Où Fortune trouve à qui parler dans la rivière.
Peu de temps auparavant, pendant que Fortune était chez maître Bertrand, une main timide avait soulevé le marteau de l'hôtel habité par Thérèse Badin, rue des Saints-Pères.
Un homme, vêtu de noir et si pâle que le portier l'aurait pris volontiers pour un pauvre honteux, n'ayant point mangé depuis la veille, demanda le cavalier Fortune.
– J'ai ouï parler d'un original qui porte ce nom-là, répondit le suisse, et Mlle Badin à donné l'ordre de le laisser entrer chaque fois qu'il se présentera, mais je ne sache pas que ce soit ici sa demeure. Pour le moment, d'ailleurs, il n'est pas à la maison :
– S'il revient, prononça le pâle jeune homme à voix basse, vous lui direz seulement mon nom : René Briand, et vous ajouterez que je pars pour un bien long voyage.
Il sortit.
Dès qu'il eut tourné les talons, le suisse haussa les épaules.
René Briand suivait le quai, pensif et la tête inclinée.
Il descendit sur la berge et gagna le bord de l'eau en face des Petits-Augustins.
Il regarda la rivière qui allait vite.
Il s'arrêta.
Le lieu était enfin propice. Il s'agenouilla et pria.
Cela dura longtemps parce que des souvenirs bien aimés lui arrivaient en foule et mettaient de la distraction dans sa prière.
L'instant après, l'eau s'ouvrait et se refermait sur lui.
C'était le moment où Fortune, revenant de souper avec maître Bertrand, traversait le Pont-Neuf pour regagner le logis de Thérèse. Si son attention n'avait point été attirée par la chasse à outrance que les archers de la Prévôté donnaient au fugitif inconnu, il aurait pu entendre dans le grand silence de la nuit, le bruit sourd que rendit l'eau en prenant le corps de René.
Volontairement ou non, tout homme qui plonge doit revenir à la surface. La maison où René avait passé son enfance était située sur le quai de Grève, à deux pas de la Seine, et René était bon nageur, comme presque tous les enfants des quartiers riverains.
Il fit un effort pour rester sous l'eau, mais la nature et l'instinct l'emportèrent : au moment de perdre connaissance, il se laissa flotter pour donner encore une gorgée d'air à ses poumons.
Il flottait au courant comme une épave, lorsqu'un cri de détresse parvint à son oreille.
Il rouvrit ses yeux qui allaient se fermant, et son regard rencontra, à moitié route du ciel, une maison blanche aux murailles de laquelle se jouaient les rayons de la lune et dont le toit se couronnait de grands arbres.
Une lumière brillait à la façade de cette maison, qui était celle de Thérèse.
René se retourna contre le courant et sa poitrine fit écumer l'eau.
– Il y a une créature humaine à sauver, s'était-il dit, et j'ai tout le temps de mourir.
Pour une âme douce et généreuse comme la sienne, le prétexte était bon, et je crois que cette lumière lointaine, aperçue à la fenêtre de Thérèse, venait en aide au prétexte.
René se mit à nager vigoureusement. Il ne gagnait pas beaucoup sur le courant, mais le courant devait lui amener celui ou celle qu'il avait la volonté de sauver.
Dès les premières brasses qu'il détacha, le bruit d'une seconde chute, qui avait lieu sous le Pont-Neuf, et précisément au même endroit que la première, vint étonner et lui donner à réfléchir.
La seconde chute fut suivie, après un court intervalle, d'un cri qui avait quelque chose de comique.
– Êtes-vous mort, mon camarade ? demanda-t-on bonnement.
Personne ne répondit, et la voix dit encore :
– Corbac ! me serais-je mouillé pour le roi de Prusse ?
En même temps, sur la berge, non loin du collège des Quatre-Nations, un bruit de pas et de conversation se faisait. René put entendre le grincement produit par la chaîne d'un bateau qu'on essayait de détacher.
La lune était sous un nuage. Quand ses rayons frappèrent la berge de nouveau, René put voir un groupe d'ombres qui s'agitait sur le bord.
Presque aussitôt après, le niveau de l'eau se souleva légèrement en avant de lui, et une tête apparut, voilée entièrement par de longs cheveux mouillés.
René saisit ces cheveux à poignée ; et commença à couper le courant de biais pour se rapprocher de la rive.
La vue de ces hommes qui mettaient à l'eau une barque le rassurait ; bien loin de l'effrayer, car il pensait que ces hommes deviendraient au besoin des auxiliaires.
Le bateau était loin encore, mais deux ou trois ombres s'étaient détachées du groupe et filaient silencieusement le long du bord.
– La mule du pape ! dit une voix à quelque vingt toises de René, pourquoi aviez-vous dit que vous ne saviez pas nager, mon camarade ? Vous voyagez dans l'eau comme père et mère !
– Que Dieu soit loué ! répondit notre jeune homme dont le souffle était déjà plus pressé ; ce pauvre malheureux se débat comme un diable, et vous arrivez à propos !
– Ah ! vous êtes deux ? s'écria Fortune. Voilà ce que j'appelle une drôle d'aventure ! Je suis bien certain de ne vous avoir point vu mettre à l'eau : preniez-vous donc un bain à cette heure de nuit, mon compagnon ?
