Où Fortune demande des explications à sa petite cousine Muguette.

– Je ne pense pas t'avoir donné souvent de mon pain, Muguette, continua Fortune, car j'avais un terrible appétit ! Mais Aldée de Bourbon aurait eu faim plutôt que de te laisser manquer de rien. Tu repris bien vite les jolies couleurs de ton âge, et j'avais tant de bonheur à te voir fleurir comme une rose de mai ! Tu étais jolie, jolie !

« Moins jolie qu'aujourd'hui, ma fille, s'interrompit-il ; mais ne crains jamais rien de moi ; il me semble que partout où tu es, Dieu regarde.

– Je ne craindrai jamais rien de toi, murmura Muguette.

– Je commençais, poursuivit Fortune, à voir plus clair autour de moi. J'approchais de mes vingt ans, et l'idée m'étais déjà venue d'être bon à quelque chose, mais je ne savais rien faire.

« C'était une étrange maison : quelques vieux serviteurs qui allaient s'éteignant dans un dévouement plaintif et une sorte de vivant cadavre, rongé par une tristesse sans nom, autour duquel s'empressait un ange…

Muguette dit :

– C'est toujours ainsi, sauf un point : il n'y a plus de serviteurs.

– Dans ce manoir, poursuivit Fortune, la pensée du dénuement obsédait tout le monde, excepté moi peut-être, et la vieille dame, qui parlait toujours d'opulence chaque fois que ses lèvres de marbre s'ouvraient.

« Était-ce une folie ? ou bien Aldée, la sainte, avait-elle, par un pieux mensonge, caché à sa mère la détresse qui grandissait toujours ?

La jolie tête de Muguette s'inclina en signe d'affirmation.

– Il y eut un jour de dimanche, reprit Fortune, où Aldée de Bourbon refusa d'aller à la messe parce que sa robe tombait en lambeaux.

Ce fut pour moi un trait de lumière, et le lendemain je partis.

Muguette devint toute rose et détourna les yeux.

– Vous nous quittiez, dit-elle, pour gagner au loin quelque salaire et nous envoyer du secours.

La figure de Fortune était à peindre : elle exprimait un remords si profond et si comique à la fois que Muguette, en relevant les yeux, ne put s'empêcher de sourire.

– Corbac ! fillette, s'écria Fortune, ne te moque pas de moi ! j'ai envie de pleurer. J'ai été pauvre bien souvent, mais j'ai été riche parfois et je n'ai rien envoyé aux seuls êtres que j'aime en ce monde ! Toi qui est restée toujours dans ton nid, tu ne sais pas ce que c'est que les aventures. Cela entraîne, cela enivre… mais à quoi bon discourir, Il y a un fait certain, c'est que je suis un misérable !

– Par exemple ! protesta Muguette.

– Tais-toi ! la mule du pape ! je prendrai ma revanche.

– Et qu'es-tu devenu, cousin Raymond, depuis le temps ? demanda la fillette.

Rien de bon, répliqua notre cavalier avec rudesse, et je veux que le diable m'emporte si c'est le moment de raconter mes méchantes équipées. Vois-tu, je vais me convertir et vivre comme un petit saint. Il y a temps pour tout, sang de moi ! c'est assez de folies, me voilà rangé, n'en parlons plus.

Muguette souriait toujours.

– Voyons, reprit Fortune sans la regarder, que fais-tu, toi, chérie ?

– Je brode, répondit Muguette, qui montra son métier.

– Est-ce un bon état ?

– Pas trop.

– Alors, tu n'es pas plus riche qu'autrefois ?

– Oh ! si fait, répondit vivement la fillette.

– Comment, si fait : tu as de l'argent ?

– Oui … depuis quinze jours j'ai de l'argent.

Le regard de Fortune exprima une vague inquiétude.

– Et comment gagnes-tu cet argent, interrogea-t-il encore, avec ta broderie ?

Muguette éclata de rire.

– Non pas ! dit-elle, et je te le donnerais bien en mille à deviner.

Son doigt mignon désigna la bergère qui était devant la croisée.

– Voilà ma richesse, ajouta-t-elle.

Et comme Fortune ouvrait de grands yeux, elle prit un petit ton grave pour lui fournir cette explication :

– On est bien mieux ici que dans la grande rue Saint-Antoine ; pour voir la tour au sommet de laquelle M. le duc se promène.

– Encore ce diable de duc ! s'écria Fortune.

– Il n'y a pas un seul balcon dans toute la rue Saint-Antoine, reprit Muguette ; où l'on soit si bien qu'ici pour voir et faire des signaux. On pourrait presque parler.

