Où Fortune est introduit dans un repaire de conspirateurs.
C'était une chambre d'aspect misérable où il y avait pour tout meuble un vieux lit sans rideaux et quelques chaises, dont la plupart étaient boiteuses.
Au pied du lit, une basse de viole s'appuyait contre le mur avec son archet passé dans l'unique corde qui ne fût point cassée.
Un peu plus loin, une porte basse donnait accès dans une sorte de soupente, où l'on voyait une petite couchette protégée par les lambeaux de serge jaune.
Les trois gentilshommes saluèrent les deux dames galamment et remirent avec promptitude leur épée au fourreau.
– Ces précautions nous ont été recommandées, et l'un d'eux, qui était un grand jeune homme coiffé de cheveux blonds bouclés : Nous obéissons à la consigne.
– On ne saurait prendre trop de précautions, monsieur le marquis, répondit la belle Thérèse.
Elle ajouta en se tournant vers sa compagne :
– Voulez-vous me permettre de vous présenter trois chasseurs, les plus vaillants parmi ceux qui sont entrés avec nous dans la forêt de Bretagne !
Mlle Delaunay s'inclina et Thérèse poursuivit :
– M. le marquis de Pontcallec, M. le marquis de Sourdéac, M. le chevalier de Goulaine.
Les trois gentilshommes bretons firent de nouveau la révérence, et Mlle Delaunay souleva son voile pour répondre gracieusement à leurs saluts.
Le marquis de Pontcallec, cadet de la maison de Malestroit, possédait des biens immenses dans le pays de Vannes.
On l'appelait en Bretagne le marquis d'Opulence.
Il devait, à quelque temps de là, revenir à Nantes et y porter sa tête sur l'échafaud pour donner un dénouement sanglant à une ridicule histoire.
Le marquis de Sourdéac était aîné de la maison de Rieux.
Pontcallec fit un pas vers Mlle Delaunay et demanda :
– Avons-nous, en ce moment, l'honneur de parler à la princesse elle-même ?
La Muse sourit et rougit.
– Breton que vous êtes ! murmura Thérèse dont le rire argentin éclata. La princesse dans cette mansarde !
La Muse s'empressa d'ajouter :
– Croyez, Messieurs, que, s'il l'avait fallu, pour voir de fidèles amis, Son Altesse Royale n'aurait point reculé devant un danger ni devant une fatigue ; mais à quoi bon, puisque M. le régent n'a pas encore élevé de barrières sur la route de Sceaux ? Vous viendrez à Sceaux ; je ne suis qu'une messagère bien humble chargée de vous apporter l’invitation de Son Altesse Royale.
Les trois Bretons se confondirent aussitôt en excuses, et le marquis de Pontcallec reprit en s'adressant à Thérèse :
– Il ne vous sied point, Madame, de railler la province de Bretagne où vous avez laissé de si chers souvenirs. Votre passage chez nous a été une marche triomphale et parmi les chevaliers de la Mouche-à-Miel, il n'en est pas un seul qui ne risquât sa vie pour avoir le droit de porter vos couleurs.
– Écoutez cela, chère Muse, dit Thérèse. Pendant trois semaines j'ai entendu de pareilles choses du matin au soir. On croit qu'Amadis de Gaule est mort, et c'est bien possible, mais il a laissé une nombreuse postérité qui s'est établie dans notre loyale Bretagne. Ces messieurs sont galants à faire frémir.
Elle tendit sa main à Pontcallec qui la baisa en rougissant.
– Pour votre permission, chère demoiselle, reprit Thérèse, je vais inviter messieurs vos amis à s'asseoir, afin qu'ils nous rendent compte de l'état de la province et que nous ayons de bonnes nouvelles à rapporter ce soir chez Son Altesse Royale.
Un geste gracieux de la sœur d'Apollon indiqua les sièges.
C'était bien. Seulement, il y eut quelque confusion, parce que le chevalier de Goulaine tomba sur une chaise infirme, tandis que le marquis de Sourdéac confiait son séant à un siège estropié.
Thérèse éprouva avec soin celui qu'elle offrit à sa compagne et s'en alla prendre place sur le pied du grabat.
– Nous vous écoutons, Messieurs, dit Mlle Delaunay.
Pontcallec reprit :
– Nous ne pouvions souhaiter de plus charmantes messagères pour porter nos paroles à Son Altesse Royale. Les pays de Vannes, Auray, Hennebon, Quimperlé et Concarneau sont entrés franchement dans la forêt avec du Couédic ; nous avons Redon, Montfort et Fougères par M. de Montlouis ; tout le Nantais suit Talhouet de Bonamour qui nous appartient, et la Ruche envoie ses Abeilles jusqu'à Saint-Brieuc et Saint-Malo. M. le comte de Rohan-Polduc, de son côté, répond de deux mille gentilshommes en basse Bretagne. La poire est mûre, nous sommes venus parce qu'il était temps de venir.
