Où la justice informe contre le cavalier Fortune.

 

L'autre foule, les fidèles, attendait toujours dans la rue des Cinq-Diamants, et sa constance n'avait pas encore été récompensée.

On était allé chercher, deux heures en deçà, le commissaire de police du quartier des Innocents, qui se nommait maître Touchenot, mais ce magistrat avait passé une partie de la nuit à l'Épée-de-Bois pour veiller au maintien du bon ordre et jouer à la bassette.

On avait frappé à la porte de divers juges de la Prévôté du Bailliage et du Présidial, tous séant au Châtelet, et dont les gouvernantes avaient répondu à l'unanimité que leurs maîtres entendaient dormir la grasse matinée.

Les gouvernantes du Bailliage renvoyaient à la Prévôté, les gouvernantes de la Prévôté renvoyaient au Présidial, les gouvernantes du Présidial renvoyaient au Bailliage.

Et cependant la justice avait le temps de prolonger son dernier somme, songeant à mettre ses pantoufles quand le grand soleil passait à travers les carreaux.

Le premier juge qui arriva appartenait à la Prévôté c'était le sieur Loiseau, suppléant juré de messieurs du Bailliage. Il s'était levé plus matin que les autres pour rendre visite à son compère Chizac-le-Riche, qui lui donnait de bons conseils pour acheter et vendre les actions de la compagnie.

Son arrivée fit grand effet dans la foule, d'autant qu'il était accompagné du sieur Thirou, commis greffier, qui lui servait de secrétaire pour ses petites affaires privées. Le sieur Loiseau et le sieur Thirou traversèrent la foule, qui les gourmandait hautement sur leur retard ; mais au lieu de se diriger vers la porte basse, derrière laquelle étaient le coupable et le corps du délit, ils enfilèrent délibérément la voûte qui conduisait chez Chizac-leRiche.

Heureusement pour la foule, qui eût risqué d'attendre encore longtemps, Chizac était absent de chez lui. Cet habile homme n'avait point des mœurs de juge ; il se levait de très bonne heure et travaillait assidûment, parce qu'il travaillait pour lui-même, tandis que les juges sont payés pour s'occuper des affaires d'autrui.

C'était lui, c'était Chizac, nous le disons tout de suite quoique nous soyons destinés à en reparler plus tard, qui avait découvert le meurtre du malheureux Guillaume Badin.

Sortant au petit jour, selon son habitude, pour vaquer à ses nombreuses occupations, il avait trouvé la porte de son locataire entrouverte.

Surpris de ce fait qui avait, en vérité, de quoi l'étonner, il avait poussé la porte afin d'avoir des nouvelles de maître Badin.

Ce qu'il vit, nous le savons : un corps mort couché sur le sol ; auprès d'un scélérat qui avait poussé l'endurcissement jusqu'à s'étendre sur le lit de sa victime, et qui dormait.

Chizac avait fait alors ce que les juges du Bailliage, de la Prévôté et du Présidial, sans parler du commissaire de police, auraient dû faire : il avait placé quatre de ses valets en sentinelles à la porte du trou, et, courant tout d'un trait au Grand-Châtelet, il était revenu avec main-forte.

À la suite de quoi, toujours courant, il s'était rendu chez M. de Machault, seigneur d'Arnouville, lieutenant général de police, avec qui il avait eu un entretien.

Le valet de chambre de Chizac-le-Riche, après avoir répondu au sieur Loiseau et au sieur Thirou que son maître était sorti, ajouta :

– S'il vous plaît de voir un peu l'affaire Guillaume Badin en attendant le retour de Monsieur, cela vous fera passer le temps.

Le sieur Loiseau et le sieur Thiriou ne demandaient pas mieux. Autant cela qu'autre chose. Ils descendirent et requirent un ou deux archers qui flânaient devant la porte pour que passage convenable leur fût ouvert au milieu de à cohue.

Car la foule allait sans cesse augmentant, ce qui n'empêchait point le cabaret des Trois-Singes de se remplir, ainsi que les divers repaires de la rue Quincampoix.

Arrivés à la porte du trou, le bailli suppléant Loiseau et son greffier Thirou se rencontrèrent avec le sieur Touchenot, commissaire de police, et firent échange de civilités.

