Où Fortune porte jusqu'à cent mille livres la dot de Mlle Aldée.
Les autres joueurs retirèrent leurs mises, comme c'est loi, pendant que le Riche, ouvrant son portefeuille déposait cent quarante mille livres sur le tapis.
– Pauvre poulet ! dit l'ancienne cuisinière.
Fortune pensait :
– À ce jeu, le futur de Mlle Aldée gagne juste huit mille pistoles.
Il tourna et le coup fut joué en quatre cartes.
– Perdu ! la veine est morte !
Ce fut un grand cri parce que c'était un grand événement.
Fortune resta étourdi comme si un violent coup de poing lui eût touché le crâne.
Il n'avait pas même songé à la possibilité d'un tel revers.
Sa physionomie était à la fois si piteuse et si cornique qu'un éclat de rire unanime emplit la salle.
– Allons, lui dit son voisin de gauche, passez le cartes.
Fortune obéit machinalement.
– Poussez-moi votre banque, s'il vous plait, dit à son tour Chizac-le-Riche avec une complète indifférence.
Fortune obéit encore.
Chizac mit les billets dans son carnet ; l'or dans sa poche, et poursuivit sa route vers la porte.
Dans la salle on disait :
– Il n'est pas fini, le Chizac.
– Il a encore un bout de veine quand Guillaume n'es pas là.
– Mais Guillaume le tient, sarpejeu !
Ce fut le dernier mot entendu par le Riche au moment où il mettait le pied sur le pavé de la rue de Cinq-Diamants.
Au lieu de se diriger devant lui comme avait fait Guillaume pour gagner son trou, il obliqua un peu sur la gauche et atteignit au bout de quelques pas, toujours suivi par un groupe nombreux de fidèles, une haute et large porte cochère.
Les vassaux de Chizac le saluèrent en cérémonie et lui souhaitèrent la bonne nuit.
– Un joli coup que vous avez fait là pour finir, fut-il dit parmi les fidèles.
Chizac répondit, au moment où la porte se refermait :
– Une goutte d'eau dans la rivière !
Le jeu se poursuivait cependant au cabaret des Trois-Singes comme si de rien n'eût été.
Une fois passé le premier étourdissement de sa mésaventure, Fortune avait repris son assiette ; il prit dans sa poche le restant de ses pistoles qui formait un bien petit tas et les compta avec un soin minutieux. Sa blessure à la poitrine le piquait et il avait du feu sous le front.
– La mule du pape ! murmura-t-il, si je veux doter la pauvre demoiselle, il faudra désormais jouer serré. Ce lourd coquin m'a plumé de près, et me voici, ou peu s'en faut, comme si je n'avais point fait mon voyage d'Espagne !
La tranche de ce bon pâté que Muguette avait en réserve pour Mme la maréchale était déjà bien loin. Fortune aurait soupé volontiers, mais il ne voulait point abandonner sa place où la banque devait revenir tôt ou tard.
Il appela un des nombreux valets qui circulaient dans la foule et lui dit :
– Mon fils, je n'ai pas pu avoir d'explication avec le sieur Guillaume Badin, ton maître, qui s'est conduit envers moi comme un gentilhomme… et j'ai remarqué souvent que les poètes, les peintres et les musiciens sont des manières de gentilshommes en dépit de la naissance. J'ai des affaires avec le sieur Badin et je suis presque de sa famille. En conséquence, tu vas m'apporter ici, sur la table où l'on joue, un flacon de claret et une volaille froide avec un chanteau de pain tendre, une fourchette et un couteau.
– Je ne gênerai personne, ajouta-t-il en élevant un peu la voix ; mais tout à l'heure il y a eu des braves gens qui se sont permis de rire quand j'ai perdu mon coup de 280 000 livres. S'il leur arrivait de rire encore, ou de se plaindre, ou de n'être pas enchantés d'avoir l'honneur de ma compagnie, nous ferions, ces braves gens et moi, plus ample connaissance.
Pendant qu'il parlait, son regard brillant faisait le tour de l'assemblée. Tout le monde se tut, excepté la marquise de la Casserole qui soupira :
– Il y a de jolis cœurs dans mes deux régiments, mais à celui-là le coq ! c'est un amour.
