Où Fortune, déguisé en noyé, se présente chez une belle dame.

L'armée, qui se rangeait en bataille sous le vestibule, était ainsi composée : maître Magloire Séverin, gardien juré et greffier des écritures de la Morgue ; Françoise Jodelet, sa femme légitime ; Anne-Gertrude Séverin, sa sœur aînée, et Denis Museau, son valet.

Anne-Gertrude Séverin, qui était demoiselle à plus de cinquante ans qu'elle avait, s'était réveillée en sursaut au premier son de cloche ; elle avait appelé Magloire Séverin, son frère, qui avait secoué Françoise Jodelet laquelle gardait toujours dans la ruelle de son lit une gaule pour mettre un terme, vers 4 heures du matin, au sommeil de Denis Museau, le domestique.

Denis Museau avait allumé la chandelle.

Et la chandelle allumée avait éclairé quatre faces bouleversées, et si blêmes qu'elles s'étaient fait peur les unes aux autres.

L'armée sortit donc en bon ordre avec l'intention d'assommer ou de hacher tout mort qui se permettrait de bouger.

Arrivé sous le vestibule, Magloire dit d'une voix qui tremblait un peu :

– Je ne vois rien.

Et les autres, plus affirmatifs, répondirent :

– Il n'y a rien !

En effet, derrière la montre, la lampe sépulcrale éclairait l'immobilité la plus complète. Mais, en ce moment, la cloche de pitié tinta pour la troisième fois.

– J'ai vu remuer la corde ! s'écria Anne-Gertrude, dont les cheveux gris se hérissèrent sur son crâne.

– Il y a quelqu'un derrière la table, ajouta Françoise Jodelet, prête à s'évanouir.

Denis Museau dit en frissonnant de tous ses membres :

– Le mort du milieu manque !

Ces derniers mots portèrent au comble l'épouvante de l'armée. Il n'y avait pas à dire non ; le mort du milieu manquait.

– Il faut rentrer et se barricader, conseilla Françoise Jodelet. Mais Anne-Gertrude, qui était une fille de courage, s'écria :

– Mon frère Magloire, il s'agit de se montrer. Vous avez des ennemis et des gens qui souhaitent votre place ; faites les sommations voulues et procédons par la force.

Magloire n'hésita pas ; il était à la hauteur de ses fonctions.

– De par le roi, dit-il à haute et intelligible voix et en faisant sonner la crosse de son arquebuse contre le pavé, il est enjoint au mort du milieu…

Il s'arrêta, soupçonnant vaguement qu'il y avait peut-être quelque ridicule au fond de sa situation.

– Eh bien ! fit Anne-Gertrude.

– Denis, ordonna le gardien juré, introduisez la clef dans la serrure et que chacun se tienne prêt à faire son devoir.

Ce fut un instant solennel. Denis Museau ouvrit la porte de la Montre et ressaisit vivement son merlin. Magloire mit son arquebuse en joue.

Anne-Gertrude qui, comme elle le dit plus tard bien des fois, avait fait le sacrifice de sa vie, saisit sa broche à deux mains et la croisa comme une hallebarde, tandis que Françoise Jodelet, plus timide, se cachait derrière elle avec son inoffensif coutelas.

Rien ne bougea cependant à l'intérieur du caveau.

En ces moments suprêmes, la plus cruelle de toutes les souffrances, c'est l'attente. Le pauvre Magloire soufflait et suait.

Changeant de formule et laissant le roi de côté pour prendre son point d'appuis haut, il déclara :

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! « vade retro Satanas ! », où est le mort du milieu ?

Pour toute réponse, un silence complet et l'immobilité de la tombe.

Un accès de courage désespéré monta au cerveau de Magloire, il lâcha son arquebuse et mit l'épée à la main en criant :

– Il faut aller au fond de ce noir mystère, et voir ce qu'il y a derrière les tables. Qui m'aime me suive !

Il s'élança en avant, tournant autour de la table qui supportait le corps de maître Bernard ; Denis Museau fit le tour en sens inverse avec son merlin levé. Il ne restait auprès de la porte que les deux femmes.

Mais à ce moment la cloche de pitié se mit à carillonner à pleine volée, et le mort du milieu se leva de son haut, cachant sa figure derrière les grandes mèches de ses cheveux.

Magloire et Denis s'arrêtèrent l'un à droite, l'autre à gauche ; les deux femmes tombèrent sur leurs genoux en murmurant des patenôtres.

Le mort du milieu, cependant, doué d'une agilité vraiment surprenante, surtout si l'on considère l'état de décomposition déjà fort avancé où on l'avait laissé la veille, se pendit à la corde, prit du champ et passa par-dessus la table pour aller tomber auprès du seuil, qu'il franchit en poussant un cri de victoire.

