Où Fortune fait la connaissance de Guillaume Badin et de Chizac-le-Riche.
Au moment où Fortune parvenait à s'introduire dans la salle commune du cabaret des Trois-Singes, l'animation était au comble. Un quintuple rang de joueurs entourait une table revêtue d'un tapis abondamment souillé où se taillait un lansquenet.
Cette table occupait à peu près le milieu de la salle.
À droite, en entrant, une seconde table, où deux joueurs seulement faisaient une partie de piquet royal, était aussi fort entourée.
Le reste de la salle était rempli par des guéridons où les hommes et les femmes buvaient pêle-mêle, jouant, riant et causant.
Les femmes étaient généralement jeunes et jolies, jouaient gros jeu et payaient argent comptant.
Partout où plus de vingt créatures humaines se trouvent réunies, il y a un roi et il y a le compétiteur de ce roi l'homme que le roi étouffera ou qui détrônera le roi. Le roi était ici l'un des joueurs de piquet, gros homme d'une quarantaine d'années, constitué fortement, très brun, très pâle, un peu triste et affecté de cette névrose qu'on appelait alors des vapeurs, et qui depuis change de nom toutes les semaines.
C'était, ne vous y trompez point, le sieur Chizac en personne, Chizac-le-Riche, qui avait abandonné les tripots Quincampoix pour favoriser sa rue.
Le compétiteur du roi était assis au centre de la table du lansquenet. Il tenait la banque en ce moment, et avait devant lui une véritable montagne d'or, d'actions et de bons de caisse.
C'était un homme entre deux âges et qui penchait déjà vers la vieillesse. Ses cheveux rares bouclaient autour d'un grand front : les musiciens ont souvent de ces têtes en apparence puissantes, mais qui dégagent je ne sais quelle impression vide et vague. Ce grand front parlait de génie ou de folie.
Les yeux étaient creux, les prunelles étincelantes ; il y avait des plaques rouges aux pommettes des joues.
Le premier mot que Fortune entendit prononcer fut le nom de cet homme.
– Neuf fois ! répétait-on à la ronde, Guillaume Badin a passé neuf fois !
Et Guillaume ajouta lui-même d'une voix fiévreuse, en s'adressant à Chizac-le-Riche :
– Entendez-vous ? patron, neuf fois ! Mettez dans mon jeu, j'ai de la corde de pendu…
Chizac répondit bonnement à travers la foule qui écoutait :
– Profitez de votre veine, moi voisin : moi, j'ai perdu aujourd'hui une vingtaine de mille livres et j'ai bien peur de finir à l'hôpital.
Il y eut dans le cabaret un bruyant éclat de rire.
– Entends-tu, Guillaume, crièrent les perdants, Chizac se moque de toi ! Tu pourrais bien gagner pendant douze mois ; au bout de l'an, Chizac te mettrait encore dans sa poche !
Guillaume Badin donna un coup de poing sur la table.
– Faites votre jeu, dit-il brusquement, il y a 6 400 louis. Rira bien qui rira le dernier.
– Je fais un écu, voisin, dit Chizac, pour vous payer ma tasse de café et mon petit verre de liqueur des îles.
– Patron, répliqua Guillaume, voilà qui n'est pas bien, vous arrêtez le jeu.
Et, en effet, c'est à peine si l'on put couvrir une centaine de louis, quoique Fortune eût jeté bravement sur le tapis sa première mise de cent pistoles – pour la dot.
Guillaume Badin tourna ses cartes avec mauvaise humeur en disant :
– Je ne devrais pas jouer pour si peu, mais je suis chez moi et je ne veux mécontenter personne.
La voix placide de Chizac lui répondit encore :
– Voilà quinze jours de cela, voisin, vous auriez vendu votre âme au diable pour ces deux mille quatre cents livres.
– Toi, grommela Badin entre ses dents, avant deux mois d'ici je veux te faire l'aumône.
– Gagné ! s'écria-t-on, encore gagné !
– C'est 6 300 louis que je perds ! fit Badin exaspéré. Allons, 200 louis au jeu !
Fortune attirait déjà cent autres pistoles, quand le roi Chizac se leva et dit :
– Voisin, je fais banco. Il est temps de vous aller coucher.
Il ajouta en mettant 4 800 livres sur la table :
– C'est juste le loyer annuel de votre alcôve.
Quoique ce fut là un bien misérable coup au point de vue de la somme risquée, il se fit un grand mouvement dans la salle ; la cohue des assistants, aussi bien les femmes que les hommes, se massa autour du tapis vert.