René ne répondit rien.
– Aidez-moi, murmura-t-il seulement, depuis que je tiens sa tête hors de l'eau, il m'épuise par ses efforts.
Le fugitif, en effet, se débattait comme une demi-douzaine de démons.
– Eh bien ! répondit Fortune, remettez-lui la tête sous l'eau, cela le calmera.
Une demi-douzaine d'élans solides l'avaient rapproché, et il put, lui aussi, saisir aux cheveux le fugitif.
– Lâchez, dit-il, et faites un peu la planche pour vous reposer, car nous ne sommes pas au bout de nos peines.
– La rive n'est pas à plus de trente toises, répondit René.
– Ah ça, coquin ! s'écria Fortune qui se débattait avec le noyé, tu as donc la rage de me prendre par les jambes ? Je ne lâcherai pas, c'est sûr, mais je pourrai bien te ramener au bord assommé ou étouffé, si tu continues à faire le méchant.
Il plongea la tête du fugitif, qui cessa de se débattre, et il reprit en s'adressant à René :
– C'est juste, nous sommes bien près du bord, mais ne voyez-vous point ces oiseaux qui se glissent le long de la berge ? Le pauvre diable qui boit un coup en ce moment s'est jeté du haut du Pont-Neuf pour les éviter.
– Quelque prisonnier ! murmura René. Alors il nous faudra gagner l’autre rive.
– Et peut-être loin d'ici, car ils ont un bateau… Je crois qu'il est temps de donner un peu d'air au pauvre camarade.
Il souleva la tête du fugitif., À peine la bouche de celui-ci eut-elle dépassé le niveau qu'il éternua violemment et se remit à gigoter de plus belle.
– Quel enragé !…commença Fortune.
Mais il n'eut pas le temps de venir à la parade. Le fugitif lui noua ses deux mains autour du cou et l'étrangla de la belle manière.
Notre cavalier poussa un cri rauque et sa tête disparut à son tour sous le courant.
Il y eut une lutte courte, mais terrible, à la suite de laquelle Fortune reparut seul.
– Plongez ! s'écria-t-il. J'ai été obligé de lui appuyer le pouce au nœud de la gorge, sans cela nous étions perdus tous deux. Et le diable sait où nous allons le repêcher maintenant !
René disparut, Fortune le suivit, et pendant un instant, rien ne se montra à la surface de l'eau qui coulait silencieuse et rapide.
Au bout d'une minute, et comme la première fois, une tête chevelue souleva, puis perça le niveau.
C'était le fugitif qui secoua ses cheveux et cria d'une voix éperdue :
– À l'aide !
Le bateau avait quitté la rive et venait, conduit par deux archers armés de longues perches.
– Présent ! dit Fortune dont les doigts s'accrochèrent aux cheveux du fugitif, à l'instant où celui-ci allait de nouveau disparaître.
René se montra à quelques toises plus loin et cria :
– Gagnez au large ou le bateau va nous couper !
Le bateau avançait, en effet, poussé énergiquement par les deux percheurs.
– Ce gaillard-là, dit notre cavalier, a trente-six démons dans le corps, c'est clair, et je ne voudrais pas le perdre, parce que j'ai précisément besoin d'un bon diable pour mes affaires. Je crois, mon camarade, que nous allons être obligés de livrer un combat naval, car nous ne pourrons gagner ce bateau de vitesse.
– Le danger m'importe peu, répondit René, qui souriait tristement, mais je ne voudrais pas livrer ce pauvre malheureux à ceux qui le poursuivent.
– Rendez-vous, monsieur le chevalier, crièrent en ce moment les archers qui n'étaient pas à dix toises de distance.
– Tiens, tiens, dit Fortune, il paraît que nous tenons un chevalier ! Et c'est singulier, mon camarade, ajouta-t-il en s'adressant à René, il me semble que je connais votre voix.
Ils avaient tous les trois leur cheveux mouillés comme un voile sur le visage.
– Vous ne pouvez pas échapper, continua le chef de la Prévôté, et vous autre, mes drôles, pour vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, vous ferez un tour à la Conciergerie.
– Cela n'a rien d'impossible, grommela Fortune, et je veux être pendu si j'avais besoin de me jeter dans ce nouvel embarras !
Pour les suivre, le bateau fut obligé d'obliquer, et les perches se noyant de plus en plus finirent par perdre le fond.
Le bateau, qui n'était plus appuyé, s'en alla aussitôt à la dérive.
Ce fut un concert d'imprécations auquel répondirent les cris de victoire de Fortune, car René gardait le silence, et le fugitif avait la bouche sous l'eau.
– Vous en serez pendus, coquins ! hurla le chef des archers, vous avez détourné un prisonnier d'État !
– La peste ! dit Fortune, il paraît que ça en valait la peine.
– Au contraire, acheva l'homme de la Prévôté dont la voix s'éloignait, je vous promets vingt bonnes pistoles, si vous vous comportez en honnêtes gens et si vous nous rendez le chevalier de Courtenay !
– Corbac ! s'écria Fortune, qui éleva du coup la tête et les épaules du fugitif hors de l'eau, n'allons pas étouffer l'héritier de tant de royaumes ! Je savais bien que j'avais entendu cette voix-là quelque part.