Où Fortune prend un prince à son service
Thérèse était seule auprès de René. Elle prit sa main froide et la garda un instant entre les siennes. Un souffle faible passait entre les lèvres du pauvre jeune homme, et un nuage de fugitive rougeur semblait remonter à ses joues.
Au bout de quelques minutes, et comme si elle eût cédé à un irrésistible entraînement, Thérèse abandonna la main du malade et glissa ses doigts frémissants sous le revers de sa robe de deuil.
Elle en retira à demi un papier qu'elle repoussa comme si elle eût été prise par un mouvement de honte.
René entrouvrit les yeux et Thérèse se pencha au-dessus de lui, plus belle dans l'élan de compassion qui lui faisait battre le cœur.
– Eh bien ! par la corbleu ! disait pendant cela le petit Bourbon, qui dépêchait une tranche de bœuf rôti avec un plaisir sans mélange, j'aurais été chagrin d'achever mon repas sans vous, ami Fortune, et je suis ravi d'apprendre que notre compagnon de naufrage est en passe de retrouver la santé. Il a une jolie figure, ce garçon.
– Et le hasard fait, interrompit Fortune en prenant place à table, que son cas et le vôtre se ressemblent beaucoup, mon prince.
– Ah bah ! fit Courtenay d'un air distrait, un si petit bourgeois !
– Dieu me préserve d'établir aucune comparaison qui puisse blesser Votre Altesse Sérénissime, mais il se trouve que René Briand, fils d'un marchand du quai de la Grève, a le même rival en amour que ce descendant des preux, M. le prince de Courtenay.
– Le Richelieu ! s'écria le petit Bourbon ; mais, au fait, c'est juste, ce misérable héritier d'un faiseur de perruques a eu l'impudence de confondre dans la même gageure Mlle Aldée de Bourbon et la fille de Badin.
– N'oubliez pas, je vous en prie, dit notre cavalier, que vous buvez en ce moment le claret de la fille à Badin.
– Et il est bon, par la sambleu ! s'écria Courtenay. Quand la Providence m'aura remis enfin à ma place ; je promets bien de faire quelque chose pour cette charmante créature qui m'a donné si à propos l'hospitalité. Et quant à vous, Fortune, mon garçon, je n'y vais pas par quatre chemins : que j'aie jamais la chance de m'asseoir sur n'importe lequel de mes trônes, soit à l'Orient, soit à l'Occident…
– Soit au midi, soit au septentrion, poursuivit Fortune.
– Ne riez pas ! je vous campe des lettres de noblesse.
– Et vous me nommez premier ministre ?
– Non ! soyons donc sérieux ! je vous nomme grand écuyer de la reine.
– Qui aura nom ?
– Aldée, j'en fais serment sur ma foi de gentilhomme !
Fortune lui tendit la main d'un air rêveur.
Courtenay le regarda fixement.
– Répondez-moi, dit-il, Aldée a-t-elle quitté la maison de la cour de Guéménée ?
– Pas encore, répondit Fortune, et puisque vous voici revenu, j'espère bien que Mlle Aldée de Bourbon ne quittera la maison de la cour de Guéménée que pour aller au logis où elle sera dame et maîtresse.
Courtenay leva son verre et but gravement.
– Que Dieu vous entende, ami ! murmura-t-il, vous m'avez fait la plus grande peur que j'aie éprouvée en ma vie.
Fortune but à son tour et dit avec la même gravité :
– La peur n'est point de saison, mon prince, mais la joie serait également déplacée. Aimeriez-vous encore Aldée de Bourbon si Dieu la frappait d'une de ces maladies qui détruisent la beauté des jeunes filles ?
Courtenay se leva tout tremblant.
– Par le saint sépulcre ! s'écria-t-il, vous raillez-vous de moi, l’homme ! Il y a quelque chose que je veux savoir, sur l'heure, ce qui est arrivé à Mlle de Bourbon.
