Où Fortune obtient des renseignements sur M. le duc de Richelieu.
La Pistole n'était pas un chevalier. La vue de cet homme pâle, habillé de deuil des pieds à la tête, cachant un couteau et jetant sur Fortune un regard tout flamboyant de haine, augmenta manifestement le désir qu'il avait de rejoindre son oncle Chizac-le-Riche.
Il prit congé avec une certaine précipitation, mais son dernier mot fut celui-ci :
– J'ai du regret à vous quitter, mon compagnon, et j'aurais du plaisir à vous revoir. Promettez-moi seulement que vous vous abstiendrez de faire la cour à ma scélérate de femme.
Fortune lui rit au nez et s'écria :
– La mule du pape ! pour qui me prends-tu, mon garçon ? Ta femme a-t-elle quatre chevaux pour traîner dans un carrosse ? Non pas, non pas, je ne lui ferai point la cour, et si cela peut te garder en joie, je te le jure sur mon étoile !
La Pistole remercia et descendit aussitôt à grands pas vers l'Hôtel de Ville.
Il fut obligé de siffler par trois fois le chien Faraud qui semblait s'éloigner de Fortune avec répugnance.
Celui-ci pensait :
– Il n'y a pas jusqu'aux bêtes qui ne s'attachent à moi ! On dirait que l'ai un talisman dans ma poche !
La journée n'était pas encore très avancée ; quand Fortune arriva à l'extrémité de la grande rue Saint-Antoine, deux heures sonnaient au clocher de Saint-Gervais.
Il tenait à la main avec ostentation le bouquet lancé par la portière du beau carrosse et le flairait chaque fois qu'une femme passait à droite ou à gauche.
Presque toutes les femmes qui le croisaient ainsi, avaient pour lui des regards d'admiration, d'effroi ou de surprise.
C'étaient pour la plupart des grisettes ou des petites bourgeoises, et Fortune leur accordait juste l'attention qu'elles méritaient.
Il y avait sur le pavé une grande quantité de curieux, parmi lesquels on distinguait nombre de bourgeois et même quelques gentilshommes ; presque toutes les fenêtres des maisons, surtout du côté droit, étaient ouvertes et allaient se garnissant de têtes curieuses.
Les femmes s'y montraient en grande majorité.
Il pensa tout bonnement qu'il y avait là quelque fête préparée ou que quelque grand personnage allait descendre la rue Saint-Antoine, venant du château de Vincennes ou de la Bastille.
Ce qui fortifia en lui cette opinion, c'est qu'un assez bon nombre de carrosses de la plus noble espèce étaient rangés aux environs de la forteresse et qu'à chaque instant il en arrivait d'autres.
Les balcons eux-mêmes se décoraient ; on y tendait des tapisseries, on y suspendait des guirlandes de fleurs.
Il se disait :
– La dame au bouquet est peut-être là-bas avec les autres. Je n'ai pas promis sous serment d'être fidèle à cette piquante Delaunay et à ma belle Thérèse. Je dois bien garder à la joue quelque trace de plâtre, et vive Dieu ! quand je sortirai des mains du frater, je veux que toutes les dames de Paris me suivent comme si j'étais le berger de leur aimable troupeau !
Un énorme plat à barbe en cuivre se balançait à la porte d'une échoppe au coin de la rue Saint-Paul.
Il entra chez le barbier le cœur gonflé d'espérance et de joie.
– Ça, dit-il en jetant son chapeau à la tête du maître de la maison qui l'attrapa au vol respectueusement, que tout le monde s'occupe de ma personne ! Mes minutes valent de l'or, il faut que, dans un quart d'heure, je sois le gentilhomme le plus galamment coiffé de la cour.
– Monseigneur, répondit le frater, vous ne pouvez pas mieux tomber. C'est moi qui vais tous les matins à la Bastille trousser M. le duc de Richelieu.
Le drôle mentait effrontément ; il n'avait jamais vu le duc de Richelieu, sans cela il eût parlé autrement au cavalier Fortune.
– Oui-da ? fit celui-ci, j'ai ouï causer dans mes voyages de ce duc de Richelieu qui est, à ce qu'on prétend, la coqueluche de Paris. Est-il plus beau fils que moi à ton idée ?
Il se tenait campé devant le frater, tendant le jarret, élargissant sa poitrine et souriant d'un air victorieux.