Les sourcils de Fortune étaient froncés. Muguette continua, espiègle et joyeuse :

– C'est Mme la maréchale qui a découvert ma chambre : elle l'appelle son observatoire. Un jour que je lui reportais une broderie, elle me demanda obligeamment où pouvait percher une jolie fillette comme moi. Je lui fis la description de ma mansarde ; et comme elle me demandait quels toits, quelles cheminées, quels tuyaux de poêle j'apercevais de mon cinquième étage, je lui répliquai naturellement : « Je vois la Bastille comme si j'y étais. » Le lendemain Mme la maréchale vint visiter ma mansarde pour me prouver tout l'intérêt qu'elle voulait bien me porter. Elle se plut tellement chez moi qu'elle y resta une grande heure, c'est-à-dire tout le temps de la promenade de M. le duc. En s'en allant, elle me pinça la joue et me donna deux beaux louis d'or tout neufs.

– Vieille folle ! gronda Fortune.

– Mais ce n'est rien, continua Muguette : Mme la maréchal ne put pas garder son secret auprès de ses bonnes amies. Elle était si contente et si fière qu'elle divulgua sa trouvaille. Je reçus une duchesse d'abord, qui vint m'apprendre que j'étais la première brodeuse de Paris, puis une présidente dont le bon cœur voulut connaître mes petites affaires.

Ce fut la présidente qui m'envoya un matin son tapissier avec cette bergère pour que je pusse prendre le frais commodément, le soir, à ma croisée : la bonne dame s'était fatiguée à rester trois quarts d'heure debout.

Maintenant on vient s'inscrire à ma porte. La première chose que fait M. le duc en montant sur son promenoir, c'est de regarder à ma croisée. Il est sûr de trouver là quelqu'un pour faire la causette par signes.

Il y en a qui veulent l'heure tout entière, les gourmandes ; quelques-unes se contentent d'un quart d'heure, et alors les autres attendent.

La plupart désirent être seules ; mais j'en ai vu venir deux à deux, trois à trois, et alors on rit ensemble, ensemble on pleure.

Avant-hier, je n'ai pu éviter un grand malheur : il y en a deux qui se sont battues, mais là, bien comme il faut, et plus vaillamment que les dames de la halle.

Fortune se mit à rire et dit avec admiration :

– C'est que tu racontes tout cela comme un ange ! Où diable as-tu pêché ton esprit, petite fille ?

– Pense donc, répliqua Muguette, toutes ces dames en ont à revendre. C'est leur état. Les moins huppées parmi celles que je reçois sont des comtesses. Si tu savais comme elles parlent bien par gestes. J'ai été voir une fois la pantomime auprès de l'église Saint-Laurent ; mais les comédiennes de là-bas ne sont que des apprenties à côté de mes duchesses. M. le duc, aussi, est devenu très fort ; il sait regarder le ciel et montrer du doigt les moineaux pour dire : «Je voudrais bien être libre comme eux ! » Il met la main sur son cœur admirablement et envoie des baisers par délices. Il a un mouchoir blanc bordé de dentelle pour essuyer ses yeux quand la conversation est attendrissante ; ses cheveux sont coiffés à la pleureuse, et sa chemise de fine batiste reste déboutonnée comme celle des condamnés qui vont avoir la tête tranchée.

Et, demanda Fortune, il ne t'a jamais adressé de signes, à toi ?

Non, répliqua la fillette qui devint sérieuse, mais…

Mais quoi ? dit vivement Fortune.

Muguette avait déjà pris son air mutin.

– Moi, murmura-t-elle, je suis trop peu de chose, et si j'avais jamais dû aimer une poupée de cire, ce que je vois ici m'en aurait bien guérie.

Fortune lui baisa les mains avec transport.

– Poupée de cire ! s'écria-t-il, corbac ! tu ne l'as pas manqué du premier coup ; ce Céladon banal est une poupée de cire, une poupée de sucre plutôt ! un bonbon qui se casse en petits morceaux et dont toutes les effrontées de Paris ont chacune une miette !

La jeune fille le regarda entre les deux yeux :

– Vous parlez comme un livre, mon cousin Raymond, dit-elle ; celle que vous aimez est heureuse, car vous devez avoir la vertu de constance.

Fortune rougit jusque derrière les oreilles.

– Toi, dit-il, tu as une manière de fixer les gens qui brûle comme un coup de soleil. La vertu de constance et toutes les autres vertus je les ai, tête-bleu ! ce n'est pas le mérite qui me manque. Mais voyons ! tu dois gagner des mille et des cents avec toutes ces pimbêches qui louent ta bergère à la minute ?

– Mes affaires ne vont pas mal, répondit Muguette d'un petit air modeste.

Si elles sont toutes aussi généreuses que Mlle la maréchale… commença Fortune.

– Il y en a qui donnent plus, interrompit la fillette, il y en a qui donnent moins. Je garde ma dignité et ne taxe personne ; mais l'un dans l'autre, ma bergère me vaut bien cinq ou six pistoles tous les jours.

– Et que fais-tu de tant d'argent ? demanda Fortune.

Muguette fut un instant avant de répondre. Ses paupières étaient baissées.

– Raymond, dit-elle d'un accent qu'elle n'avait pas pris encore, tu as parlé de Mme la comtesse et tu as parlé de Mlle Aldée, mais tu as oublié de t'informer d'elles. Voilà plus d'une heure que nous sommes ensemble, et j'attends ta première question.

