariage, et le mariage n'est pas, pour les gens comme moi, que quand ils ont la barbe grise. M. et Mme Fortune ! cela sent son petit commerce ! il faudrait monter une boutique de mercerie avec le Gagne-Petit pour enseigne… à d'autres ! Nous avons du temps devant nous. Voici ce qui est raisonnable, je vais leur donner ma soirée, et demain je serai tout entier à mes grandes affaires, à mes ambitions, à mes amours : l'Arsenal, la sœur d'Apollon et la belle Badin, qui est en femme ce que je suis en homme une conquérante, morbleu ! la vraie Mme Fortune.

Il avait quitté depuis longtemps, le quartier Saint-Antoine et tournait l'église Saint-Merry pour entrer dans la rue Aubry-le-Boucher qui allait le conduire à cette étrange Bourse où, affolé, agiotait jour et nuit sur les actions de la banque de Paris M. Law.

Le tripotage officiel cessait à la tombée de la nuit : mais la petite Bourse, la coulisse, comme on devait dire plus tard et les cabarets mal famés où l'on jouait le passe-dix, le pharaon et la bassette ne fermaient jamais.

Nous confesserons ingénument que, pour le cavalier Fortune, la dot si facile à cueillir de Mlle de Bourbon était dans n'importe lequel des nombreux cabarets ouverts dans les rues Quincampoix et des Cinq-Diamants.

On faisait là chaque jour des rafles féeriques. L'écu du mendiant pouvait y devenir, dans une soirée, million de grand seigneur.

L'aveugle déesse régnait en ce lieu si souverainement que l'imagination la plus bizarre ne saurait rien ajouter aux péripéties insensées qui étaient le pain quotidien de la réalité.

Fortune venait de traverser des quartiers complètement déserts.

Au moment où il tournait l'angle de la rue Aubry-le-Boucher, il commença à entendre un lointain bourdonnement.

La rue Aubry-le-Boucher n'était pas mieux éclairée que les autres ; mais à l'endroit où elle passait entre la rue Quincampoix et la rue des Cinq-Diamants, il y avait une grande peur, du mouvement et du bruit.

Il avait un enjeu respectable : quinze cents pistoles ; pour lui, il ne s'agissait que de laisser faire son étoile, de se baisser pour prendre.

Quand il arriva au point de jonction des deux fenêtres où tant d'or ruisselait chaque jour, il était déjà pris par la fièvre du jeu.

À sa droite, la rue Quincampoix offrait une longue suite de lanternes flamboyantes dont chacune marquait l'entrée d'un tripot ou d'un cabaret ; à sa gauche, la rue des Cinq-Diamants, beaucoup plus étroite ; si étroite qu'un carrosse n'aurait pu s'y engager, ne présentait qu'une seule lanterne de taille énorme, sur le verre dépoli de laquelle trois silhouettes de singes gambadaient.

Fortune, après avoir hésité, se décida pour le nombre et tourna sur sa droite.

Entre toutes les lanternes, il en était une qui brillait, comme la lune au milieu des étoiles : c'était celle de ce bouge historique : «L'Épée-de-Bois », où M. le comte de Horn, cousin du régent de France, assassina un joueur heureux pour lui voler quelques milliers de livres.

Le régent de France laissa pendre M. le comte de Horn, son cousin ; par contre, il ne s'avisa point de fermer les tripots où ce gentilhomme avait perdu, comme tant d'autres, son argent, sa raison et son honneur.

Fortune alla droit à l'Épée-de-Bois, comme les papillons volent à la chandelle, mais la réputation de cet illustre établissement était si bien faite qu'un enfant n'aurait pu s'y glisser.

Les joueurs refoulés de la salle basse engorgée, débordaient au-dehors et attendaient leur tour les pieds dans le ruisseau.

Il en était de même à peu près des repaires plus modestes qui entouraient l'Épée-de-Bois, et Fortune, après avoir tenté inutilement l'assaut d'une demi-douzaine de coupe-gorge, fut obligé de se rabattre sur la rue des Cinq-Diamants et les Trois-Singes.

Là on pouvait entrer, à la rigueur, quand on avait de bons bras pour s'ouvrir un passage et une poitrine robuste pour respirer sans tomber asphyxié par la méphitique atmosphère de l'intérieur.

La rue des Cinq-Diamants était comme la banlieue de la rue Quincampoix. Elle venait d'être découverte et annexée par le fait d'un hardi spéculateur dont nous avons prononcé le nom plusieurs fois et qui va devenir, grâce aux événements de cette soirée, un des personnages les plus importants de notre récit.