Anne-Gertrude avoua depuis qu'elle ne s'y connaissait pas, il est vrai, mais que malgré les lambeaux, repoussants dont il était couvert, ce mort du milieu lui avait paru avoir la taille bien prise et la jambe agréablement tournée.

On le vit danser sur les pavés mouillés que brillantaient les rayons de la lune et enfiler le pont au Change, où il se perdit dans les ténèbres comme un vrai fantôme qu'il était.

Magloire Séverin était payé par le roi pour garder les cadavres du caveau de la Montre ; il ne peut moins faire que de s'élancer à la poursuite de ce défunt qui allait rendre ses écritures presque impossibles. Toutefois à la tête de sa famille fidèle, il traversa la place du Châtelet, le pont au Change et même une partie de la rue de la Barillerie ; mais, comme il n'avait point pris le temps de prendre ses chausses, il dut sonner la retraite dans la crainte de gagner un rhume.

Ils revinrent tous et rentrèrent dans le caveau pour chercher au moins les traces du mystérieux fuyard.

Là, une surprise nouvelle les attendait, deux surprises et même trois en comptant les habits de Fortune qui étaient éparpillés sur le sol.

Il n'y avait plus personne sur la table de pierre où gisait encore tout à l'heure feu l'inspecteur Bertrand.

Et le mort du milieu, qu'on avait vu sauter par-dessus la table, était paisiblement étendu sur le carreau, incapable assurément de se livrer à aucune gymnastique.

Le greffier juré et sa famille, après avoir refermé la Montre, rentrèrent dans la loge et passèrent le restant de la nuit à chercher en vain le mot de cette lugubre charade.

Pendant cela, notre cavalier Fortune courait les quai sous ses guenilles de spectre et regrettait déjà d'avoir pris tant de peines pour passer sur le ventre de l'armée Séverin. Il se disait : «Avec de semblables adversaires, je n'avais pas besoin de quitter mes habits ; et que faire dans Paris, à cette heure, sans un rouge liard dans la poche, avec les loques impures qui me couvrent le corps ?

Dix minutes auparavant, pour acheter la liberté, il eût consenti à voyager tout nu pendant une semaine ; mais nul d'entre nous n'est parfait, et Fortune se croyait en droit d'adresser les plus vifs reproches à son étoile, qui ne lui avait point conseillé de garder au moins ses chausses et sa chemise.

Son costume de noyé n'était pas cependant d'une scrupuleuse exactitude car il avait conservé ses bons souliers neufs qui permettaient d'aller grand train sur le pavé. La nuit était claire, mais il n'y avait personne sur les quais et Fortune comptait sur son fantastique accoutrement pour écarter les passants effrayés.

Il s'arrêta pour la première fois au bout du pont Saint-Michel, après avoir traversé la Cité tout entière ; il écouta pour savoir s'il était poursuivi. Derrière lui aucun bruit ne venait, et les alentours étaient si calmes qu'il pouvait entendre, le murmure de l'eau coulant sous le pont.

Vais-je tourner à droite ou à gauche ? se demanda-t-il.

À gauche, il y avait un refuge ; c'était le logis de Muguette. Si misérable que fût son accoutrement, Fortune était bien sûr de n'être point repoussé chez Muguette.

Et pourtant il ne tourna point à gauche et poursuivit sa course à grands pas dans la direction contraire.

– Corbac ! se disait-il en arpentant le quai, je suis le bienfaiteur de cette enfant là, c'est vrai, et je n'ai point à me gêner, je ne suis en vérité point vêtu selon les lois de la décence, et j'emporte avec moi l'odeur de ce caveau. Si je suis destiné à faire un jour ou l'autre cette folie de prendre femme il y a gros à parier pour Muguette, et je ne veut point qu'elle me voie jamais autrement que sous un aspect galant et même, s'il se peut, héroïque.

Il dépassa la tête du Pont-Neuf, à l'autre bout duquel une patrouille du guet chevauchait paisiblement en causant amour et politique.

Le guet fait songer aux voleurs. Fortune, nous devons l'avouer à son blâme, eut bien un peu l'idée de faire la chasse aux bourgeois attardés afin de conquérir au moins un costume.

Mais une pensée plus folle encore avait pris possession de son cerveau ; il s'était mis en tête de pénétrer chez Thérèse Badin, dont la demeure était désormais toute proche ; il avait même ébauché un plan, dont l'extravagante naïveté plaisait à son imagination.

Il comptait frapper bravement à la porte de l'hôtel coquet, acheté par la fille de Guillaume Badin, et traiter les valets de Thérèse comme il avait fait pour la famille Séverin.