– Je l'ai oublié, répondit Fortune, et ce n'est pas manque d'envie ; mais que veux-tu ? les choses tristes me font peur : c'est le courage qui ne m'est pas venu.

– Es-tu assez fort pour te lever ? demanda Muguette.

– Au fait, s'écria notre cavalier, je ne peux pas coucher ici. Comme le temps passe avec toi ! Voici déjà la brune qui tombe.

Le jour allait en effet baissant.

– Si tu te sens assez fort, reprit Muguette, lève-toi, je vais aller à la croisée pour te donner le temps de faire ta toilette.

Elle quitta son siège et se mit à la fenêtre où elle resta le dos tourné.

Fortune n'eut pas trop de peine à descendre du lit.

– Une meurtrissure à la jambe, dit-il, une égratignure à la poitrine, cela ne vaut pas la peine d'en parler. Sais-tu que tu as une taille de fée, Muguette ? les godelureaux du quartier doivent te conter bien des fadeurs… Bon ! tu ne réponds plus, te voilà qui rêves.

– Es-tu prêt ? demanda la jeune fille.

– Je mets le dernier bouton de ma soubreveste. Là ! Maintenant, je suis en grande tenue et je pourrais entrer à l'audience de M. le régent. Où vas-tu me conduire ?

– Pas bien loin, répondit Muguette, qui se retourna et marcha vers la porte.

En passant devant Fortune, elle le toisa d'un regard souriant.

– Il n'y a pas à dire, murmura-t-elle, tu es devenu un superbe cavalier.

Fortune se campa.

– Encore fait-il trop brun, maintenant, répondit-il, pour que tu puisses voir en détail ma tournure.

Muguette ouvrit la porte.

– Suis-moi, dit-elle, nous descendons.

– Pourquoi faire ? demanda Fortune un peu au hasard.

– Pour que tu saches, répondit la fillette, à quoi je dépense mon argent.

Elle prit les devants.

C'est à peine si son pas leste et gracieux effleurait les marches de l'escalier.

Elle descendit ainsi quatre volées et ne s'arrêta qu'au premier étage, devant une porte fermée.

Au lieu de frapper, Muguette tira une clé de sa poche et l'introduisit dans la serrure.

Fortune n'interrogeait plus. Il avait deviné. Son cœur battait et il avait un poids sur la poitrine.

Avant de pousser le battant de la porte, Muguette lui dit.

– Surtout ne fais pas de bruit. Vers le crépuscule du soir, Mme la comtesse s'assoupit toujours, et c'est le seul moment où Mlle Aldée puisse prendre un moment de repos.

Fortune gardait le silence : il avait froid. C'est lui-même qui nous l'a dit : les émotions solennelles lui faisaient peur.

La porte s'ouvrit. Muguette et lui entrèrent dans une pièce sombre, car à mesure qu'ils descendaient ils avaient trouvé d'étage en étage l'obscurité la plus complète, et ici là nuit était tout à fait venue.

Dans l'ombre, Fortune se sentit prendre par la main ; ils traversèrent, Muguette et lui, toute la largeur de la chambre. Une autre porte fut ouverte qui donna passage à une clarté.

Il n'y avait pourtant pas de lumière dans la seconde chambre où ils entraient ainsi, mais elle communiquait par une large baie avec une troisième pièce où une lampe de grande dimension brillait sur un guéridon sculpté.

Juste en face de la baie il y avait un lit de forme antique, autour duquel se drapaient de lourds rideaux tombant d'un ciel à baldaquin et relevés des deux côtés par des embrasses de bronze.

Ce lit supportait une forme immobile, couchée sur le dos et les bras en croix, parfaitement semblable à ces statues que l'on étend sur la pierre des tombeaux.

Muguette traversa la seconde chambre et Fortune la suivit, marchant sur la pointe des pieds.

C'était une femme qui était sur le lit. La lumière de la flamme effleurait obliquement ses traits qui étaient de marbre.

Nous avons parlé de tombeaux et de statues ; cette femme, qui avait la tête nue et posée dans le cadre de ses cheveux gris rigides, était bien vraiment une statue sur un tombeau.

Autour d'elle, la troisième chambre présentait une sorte de luxe suranné, mais grand et sévère.

Au pied du lit, il y avait une autre femme, assise ou plutôt demi couchée dans un vaste fauteuil, et dont la tête pâle se renversait parmi les masses d'une admirable chevelure noire.

Elle dormait. Les rayons de la lampe tombaient d'aplomb sur son visage qui était d'une merveilleuse beauté.

Elle dormait dans une pose accablée et comme découragée ; ses longs cils noirs tranchaient sur sa joue plus blanche que l'albâtre, et ses lèvres s'entrouvraient en un mélancolique sourire.

– Mme la comtesse ! murmura Fortune dont la voix tremblait ; Mlle Aldée.

Muguette et lui étaient arrêtés au seuil de la chambre.

Muguette lui toucha le bras et dit tout bas :

– C'est à cela que je dépense mon argent.