D'un geste saccadé, Guillaume Badin fit le jeu.
Cela fut long.
Avant d'amener, il épuisa presque tout un paquet de cartes.
Et l'on disait à la ronde :
– Le roi pour Chizac.
– Le valet pour Guillaume Badin.
– Le roi est bon !
– Le valet vaut de l'or !
Guillaume avait la sueur au front, Chizac souriait.
– Gagné ! cria tout à coup la cohue. Encore gagné !
Guillaume Badin repoussa son siège.
– Hein, patron ? fit-il avec triomphe, je vous avais bien dit de mettre dans mon jeu !
Chizac n'avait point perdu son sourire, mais le tic de sa bouche allait et son sourire tournait un peu à la grimace.
– Il n'y a pas à dire, murmura-t-on dans les groupes, si Chizac y allait de franc jeu comme Guillaume Badin, Guillaume Badin aurait Chizac !
– Patron, dit encore Guillaume, j'ai sommeil et je vais me coucher, selon votre conseil. Suivez le mien : la veine est ici, je vous vends ma banque pour mille pistoles.
– Voici, répondit Chizac, grand merci de votre offre, mais je n'ai plus besoin de gagner pour vivre.
Une voix haute et claire s'éleva qui domina tous les grondements de la salle.
– J'achète la banque, disait-elle.
C'était uniquement notre ami Fortune qui jetait par la fenêtre plus des deux tiers de son avoir, en joueur émérite qu'il était, pour acquérir un peu de fumée.
Guillaume Badin se mit sur ses pieds, regarda Fortune et le salua d'un geste courtois.
– Mon gentilhomme, dit-il, je n'ai jamais eu le plaisir de me rencontrer avec vous, mais je connais mon monde. Ce que l'on vend à celui-ci, on est trop heureux de l'offrir à celui-là. Si vous vouliez accepter ma banque cordialement comme je vous l'offre, je resterais votre débiteur.
Chizac tourna le dos et regagna sa place à la table de piquet. Sa royauté recevait là un rude coup.
Fortune pensait :
– Le père est aussi brave que la fille est belle.
– La mule du pape ! reprit-il tout haut, je vous tiens pour un galant homme, maître Badin, et j'accepte votre offre.
– J'en ai tant vu passer ! disait cependant Chizac qui avait repris sa place au milieu de ses fidèles. Quand ils sont au sommet de la roue, ils font les insolents, mais la roue tourne, la roue qui les a pris par terre et qui les y remet.
Guillaume Badin avait étalé son mouchoir sur la table de lansquenet ; il mettait dedans à poignées son argent et ses valeurs.
– Voilà une soirée de cent mille écus pour le moins autour de lui.
Guillaume noua les quatre coins de son mouchoir.
– À l'Épée-de-Bois, répondit-il, j'aurais gagné plus d'un million ; mais patience : le cabaret des Trois-Singes n'a encore que quinze jours de vie. Dans quinze autres jours il aura mis bas toutes les concurrences.
– Et seras-tu encore le maître des Trois-Singes dans quinze jours, Guillaume-la-Viole ? demanda une voix de femme. Ta fille a perdu la tête et tu n'as jamais eu de cervelle.
La voix appartenait à une grosse bourgeoise chargée de falbalas, qui pouvait compter une cinquantaine d'années et qui trinquait avec un garde-française de vingt-cinq ans.
– Tiens ! fit-on de toutes parts, c'est la marquise de la Casserole. Elle a changé son canonnier !
La marquise de la Casserole jouissait d'une certaine renommée. Elle avait été la cuisinière du traitant Bas-froid de Montmaur ; mais au lieu de jouer à la grande dame comme la plupart des servantes enrichies, qui donnaient le spectacle aux enfants de la rue et se ruinaient en quelques semaines, elle avait placé son gain solidement et n'employait que son revenu à traiter les deux seuls régiments qui eussent le don de lui plaire : les canonniers et les gardes-françaises.
L'apostrophe risquée par la marquise de la Casserole atteignit un certain Chizac-le-Riche, mais celui-ci était véritablement bon prince ; il répondit lui-même :
– Guillaume Badin se formera. C'est encore un enfant, quoiqu'il ait la tête grise.
– Merci, patron, dit l'ancienne basse de viole d'un ton de bonne humeur.
Il souleva en même temps son paquet pour débarrasser le tapis, car les joueurs commençaient à s'impatienter autour de la table.