– Cela dépend des goûts, répondit-il en manœuvrant sa savonnette ; je vous comparerais volontiers à Adonis, monseigneur, mais le duc de Richelieu… Ah ! le duc de Richelieu !
Il y avait une telle emphase dans ce nom ainsi prononcé que Fortune, jaloux ; fronça le sourcil.
– Appelle ton monde, ordonna-t-il, tout ton monde ! J'ai l'habitude d'avoir plusieurs valets autour de moi.
La figure du barbier s'allongea.
– Monseigneur, répliqua-t-il, depuis le château de la Bastille jusqu'au Palais-Royal, vous ne trouverez pas de maison mieux montée que la mienne, mais nous vivons dans un singulier temps. Mon premier valet m'a quitté parce qu'il est devenu millionnaire en deux semaines à l’Épée-de-Bois ; mon second valet a été nommé barbier en chef d'un roi sauvage qui habite les bords du Mississippi, et il a emmené avec lui ma femme ; mon troisième valet s'est pendu à la grille d'un hôtel de la rue Quincampoix. Les quatre autres sont présentement en ville, à l'hôtel de Carnavalet, à l'hôtel de Lamoignon, à l'hôtel de Sully et à l'Arsenal, accommodant les dames pour la promenade de M. le duc.
– Quel duc ? demanda Fortune, dont la joue était blanche de savon.
– Comment ! quel duc ? répondit le frater. Il n'y a qu'un duc, M. le duc de Richelieu.
– Tu m'as dit tout à l'heure qu'il était à la Bastille.
Au lieu de répondre, le barbier passa lestement son rasoir sur la peau de sa main et murmura :
– On voit que monseigneur vient de la province.
– Je viens d'Espagne, dit Fortune, et quand on s'occupe des affaires de l'État, vos petits cancans parisiens ne font pas plus d'effet à l'oreille que des bourdonnements de mouches.
Le barbier lui prit le nez délicatement pour tendre la peau et assurer la manœuvre du rasoir.
– J'avais bien deviné, dit-il avec un grand sérieux, que monseigneur était pour le moins ambassadeur.
Fortune, qui n'osait ouvrir la bouche, fit un grave signe d'assentiment.
– Cela se voit, dit le frater, je connais, Dieu merci, mon monde, ayant l'honneur de soigner M. de Cadillac, M. de Brancas et M. de la Grange-Chancel, le poète qui m'a appris à faire des vers. Veuillez ne point bouger monseigneur, voici ma dernière chanson, elle est sur l'air des Pendus :
Lundi, j'achetai des actions,
Mardi, je gagnai des millions,
Mercredi, j'arrangeai mon ménage,
Jeudi, je pris un équipage,
Vendredi, je fus au bal,
Et samedi à l'hôpital !
Le barbier lâcha le nez de Fortune qui respira bruyamment.
– Je vois que tu n'aimes pas M. Law, dit-il.
Le barbier faisait mousser son eau de savon avec fureur.
– C'est lui qui m'a pris mon premier valet, répliqua-t-il, mon second valet, ma femme, mon troisième valet et mes économies ! Ah ! il y en a contre lui des chansons !… Tendez votre joue, je vous prie… Voici le pont-neuf de l'abbé Genest qui confesse Mme la duchesse du Maine :
Ce parpaillot, pour attirer
Tout l'argent de la France,
Songea d'abord à s'assurer
De notre confiance ;
Il fit son abjuration,
La faridondaine, la faridondon,
Mais le fourbe s'est converti, Biribi,
À la façon de Barbari, mon ami…
– La mule du pape ! gronda Fortune, complètement rasé, Mme la duchesse a là un bien agréable confesseur ! Mais, dis-moi, l'ami, voici la foule qui augmente dans la rue, comme si nous étions au jour de la Saint-Louis ; j'ai vu des fleurs et des tentures aux fenêtres : quelle fête va-t-on célébrer aujourd'hui ?
Le frater, qui passait le peigne dans la belle chevelure de Fortune, repartit :
– Je l'ai déjà dit à monseigneur, c'est la promenade de M. le duc.
– Le duc de Richelieu vient se promener jusqu'ici, prisonnier qu'il est à la Bastille !
– Non pas, s'il vous plaît, monseigneur ; mais tous les jours, à la même heure, M. le duc vient un instant prendre le frais au haut des tours, accompagné du sieur Launay, le gouverneur ; et, depuis deux semaines que cela dure, les dames de la cour et de la ville, qui sont folles de M. le duc, ont pris la coutume de venir se promener dans la rue Saint-Antoine afin de l'admirer et de lui envoyer leurs hommages.
