Où Fortune soupe avec feu l'inspecteur Bertrand.
La porte intérieure s'ouvrit et Chizac-le-Riche parut, reconduit par une belle petite femme grasse et blonde qui dont le frais visage portait le grand deuil de veuve, mais respirait la plus complète sérénité.
– Cachez-moi, dit Fortune aux bambins.
Il le couvrirent aussitôt, laissant passer seulement les cornes de son chapeau et la pointe de ses bottes.
– Est-ce parce qu'il a des œufs sous les yeux que tu as peur ? demanda Alexandre.
– Non, répondit Marguerite, c'est parce qu'il a une ficelle en dedans qui remue sa bouche comme celle de Polichinelle.
Derrière la petite femme blonde et prospère, venaient les deux aînés de la famille, M. Charles et Mlle Joséphine, qui allaient gravement et avaient l'importance des personnes de douze à quatorze ans.
Chizac dit, en voyant le monceau d'enfants sous lequel il ne devinait point Fortune :
– Dieu bénit les grandes familles, ma bonne dame. Ce pauvre Bertrand s'était fait bien des ennemis par l'adresse qu'il déployait dans son état, et l'audace des malfaiteurs augmente en même temps que leur nombre. Combien avez-vous de chers petits ?
– Dix ! répondit Mme Bertrand, en comptant la dernière, qui est en nourrice.
– C'est vrai, c'est vrai, murmura Chizac ; ce pauvre excellent ami me l'avait dit la dernière fois que nous avons déjeuné ensemble… car il venait déjeuner chez moi bien souvent.
Il mit la main à sa poche et en retira ce portefeuille gonflé que nous vîmes pour la première fois au cabaret des Trois-Singes.
– Dix mille livres ! ce n'est pas assez pour tant de petit monde, reprit-il avec un accent de bonté qui aurait dû soulever un concert de bénédictions.
– Merci ! prononça la petite femme blonde presque sèchement en recevant un second bon de caisse de 20 000 livres.
Il n'y avait pas dans son accent le moindre atome de reconnaissance.
– Quand Chizac voulut embrasser Mme Bertrand pour opérer sa sortie, elle se recula, et c'est à peine si M. Charles se laissa caresser le menton.
– Je reviendrai, dit cependant Chizac-le-Riche, et toute cette chère couvée aura du pain sur la planche avant qu'il soit peu.
Prudence, la servante, lui ouvrit la porte de l'escalier et la ferma sur lui sans dire gare.
Dès qu'il fut parti, Mme Bertrand demanda :
– Soupe-t-on ?
Cette jeune et jolie veuve, mère d'un si grand nombre d'orphelins, ne paraissait point, en vérité, mourir de mélancolie.
Prudence répondit en parcourant des yeux la chambre :
– Il y en a un autre… Où donc a passé celui qui avait un habit d'exempt ?
Alors ce fur un grand brouhaha de cris et de rires. La montagne d'enfants trembla sur sa base et se déchira, laissant à découvert notre cavalier qui secouait son jabot et défripait ses manchettes.
En même temps un aboiement sonore, partant du fond de la maison, répondit au tapage des enfants, et le beau chien Faraud, entrant comme un tourbillon, passa par-dessus la tête des deux plus petits pour mettre ses deux pattes sur les épaules de Fortune.
– Tiens, tiens, dit Prudence, la bête le connaît !
Et les enfants de crier en chœur :
– Petite mère, celui-là est un bon, il sait jouer au cheval fondu.
– Vous avez à me parler, Monsieur ! demanda la veuve, qui glissait dans sa bourse les deux bons de caisse apportés par Chizac.
Faraud, qui venait de quitter Fortune après lui avoir fait politesse, bondit vers Mme Bertrand et flaira la bourse avidement, tandis que Prudence disait tout bas à sa maîtresse :
– Il vient de la part de messieurs du Bailliage.
– Mettez toujours le couvert, répondit la petite veuve ; messieurs du Bailliage ne me doivent rien et je ne leur dois pas grand-chose. Entrez, mon maître.
Elle fit passer Fortune devant le troupeau des enfants, qui se précipita en tumulte vers l'intérieur de la maison, où bientôt on les entendit rire et jouer à triple carillon.
Fortune était seul avec la petite veuve dans une chambre meublée très proprement et même avec une sorte de luxe bourgeois.
L'odeur de la cuisine arrivait là, si vive et si appétissante, que Fortune passa sa langue sur ses lèvres.
– Que veulent messieurs du Bailliage ? demanda Mme Bertrand, après avoir offert un siège à notre cavalier.
– La peste ! répondit celui-ci, vous avez l'air de savoir ce que parler veut dire, ma commère, et c'est tant mieux pour vous puisque vous êtes chargée d'une si nombreuse famille. Avec une vache à lait comme ce Chizac, vous n'aurez pas besoin de chercher un autre époux. Ne froncez point le sourcil. Dieu me préserve de vous souhaiter du mal. Je suis déjà l'ami de tous vos chérubins, et il n'y a qu'une chose qui me chiffonne, c'est que maître Bertrand, l'inspecteur, était un brave homme, en définitive, et que vous menez son deuil par trop gaiement à la maison.