Le valet apporta la volaille froide, la bouteille de claret, le chanteau de pain, le couteau et la fourchette.
Fortune arrangea cela devant lui méthodiquement et se mit à manger avec le superbe appétit que la Providence lui avait octroyé. Non seulement personne ne se moqua de lui, mais on avait envie de l'applaudir.
La volaille était dodue et le chanteau épais ; avant d'en voir la fin, Fortune rappela trois fois le valet pour remplir la bouteille vide.
Quand la volaille fut dépêchée, il lui restait encore un peu de claret. Il demanda du fromage pour achever sa bouteille, et requit une autre bouteille pour achever son fromage.
La banque allait pendant cela, faisait son chemin autour de la table. L'or, incessamment remué, chantait. Fortune, ayant décidément fini de souper, appela le valet d'une voix retentissante et fit desservir, après quoi il dit :
– Ce Chizac, que Dieu confonde, a parlé de café et de liqueurs des îles. Cela complète agréablement un repas. Que le café soit chaud et que la burette de liqueurs ne soit pas entamée.
Où en sommes-nous ? reprit-il en s'adressant aux joueurs. Le claret de maître Guillaume Badin n'est en vérité point mauvais, et je me sens tout gaillard. Je crois que nous pourrons porter la dot à cent mille écus.
– Quelle dot ? demandèrent plusieurs voix, car il avait excité l'attention générale.
– Ce sont, répondit Fortune, des affaires privées qui ne vous regardent point.
Les quatre bouteilles de claret commençaient à fumer dans sa tête. Le valet lui apporta en ce moment sa topette de liqueurs. Il salua gravement à la ronde et dit en levant son verre :
– Je bois à la santé de tous ceux qui vont se cotiser ici pour faire la dot de la jeune demoiselle !
« Où en étais-je ? reprit-il après avoir bu, la liqueur de maître Guillaume est comme son vin fort agréable. J'en étais à chanter les vertus de cette chère enfant ; il n'y a pas de chérubin au ciel qui soit plus blanc qu'elle : mais vous savez, nos roués ont le diable au corps, et j'en sais un surtout à qui personne ne résiste. Il est beau, ce noble coquin, à triple carillon, plus beau qu'Adonis, plus beau qu'Endymion, plus beau que le beau Narcisse, et vous pouvez bien en juger puisqu'il me ressemble trait pour trait !
Les vrais joueurs avaient cessé depuis longtemps de suivre ce long discours, mais la galerie était tout oreilles.
– Corbac ! reprit Fortune en se versant à boire, qu'est-ce que cela vous fait ? vous êtes trop curieux, mes maîtres ! Moi, je ne veux pas vous dire son nom : elle est Bourbon, par la morbleu ! elle est Albret ! elle est Navarre ! non point par bâtardise comme les Vendômes ou les petits de la Montespan, mais net et droit comme Henri IV sur le Pont-Neuf ! Et la voilà toute pâle, à cause de ce duc dont je romprai les os à la première occasion, c'est sûr ! La petite Muguette n'a pas su me dire le fin mot. C'est celle-là qui est un bijou ! Ne parlons pas d'elle plus qu'il ne faut, voulez-vous, messieurs ? Mais pour en revenir à l'autre, à la cousine du roi, je suis fin comme l'ambre, et j'ai bien deviné pourquoi elle passe son temps à la fenêtre qui regarde les fossés de la Bastille !
Il parlait avec une extrême animation, comme si tous les gens qui l'entouraient l'eussent contredit à la fois, mais son voisin de droite ayant prononcé ces mots :
– La banque est à vous, la prenez-vous ?
– Vous aurez beau m'interroger, dit-il, vous ne saurez pas le premier mot de l'histoire. Je veux la marier, parce que c'est mon idée ; personne n'a rien à y voir. Je mets cent pistoles, et je vous préviens que si l'on tient mon pari jusqu'à la huitième passe, je m'en irai après avoir gagné, me contentant ainsi de 250 000 livres.
Il tourna ses cartes et gagna.
– Deux cents pistoles, dit-il.
Il gagna encore.
Et tout autour de la table on commençait à murmurer :
– C'est la place qui est bonne, la place de Guillaume Badin.