La plume est lente, nous avons mis beaucoup de temps à raconter dans ses détails l'évasion de notre cavalier ; mais, par le fait, les événements avaient marché très vite, et quand Fortune arriva devant l'hôtel de Thérèse Badin, au coin de la rue des Saint-Pères et du quai, minuit venait de sonner à l'horloge des Quatre-Nations.

Fortune tourna bravement le coin de la rue, mais il s'arrêta interdit à la vue d'un beau carrosse arrêté à dix pas de lui.

Le cocher et le laquais de ce beau carrosse avaient quitté leurs sièges et s'entretenaient à la porte même de l'hôtel.

Fortune fit un coude et passa comme un trait, bien heureux de n'avoir pas été aperçu par cette valetaille. Il rôda un instant sur le quai, allant et venant, car il n'avait plus de but.

Derrière l'hôtel de Thérèse s'étendait un mur assez long, mais peu élevé, qui entourait un jardin pris, comme l'hôtel lui-même, sur les anciens terrains du Pré-aux-Clercs. Notre ami Fortune se dit après mûre réflexion :

– Il importe que j'entre par-devant ou par-derrière.

Et, prenant son élan, il fit un saut que n'eût pas désavoué le petit Bourbon lui-même. Ce saut, bien calculé, l'accrocha des deux mains au faite de la muraille, et, l'instant d'après, il retombait sur une plate-bande fraîchement labourée à l'intérieur du jardin.

C'était déjà quelque chose, Une fois là ; il n'avait plus à redouter la curiosité des passants.

Il pénétra sous une belle allée de tilleuls taillés et commença une promenade qui eût été fort agréable à deux, si le sort lui eût voulu rendre un pourpoint et des chausses.

Il se disait, toujours plein de sens dans ses réflexions :

– J'entendrai bien partir le carrosse, et il sera temps alors de prendre mes mesures.

Fortune quitta son allée de tilleuls et traversa le parterre pour se rapprocher de deux fenêtres éclairées.

Quand il fut en face des deux fenêtres illuminées, il vit sur l'une d'elles, dont les carreaux étaient doublés par une draperie en mousseline des Indes, deux silhouettes qui se détachaient comme une paire d'ombres chinoises.

C'était d'abord la taille d'une jeune femme svelte et hardie, c'était ensuite quelque chose de gros et d'informe qui pouvait bien être un homme chargé d'obésité.

– Il n'y a pas à dire, pensait Fortune, cette fille-là est belle à faire perdre la tête, et je la crois bonne par-dessus le marché. Mais qui donc est ce galant qui semble d'ici plus gros qu'un éléphant ?

Fortune devait attendre un peu la réponse à cette question indiscrète ; il eut le temps de faire plus d'un tour dans le parterre et de voir bien des fois la double silhouette grandir ou disparaître sur le rideau.

La dernière fois, le couple s'arrêta un instant tout près de la fenêtre. Thérèse se tenait droite et rejetait sa charmante tête en arrière ; le gros galant, au contraire, se courbait en deux, et sur la mousseline, le profil de son dos était rond, comme celui d'un ballon.

Fortune le vit qui prenait respectueusement la main de Thérèse et qui la portait à ses lèvres, je ne sais pas s'il fut jaloux, mais il jura un peu la mule du pape.

Après ce baise-main, la lourde silhouette du galant s'exagéra en tous sens pour disparaître définitivement.

Thérèse restait debout auprès, de la fenêtre.

Au bout d'une minute écoulée, Fortune put entendre le bruit de la porte cochère qui s'ouvrait puis se refermait ; il y eut quelques mots prononcés à haute voix dans la rue, et le carrosse roula au grand trot vers le Pont-Neuf.

C'était le moment. Fortune se rapprocha de la maison et lança son bouquet vers les carreaux. ; mais le bouquet, trop léger s'arrêta à moitié route.

– Thérèse ! appela Fortune.

Sa voix n'alla pas plus loin que le bouquet, car la silhouette s'éloigna des rideaux.

– La peste ! pensa notre cavalier ; il ne faut pourtant pas qu'elle s'aille coucher comme cela !

Et, sans plus de façon, il prit à ses pieds une pleine poignée de gravier, qu'il envoya dans les carreaux.

Presque aussitôt après, la fenêtre s'ouvrit et Thérèse parut au balcon.

Qui est là ? demanda-t-elle tout bas ; d'une voix ferme et exempte de frayeur. – C'est moi, le cavalier Fortune, répondit ce dernier. Thérèse murmura – Je pensais à vous. Elle rentra et la porte fut refermée.