La petite femme rougit un peu et répondit en baissant son regard sournois :
– Est-ce là ce que messieurs du Baillage vous ont chargé de me dire ?
– Messieurs du Bailliage, répondit Fortune, m'ont donné mission de venir ici pour avoir tous les détails sur la mésaventure du malheureux inspecteur…
– Je ne sais rien, voulut interrompre Mme Bertrand.
– Prenez garde, dit Fortune en essayant au hasard un peu de sévérité. On se doutait bien là-bas que vous aviez quelques raisons de ne point parler, car on m'a donné l'ordre d'insister et de vous faire sentir le danger qu'il y a pour vous à garder le silence.
Mme Bertrand se mordit les lèvres et Fortune n'aurait point su dire, en vérité, si elle était déconcertée jusqu'au malaise ou si elle avait tout uniment la bonne envie de lui rire au nez.
– Est-ce qu'on me soupçonnerait ? murmura-t-elle d'un accent équivoque.
– Je ne dis pas cela, répliqua Fortune, mais il y a un mystère en tout ceci, bonne dame, et il est impossible que vous n'ayez point essayé d'en avoir le cœur net.
– Je ne sais rien, répliqua la veuve.
Elle ajouta presque aussitôt après :
– Les enfants sont habitués à prendre leur repas à heure fixe, mon maître.
– C'est-à-dire que vous ne demanderiez pas mieux que de me voir les talons ? s'écria notre cavalier. Moi, je ne demande pas mieux que de vous laisser tranquille, car l’odeur de votre rôti me met en goût et il me tarde d'être à la gargote. Mais le devoir avant tout, ma commère. Je vous appelle ainsi parce que vous êtes une veuve du métier… quoique j'aie idée qu'on vous verra rouler carrosse quelque jour, si le Chizac vient seulement vous voir une ou deux fois toutes les semaines…
Mme Bertrand mit le point sur la hanche, comme pour faire une verte réplique ; mais elle ne parla point.
– En un mot comme en mille, reprit Fortune ; quand on a porté un mort à la Montre du Châtelet, où vingt personnes ont pu le voir sur la table de marbre, et quand ce mort a disparu comme si le diable l'avait emporté, c'est bien le moins que messieurs du Bailliage aient le droit d'interroger la veuve de ce mort et de lui demander si par hasard, elle ne saurait point le secret du diable.
Il y avait sur le minois grassouillet de la veuve, sitôt consolée, une expression d'impatient dépit, mais elle se borna à répondre pour la troisième fois :
– Je ne sais rien.
– Moi, je sais tout ! dit Fortune, qui se leva en prenant un air terrible.
La petite veuve mit son mouchoir sur sa bouche, peut-être pour cacher son effroi. Mais en ce moment la porte du fond s'ouvrit et Prudence dit :
La soupe est servie.
Elle laissa grande ouverte, en se retirant, la porte qui donna issue au tapage plus joyeux des enfants, aux aboiements de Faraud et à une voix d'homme dont les mâles accents ne parvenaient point à dominer ce tumulte.
Fortune écouta cette voix et regarda Mme Bertrand avec stupéfaction.
Mme Bertrand mordillait son mouchoir, et, en vérité, les yeux de cette mère de famille étaient aussi espiègles que ceux de ses enfants.
– Qui donc est cet exempt, Julie ? demanda la voix mâle dans un instant d'accalmie.
La veuve qui avait ce petit nom : Julie, répondit :
– Je croyais connaître tous les exempts du Bailliage…
– Je suis de la Prévôté, s'empressa de dire Fortune.
– Et aussi de la Prévôté ; continua Mme Bertrand ; mais celui-ci est peut-être un nouveau.
La voix mâle ordonna :
– Range-toi, Joséphine ; mets-toi de côté, Charles, que je voie la figure de cet olibrius !
– Corbac ! pensa notre cavalier, c'est sa voix, ou que le diable m'emporte ! Est-ce qu'il va falloir en découdre ? Il serait plutôt temps de souper.
Il regardait de tous ses yeux par la porte ouverte qui lui montrait le potage fumant sur une table entourée d'une multitude de couverts ; mais la voix partait d'une chambre qui était de l'autre côté de la salle à manger et qui n'avait point de lumière.
L'inquiétude de Fortune fut mise à fin par un large éclat de rire qui partit de la chambre noire.
– Eh ! mais, s'écria la voix mâle, c'est le pauvre garçon qui s'est endormi dans le trou de Guillaume Badin ! Comment s'appelait-il donc ? le cavalier Fortune, je crois ! C'est lui qui m'a ouvert la porte du caveau de la Montre. Femme, invite-le à manger la soupe ; il est des amis de Thérèse Badin.
Mme Bertrand, redevenue la plus gracieuse des bourgeoises, tendit aussitôt sa blanche main à notre cavalier, qui resta muet de stupeur.
– Allons, dit-elle en l'entraînant vers la table, à la soupe !