Il pouvait être en ce moment dix heures du soir. Un carrosse attelé de quatre chevaux qui contenait deux dames en brillante toilette et deux pimpants seigneurs s'arrêta au coin des rues Quincampoix et Aubry-le-Boucher.
Il n'y avait plus personne sur le pavé. Tout le monde avait trouvé place dans les cabarets qui regorgeaient et hurlaient.
Un des laquais du beau carrosse descendit, entra dans la rue des Cinq-Diamants et ouvrit la porte des Trois-Singes.
L'instant d'après il revint et dit à l'une des dames qui se penchait à la portière du carrosse :
– Maître Guillaume Badin est allé se mettre au lit :
– Ouvrez la portière, répondit la dame.
Le valet obéit ; la dame mit pied à terre.
Aux lueurs douteuses qui tombaient de la lanterne des Trois-Singes, vous eussiez reconnu la belle Thérèse Badin, qui portait un costume de bal et dont la parure était éblouissante.
Ses pieds charmants effleurèrent la pointe des pavés, et, au lieu de se diriger vers le cabaret elle gagna la porte basse derrière laquelle dormait maître Guillaume Badin.
Elle frappa, mais c'est à peine si le bois massif résonnait sous son doigt mignon. Il fallut employer le manche de l'éventail.
– Qui est là ? demanda une voix endormie.
– C'est moi, père, répondit Thérèse.
– Ah ! ah ! ramette, dit la voix, nous faisons de jolies affaires, et tu seras plus riche qu'une fille de régent.
– Père chéri, dit Thérèse, je viens te chercher. Ce n'est pas le tout d'être riche, il faut se pousser à la cour. Tu sais bien ce que je veux faire de toi.
La voix répliqua :
– Tu es folle !
– Non, dit Thérèse, je ne suis pas folle, et je t'aime tant, mon cher bon père ! Voilà une grande révolution qui se prépare et qui va éclater comme la foudre, car nous avons des nouvelles de l'Espagne, cher père, et aussi de la Bretagne, des nouvelles qui sont arrivées à ton adresse, puisque je te mets toujours en avant.
– Tu me feras pendre, murmura Badin. Voilà le plus sûr.
– Ouvre-moi.
– Je dors… et j'irai t'embrasser demain matin, sans faute. Bonsoir, minette.
– Père, mon amour de père, continua Thérèse d'une voix suppliante, il y a petit cercle cette nuit à l'Arsenal ; viens, sous prétexte de nous faire danser ; on t'attend. La sœur d'Apollon, qui s'y connaît si bien, dit que tu as un front de ministre ! et quand même tu ne serais pas gouverneur de province ou même intendant royal !… J'ai des habits pour toi dans le carrosse, et tu feras ta toilette chez l'abbé Genest, dont le logis est sur la route. Il y a une basse de viole chez l'abbé. Viens-tu ?
Elle se tut pour attendre la réponse.
La réponse fut un ronflement sonore.
– Adieu, père chéri, dit Thérèse tristement, je t'aime tant que je te pardonne ; mais tu manques une belle occasion.
Elle remonta en voiture et cria au cocher :
– À l'Arsenal !
Le carrosse partit au trot de ses quatre beaux chevaux.
Onze heures sonnèrent à l'église du Sépulcre, dont le parvis s'ouvrait encore à l'angle du marché des Innocents.
On commença d'entendre dans cette direction les charrettes des gens de la campagne qui amenaient les approvisionnements de Paris.
Puis le clocher du Sépulcre sonna minuit.
Il y eut un mouvement passager ; les portes des divers tripots s'ouvrirent et se refermèrent ; un instant, la rue Quincampoix s'encombra. C'était la partie bourgeoise des joueurs, les gens mariés, les pères de famille qui regagnaient le domicile conjugal, gémissant sur leur perte ou célébrant leur gain.
Après leur départ, les repaires devinrent moins bruyants, on devinait que le jeu s'acharnait plus sérieux et plus sombre.
Vers une heure du matin, la rue Quincampoix était complètement solitaire et presque muette.
Un homme sortit de l'Épée-de-Bois ; un grand chien le suivait, quêtant à droite et à gauche.
L'homme regarda tout autour de lui avec une certaine inquiétude, siffla son chien qui se mit presque entre ses jambes, et descendit la rue en tenant prudemment le milieu de la chaussée.
