Où Fortune engage une forte servante du nom de Marton.
Le lendemain matin, de bonne heure, le cavalier Fortune, qui portait toujours son costume d'exempt, séché au feu de la cuisine, traversa Paris en remontant le cours de la rivière ; un gentilhomme l'accompagnait qui avait, comme lui, le feutre et le manteau d’aventures.
Ils entrèrent tous les deux à l'Arsenal., où ils demandèrent Zerline, la chambrière de Mme Delaunay.
Zerline les reçut et les garda environ une heure.
Fortune, en ressortant, dit à Mme La Pistole qui l'accompagnait avec son affabilité ordinaire :
– Ma bonne petite, je viendrai vous voir avant midi.
– Avant midi, répéta Zerline, et non pas après, je vous prie, car ma journée sera bien employée, et Dieu sait à quelle heure de la nuit finira notre besogne !
Fortune ouvrit la bouche pour lui adresser une question, mais il se ravisa et descendit prestement l'escalier, après avoir envoyé un baiser à Zerline qui acceptait toujours ce genre de politesse avec reconnaissance.
– Au revoir, dit notre cavalier.
Il n'était pas seul à descendre l'escalier.
On, l'avait vu entrer avec un gentilhomme, on le vit sortir avec un beau brin de fille qui se tenait droit et qui marchait d'un pas délibéré.
Les factionnaires de l'Arsenal, ce temple de la comédie, ne se trompaient guère en fait de déguisements ; ils se dirent :
– Ceux-là viennent de chez la costumière et il y a quelque manigance sous jeu !
Fortune et sa compagne prirent la rue du Petit-Musc.
– Faites les pas un peu plus courts, mon prince, disait Fortune à la prétendue donzelle qui portait avec gaillardise un accoutrement campagnard, pour être servante chez Mme la comtesse de Bourbon, il ne faut pas avoir l'air d'une poissarde.
– Morbleu ! répliqua le beau brin de fille, je fais de mon mieux pour me tenir en modestie et en timidité, mais ces coquines de jupes me battent les jambes, et si les gens se mettent à rire de moi, je ne réponds de rien, car j'ai la main leste.
Un soldat aux gardes, qui passait, retroussa les crocs de sa moustache et lui envoya une œillade incendiaire…
– Altesse, dit Fortune, vous voyez que vous portez votre déguisement à merveille, puisque les soudards ont envie de vous faire la cour. Qui sait si M. de Richelieu n'essaiera pas de vous ravir une caresse.
– Par le saint sépulcre ! gronda Courtenay, les caresses qu'il aura de moi marqueront sur sa peau ! je voudrais déjà être à l'ouvrage.
– Du calme, recommanda notre cavalier, de la réserve, et n'oubliez pas que vous êtes Mlle Marton, arrivant de Picardie, sous les auspices des bonnes dames ursulines d'Amiens.
Ils avaient traversé la rue Saint-Antoine et entraient dans la cour des Tournelles.
– Le Chizac est à son poste, dit Fortune en se retournant pour montrer un carrosse arrêté devant l'allée : il était temps d'arriver ! et m'est avis que vous n'allez pas languir beaucoup avant d'entrer en fonctions.
Ce fut Muguette qui vint ouvrir la porte de Mme la comtesse de Bourbon. Muguette avait vu plus d'une fois le chevalier de Courtenay, mais elle ne le reconnut point, tant Mme La Pistole, habile entre toutes à ce métier, l'avait parfaitement travesti.
Pour quiconque n'était pas amené à l'examiner de très près, par suite de défiances préconçues, le chevalier de Courtenay était une bonne grosse villageoise à la figure avenante et réjouie qu'on ne pouvait accuser d'avoir froid aux yeux.
Sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d'une femme et, pour le goût de bien des amateurs, il aurait pu passer pour une fort jolie commère.
Muguette était moins triste que la veille. La nuit s'était assez bien passée. Mme la comtesse n'avait point eu de crises, et quoique aucune amélioration importante n'eût modifié l'état de la pauvre Aldée, elle avait du moins reposé paisiblement cette nuit.
