Où Fortune retrouve la parole.
Au premier moment, le désespoir de cette pauvre belle fille avait mis dans tous les cœurs un mouvement de terrible colère.
La foule a des cruautés de tigre : on voulait déchirer l'assassin.
Mais la foule a des tendresses d'enfant. Maintenant qu'elle voyait en face l'assassin, ce jeune homme au visage charmant dont les mains enchaînées ne pouvaient essuyer ses larmes, la foule avait pitié, la foule doutait, la foule disait avec ses cent voix :
– Est-ce bien ce chérubin qui a tué maître Guillaume ?
Les hallebardiers hochaient gravement la tête en signe d'affirmation.
La foule ne voulait plus les croire et criait :
– Voici Chizac-le-Riche dans son fauteuil, quand les juges et les commissaires sont debout ! Chizac n'est pas là pour rien. Nous voulons savoir ce que pense Chizac :
– Et maître Bertrand ! ajoutèrent quelques voix au moment où l'inspecteur se rapprochait de la porte, maître Bertrand n'a ni bésicles ni perruque comme messieurs du Bailliage. Il y voit clair, maître Bertrand !
Maître Bertrand faisait la sourde oreille.
Chizac, au contraire, se tourna vers la porte et adressa à la foule un regard souriant.
– Vive Chizac ! cria la foule, c'est un bon riche.
Thérèse subissait en ce moment un état de douloureuse prostration. Ses yeux baissés n'avaient plus de larmes ; elle semblait prête à se trouver mal.
– Chizac ! criait-on dans la foule, donnez-lui votre fauteuil.
Chizac se leva aussitôt et sa débonnaire figure exprima naïvement le regret qu'il avait d'avoir été prévenu.
– Merci, mes amis, dit-il en agitant sa main vers la porte, j'aurais dû songer à cela de moi-même.
– Vive Chizac ! répéta la foule.
Et d'autres voix ajoutèrent :
– Rangez-vous, maître Bertrand, que nous puissions voir Chizac !
Soit pour obéir à cette fantaisie de la cohue, soit pour accomplir plutôt quelque besogne ayant trait à ses fonctions, l'inspecteur fit un pas vers le billot et s'agenouilla auprès du corps.
La foule cessa aussitôt de regarder son Chizac pour suivre avec une attention nouvelle les mouvements de maître Bertrand.
Chizac faisait comme la foule et son tic allait.
Voici ce que virent Chizac et la foule : l'inspecteur Bertrand tira de sa poche un étui où il y avait une paire de ciseaux. À l'aide de ces ciseaux et avec beaucoup de soin, il découpa un petit rond dans le drap du pourpoint de Guillaume, puis il fit de même pour la soubreveste, et de même encore pour la chemise.
Au centre de chacun de ces petits ronds s'ouvrait le trou exigu par où avait passé l'épée qui avait tué maître Guillaume.
Bertrand remit ses ciseaux dans leur étui, plaça les trois ronds dans son portefeuille et fourra le tout dans sa poche.
Touchenot et Thirou qui avaient pu enfin prendre position auprès de Chizac lui dirent :
Touchenot à droite :
– Il ne vous en coûte rien pour faire des heureux.
Thirou à gauche :
– Moi je ne demande pas l'opulence ; la médiocrité dorée du poète suffirait à ma modeste ambition.
Il est permis de croire que Chizac n'écoutait pas. L'inspecteur Bertrand et lui venaient d'échanger un regard.
Depuis que Thérèse était assise, toute la force factice qui l'avait soutenue jusqu'alors s'était évanouie. Elle pleurait comme une pauvre enfant.
Fortune, qui la contemplait malgré lui, semblait attiré vers elle par une invincible fascination. Ses gardes étaient obligés de le retenir ; on voyait en quelque sorte la fièvre qui lui montait au cerveau et qui allait se changer en transport.
Les yeux baignés de Thérèse se relevèrent sur Fortune ; elle secoua la tête lentement.
Notre cavalier bondit sous ce regard. Il repoussa ses gardiens d'un mouvement si violent et si désespéré que ceux-ci lâchèrent prise. Fortune écarta le bailli, qui seul désormais lui barrait le passage, et tomba aux pieds de Thérèse en disant :
– Vous n'avez pas cru cela ! Que Dieu vous récompense ! Si j'avais tué votre père, je mourrais à vos pieds, car je vous aime !
Il n'y eut dans toute l'assistance que Thérèse elle-même pour entendre ces derniers mots. Thérèse, et peut-être l'inspecteur Bertrand qui était auprès d'elle.
Mais la foule vit le mouvement et s'agita plus émue. L'âme des spectateurs passa dans leurs yeux.