– Ah ça ! ah ça ! s'écria Fortune humilié dans ses prétentions à l'égard du beau sexe, vas-tu me faire croire que ce duc de Richelieu ait dans Paris assez d'amoureuses pour remplir la grande rue Saint-Antoine !
– Monseigneur veut-il être parfumé au benjoin ou à la tubéreuse ? demanda le barbier.
Puis il continua :
– On a compté dans l'après-midi d'hier quatre-vingt-un carrosses et cent soixante-neuf dames, dont trois princesses, treize duchesses, vingt-quatre marquises, je ne sais plus combien de comtesses et deux demoiselles de l'Opéra ! Les vicomtesses et les baronnes passent pardessus le marché, et quant aux bourgeoises, vous avez dû les voir à leurs fenêtres.
– Mais c'est prodigieux ! dit Fortune avec abattement ; je donnerais un de mes châteaux pour me rencontrer avec ce duc l'épée à la main !
Pendant que Fortune se faisait arranger le poil, l'aspect de la rue avait complètement changé.
C'était l'heure de la fête, il y avait une véritable émeute de carrosses.
De l'église Saint-Paul au coin de la rue des Tournelles, les carrosses étaient échelonnés, et comme on voulait voir, mais surtout se faire voir, le suprême bon ton était d'abandonner les coussins de l'intérieur pour s'asseoir en grande toilette aux lieu et place du cocher.
Cela faisait le plus bizarre effet du monde.
Le pavé de la rue était littéralement couvert de curieux, de badauds et de galants, car le culte de Richelieu n'excluait pas du tout les autres intrigues.
D'ordinaire on arrivait, on se montrait, les mouchoirs jouaient, les écharpes faisaient des signaux ; puis, quand l'astre avait disparu, on s'en retournait.
Mais aujourd'hui il y avait dans la fête une fièvre tout à fait inaccoutumée ; on causait bruyamment d'un carrosse à l'autre ; et le trouble grandissait jusqu'à ce point que quantité de belles dames, portant les noms les plus flamboyants de la monarchie, allaient et venaient de portière en portière, mettant pour la première fois leurs pieds immaculés dans la boue.
Une grande nouvelle courait, rendue vraisemblable par ce fait que M. le duc de Richelieu n'avait point paru aujourd'hui sur le rempart à l'heure accoutumée.
On avait pensé d'abord que M. le duc pouvait être malade et tous les cœurs s'étaient serrés sous l'étoffe éblouissante des corsages ; mais bientôt Mme de Sabran avait dit à Mlle de Nesle, qui l'avait répété à Mme de Polignac, que M. le duc s'était évadé à l'aide d'une corde à nœuds, déguisé en compagnon maçon.
C'était tout simplement absurde : les prisonniers de la catégorie à laquelle appartenait le duc de Richelieu ne s'évadent jamais.
Mais M. le duc de Richelieu avait amplement le droit de tenter une absurde équipée.
Les détails venaient à l'appui du fait principal : Mme la duchesse de Berry, fille de M. le régent, apprit à Mlle de Valois, sa sœur , que ce cher et malheureux jeune homme s'était blessé à la jambe en tombant.
Il boitait. Richelieu était boiteux ! C'était à renier la justice céleste.
Mlle de Charolais, fille du prince de Condé, menaçait de son joli poing l'injuste Providence ; la maréchale de Villars, la belle Goëzbriant, Mme de Parabère, Mlle Émilie et la Souris, deux filles de l'Opéra que Philippe d'Orléans avait mises à la mode, s'agitaient, discutaient, se mêlaient en un désordre épileptique.
Ce jour-là, les distinctions de castes furent effacées, les haines tombèrent et le pavé fangeux de la rue Saint-Antoine reçut les larmes des duchesses avec celles des bourgeoises.
Tout à coup un grand cri s'éleva, un cri aigu et harmonieux à la fois, un cri de passion, un cri d'ivresse.
Il sortait à la fois de cent bouches, roses naturellement ou par l'effet de la peinture.
– Le voilà, c'est bien lui ! et voyez comme il boite ! le voilà ! le voilà ! le voilà !
C'était notre ami le cavalier Fortune qui sortait de chez son barbier.