Par l'autre porte entrait maître Bertrand, qui tenait deux marmots sur chaque bras et un cinquième commodément assis à califourchon sur sa nuque.
– La mule du pape ! gronda Fortune, ce n'est pas que je n'eusse un petit peu d'idée de tout cela, mais je ne voulais pas y croire ! Vous n'étiez donc pas assassiné, maître Bertrand ?
– Si fait bien, répondit l'inspecteur, mais nous allons parler affaire quand les petits seront couchés.
Les petits repartirent à l'unanimité en s'éparpillant autour de la table :
– Nous ne nous coucherons pas ! Celui-là joue trop bien au cheval fondu ! Après souper nous sauterons sur son dos ; et toi, mon papa, tu sauteras, par-dessus tout le monde.
Feu l'inspecteur Bertrand, ressuscité, ne sembla point repousser très loin ce terrible programme.
– Vous voyez, cavalier, dit-il en prenant place au centre de la table, j'ai des beaux enfants et une jolie petite femme, bien capable de m'en faire d'autres.
– Bertrand ! voulut interrompre Julie en rougissant.
– Madame, dit Fortune en s'inclinant, j'ai ouï parler d'un ancien roi de Champagne, nommé Priam, autant que je m'en souvienne, à qui sa femme avait donné cinquante fils et cinquante filles.
– C'est vrai que ce Priam était de Troie, répliqua l'inspecteur en riant ; mais nous nous contenterons à moins, et voici ce que je voulais dire : Sers la soupe, Julie ! Je voulais dire que, n'ayant point de rentes ni d'héritage, j'ai dû m'ingénier pour tenir tout cela frais et propre et gras aussi ; mon métier d'inspecteur me donnait juste ce qu'il fallait pour nourrir ma maisonnée avec du pain sec ; ma foi ! personne n'aimait cela ici, ni les grands, ni les petits… Avez-vous faim, cavalier ?
– Une faim de loup ! maître Bertrand.
– Tout est au mieux, vous verrez que nous avons bonne table. Pour mettre du beurre dans mes épinard, j'ai ajouté deux ou trois cordes à mon arc, en tout bien tout honneur, et je ne donnerais pas mes émoluments pour ceux d'un président à mortier, cavalier Fortune. Comment trouvez-vous mon potage ?
– Maître Bertrand, je le trouve par délices !
– Vous êtes un homme de bon goût. Et, d'ailleurs, vous avez joué avec les petits ; vous m'allez ! Voyez comme cette marmaille se tient droite à table ; ils ont la religion du déjeuner, du dîner et du souper. La mère les a dressés à cela. Le reste du temps ils sont les maîtres.
Par le fait, toute la couvée, depuis Mlle Joséphine et M. Charles jusqu'à Pierre et Julienne ; les deux bébés, gardait une tenue irréprochable et dévorait avec un grave appétit.
– Julie, demanda tout à coup maître Bertrand, combien ce bon M. Chizac t'a-t-il donné, ce soir ?
– Deux billets de caisse de dix mille livres chacun, répondit Mme Bertrand.
L'inspecteur cligna de l'œil à l'adresse de Fortune.
– J'ai fait d'assez jolies affaires en ma vie, dit-il, mais jamais une seule de cette taille-là. Il y en aura pour tout le monde. Appelle Faraud, Julie.
Mme Bertrand, qui était l'obéissance même, appela Faraud sans demander d'explication.
Le chien se mit aussitôt à flairer la poche où elle avait serré sa bourse. En flairant il donnait comme un limier au bois.
– Connaissez-vous cela, cavalier ? demanda l'inspecteur.
– Oui, répondit Fortune, je connais cela.
– C'est curieux, dit maître Bertrand, et ce La Pistole est un drôle de corps. Nous en reparlerons après le repas… Prudence, ma fille, va nous chercher à la cave, dans le coin de droite, un flacon de bon vieux vin de Bourgogne que m'envoie le faussaire. Ne te trompe pas ! il est auprès du pommard qui nous vient du banqueroutier.
Fortune, à qui on venait de servir une tranche de rôti merveilleusement rissolée, lâcha tout à coup sa fourchette et son couteau et se mit à se frotter les mains la bouche pleine.
– Le cavalier trouve notre filet de bœuf cuit à point ? dit madame Bertrand flattée.
– Chez vous, répondit Fortune, je trouve tout charmant, tout exquis, tout admirable : mais ce n'est pas cela, par la corbleu ! qui cause ma meilleure jubilation, quoique je fusse à jeun depuis hier soir. Ce qui me fait rire, ce qui me donne envie de chanter à pleine voix comme si j'étais au lutrin, c'est l'idée que nous sommes au bout de nos peines ! Puisque vous voilà vivant et en pleine santé, maître Bertrand, nous tenons bel et bien le Chizac !…
L'inspecteur, était en train de déboucher avec un soin minutieux le bourgogne du faussaire.
Il hocha la tête gravement.
– Cavalier, répondit-il, on ne tient jamais les gens qui ont des millions. Les millions sont sorciers. Les millions sont sacrés. Soupons tranquillement, je vous l'ai dit après le repas, nous parlerons affaires :