Où Fortune entrevoit le fantôme de maître Bertrand, l'inspecteur.
Après une heure écoulée, le cavalier Fortune et Thérèse Badin étaient encore assis en face l'un de l'autre dans le boudoir charmant, dont les coquettes richesses formaient un contraste étrange avec le deuil de la belle fille et la couleur sombre de l'entretien.
Mais c'était à Chizac-le-Riche et au meurtre si imprévu de l'inspecteur Bertrand que la conversation revenait toujours.
– C'était sur lui que je comptais, dit Thérèse en parlant de maître Bertrand ; il y avait quelque chose en moi qui me criait : celui-là en sait plus long qu'il ne veut le dire…
– Il en savait si long, interrompit Fortune, qu'il en est mort.
Là-dessus sa tête roula sur le dos de la bergère, et il s'endormit profondément. Thérèse ne parla plus. Sa belle tête pensive s'inclina sur sa main. Elle songea ainsi longtemps, et des larmes vinrent au bord de ses paupières.
La tête du cavalier Fortune, renversée dans les grandes masses de ses cheveux, était frappée en plein par la lumière.
Thérèse se prit à le regarder et la ligne fière de ses sourcils eut un froncement douloureux.
– C'était pour me rapprocher de lui, murmura-t-elle, c'était pour briller, non pas autant que lui, mais assez pour qu'il pût m'apercevoir dans la foule… Mon père est mort de cela : c'est lui qui a tué mon père !
Oh ! fit-elle en pressant à deux malins sa poitrine, que je voudrais le haïr !
La pendule sonna deux heures après minuit. Thérèse se leva et prit un flambeau.
Avant de s'éloigner, elle s'approcha de Fortune, dont elle éclaira les traits pour le contempler encore une fois longuement. Puis elle s'inclina sur lui jusqu'à ce que sa bouche effleurât le front de notre cavalier, qui tressaillit sous ce baiser.
Je ne sais comment exprimer cela : dans le regard profondément triste de Thérèse Badin quelque chose disait que ce baiser n’était point pour le cavalier Fortune. Avant de se retirer, elle prit sa bourse qu'elle glissa dans une des poches du pourpoint qui avait appartenu à son père.
Puis elle traversa le salon à pas lents et gagna la porte qui donnait entrée dans sa chambre à coucher.
Il était environ six heures du matin quand Fortune s'éveilla en sursaut.
Il se leva, il s'élança, il frappa, il secoua la porte, il appela ; mais la porte résista ; et en un clin d'œil sa voix retentissante mit sur pied tous les domestiques de l'hôtel.
Ceux-ci arrivèrent et quand Fortune leur dénonça la présence d'un intrus dans la maison, valets et chambrières restèrent à le regarder avec de grands yeux étonnés.
Le maître d'hôtel, car Thérèse Badin n'avait pas encore d'intendant, se fit l'interprète de la surprise générale et dit :
– Comment êtes-vous ici pour voir ce qui s'y passe, mon maître ? Nul d'entre nous ne vous a jamais vu, et personne ne vous a ouvert la porte pour entrer.
Nous n'osons pas dissimuler que Fortune n'était point préparé à ces questions indiscrètes.
Une fille de chambre ajouta :
– Si je n'ai pas la berlue, ce brave a sur le corps les hardes de feu Guillaume Badin, le pauvre défunt !
Et tout le monde s'approcha pour reconnaître le haut-de-chausses, la veste et le pourpoint de l'ancienne basse de viole de l'Opéra.
– Que faites-vous ici ? Qui vous a introduit ? Qui êtes-vous ?
Ces questions se croisèrent, et la voix magistrale du majordome, dominant le bavardage, fit entendre cette sentence :
– Il est bien connu maintenant que les larrons sont souvent les premiers à crier au voleur !
Dans le geste noble et fier que fit notre cavalier pour repousser une pareille accusation, sa main rencontra la poche de sa veste, où Thérèse avait déposé une bourse dodue.
– Allons, pensa-t-il, elle a bien fait les choses, et je ne dois point compromettre son honneur !
– Qu'on éveille la maîtresse de céans ! ordonna-t-il.
– Point, point, fit le chœur des valets, il ne fait pas jour dans la chambre de madame avant onze heures…
Et le maître d'hôtel ajouta :
– Tout ceci regarde le commissaire.
Ce mot de commissaire ne pouvait sonner bien pour Fortune, dont l'oreille eut comme un écho de la musique funeste produite par les clés de maître Lombat.
– Mes amis, dit-il précipitamment, j'ai essayé de vous rendre service en dénonçant la présence d'un étranger dans la maison, ne me payez point d'ingratitude. Il suffirait de la présence de Mlle Badin, votre maîtresse, pour mettre fin à ce quiproquo, mais si vous vous adressiez à l'autorité, votre maîtresse serait plus exposée que moi. Il n'est pas possible que vous soyez étrangers à cette vaste conspiration qui…
– Nous sommes tous de la conspiration ! s'écrièrent les domestiques mâles et femelles.
