Où Fortune rencontre le cadavre de maître Bertrand l'inspecteur.

Fortune savait désormais où il était. Son pauvre ami, le chevalier de Courtenay, dont il regrettait amèrement l'absence, lui avait dit la vérité de point en point.

Une simple pierre le séparait de ceux qu'il entendait. Il ne s'agissait que d'attendre la nuit pour soulever la dalle à la force des reins, et il allait se trouver dans la galerie d'Est, déserte et libre.

Il revint sur ses pas à reculons, rentra dans la cellule de La Pistole et replaça les quatre carreaux avec un soin minutieux.

La Pistole ne l'interrogea même pas sur le résultat de son exploration.

Les poignards des deux Altesses Royales firent leur office d'échelons, et Fortune regagna son gîte.

Ce fut une longue journée ; l'impatience de notre cavalier faisait durer les heures, et il n'était pas sans inquiétude au sujet de son voisin, qu'il entendait maintenant marcher à grands pas de l'autre côté de la cloison.

La fièvre avait succédé à l'abattement chez le pauvre La Pistole ; on l'entendait bavarder tout seul avec une étrange volubilité.

Il parlait tout à la fois de sa femme, de son voyage d'Espagne, de la conspiration, de son argent et de son chien.

Son idée fixe était maintenant d'être libre pour aller mettre le feu à l'Arsenal et incendier ainsi la coquine.

Quand maître Lombat, le guichetier, vint faire sa visite du soir, Fortune se sentit trembler. La voix de La Pistole lui donnait la chair de poule.

La Pistole, en effet, divaguait tant qu'il pouvait. Il avait pris à tâche de séduire le guichetier ; il lui faisait les propositions les plus généreuses, disant qu'il était le cousin et l'unique héritier de Chizac-le-Riche, et qu'il donnerait son pesant d'or à l'homme qui le mettrait à même de surprendre le galant rendez-vous de sa femme avec un grand seigneur.

Un grand seigneur assez lâche pour l'avoir fait charger de chaînes, afin de n’être point gêné par la jalousie d’un époux !

Maître Lombat était un peu de l'avis de Fortune, car il dit paisiblement :

– Là, là, bonhomme, la Zerline est une gaillarde, je ne prétends point le contraire ; mais, pour être gibier de grand seigneur, à d'autres ! Nous vous enverrons le docteur demain matin pour qu'il vous saigne jusqu'à l'eau rousse.

– Je sais des secrets ! s'écria La Pistole, je sais des mystères. La vie de M. le régent dépend de moi !

Fortune se collait tout haletant à la cloison, mais le brave guichetier coupa la harangue de La Pistole en refermant la porte brusquement.

Ce fut les deux poings sur les côtes et riant de tout son cœur que notre cavalier écouta le restant de la litanie hurlée par le petit comédien :

– Vous êtes un misérable ! criait celui-ci, vous êtes vendu à la coquine ! Je vous dénoncerai, je vous ferai perdre votre place et renfermer dans un cachot souterrain pour le restant de vos jours ! Ah ! comme M. le régent est mal servi ! c'est la scélérate qui gouverne la France !

Maître Lombat entrait en ce moment dans la cellule de Fortune.

– Ça se pourrait bien, dit-il, que ce petit chrétien vous empêche de dormir cette nuit. Si vous aviez eu de l'argent, je vous aurais changé de cellule.

– On fera sauter une mine sous le Palais-Royal ! criait en ce moment La Pistole. J'ai vu les barils de poudre !

– Il est enragé ! fit maître Lombat, en jetant un pain noir sur le lit.

La Pistole, dont la voix s'enrouait, clama encore :

– On mettra du poison dans les dragées du roi !

– Bien, bien, dit maître Lombat ; s'il ne s'est effondré le crâne contre les madriers avant demain matin, le docteur lui donnera un remède.

Il sortit.

Fortune entendit La Pistole qui se laissa choir épuisé sur le carreau.

Le bon cavalier écouta le bruit des pas du guichetier qui allaient se perdant au loin.

– Corbac ! pensa-t-il, la poitrine dégagée d'un poids de cent livres, si désormais La Pistole fait le méchant, il ne s'agira plus que de lui emplir la bouche avec de la paille !

Il se garda bien d'entamer la conversation à travers le madriers ; le silence est le meilleur de tous les calmants.

Mais comme la soirée n'était pas encore assez avancée et qu'il fallait tuer le temps, Fortune entonna une chanson à boire qui avait beaucoup de couplets.

Au dixième couplet ou au vingtième, la voix de La Pistole l'interrompit :

– Cavalier, disait le petit homme, je vous demande pardon de vous avoir parlé avec mauvaise humeur. Si vous voulez venir me visiter, vous mangerez mon souper et nous causerons un peu de ma femme.