Fortune ne répondit pas tout de suite. Son regard calme et triste était fixé sur les traits bouleversés de Courtenay.
– Vous ne m'avez pas répondu, murmura-t-il : « Je l'aimerais encore, je l’aimerais davantage !
– Du fond du cœur, s'écria le chevalier, qui appuya sa main contre sa poitrine : Je l'aimerais toujours, je l'aimerais mille fois plus !
Fortune se leva à son tour.
– La peste fit-il, quel bijou de prince ! et comme il ferait bon risquer son cou à votre service, monseigneur !
« Holà ! marauds ! se reprit-il en ouvrant la porte du corridor, qu'on serve le café, et vite, Son Altesse n'a plus faim et veut causer un peu avant de dormir.
« Soyez tranquille, mon prince, dit Fortune enfin, mon plan vous sera expliqué tout au long quand il en sera temps. D'abord, pour que je sois heureux avec Muguette, il faut que notre belle Aldée soit hors de danger : je suis donc intéressé à ne pas laisser languir la besogne.
Courtenay vint s'asseoir dans le fauteuil que lui désignait Fortune, et notre cavalier, mettant brusquement de côté tout artifice de langage, lui rapporta, selon la vérité la plus scrupuleuse, tout ce qu'il avait vu au logis de Mme la comtesse de Bourbon.
Le seul détail passé par lui sous silence fut le secret de Mme la comtesse elle-même, qu'il n'avait ni le droit ni la volonté de révéler.
En apprenant le malheur d'Aldée, Courtenay garda un morne silence.
L'annonce de cette folie soudaine, qui avait frappé celle qu'il aimait ne lui arracha pas une parole ; mais deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
L'œil de Fortune, inquiet et curieux, l'examinait à la dérobée, car cette folie de la jeune fille était le paroxysme du mal d'amour, et l'amour d'Aldée n'allait point vers le chevalier de Courtenay.
C'était un bien autre prétexte d'inconstance que la maladie, supposée naguère par notre cavalier, la maladie qui détruit la beauté des jeunes filles !
Le cœur d'Aldée, cette fille noble et pure jusqu'à la sainteté, n'avait rien à faire en tout ceci : elle était victime d'un charme, comme les pauvres vierges de la Hongrie qui obéissent, dans la campagne d'Ofen, le long des rives du Danube, aux appels magiques des vampires.
– Cela ne change rien à mon dessein, dit Courtenay quand Fortune eut achevé, Aldée de Bourbon sera ma femme et je tuerai M. de Richelieu.
Notre cavalier se gratta l'oreille.
– Voici justement où le bas nous blesse, murmura-t-il d'un air assez embarrassé, je veux bien que M. le dut de Richelieu soit berné, soit bafoué, soit battu comme plâtre même et mieux encore s'il est besoin, mais je ne veux pas qu'on le tue.
Le petit Bourbon le regarda stupéfait ; il crut avoir mal entendu.
– Vous qui m'accusiez si amèrement de ne l'avoir point assommé ! murmura-t-il.
– Certes, certes, répliqua Fortune, mais que voulez-vous ? Il y a là une énigme dont je ne peux pas vous donner le mot. C'est à prendre ou à laisser. J'ai combiné tout un plan qui est immanquable et qui vous donnera la mesure de mon intelligence vraiment merveilleuse ; avec ce plan, nous débarrasserons notre route du Richelieu et, s'il plaît au ciel, nous guérirons notre chère Aldée. Voulez-vous m'écouter ? Quand j'aurai achevé, vous me direz franchement si vous acceptez mes conditions car, je vous le répète, c'est à prendre ou à laisser.
– Voyons votre plan, dit Courtenay.
Il s'installa commodément dans sa bergère, Fortune prit la parole.
Notre cavalier n'avait point exagéré, paraîtrait-il, les mérites de ce fameux plan qu'il méditait depuis le matin avec tant d'amour.