Touchenot dit :

– Le vent semble être à la hausse, Messieurs.

– Heu ! heu ! répondit Loiseau, il y a toujours de méchantes nouvelles d'Espagne, savez-vous ?

– Et l'on parle, ajouta Thirou, d'une nouvelle émission d'actions : les cadettes des cadettes. Cela fait une bien nombreuse famille.

Parmi ses amis et connaissances, ce greffier passait peur avoir un esprit d'enfer.

– Nous allons entrer, reprit le bailli, pour voir un peu ce dont il s'agit.

Autour d'eux, la foule frémissait d'impatience.

Les quatre hallebardiers de garde s'écartèrent ; mais avant de livrer passage, ils dirent :

– Il faut prendre garde au gaillard qui est là-dedans ; il est armé.

Aussitôt, le bailli, le greffier et le commissaire opérèrent avec ensemble un mouvement de retraite.

Mais à l'entrée des gens de justice, l'assassin ne bougea pas ; il n'avait pas prononcé une parole. Il se laissa approcher par les archers et hommes de police ; on lui prit son épée sans qu'il opposât de résistance.

Mais deux suppôts, encouragés par cette apparente inertie, ayant saisi avec brutalité ses poignets pour y mettre des menottes, ses bras se détendirent violemment, et les deux agents furent lancés à trois pas.

En même temps, il se leva et d'un brusque mouvement de tête il rejeta ses cheveux en arrière pour regarder devant lui d'un air farouche.

Ceux qui étaient en face de la porte, écarquillèrent leurs yeux ; jamais ils n'avaient vu rien de si beau que ce malfaiteur.

Il y eut des femmes qui murmurèrent :

– Le duc de Richelieu n'est que de la Saint-Jean. Cet innocent-là n'avait pas besoin de pécher ; il serait devenu riche rien qu'à se laisser regarder par les dames de la cour.

Fortune prononça d'une voix sourde :

– Je n'ai fait de mal à personne, laissez-moi m'en aller, mes amis. Poussez ! ordonna du dehors le bailli-suppléant :

Loiseau, je n'ai pas encore déjeuné, on m'attend à la maison. Finissons vite.

Les archers et les exempts obéirent, mais ils n'y allaient pas de très bon cœur.

L'assassin avait des regards égarés qui ne présageait rien de bon.

Et en effet, quoiqu'il n'eût plus d'épée, il se défendit comme un lion.

– Poussez ! poussez ! disait le sieur Loiseau. Mon déjeuner refroidit.

La foule commençait à dire :

– Ils ne l'auront pas ?

Et un vague intérêt naissait en faveur de ce beau jeune homme, seul contre dix, qui malmenait si rondement les gens du roi.

Mais en ce moment un nouveau personnage entra en scène. C'était un homme d'âge moyen, de moyenne taille, carré d'épaules et bâti en force, qui avait l'air d'un bon bourgeois un peu idiot ! Impossible de rencontrer une face ronde plus débonnaire et plus insignifiante, et cependant, quand il parut tout à coup entre le bailli et le commissaire, sans avoir dérangé personne pour passer, il y eut dans la foule un long murmure :

– Maître Bertrand ! disait-on, l'inspecteur Bertrand !

C'était comme une exclamation de pitié, et la pitié se rapportait à ce pauvre bel assassin dont la résistance était désormais inutile.

L'inspecteur Bertrand, malgré son air bonhomme, était, à ce qu'il paraît, de ces gens à qui on ne résiste pas.

En effet, après avoir salué le bailli suppléant d'un signe de tête rustique et reçu d'un air engourdi les instructions de Touchenot, son supérieur, l'inspecteur Bertrand s'introduisit dans le trou, et la bagarre cessa aussitôt.

– Il lui a jeté un lacet aux jambes ! dit-on devant la porte.

– Ce subalterne, ajouta Loiseau, ne paye pas de mine, mais il possède une vulgaire habileté en rapport avec sa situation dans le monde.

– Vous pouvez entrer, Messieurs, annonça l'inspecteur Bertrand, qui montra son sourire benêt à la porte du trou.

– Est-il bien ficelé ? demanda Touchenot.

Bertrand mit ses mains dans ses poches et tourna sur ses talons.