Ce qui survit fut rapide comme l'éclair.
La belle Thérèse mit ses deux mains sur les épaules de Fortune agenouillé. Leurs yeux se touchaient presque. Elle le regarda jusque dans le cœur.
Puis elle écarta de sa main frémissante les cheveux mêlés qui voilaient le front du jeune homme, et ses lèvres eurent un vague sourire.
– Ce n'est pas celui-là, murmura-t-elle, qui a tué mon bien-aimé père.
La foule, houleuse comme une mer, rendit au-dehors un grand murmure, et l'émotion contagieuse gagna jusqu'aux suppôts de la justice.
Mais le bailli Loiseau était à l'abri de ces entraînements qui égarent le vulgaire. Il avait puisé dans l'écuelle de faïence brune une nouvelle et indomptable vigueur.
– Sac à papier ! dit-il, arrivant à blasphémer dans le paroxysme de son indignation, je crois que l'effrontée en tient pour ce vagabond ! En quel temps vivons-nous !
– Monsieur mon ami, reprit-il en s'adressant à Chizac, j'estime comme je le dois l'importance de votre capital, mais vous abaissez votre caractère en pactisant avec ces badauds. Monsieur le commissaire, faites votre devoir. Il y a une pierre de touche. Ce drôle a-t-il couché à son auberge ? non ! Les 500 000 habitants de Paris seraient là devant cette porte que je dirais encore non, il n'a pas couché à son auberge ! Qu'on le saisisse, qu'on l'emmène et qu'il soit écroué jusqu'à plus ample informé !
La cohue s'ouvrit aussitôt sans essayer de faire résistance.
Ils le laissèrent passer, majestueux et fier de ce qu'il regardait comme une victoire.
Mais quand le commissaire voulut passer, à son tour, avec Fortune dont les exempts s'étaient emparés de nouveau, la foule se referma en criant :
– Chizac ! Chizac-le-Riche ! puisque celui-là n'est pas coupable, faites-le mettre en liberté.
Maître Bertrand se trouvait en ce moment auprès du millionnaire. Il lui toucha le coude doucement et dit avec ce singulier accent qui semblait toujours railler, quoiqu'il fût exempt de tout sarcasme :
– Il faut leur parler un petit peu. Cela peut avoir son utilité plus tard.
L'œil de Chizac essaya de l'interroger, mais ce diable de Bertrand n'avait jamais rien sur la physionomie.
Chizac murmura :
– Je désirerais vous entretenir en particulier, monsieur l'inspecteur.
– Ah ! ah ! répliqua Bertrand, je crois bien !
– Qu'est-ce à dire ? fit Chizac vivement.
Il s'était redressé de son haut et toisait le subalterne avec sérénité.
– C'est-à-dire, répondit Bertrand bonnement, que vous désirez me parler en particulier. Je ne m'y oppose pas, voilà tout.
– Chizac ! Chizac ! Chizac ! criait la foule qui cédait petit à petit à l'effort des gens du roi.
On emmenait Fortune qui se laissait faire désormais. Thérèse restait demi-couchée dans le fauteuil et pressait son front à deux mains.
Chizac vint sur le devant de la porte.
– Mes amis, dit-il avec cette solide autorité que donnent les écus, soyez raisonnables. Vous nuiriez à celui que vous voulez protéger en résistant à la loi. J'étais l'ami, je dirai plus : j'étais le bienfaiteur du malheureux Guillaume Badin…
– C'est la vérité ! fit-on de toutes parts. Avant de connaître Chizac, Guillaume Badin avait les poches percées !
– Je m'engage, poursuivit le riche, à protéger la fille de Guillaume Badin. Je m'engage aussi à faire tout ce qui est possible pour ce malheureux jeune homme, victime d'un hasard que je ne m'explique pas…
Il appuya sur ces derniers mots.
La foule murmura et s'agita.
– Est-il coupable ?… poursuivit Chizac.
– Non ! non ! crièrent cent voix, il n'est pas coupable !
– Est-il innocent ? ajouta aussitôt le Riche. C'est une question qui regarde le Bailliage.
– Il faut vous en mêler Chizac ! ordonna la cohue.
– Je m'en mêlerai mes enfants, et pensez-vous que j'aie quitté mes affaires ce matin pour le roi de Prusse ? je m'en mêlerai, je vous le promets, et fallût-il dépenser vingt mille francs…
– Vive Chizac !
– Fallût-il dépenser le double, je vous promets que nous saurons la vérité sur le meurtre de Guillaume Badin.
Des applaudissements frénétiques éclatèrent, et l'on organisa une tentative pour porter Chizac en triomphe.
