Où Fortune suit Chizac à la trace de ses forfaits
Mme la comtesse de Bourbon hésita un instant, puis elle dit avec ce grand air de noblesse qu'elle prenait tout naturellement quand il le fallait :
– Soyez le bienvenu, monsieur mon cousin ; ce n'est pas la première fois que Bourbon et Courtenay se marient ensemble.
– Comtesse, dit-il, notre brave ami Fortune parlait tout à l'heure des fées et des maléfices ; Mlle de Bourbon est sous l'empire d'un funeste enchantement.
Sans jamais franchir les limites en deçà desquelles doit rester une fille noble, Aldée m'avait laissée voir autrefois qu'elle ne dédaignait point ma recherche ; nous la guérirons, je vous en donne ma foi, et autant que cela prendra de moi, je fais serment de la rendre heureuse.
– Embrassez-moi, mon cousin de Courtenay, dit la comtesse, je vous accepte comme le fiancé de ma fille.
Puis, se tournant vers Fortune, elle ajouta :
– Tu as bien agi, ami Raymond, et je te remercie.
Comme s'il n'eût attendu que cela, Fortune salua respectueusement la vieille dame, serra la main du chevalier et s'éloigna en disant :
– Bonne garde ! vous avez affaire à forte partie. Je vous laisse à votre devoir et vais au mien.
– Tu nous quittes donc encore, mon cousin Raymond ? lui dit Muguette dans l'antichambre, entre deux baisers ; Mlle Aldée vient de s'éveiller, je ne sais pas ce qu'elle a, mais je l'ai entendue qui murmurait en se parlant à elle-même, à deux ou trois reprises : « J'irai ! j'irai !
– N'aurait-elle point reçu quelque message ? demanda Fortune inquiet.
– Impossible ! répliqua la fillette. Qui donc lui aurait remis un message ? Je ne l'ai pas abandonnée d'un instant :
Fortune réfléchit et dit :
– Cherche bien, ma chérie, le diable rôde autour de la maison. Avertis Marton à la moindre alerte.
C'est que je n'oserai plus guère lui parler, murmura Muguette, maintenant que c'est un prince.
– Dis-lui tout, reprit Fortune. Je donnerais une poignée de pistoles pour rester ici, mais c'est impossible, à cause de mon plan. Je n'ai pas même le temps de t'expliquer mon plan, pauvre chérie. Au revoir et bonne garde ! J'espère que je vais t'envoyer un peu de renfort.
Il sortit en courant, constata en passant que le carrosse de Chizac ne stationnait plus à la porte de l'allée et descendit la grande rue Saint-Antoine à pas précipités.
Sa première étape le porta rue de la Monnaie, au logis de l'inspecteur Bertrand.
Il avait à lui rendre compte de ce qui s'était passé depuis la veille ; il avait aussi à lui soumettre les détails de son plan, qui était maintenant chose arrêtée.
Il frappa, on ne lui répondit point. Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes que Prudence, la servante, entrouvrit la porte pour lui demander ce qu'il voulait.
– Est-il donc arrivé malheur ici ? murmura Fortune qui se sentait pris d'une vague inquiétude.
– Ah ! c'est vous, monsieur l'exempt, dit Prudence, je vous reconnais bien.
Elle ouvrit la porte toute grande, et Fortune put voir la troupe entière des enfants, grands et petits, rangée silencieusement derrière elle.
Cette fois, leurs vêtements de deuil allaient bien à l'expression farouche et triste de leurs visages.
Où est maître Bertrand ? demanda Fortune.
Dieu merci, répliqua Prudence, ce n'est pas la première fois qu'il tarde ainsi à revenir.
Elle parlait pour les enfants plutôt que pour Fortune.
– Et dame Julie ? interrogea notre cavalier.
– Dame Julie aussi fait souvent de longues absences.
Les enfants dirent tous à la fois :
– Jamais de si longues ! jamais !
Ils avaient les yeux rouges de larmes.
Le plus petit des garçons ajouta :
– Et Faraud, notre pauvre ami, qui ne revient pas non plus !
Fortune donna quelques caresses à ce pauvre petit peuple et ressortit en disant :
– Il faut pourtant que je voie maître Bertrand, je repasserai dans une heure.
Prudence le suivit sur le palier.
– On a toujours bien vécu ici, dit-elle tout bas, bien mangé, bien bu, mais cela a coûté cher souvent. Maître Bertrand n'irait peut-être pas tout droit en paradis ; mais Dieu ne voudrait pas punir tant d'innocentes créatures !