– C'est une brute, murmura le commissaire, mais pour ce métier-là on ne peut pas avoir des membres de Académie… Passez, Monsieur le bailli.

Loiseau hésita, mais les exempts et les archers étaient paisiblement des deux côtés du seuil ; cela lui donna confiance.

– Passez, Monsieur le greffier, ajouta Touchenot.

Le sieur Thirou était un homme de politesse et bonnes manières, qui répondit :

– Je n'en ferai rien, Monsieur le commissaire ; après vous.

Un combat courtois menaçait de s'établir, lorsque la foule ondula du côté de la rue des Lombards. Le nom de Chizac-le-Riche fut prononcé par cent voix à la fois, et le seigneur suzerain des Cinq-Diamants apparut escorté de ses vassaux :

Certes, la cohue avait cruellement attendu, mais le spectacle en valait bien la peine.

Le roi Chizac était un peu pâle ; il avait l'air fatigué. Ses joues bouffies tombaient et les deux poches qui étaient sous ses gros yeux semblaient plus gonflées.

Le sieur Thirou et le sieur Touchenot s'effacèrent avec respect pour lui livrer passage. Chizac eut la bonté de partager entre eux un geste bienveillant.

– Comme c'est aimable à vous ! s'écria le bailli suppléant dès qu'il le vit entrer ; Julien ! Bénard ! Robert ! voyons, n'importe qui ! qu'on aille chercher un fauteuil pour M. mon ami, qui ne peut pas rester debout, je suppose.

– Une chaise suffira, répondit Chizac ; mais qu'on apporte en même temps de la lumière, car il fait noir ici comme dans un four.

Touchenot dit tout bas au bailli :

– Je vous serais obligé de m'introduire auprès de M. de Chizac.

– Palsambleu ! s'écria Loiseau, qui prit un air de cour, voici M. le commissaire qui veut vous présenter ses devoirs et qui vous appelle M.  de Chizac, très cher ! M. le régent vous devrait bien un titre de marquis, car vous faites honneur à notre siècle.

Touchenot se confondait en révérences et murmurait :

– M. le régent y songe sans doute. Ce ne serait que justice. J'ai quelques capitaux improductifs, et les conseils d'un homme de génie…

– Monsieur le commissaire, interrompit Chizac, je suis votre serviteur.

Thirou serra la main de Touchenot.

– Recevez mes félicitations, murmura-t-il. On vous a souri.

Pour sa part, le greffier n'osait même pas parler à Chizac ; il le contemplait d'en bas avec une religieuse vénération.

Ainsi avaient lieu les préliminaires de l'enquête criminelle dans ce réduit où un cadavre gisait à terre, auprès de l'assassin garrotté.

– Si ce n'était montrer trop de familiarité, reprit Touchenot avec une assurance modeste, je demanderais à M. de Chizac ce qu'il pense de cette  nouvelle émission de titres faits par la Compagnie. Cela occupe beaucoup le public.

On apportait en ce moment le propre fauteuil dont Chizac se servait au cabaret des Trois-Singes, et une paire de flambeaux allumés.

Les heureux, qui étaient en face de l'entrée pensèrent :

– Quand l'intérieur va être éclairé, nous allons tout voir !

Et, en effet, les flambeaux ayant été posés sur le billot éclairèrent distinctement le meurtrier chargé de liens et sa victime étendue sur le sol, le visage contre terre.

Mais Chizac, ayant pris place dans son fauteuil, ordonna de fermer la porte.

Il y eut des femmes qui pleurèrent au dehors, tant leur désappointement fut amer.

Chizac ajouta :

– Mes chers Messieurs, je n'ai point à vous rappeler quel est ici votre devoir. Je suis venu, parce que j'ai des renseignements à donner, un témoignage à apporter.

– Quel homme ! balbutia le greffier Thirou.

Le bailli Loiseau et Touchenot le commissaire prirent l'attitude de deux écoliers à qui le magister vient d'adresser une réprimande méritée.

Thirou alla plus loin : voyant avec chagrin que les pieds du roi Chizac étaient sur le sol humide, il plia sa houppelande en quatre et en fit un tabouret qu'il déposa délicatement sous les semelles du riche.