Fortune demanda :

– Qu'est-ce que c'est que ton souper ?

La Pistole découvrit l'assiette et répliqua :

– C'est une bonne part d'oie qui embaume.

– La peste ! gronda Fortune, se peut-il qu'il y ait tant d'oies à Paris ! As-tu du vin ?

– Une bonne et large bouteille.

Fortune planta les deux couteaux dans le bois.

– Ce n'est ni pour la volaille ni pour la boisson, dit-il, mais il est d'un bon cœur de consoler un camarade.

Quand ses deux pieds touchèrent le carreau du cabanon de La Pistole, Fortune vit le petit homme sur son billot assis bien tranquillement et tournant ses pouces d'un air réfléchi.

– Vas-tu dîner avec moi ? demanda notre cavalier.

– Je boirai un verre de vin, répondit La Pistole, mais je voudrais savoir une chose : c'était pour me guérir de ma jalousie, n'est-ce pas, que vous avez fait ce portrait si laid de Zerline, ma femme ?

– De par tous les diables… commença Fortune.

Mais il s'arrêta et reprit :

– Oui, mon compagnon, c'était pour te guérir de ta jalousie. Ta femme est une personne accorte et qui vaut son prix.

La Pistole lui tendit les deux mains.

– Je veux bien m'échapper avec vous, dit-il ; ce qui se passe entre moi et Mme La Pistole est peut-être le résultat d'un malentendu ; j'ai pu avoir des torts. Vous avez la langue dorée, quand vous voulez ; s'il vous plaisait d'opérer entre nous deux une réconciliation honorable…

– Cela me plaît, mon camarade, interrompit Fortune. Voyons, mange un morceau ; tu n'es pas encore blasé sur l'oie, toi, et tu la trouveras par délices !

Ma foi, dit La Pistole, qui rapprocha son escabelle d'un air tout guilleret, il me semble que l'appétit me revient du moment que vous vous occupez de mes affaires. Mangeons à la gamelle comme de vieux amis et buvons dans le même verre. Il est certain que j'ai été quelquefois bien morose et bien dur avec ma pauvre Zerline. Si vous saviez quel caractère enchanteur elle avait avant d'être ma femme !

– Avant … grommela Fortune.

– Oh ! et après aussi ! poursuivit La Pistole, attendri, nous autres hommes nous sommes des despotes ; les femmes ne savent pas comment nous prendre. Nous leur disons : soyez belles, et nous ajoutons : ne soyez pas aimées. C'est absurde !

– Tu parles comme un livre, dit Fortune.

– J'ai bien réfléchi à tout cela ; reprit l'ancien Arlequin, il y a en moi un grand fonds de philosophie.

Fortune approuva du bonnet. La Pistole poursuivit, rongeant un os avec un évident plaisir.

– Qu'est-ce que c'est que la coquetterie ? C'est une chose qui nous fait damner et que nous adorons. Le jour où l'on cesse de faire la cour à nos femmes, nous ne voulons plus d'elles. Et, vrai Dieu ! le monde est bien mal mené, cavalier, n'est-ce pas ? Nous sommes tout à droite ou tout à gauche, jamais dans le milieu ! Moi, qui suis à mon sens le plus sage des hommes, à l'instant même où je n'ai plus l'idée de poignarder ma femme, je pense à me prosterner à ses pieds pour l'adorer comme une idole… À quoi songez-vous, cavalier ?

– À ta sagesse, mon garçon, répliqua Fortune.

– Raillez-vous ?

– Non pas ! … écoute l'heure.

L'horloge sonna onze coups.

– Achevons la bouteille ! s'écria Fortune en se levant, et si tu veux vraiment être mon compagnon d'aventure, retrousse tes manches ; nous allons entrer en besogne.

La Pistole retroussa ses manches. Il faisait en vérité plaisir à voir.

– Nous ne sommes pas très loin de l'Arsenal, dit-il, ce sera l'affaire d'un quart d'heure quand nous aurons seulement mis le pied dehors. Vive Dieu ! si quelqu'un nous barre la route, je me charge de lui marcher sur le ventre !

Fortune enlevait déjà les carreaux ; il avait passé les deux petits poignards à sa ceinture.

– Suis-moi de près, dit-il en descendant au fond du trou, et colle-toi toujours à la paroi de droite ; car sur la gauche on peut tomber dans la cave.

– Et c'est profond, la cave ? demanda La Pistole, qui eut un petit frisson.

Fortune répondit :

– Je n'y ai pas été voir.

Puis on fit silence. Notre cavalier rampait le plus vite qu'il pouvait, et La Pistole le suivait faisant déjà peut-être des réflexions qui n'échauffaient point son enthousiasme :

Ce n'était plus comme dans la matinée : on n'entendait ni pas ni voix dans la galerie de l'Est qui était complètement muette.