Depuis combien de temps est-il parti ? demanda Fortune.
– Ils sont partis ensemble, répondit la servante, et ils ont emmené le chien. Il était minuit, il est midi, voici juste douze heures qu'ils sont dehors.
Fortune avait la tête basse quand il remonta la rue de la Monnaie pour gagner les Halles.
– Si La Pistole ne veut pas me donner un coup d'épaule, pensa-t-il, je serai obligé d'abandonner ces pauvres gens à leur sort ; car désormais les heures de ma journée sont comptées. Et encore La Pistole pourrait-il quelque chose pour eux ?
En quelque sorte malgré lui, car ce n'était point sa route, Fortune prit la rue Aubry-le-Boucher pour tourner à l'angle des Cinq-Diamants.
À ce moment même, le beau carrosse de Chizac arrivait du côté de la rue Saint-Martin.
Comme d'habitude, le carrosse s'arrêta devant l'entrée de la ruelle où les voitures ne pouvaient point pénétrer.
Fortune se rangea contre la devanture du cabaret des Trois-Singes, et vit passer Chizac-le-Riche, soutenu ou plutôt porté par deux grands laquais.
Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées depuis que Fortune avait rencontré Chizac-le-Riche au quartier de la Ville-l'Évêque, devant la petite maison de M. de Richelieu.
Le changement produit en Chizac par cet espace de temps si court tenait du prodige.
En deux jours, cet homme, dans la force de l'âge, était devenu un vieillard ; en un autre jour, ce vieillard s'était transformé en moribond.
Fortune s'éloignait à grands pas.
Il tourna à droite, dans la rue des Lombards et gagna une masure de piètre apparence dont l'enseigne annonçait une maison garnie.
Des bambins qui jouaient devant le seuil lui apprirent que maître La Pistole demeurait au second étage, et l'un d'eux ajouta :
– Il n'aura plus besoin de jouer les Arlequins à la foire Saint-Laurent, car Chizac-le-Riche est son cousin, et Chizac-le-Riche est venu le voir, ce matin, dans son beau carrosse.
Fortune eut froid dans la moelle de ses os. Ce nom de Chizac sonnait pour lui comme une menace d'assassinat.
Il monta l'escalier quatre à quatre et avec l'idée qu'on ne lui répondrait point.
Par le fait, malgré tout le tapage qu'il menait, la porte resta close et nul bruit ne se fit à l'intérieur.
Fortune se recula, prit son élan et, d'un seul coup de pied vigoureusement appliqué, jeta bas la porte vermoulue.
Son œil chercha tout aussitôt sur le sol le cadavre sanglant du malheureux époux de Zerline, mais son regard ne rencontra rien, sinon un corps velu qui était plein de vie et dont le choc amical faillit le jeter à la renverse.
C'était le chien Faraud, qui, se dédommageant de son silence, aboyait maintenant à cœur joie.
Une voix lamentable sortit cependant de l'ombre d'une soupente et cria :
– C'est déjà la police ! Pille Faraud ! mords ! étrangle !
– Où diable es-tu caché, bonhomme ? demanda Fortune, et comment le chien est-il revenu avec toi ?
Au lieu de répondre, La Pistole, qu'on ne voyait point encore, poursuivit d'une voix entrecoupée de sanglots :
– Cela devait finir ainsi ! J'aimais trop la coquine ! Il fallait un dénouement tragique à cette vie de passion désordonnée !
– Où es-tu, imbécile ? demanda notre cavalier.
Au premier pas qu'il fit pour s'approcher, La Pistole cessa de sangloter et sa voix devint menaçante.
– N'avancez pas ! ordonna-t-il ; je vous attendais et j'ai pris mes mesures. Il y a vingt-cinq livres de poudre à canon sous le carreau, à la place même où vous êtes, et je tiens à la main une mèche allumée. Le sacrifice de ma vie est accompli ! Je vais vous faire sauter en même temps que moi !
– Ah ça ! ah ça ! dit Fortune, tu es donc encore plus fou qu'à l'ordinaire ?
– J'ai vendu mon existence pour un million, répondit La Pistole. Combien êtes-vous ? J'entends dans l'escalier des bruits de voix et d'armes ; l'escalier peut bien contenir une vingtaine d'hommes de police : ils vont tous sauter ! Je suis fâché d'envelopper mon chien Faraud dans cette catastrophe, mais je cherche en vain un moyen de le sauver.