Courtenay l'écouta d'abord d'un air méfiant, à cause des clémentes intentions que notre cavalier venait de manifester fort inopinément à l'égard de M. le duc de Richelieu. Mais, à mesure que notre cavalier parlait, l'intérêt de Courtenay était plus vivement excité.
– Morbleu ! s'écria-t-il en se tenant les côtes, quand Fortune cessa de parler, vous êtes bien le plus joyeux drille que j'aie rencontré en toute ma vie ! Je vous promets de ne pas occire le Richelieu tout à fait puisque c'est dans le marché, mais, par la vraie croix ! il passera un mauvais quart d'heure !
– Alors, dit Fortune humblement, Votre Altesse daigne approuver les pauvres intentions de son serviteur ?
– Je vous ai refusé tout à l'heure un ministère, cavalier, répliqua le petit Bourbon, mais, vive Dieu ! c'est à réfléchir. Veuillez, le cas échéant, me rafraîchir la mémoire, car, avec un peu d'exercice, vous feriez un politique très sortable.
Fortune remercia sans rire et poursuivit :
– Il est bien entendu que, malgré l'abîme qui sépare un aventurier comme moi d'un vagabond tel que Votre Altesse, le commandement en chef de l'expédition m'est attribué.
– C'est convenu, répliqua Courtenay, et le mot vagabond n'a rien qui m'offense. J'ai beau errer, je suis toujours sur quelqu'un de mes domaines.
– Il est bien entendu, reprit Fortune, qu'une fois engagé, vous vous soumettez envers moi aux règles de la discipline militaire ?
– C'est convenu.
– Eh bien ! Altesse, je sonne le couvre-feu et j'ordonne que mon armée aille se mettre au lit. Demain matin, à la première heure, tout le camp sera sur pied et nous commencerons immédiatement les préparatifs de la bataille.
Quand le vent apporta les douze coups de minuit qui tombaient du clocher de Saint-Germain-des-Prés, tout était silence dans le petit hôtel de la rue des Saints-Pères. Fortune et son royal subordonné dormaient comme des bienheureux.
Il y avait pourtant une chambre qui restait éclairée, c'était celle où l'on avait déposé René Briand, le pauvre jeune malade.
Il était toujours étendu sur son lit, mais un rouge vif remplaçait maintenant la mortelle pâleur de ses joues. La fièvre le tenait.
Thérèse Badin restait assise à son chevet.
C'était maintenant Thérèse qui était pâle comme une morte.
À un mouvement que fit le malade en dormant, les yeux de la belle fille cessèrent de regarder le vide et se tournèrent vers le lit.
Un instant, son regard triste et doux s'arrêta sur le front de René.
– Mon père disait autrefois, murmura-t-elle : C'est celui que tu aimeras.
Elle ajouta après un silence :
– Mon père l'aimait.
Ses paupières battirent comme si intérieurement la piqûre brûlante d'une larme les eût touchées.
– Il est beau, dit-elle encore, et comme je serais adorée !
Ses belles mains écartèrent les cheveux qui couvraient le front de René. Elle se pencha sur lui comme si elle eût voulu, dans sa compassion tendre, lui donner un baiser.
Mais ce mouvement fit tomber de son sein un papier qui tomba sur la couverture.
Elle se releva vivement et ce fut le papier qui eut le baiser frémissant de ses lèvres.
Le papier satiné et musqué contenait ces mots :
« M. le duc de Richelieu attendra la belle des belles demain soir, à sa maison de la Ville-l'Évêque. Le deuil de Mlle Badin ne peut être un obstacle, car elle sera seule avec M. le duc de Richelieu. »
Thérèse, après avoir lu ce billet, se laissa retomber dans son fauteuil et mit sa tête entre ses mains.
– René ! murmura-t-elle, pauvre ami, sa sœur aussi est morte ensorcelée !