Fortune se redressa.
– En ce cas, reprit-il, vous avez ouï parler de l'intrépide cavalier qui a traversé mille dangers pour apporter d'Espagne les traités de Leurs Altesses Royales.
– Parbleu ! fit-on, il est arrivé en compagnon maçon ; et M. de Machault n'y a vu que du plâtre !
– Ce cavalier, dit Fortune majestueusement, c'est moi … et après de nombreuses péripéties, car la police entière du royaume est à mes trousses, j'ai dû me réfugier ici cette nuit, nu comme un ver, car j'avais traversé l'eau et le feu pour échapper aux vils suppôts de Philippe d'Orléans. Mlle Badin m'a couvert des propres habits de feu maître Guillaume, et j'ai dormi dans une bergère qui est au coin de la cheminée, dans le salon du bord de l'eau.
Et le majordome ajouta :
– C'est bien vrai qu'il se passe ici des choses que nous ne connaissons pas. Mlle Badin fait ce qu'elle veut.
Fortune lui mit la main sur l'épaule.
– J'ai présentement mes affaires, continua-t-il, qui sont celles de tout un grand parti, celles de la France, devrais-je dire. Comme vous paraissez avoir l'autorité sur vos camarades, je m'adresse à vous et je vous charge de rapporter à votre maîtresse les faits tels qu'ils se sont passés. C'est à vous qu'il appartient de veiller à la sûreté de Mlle Badin. Prêtez-moi, je vous prie, un valet pour me conduire à la boutique d'un fripier, où je changerai ce costume qui ne convient ni à ma condition ni à mon âge. Le valet, à qui je donnerai une bonne étrenne, rapportera ici les habits de maître Guillaume, que sa fille doit avoir dessein de garder comme des reliques… et dépêchons, car j'ai des ordres de l'Arsenal !
Le majordome donna un valet à Fortune pour le conduire à la friperie, et on établit des postes de surveillance à toutes les portes qui pouvaient donner accès dans l'appartement privé de Thérèse Badin.
Il faisait grand jour quand Fortune sortit de chez le fripier, habillé de pied en cap et muni d'un large feutre qui dissimulait assez bien son visage ; il avait fait en outre l'emplette d'un manteau dans les plis duquel il cachait son menton, sa bouche et jusqu'au bout de son nez.
Fortune, au lieu de longer les quais, ce qui l'eût ramené aux abords du palais de justice, remonta le faubourg Saint-Germain, et choisit sa route au milieu de ces rues étroites et tournantes qui passaient sous le chevet de Sainte-Geneviève.
En route, notre cavalier avait eu assurément de quoi réfléchir, car il ne manquait pas d'intelligence, et l'apparent désordre de ses aventures ne l'éloignait pas de son droit chemin.
Il avait trois ou quatre besognes distinctes, dont les principales étaient le salut de sa compagne d'enfance, Mlle Aldée de Bourbon, et la vengeance légitime de cette belle Badin qui, dès la première heure et devant le cadavre de son père assassiné, avait résolument pris son parti, à lui, Fortune, contre l'accusation du bailli Loiseau.
Entre ces deux œuvres, le hasard venait d'établir un lien, bien vague encore, mais qui acquérait une importance singulière par les méchantes dispositions où Fortune était naturellement, et par avance, contre M. le duc de Richelieu.
C'était M. le duc de Richelieu qui menaçait Aldée, et Thérèse Badin avait donné à entendre que la mystérieuse pensée de son cœur allait vers M. le duc de Richelieu.
En outre, Fortune n'avait pu l'oublier, Aldée de Bourbon et Thérèse Badin étaient les deux héroïnes de cette anecdote racontée par le chevalier de Courtenay à la prison du Châtelet ; M. le duc de Richelieu avait fait la gageure de réunir Aldée et Thérèse dans sa petite maison pour les livrer aux regards de ses amis, les roués, et de ses amies, qu'elles fussent grandes dames ou danseuses.
Fortune aurait voulu mettre le duc de Richelieu dans tout, même dans le meurtre de maître Guillaume.
Et il se promettait de remuer ciel et terre pour découvrir s'il n'y avait point quelques accointances cachées entre ce détestable duc et Chizac-le-Riche, qui, à ses yeux, était déjà un vampire.
Comme il entrait dans l'allée sombre qui conduisait à la cour de Guéménée, un homme le croisa de si près que leurs coudes se choquèrent.
– Maladroit ! gronda Fortune.
Puis, se ravisant et regardant mieux l'inconnu qui continuait son chemin, il s'élança vers lui et lui prit les deux mains affectueusement en s'écriant.
– La mule du pape ! jeune homme, c'est vous qui êtes le frère de Mme Michelin, et qui m'avez si maladroitement poignardé l'autre jour ! Comment vous va ? Je ne suis pas fâché de faire votre connaissance.