Pendant cela, Fortune, escorté par ses gardes tournait la rue des Lombards et descendait vers le Grand-Châtelet.
Des porteurs étaient en train de charger le corps de Guillaume Badin, que sa fille avait réclamé. La foule s'écoulait repue du drame.
Thérèse trouva de bonnes âmes pour l'accompagner et la soutenir pendant qu'elle suivait les porteurs. Avant de la laisser partir, Chizac lui avait baisé paternellement la main.
Les valets des Trois-Singes vinrent chercher les flambeaux et le fameux fauteuil. Quand ils furent éloignés, il ne restait dans le trou que Chizac-le-Riche et l'inspecteur Bertrand, occupé à fureter autour du billot.
Chizac l'appela par son nom.
– Plaît-il ? fit maître Bertrand qui fourrait ses mains sous le grabat.
– Allez-vous enfin me dire, demanda Chizac, ce que vous pensez de tout ceci ?
– Et vous ? dit Bertrand au lieu de répondre.
En même temps, il se releva et vint vers le Riche en croisant ses mains derrière son dos.
Chizac réprima un mouvement de colère.
– Je vous interroge, dit-il durement.
– Moi aussi, répliqua l'inspecteur, dont le visage n'avait jamais exprimé une plus rare innocence.
Chizac tourna le dos et sortit.
L'inspecteur le suivit, et les bonnes gens qui restaient dans la rue se dirent les uns aux autres en le voyant passer :
– Voici Chizac-le-Riche qui accomplit déjà sa promesse. Il va donner ses instructions à maître Bertrand.
Chizac entendit cela et son visage sérieux se dérida.
– Venez, fit-il en se tournant vers l'inspecteur.
– Je viens, répondit paisiblement celui-ci.
Quand ils furent sous la porte cochère du Riche, Bertrand ferma le battant et dit :
– Vous m'inviterez bien à casser une croûte, car je suis à jeun depuis ce matin.
Chizac monta les degrés, et l'instant d'après ils étaient assis vis-à-vis l'un de l'autre devant une table abondamment servie.
Ce Bertrand mangeait supérieurement et choisissait les bons morceaux.
– Si j'avais de l'aisance, dit-il, j'aimerais avoir une cave bien garnie, mais il faut se procurer le nécessaire avant de songer au superflu. Ma famille est si nombreuse !
Il soupira.
– Combien avez-vous d'enfants ? demanda Chizac.
– Cinq fils et cinq filles, le choix du roi.
Il fit claquer sa langue après avoir dégusté un verre de chambertin et reprit en baissant la voix :
– Cet accusé ne vaut rien pour vous.
Chizac le regarda d'un air étonné.
– Son innocence saute aux yeux, poursuivit Bertrand de son accent traînard et paisible.
– Tant mieux, s'il est innocent ! s'écria Chizac.
– J'entends bien, dit encore l'inspecteur, et pourtant il vous faut un coupable.
– Il me faut le coupable ! rectifia Chizac d'un ton péremptoire.
Son regard était clair et assuré, mais son tic allait.
– J'entends bien, dit encore maître Bertrand, il vous faut le coupable… Oh ! j'ai d'autres clients comme vous. Ce n'est pas avec mon traitement d'inspecteur que j'aurais pu élever ma nombreuse famille.
Chizac cessa de manger et fronça le sourcil.
Le salon où ils déjeunaient était séparé de la salle voisine par une baie vitrée.
À travers les carreaux on put voir un valet qui introduisait un homme accompagné d'un chien.
Maître Bertrand mit sa main au devant de ses yeux et regarda le nouvel arrivant, que Chizac avait déjà reconnu.
Bertrand sourit et demanda :
– Celui-là vous plairait-il ?
– Celui-là ? balbutia Chizac.
– Oui, fit Bertrand, celui-là vous plairait-il comme coupable ?
Chizac frappa la table de son poing.
– J'y avais songé ! s'écria-t-il.
Il ajouta précipitamment :
– Saviez-vous donc déjà qu'il était cette nuit, à l'heure du crime, dans la rue des Cinq-Diamants ?
Bertrand eut son meilleur sourire.
– À l'heure du crime ? répéta-t-il ; quelqu'un connaît donc l'heure du crime ! et quelqu'un était là pour examiner les passants ? Voyons, ce garçon-là vous connaît-il ?
Comme Chizac ouvrait la bouche pour répondre, le valet vint à la porte et dit :
– C'est un jeune homme qui prétend être le cousin de Monsieur et qui se nomme La Pistole.
Chizac semblait hésiter.
– Maître Bertrand, murmura-t-il, nous reprendrons cet entretien.
Puis s'adressant au valet, il ajouta :
– Mettez un couvert pour mon cousin La Pistole.