Vous nous avez porté bonheur, c'est sûr, mon cousin Raymond, dit-elle, et si vous venez nous voir souvent, bien souvent, la mauvaise chance partira de la maison.
Pendant que notre cavalier l'embrassait franchement et comme un fiancé a le droit de le faire, elle lui demanda tout bas :
– Qui donc est cette belle personne ?
– C'est Marton, répondit Fortune. Si je suivais mon envie, je serais toujours ici près de toi, mais Dieu sait que j'ai de l'ouvrage. Or, en cherchant bien, j'ai découvert Marton qui lève un garde-française à bout de bras, quand on veut rire avec elle.
– Et vous la laisserez avec nous ! s'écria Muguette en sautant de joie.
Elle se rapprocha de la prétendue Marton et lui demanda :
– Êtes-vous bien brave ?
– Pour cela, répondit Fortune en riant, brave comme feu le chevalier Bayard !
– C'est que j'ai eu si grand-peur cette nuit ! reprit Muguette avec un petit frisson. Pendant que Mme la comtesse reposait et que notre Aldée était assise à la fenêtre, regardant au-dehors toujours et suivant dans les ténèbres je ne sais quelle chimère, j'ai entendu un bruit sourd et continu du côté de sa chambre qui confine à la maison du voisin.
– À qui payez-vous le loyer de votre logis ? interrompit Fortune.
– À un homme qui demeure rue des Cinq-Diamants et qui a nom Chizac-le-Riche, répondit Muguette. Toute cette partie de la cour de Guéménée est à lui.
Fortune échangea un regard avec Marton, qui ayant autre chose en tête, demanda :
– Ne verrai-je pas bientôt la demoiselle que je dois servir ?
Fortune eut peine à comprimer un éclat de rire, au son de cette voix qui sortait, sonore et mâle, sous la cornette de Marton, déjà posée de travers.
– Elles ont un fier creux, ces Picardes ! dit-il en clignant de l'œil à l'adresse de Muguette, et j'ai choisi la plus solide. Telle que tu la vois, elle vous prendrait un homme de chaque main, et les lancerait tous deux par la fenêtre : pas vrai, Marton ?
– Sans rancune, répondit celle-ci, les hommes, c'est fait pour ça.
– Et elle n'a pas l'air méchante du tout, pourtant, dit Muguette, qui la regardait de tous ses yeux.
Elle vint à elle et lui prit la main.
– Êtes-vous contente d'être avec nous ? demanda-t-elle.
– Assez, répondit Marton, ce que je voudrais, c'est voir la demoiselle.
Muguette se dirigea vers la porte du fond, mais avant de l'ouvrir elle mit un doigt sur sa bouche.
– Pas de bruit, fit-elle. Aldée repose. Je vous introduis parce que j'ai besoin de vous montrer quelque chose.
Ils entrèrent tous les trois sur la pointe des pieds dans la chambre de Mlle de Bourbon.
Elle était couchée sur son lit ; sa belle tête pâle s'encadrait dans le désordre de ses cheveux et il y avait comme un vague sourire à ses lèvres.
Marton écarta brusquement Muguette étonnée et marcha droit au lit.
Elle resta là un instant en contemplation, puis ses genoux fléchirent.
– Quelle drôle de fille ! dit Muguette en la voyant ainsi agenouillée, je ne découvre pas son visage, mais on dirait qu'elle pleure.
– C'est la race, répliqua Fortune, ces filles de Picardie gagnent leur vie à se dévouer ; ça vaut un chien dans ma main.
– Je l'aime bien, moi, cette Picarde.
– La peste ! grommela Fortune, il ne faudrait pourtant pas l'aimer trop !
– Est-ce que vous seriez jaloux d'elle, mon cousin Raymond ?
Fortune lui caressa la joue au lieu de répondre et demanda :
– Qu'est-ce que tu voulais nous montrer, amour ?
Muguette redevint aussitôt sérieuse.
– Si tu savais, s'écria-t-elle, comme je suis heureuse ! J'ai passé toute la nuit à trembler. Comme tu es bon, et que je te remercie de m'avoir amené une Picarde, puisque les Picardes sont plus fortes que les voleurs.
– Marton ! appela Fortune.
Celle-ci se leva en sursaut.