– Le chevalier était bien informé, se dit Fortune qui commença incontinent à desceller la dalle en dessous à l'aide d'un poignard.

La Pistole grelottait ; il balbutia :

– J'aimerais mieux travailler qu'attendre. On est ici comme dans une tombe.

– Tu n'attendras pas longtemps, lui dit Fortune, la dalle remue.

– De ce côté-là, pensa tout haut La Pistole, c'est vous qui recevriez un mauvais coup s'il y avait quelqu'un à nous attendre ; mais si on venait par derrière…

– Ah ! dit Fortune, tu serais le plus exposé ; mais on ne viendra pas.

– Savoir ! gronda La Pistole. Si vous connaissiez ma diablesse de femme !

– Bon ! s'écria Fortune, ce n'est donc pas un ange !

La Pistole ne répondit point, mais il poussait des soupirs de bœuf. Fortune, en ce moment, s'arc-bouta des pieds et des mains, et ses épaules robustes soulevèrent la dalle qui bascula sans lui faire aucun mal.

D'un bond il fut dans la galerie.

La Pistole hésitait à le suivre.

Quand il vit cependant qu'aucun cliquetis d'armes blanches ni aucune détonation d'armes à feu ne se faisait entendre, il sortit du trou comme une tortue qui met prudemment sa tête hors de son écaille.

La galerie n'était pas éclairée, mais ses quatre hautes fenêtres ogives qui donnaient sur la tête du pont et le lieu où est maintenant la place du Châtelet, laissaient passer les rayons de la lune qui traçaient de longues lignes parallèles sur le dallage alternativement noir et blanc.

C'était une solitude complète et rien ne se montrait qui fût de nature à augmenter les inquiétudes inséparables d'une semblable expédition ; néanmoins, Fortune fut obligé de tendre les deux mains à son camarade La Pistole dont les dents claquaient et qui disait :

– Si une ronde venait à passer, comment expliquerions-nous notre présence ici ?

– Corbac ! répliqua Fortune, la conversation ne serait pas longue et l'on ne nous donnerait guère le temps de fournir des explications.

La Pistole, en ce moment, posait son pied tremblant sur le pavé de la galerie. Sa voix chevrota pendant qu'il demandait :

– Pensez-vous qu'ils nous feraient du mal ? et donne-t-on quelquefois la question à cette heure de nuit ?… Je vous suivrai partout où vous irez dès que nous serons libres, car c'était une bien folle idée que d'aller vers cette femme, cause de tous mes malheurs ; et, d'un autre côté, je ne puis rejoindre mon chien Faraud puisqu'il est chez maître Bertrand, l'inspecteur de police.

– C'est drôle, pensa Fortune qui arpentait déjà la galerie à petit bruit, cela me fait toujours quelque chose quand on parle de cet original. Est-il chair, est-il poisson, ce Bertrand ? C'est lui qui a montré au juge la pointe de mon épée en prouvant qu'elle n'avait jamais servi…

Il allait vers la droite, selon les instructions du chevalier de Courtenay ; La Pistole le suivait à trois ou quatre pas de distance, se faisant petit et jetant à la ronde des regards effarés.

À l'extrémité méridionale de la galerie se trouvait la porte de la grand-chambre dont le développement était au midi, sur la Seine.

À l'angle sud-est, une autre porte beaucoup plus petite et bas voûtée donnait accès dans un couloir qui rejoignait la tour du coin sous laquelle était situé le caveau de la Montre.

Fortune s'engagea le premier dans un escalier à vis qui comptait a peine une douzaine de marches. Au bas de cet escalier se trouvait, la porte vitrée qui, de l'intérieur du Châtelet, permettait de voir les cadavres exposés.

Le caveau de la Montre était éclairé par une lampe dont les lueurs fumeuses semblaient sombres à côté du clair rayon de lune qui entrait par la meurtrière du bord de l'eau.

Au moment où Fortune allait jeter son regard dans le caveau, il se retourna au bruit que faisait La Pistole en dégringolant derrière lui.

– Que Dieu nous protège ! balbutia le malheureux Arlequin, mon pied a manqué sur ces marches mouillées… Mais qu'avons-nous ici derrière ces vitres ?…

Il s'interrompit en un cri étouffé.

– Voyez ! fit-il en frissonnant de tout son corps. C'est cet homme… maître Bertrand, qui nous guette !

Fortune se retourna aussi vivement que s'il eût senti la pointe d'une rapière dans ses reins.

Où diable prends-tu maître Bertrand ? commença-t-il.

Mais sa voix s'arrêta dans son gosier, et il balbutia du fond de sa stupéfaction :

– La mule du pape ! c'est bien lui, le voilà !