Le sieur de Chizac était de Bordeaux. On l'avait vu arriver pieds nus, vers la fin du dernier règne, et traîner des brouettes à la halle. Il nous en vient encore de Bordeaux par douzaines. Maintenant, tout le monde le connaissait sous le nom de Chizac-le-Riche.

M. Law lui disait bonjour ; l'abbé Dubois lui devait de l'argent, et Philippe d'Orléans songeait à lui en emprunter.

Sourdement, adroitement, et comme les gens de son espèce savaient agir dès ce temps-là, Chizac avait passé une année à se rendre propriétaire par beaux contrats authentiques, de toutes les vieilles maisons enfumées et noires qui bordaient la rue des Cinq-Diamants.

Mais, eu égard à son époque, Chizac était un inventeur. Il fit enlever les bornes qui fermaient l'entrée de sa rue ; il en badigeonna les premières maisons, il y pendit deux réverbères : et tout le monde put voir, ce dont personne ne s'était encore douté, que la rue des Cinq-Diamants prolongeait directement la rue Quincampoix.

L'espace manquait depuis longtemps déjà dans ce dernier enfer. Un audacieux, et c'était Chizac lui-même, ayant fait passer à ses bureaux le ruisseau Aubry-le-Boucher, vingt imitateurs le suivirent. En deux mois, ce roué de Chizac vendit pour une demi-douzaine de millions la moitié de ce que lui avait coûté deux ou trois cent mille livres.

Il manquait cependant une consécration à ce jeune faubourg. Tous les tripots restaient rue Quincampoix : Chizac déterra, parmi les joueurs malheureux qui rôdaient comme des ombres autour des prétendues mines d'or du Mississippi, un pauvre diable qui avait eu beaucoup de talent : c'était Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et père de notre belle Thérèse.

Chizac se fit son bienfaiteur. Il lui donna, moyennant un lourd loyer, le rez-de-chaussée tout entier d'une de ses maisons et lui prêta l'argent qu'il fallait pour transformer ce rez-de-chaussée en cabaret.

Telle fut l'origine des Trois-Singes qui devaient faire plus tard une concurrence victorieuse à l'Épée-de-Bois.

Chizac poussa plus loin la bonté. Comme il était impossible de dormir aux Trois-Singes où les joueurs hurlaient à tour de rôle vingt-quatre heures par jour, Chizac, moyennant quatre cents livres par mois, octroya à Guillaume Badin le droit de coucher dans une sorte de trou situé de l'autre côté de la rue et faisant partie de sa propre maison, à lui, Chizac.

Ce trou, qui avait servi autrefois à remiser une voiture de marchande des quatre-saisons, s'ouvrait sur la rue même, juste en face du cabaret.

La marchande des quatre-saisons l'avait payé, jusqu'à dix livres par année, autrefois.

À quatre mille huit cents livres de loyer annuel Guillaume Badin convenait que, maintenant, le trou n'était pas cher.

Avant d'être cabaretier, Guillaume Badin avait dans le monde Quincampoix une solide réputation de joueur malheureux.

On racontait qu'il avait perdu une fois jusqu'aux hardes de sa fille et que la pauvre belle enfant était restée au lit toute une semaine, faute d'avoir une jupe à se mettre.

Mais, depuis que Guillaume Badin était cabaretier, laissant sa basse de viole sans cordes tendue à un clou dans sa mansarde de la rue des Bourdonnais, la chance avait tourné.

Aussitôt qu'il prenait les dés ou les cartes, il gagnait toujours ; s'il achetait des actions de la banque du Mississippi, les actions montaient ; s'il vendait, les actions baissaient.

Il passait déjà pour avoir de bonnes sommes amassées, et la belle Thérèse, sa fille, loin de manquer de jupes, portait des toilettes splendides, roulait carrosse et venait, disait-on, d'acheter un hôtel.

Chizac-le-Riche et Guillaume Badin étaient du reste assez bons amis jusqu'à voir. Chizac suivait d'un œil protecteur et un peu sceptique la veine de son ancien vassal, et Badin, enflé par le succès, l'engageait sans cesse à mettre dans son jeu, mais Chizac s'y refusait toujours.

Il en résultait que Chizac perdait à peu près chaque fois que Guillaume gagnait.

Mais ce Chizac était de Bordeaux, et je ne sais comment l'argent perdu retrouvait toujours le chemin de sa poche.