– Viens ça, ma gosse, reprit le chevalier. La petite va dire des choses qui te concernent.
– J'écoute, dit Marton sans approcher.
Muguette ne prit point garde à l'émotion extraordinaire qui bouleversait le visage de la Picarde, mais Fortune pensa :
– La mule du pape ! notre prince en tient ! je ne l'aurais pas cru capable d'aimer si bien que cela.
– C'était ici, reprit Muguette dont le doigt, encore un peu tremblant, montrait une grande armoire d'attache, placée au centre de la muraille ; on aurait juré qu'il y avait des maçons travaillant à démolir ce mur.
– Et ce mur est mitoyen avec la maison voisine ? interrogea Raymond.
– Cela doit être, répliqua Muguette, puisque notre maison finit ici. Le bruit de démolition a bien duré jusqu'à trois heures du matin ; après quoi il y a eu un moment de repos, puis il m'a semblé…
– Mais, mon cousin Raymond, interrompit-elle, il ne faut pas croire que ce soit un rêve. J'étais debout à la place où nous sommes, et j'avais envie de crier au secours.
– Le bruit a donc recommencé ? demanda cette belle voix de Marton, qui faisait si bien sous son bavolet.
– Ah ! mon cousin Raymond ! s'écria Muguette, en joignant ses deux jolies petites mains, la voix de Mme Marton me rassure comme s'il y avait un demi-cent d'archers dans notre logis ! C'est un autre bruit qui se fit ; ma chère Marton, car nous serons toutes deux de bien bonnes amies, je vois cela ; on eût juré que l'armoire était pleine de souris qui rongeaient le bois et, une fois, l'idée m'est venue qu'il y avait là un menuisier qui travaillait à tâtons.
– Et tu n'as pas ouvert, petite, poltronne ? dit Fortune.
– Ouvrir ! se récria Muguette ; Jésus, mon Sauveur ! Mais, depuis qu'il fait jour, je n'ai pas même osé tourner la clef dans la serrure.
Marton fit un pas vers l'armoire et l'ouvrit, tandis que Muguette se cachait derrière Fortune.
Dans l'armoire qui était plus large que profonde les vêtements de Mlle de Bourbon étaient pendus à des porte-manteaux. Ils étaient pour la plupart d'étoffes communes et de couleurs sévères à l'exception de deux robes plus riches dont les nuances allaient se fanant et dont la forme avait passé de mode. En somme, c'était bien une pauvre garde-robe pour une princesse.
Muguette regardait de tous ses yeux par-dessous l'aisselle de Fortune.
Marton avait écarté les robes et faisait l'inspection de l'armoire.
– Trouves-tu le menuisier ? demanda Fortune.
Marton ne répondit point tout de suite.
Elle remit en place les vêtements et referma l'armoire.
– Eh bien ? fit Muguette.
Marton mit dans la main de Fortune un petit fragment de scie en acier fin, dont la cassure avait des paillettes diamantées.
– Le Chizac a tenu parole, dit-elle ; la besogne est faite. Je suis ici une sentinelle dans sa guérite et je ne quitterai plus cette chambre.
– Eh bien ? répéta Muguette, dont la curiosité arrivait à la fièvre.
Une voix rauque et cassée appela dans la chambre voisine.
– C'est madame la comtesse de Bourbon, dit Fortune ; va, fillette, et annonce-moi. Il faut que j'obtienne son agrément pour que Marton, sa nouvelle servante, fasse partie de la maison.
Dès que Muguette eut franchi le seuil, la prétendue Marton saisit les deux mains de Fortune et l'emmena vers le lit.
– Regardez ! dit-elle.
Et les yeux brûlants, la voix saccadée, Courtenay ajouta :
– Voilà ce que cet homme a fait d'elle ! et vous ne voulez pas que je le tue !
– Prince, répondit Fortune avec émotion, vous aimez bien, vous aimez comme un bon cœur, et vous serez heureux s'il plait à Dieu. Contentez-vous du bonheur que je vous aurai donné et laissez-moi M. de Richelieu, car M. de Richelieu m'appartient.
– Madame la comtesse, dit Muguette en rentrant, consent à recevoir M. le cavalier Fortune.