Faraud, entendant son nom, bondit dans la soupente et notre cavalier profita de ce mouvement qui arrêta un instant le bavardage de La Pistole pour s'écrier :
– Mais regarde donc, au moins ! c'est moi, Fortune, ton camarade. !
– Fortune ! répéta La Pistole avec l'accent de la stupéfaction ; Chizac-le-Riche ne l'a donc pas tué !
– Puisque me voilà… commença notre cavalier.
– Et sous quel costume ! s'écria l'Arlequin, reprenant son accent tragique. C'était donc vous qui deviez me conduire à l'échafaud !
Il sortit de son trou en déshabillé de nuit et coiffé d'un bonnet de coton qui se rabattait chaudement sur ses oreilles.
– Point d'exclamations, s'il vous plaît, reprit-il, le poing sur la hanche et marchant avec noblesse : il n'y a dans les marchés que ce qu'on y met. J'appartiens à la loi, et je me livre sans opposer la moindre résistance.
Fortune le saisit par les épaules et le secoua si rudement que le pauvre diable se mit à crier misère.
Tout en secouant, Fortune disait :
– T'éveilleras-tu ; intolérable drôle ! Je ne suis pas un homme de police et je ne viens pas t'arrêter.
– Alors, lâchez-moi, rétorqua La Pistole. Vous n'avez aucun droit de me brutaliser si vous n'appartenez pas à la force publique.
Il alla jusqu'à la porte et regarda dans l'escalier.
– Ce que vous avancez, reprit-il, a une apparence de vérité. Vous êtes seul et je ne vois aucun suppôt au-dehors.
Il referma la porte.
– Cavalier, reprit-il d'une voix tout à coup attendrie, je suis content de pouvoir encore vous estimer. Notre connaissance ne date pas de longues années, mais ces jours que nous avons passés ensemble valent à mes yeux plusieurs lustres. J'ai fait mon testament : mon million est en lieu sûr, et, néanmoins, je ne suis pas fâché de vous confier de vive voix mes dernières volontés.
Fortune ne l'interrompait plus, il se disait :
– Le malheureux a décidément perdu la tête.
Et comme il avait bon cœur, il était sincèrement triste.
– Peut-être, poursuivit La Pistole, ne comprenez-vous pas très clairement la situation ; elle est bizarre et mérite d'être expliquée en peu de mots.
« J'ai toujours, vous le savez, reprit-il après s'être un instant recueilli, j'ai toujours nourri le désir d'avoir à moi un million en numéraire ou en bonnes valeurs. C'était mon ambition et, selon l'état de mon cœur c'était tantôt pour humilier la coquine, pour l'écraser sous ma prospérité, tantôt pour mettre ma chère petite femme dans un boudoir ouaté et parfumé comme les écrins où l'on serre les bijoux précieux. Zerline, nous nous connaissons assez, Cavalier, pour que je vous confie ce détail intime, Zerline m'a appris hier qu'elle portait, dans son sein un fruit de notre tendresse, ou plutôt de nos querelles suivies de raccommodements. Il est au-dessus de mon pouvoir de vous exprimer quels ont été à cette nouvelle, les divers sentiments de mon cœur. La jalousie a voulu parler et sa voix perfide a posé en dedans de moi même cette question pénible, es-tu le père de l'enfant ? Il est résulté de ce doute une escarmouche assez vive entre moi et Zerline, mais on ne se trompe guère à la voix du cœur, et mon cœur a crié : La Pistole, ce petit garçon ou cette petite fille est ton sang et ta chair. Aussi, ce n'était plus seulement pour Zerline, mais encore pour l'enfant qui va naître que je souhaitais le million de mes rêves, et quand Chizac-le-Riche, mon cousin, est venu ce matin me demander si je voulais lui vendre ma vie…
– Comment ! interrompit Fortune, que veut-il faire de ta vie ?
– Il a besoin, répliqua La Pistole, de faire pendre un homme pour le meurtre de Guillaume Badin. C'est un cadeau de noces qu'il veut offrir à la belle Thérèse, sa fiancée.
– Et tu as consenti ?… s'écria Fortune.
– À prendre le million, oui, répondit La Pistole, pour Zerline et son petit : il était écrit que la coquine serait cause de ma mort.
Une larme vint à ses yeux qu'il essuya.
– Mais, à bien considérer les choses, acheva-t-il, j'aimerais voir si le petit me ressemblera. J'ai le million, et je ne suis pas encore pendu, mon camarade.