Il boitait de la jambe droite et contenait à deux mains les poches de son pourpoint qui semblaient abondamment remplies.
– C'est étonnant, se disait-il en surveillant les portes à mesure qu'il passait, l'ami Fortune n'est pas venu me rejoindre :
Demain j'irai voir un peu le nouveau cabaret de mon oncle Chizac. Vertubleu ! si la chance m'est fidèle, mon oncle Chizac ne sera pas longtemps le seul riche de la famille !
Il paraît que ce brave La Pistole avait fait une honnête rafle, cette nuit, à l'Épée-de-Bois.
Comme il passait entre les Trois-Singes et la chambre à coucher de Guillaume Badin pour gagner la rue des Lombards, son chien Faraud s'arrêta tout à coup, renifla au vent et s'élança vers la porte basse.
– Ici ! bonhomme ! dit tout bas La Pistole.
Faraud n'obéit point. Il essaya de mettre son museau entre le lourd battant qui fermait le trou et la pierre du seuil.
– Ici, Faraud !
Mais La Pistole, qui s'était arrêté à son tour, au lieu de poursuivre se mit à écouter.
Un bruit sourd venait du trou, dont La Pistole s'approcha curieusement.
Au moment où il atteignais la porte, un grand soupir se fit entendre qui ressemblait à un râle.
La Pistole saisit son chien par le collier et l'entraîna de force.
– Vois-tu, bonhomme, grommela-t-il, cela ne nous regarde pas, et il n'y a que les fous pour mettre leur nez dans les mauvaises affaires.
À peine avait-il fait quelques pas que la clé grinça dans la serrure à l'intérieur.
La Pistole était si prudent qu'il ne se retourna même pas.
Au contraire, il hâta sa marche, traînant Faraud qui lui résistait et qui grondait.
La porte du trou roula lentement sur ses gonds.
Un homme sortit, la figure cachée par les plis d'un manteau sur lesquels retombait la corne de son chapeau.
Son regard rapide interrogea les alentours, puis il gagna la porte cochère de la maison Chizac.
À cet instant, La Pistole et Faraud passaient sous un réverbère ; le plus prudent jetait de temps en temps un regard en arrière.
La Pistole tourna la tête à demi, et la lueur de la lanterne éclaira son profil.
Un cri de surprise s'étouffa dans la poitrine de l'inconnu qui se blottit contre la muraille.
La Pistole poursuivit sa route et disparut.
L'homme au manteau murmura :
– C'est bien lui !
Il poussa la porte cochère, qui céda à son premier effort, et entra dans la maison de Chizac en ajoutant :
– Lui et son diable de chien !… M'a-t-il reconnu ?… Je donnerais un million pour savoir s'il m'a reconnu !
Il paraît que cet homme au manteau n'était pas pauvre.
Le silence revint dans la rue.
Un quart d'heure après un grand bruit de bagarre s'éleva dans la salle commune des Trois-Singes, dont la porte s'ouvrit avec fracas pour donner passage à un vivant paquet qui vint tomber dans le ruisseau.
C'était notre ami Fortune qu'on jetait dehors, ivre comme un cent-suisse.
Il se releva sans trop de rancune et tâcha de retrouver l'aplomb de ses jambes.
– Corbac ! gronda-t-il, les drôles étaient vingt contre un, l'honneur est sauf.
Puis, frappant sur ses goussets complètement vides :
– Mon étoile dormait, dit-il ; une autre fois je ferai mieux. Mais je voudrais bien savoir où je vais coucher cette nuit !
La porte de Guillaume Badin était à deux pas de lui et l'homme au manteau l'avait entrouverte.
Fortune entra et demanda :
– Y a-t-il quelqu'un ici ?
Personne ne répondit.
Fortune tâta les murailles et arriva jusqu'au lit.
– La mule du pape ! dit-il en s'y couchant tranquillement, mon étoile est éveillée, et voilà une délicate attention de sa part !
L'instant d'après il comptait dans le tablier de Muguette, en rêve, la dot de la cousine du roi qu’il venait pourtant de perdre jusqu'au dernier écu.
Les rêves n'y vont pas par quatre chemins : la dot était de cinq cent mille livres.