– Et que dit-on de M. le régent, là-bas ? demanda Thérèse.
– Ce qu'on dit du diable, répondit brusquement Sourdéac.
Le chevalier de Goulaine ajouta :
– On va jusqu'à parler d'un complot infâme. Le mot poison a été prononcé, courant de château en château, poison pour le cœur, poison pour le corps de notre bien-aimé jeune roi.
Les épaules de la belle Thérèse eurent un imperceptible mouvement, mais Delaunay s'empressa de répondre, en levant les yeux au ciel :
– Dieu seul peut savoir quelles pensées infernales habitent l'esprit de Philippe d'Orléans !
Les visages de nos trois gentilshommes s'assombrirent.
– À vos épées, Messieurs ! commanda tout bas Delaunay, prêtant l'oreille à un bruit qui venait de l'escalier.
Les Bretons dégainèrent. Sans cette mise en scène, les conspirateurs n'iraient pas.
– Qui est là ? demanda Thérèse.
La voix de Fortune répondit sur le palier :
– N'est-ce point ici le logis du sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra ?
Sur un signe de la Muse, Thérèse demanda encore :
– Que lui voulez-vous et combien êtes-vous ?
– Nous sommes deux, répondit Fortune, et nous apportons les gaules qu'on nous a dit de couper dans la forêt.
La sœur d'Apollon se tourna vers les trois gentilshommes et leur dit d'un ton confidentiel :
– Tenez-vous à l'écart, Messieurs, je vous prie : il y a dans tous les complots politiques des chefs et des soldats : ceux qui vont entrer ici ne sont point de votre qualité, mais ils apportent des messages de la plus haute importance.
Ils reculèrent jusqu'à l'autre bout de la chambre, heureux de la ligne qu'on traçait entre eux et les conjurés vulgaires.
Ils virent entrer avec un certain désappointement deux compagnons maçons qui n'avaient ni couteaux ni pistolets à leurs ceintures.
Ceux-ci se présentèrent de fort bon air, et Thérèse s'écria, en regardant le plus grand des deux, qui était notre ami Fortune :
– Mais c'est frappant ! mais c'est miraculeux !
Elle prit la main de la Muse et ajouta :
– Chère demoiselle, je comprends votre erreur. Ce doit être son jumeau, je n'ai jamais vu de ressemblance pareille !
– Ma toute belle, dit la Muse sèchement, laissons cela ou nous nous fâcherons.
Elle salua de la main Fortune et La Pistole, qui se tenaient debout devant la porte.
Les regards de Fortune allaient de Thérèse à Delaunay et disaient hardiment son admiration.
Thérèse murmura encore, mais pour elle-même, cette fois :
– Je crois, Dieu me pardonne, qu'il est encore plus beau que M. le duc !
Fortune commença ainsi :
– C'est là le côté fâcheux de notre mission : pour ma part, il me peine de me présenter ainsi vêtu devant ces dames…
« Vous m'avez vu l'épée au côté, vous, s'interrompit-il, ma charmante vision d'Espagne, mais voici une adorable personne qui ne pourra jamais me regarder sans rire.
Thérèse rougit ; les sourcils de la Muse s'étaient froncé légèrement.
Sourdéac dit à Goulaine, au fond de la chambre :
– Pour un croquant, il s'exprime avec bien de l'audace !
– À Paris, fit observer le blond marquis de Pontcallec, il ne faut jamais juger les gens sur la mine.
La sœur d'Apollon demanda, inquiète qu'elle était déjà, car elle avait cherché vainement entre les mains des nouveaux arrivants les cannes qui étaient pour elle le signe de leur mission accomplie :
– Messieurs, vous serait-il arrivé mésaventure ! Les autres messagers ont été arrêtés en chemin, et nous n'avions plus d'espoir qu'en vous.
– La mule du pape ! belle dame, répondit Fortune ; quand on emploie un gaillard tel que moi, il y a folie de le traiter comme une marionnette de six blancs qu'on fait mouvoir avec des ficelles ! J'en dis autant pour mon camarade La Pistole, ne fut-ce que par politesse. Vous avez failli tout perdre en nous animant l'un contre l'autre, et vrai Dieu ! quoique je ne méprise point sa femme Zerline qui est votre chambrière, Madame, je veux finir par le gibet si je me suis trouvé jamais assez au dépourvu pour chasser gibier de ce poil !
Il se redressa de toute sa hauteur et sembla prendre à témoin la belle Thérèse qui lui montrait toutes les perles de sa bouche en un bienveillant sourire.
La Pistole écoutait cela d'un air digne et rassis, retenant son chien Faraud entre ses jambes.
Les trois Bretons étaient tout oreilles et faisaient de grands efforts pour trouver là dedans un sens politique.
– En deux mots, reprit Mlle Delaunay, apportez-vous ce que nous attendons ?
– Pour mon compte, belle dame, répliqua Fortune, dès que vous me voyez, vous pouvez dire avec confiance : le cavalier Fortune a réussi. Quand je ne réussis pas j'y laisse mes os, c'est convenu avec moi-même.
– Et cela vous est-il arrivé souvent, cavalier ? demanda tout bas la belle Thérèse.
Elle ajouta, parlant à la sœur d'Apollon :
– J'aurais donné dix louis pour voir l'air qu'il avait quand vous l'avez appelé M. le duc !
Sans se déconcerter le moins du monde, Fortune prit dans sa poche, à poignée, les papiers qu'il avait retirés de la canne.
La Muse s'écria en les voyant :
– Nous sommes sauvés !
Et Thérèse ajouta :
– Bravo ! cavalier, le roi vous devra sa couronne !
Les Bretons ouvraient des yeux énormes.
La Pistole, à son tour, exhiba les papiers qu'il avait dans sa poche, mais il venait trop tard et ne produisit aucun effet.
La Muse avait saisi ceux de Fortune, et, en vérité, sa main qui tremblait de joie serra la main du cavalier, comme elle l'avait déjà fait à Saint-Jean-Pied-de-Port.
– Messieurs, dit-elle en se tournant vers les gentilshommes bretons, nous avons ici les signatures de S. M. le roi d'Espagne apposées au bas de tous les traités, et il n'y a rien à craindre de la part de ce vaillant jeune homme, car toutes les pièces sont écrites en chiffres.
– Merci de la confiance ! murmura Fortune. Décidément cette sœur d'Apollon est une pimbêche, j'aime mieux l'autre.
Il reprit une chaise sans façon et vint s'asseoir auprès de Thérèse, en disant :
– Il y a loin d'ici la frontière d'Espagne, et je me suis foulé la jambe au service du roi. Vous permettez ?
– Oublieuses que nous sommes ! s'écria Thérèse, nous ne songions pas à vous offrir un siège.
Fortune reprit avec autorité :
– Tu peux t'asseoir, La Pistole.
Celui-ci avait trouvé une escabelle ; il s'accota contre la porte, et son chien Faraud s'accroupit devant lui.
Fortune reprit encore, en s'adressant à la Badin.
– Si vous vous mettiez à votre aise, belle dame, nous causerions, quoique ce diable de déguisement m'enlève les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l'assurance que j'ai d'ordinaire auprès des princesses.
La belle Thérèse ne se fit point prier, elle s'assit à son tour et, posant un doigt sur sa bouche, en désignant d'un regard malicieux sa compagne, elle demanda tout bas :
– Qu'avez-vous pensé, cavalier, quand elle vous a donné du Monsieur le duc ?
– Sang de moi ! répondit Fortune, j'ai cru qu'elle, connaissait ma famille. J'ai mon étoile ; il m'arrivera quelque chose de semblable un jour ou l'autre.
– Savez-vous pour quel duc elle vous prenait demanda encore Thérèse.
– En vérité non, et cela m'est bien égal. Seulement, c'est heureux pour ce duc.
La Muse était en grande conférence avec les trois Bretons.
– Tout y est, disait-elle après avoir compulsé les pièces chiffrées à elle remises par Fortune ; avec cela nous allons avoir la moitié de la cour, car Son Éminence le cardinal Albéroni n'a marchandé personne : tout ce que chacun demandait est accordé.
En ce moment une voix qu'on n'avait pas encore entendue s'éleva du côté de la porte.
C'était La Pistole qui disait d'un ton modeste, mais ferme :
– Quoique mon intention ne soit pas d'occuper de moi la compagnie plus que de raison, je serais bien aise de savoir qui va me payer mon dû, et je demanderais, en outre, des nouvelles de ma femme.
Fortune, qui était en train de conter, à la belle Thérèse l'histoire de la folie Basfroid de Montmaur et des deux cannes brisées, s'interrompit brusquement :
– Au fait, dit-il, ce pauvre garçon peut avoir ses ridicules, mais depuis que je le connais il a fait preuve d'un remarquable bon sens. Il y a mille pistoles pour lui, mille pistoles pour moi et mille pistoles de prime que nous sommes convenus de partager. En l'absence du sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et dont les voisins parlaient naguère en termes fort légers, je voudrais bien savoir qui va nous solder cette petite note de quinze cents louis.