– Mes enfants, dit Guillaume Badin, dont les yeux étaient gros de sommeil, car il y avait plus de douze heures qu'il jouait sans désemparer, continuez votre partie. Les garçons de mon cabaret des Trois-Singes ont le mot et doivent, comme c'est la coutume, ne rien refuser aux joueurs décavés. C'est bien le moins qu'on soupe avant d'aller à la rivière : donc, bon vin et bonne chère gratis, à discrétion, pour tous ceux qui n'auront plus une pistole en poche. Amusez-vous comme des anges, et à demain matin.
En se dirigeant vers la porte il ajouta :
– Bonsoir, patron, sans rancune.
Et Chizac répondit :
– Sans rancune, Guillaume.
Après avoir franchi le seuil de son cabaret des Trois-Singes, Guillaume Badin n'eut pas beaucoup de route à faire pour gagner sa chambre à coucher : il lui suffit de traverser la rue étroite en directe ligne.
Juste en face du cabaret se trouvait un battant de chêne si bas qu'il ressemblait à l'entrée d'une cave. Guillaume introduisit une clé dans la serrure abondamment rouillée et le battant tourna sur ses gonds en grinçant.
Guillaume avait à la main une petite lanterne qu'il plaça sur un billot, à côté du misérable lit de sangle qui lui servait de couche.
Ce trou ; qu’il payait à raison de 400 livres par mois, n`avait pas d’autres meubles que le billot et le grabat.
Dans le quartier Quincampoix, à l'époque où nous sommes, tous les loyers atteignaient des proportions pareilles.
Le luxe ne pénétrait point de ce côté. C'était un champ de bataille. On prenait son luxe ailleurs, un luxe effréné parfois, mais ici, à la guerre comme à la guerre.
D'ailleurs la richesse était tombée à l'improviste et comme une douche sur les épaules de ce pauvre Guillaume Badin. Il en était encore tout ahuri et n'avait pas eu le temps de s'acheter une chaise.
Il mit son mouchoir, qui contenait une fortune, sur un tas d'or et de valeurs placés entre le billot et le lit, par terre, puis il se jeta sur son lit tout habillé après avoir éteint la lanterne.
Trois minutes après il ronflait…
Dans le cabaret, le jeu avait repris ainsi que les libations ; il était encore de bonne heure, et la cohue tendait plutôt à s'accroître qu'à diminuer.
Fortune tenait la banque.
Fortune avait son étoile ; le lecteur n'a pas pu concevoir l'ombre d'un doute sur le résultat de la partie : les gens qui ont une étoile perdent toujours.
Le métier de leur étoile est de les relever quand ils tombent et de jeter une botte de paille entre eux et le pavé qui leur casserait le cou.
Mais la veine de Guillaume Badin était si robuste qu'elle commença par combattre l'étoile de notre cavalier. Son point de départ était 400 louis, somme égale à la dernière rafle de Guillaume ; il gagna cinq ou six fois de suite, et, comme il était superbe joueur, la galerie donna assez bien.
La marquise de la Casserole jeta sur le tapis une centaine d'écus, en regrettant tout haut que ce beau fils n'appartînt pas à l'un de ses deux régiments.
À la sixième passe, malgré quelques défaillances de la part des pontes qui s'effrayaient de la veine, Fortune avait devant lui environ 140 000 livres.
C'était une dot, une pauvre dot à la vérité pour la cousine d'un roi, mais enfin c'était une dot que plus d'un gentilhomme honnête et modeste eût acceptée.
Fortune songeait à cela pendant que le jeu se faisait lentement et petitement devant lui.
Il se disait, en voyant les sommes que ses adversaires déposaient comme à regret sur le tapis :
– Si seulement on me tient une soixante de mille livres, je gagne et je m'en vais.
Il avait réglé après mûre réflexion la dot de cette jeune fille si belle et si pâle, Mlle de Bourbon, à la somme de 200 000 livres.
Une bouffée de sagesse avait passé dans sa tête folle ; une fois gagné ce dernier coup, il était bien déterminé à ne point abuser de la veine et à quitter la place.
Mais le jeu ne se faisait pas.
– Il y a vingt-cinq mille livres, dit un ponte impatient ; on ne fera rien de plus ; allez, pour vingt-cinq mille livres.
En ce moment, Chizac-le-Riche se levait de son fauteuil, le seul qui fût dans le cabaret, et annonçait l'intention de se retirer.
C'était maintenant un homme sage.
Selon son impression, il n'avait plus besoin de gagner pour vivre, et il dormait ses grasses nuits.
En se dirigeant vers la porte, escorté par ses vassaux respectueux, il arriva en face du tapis vert et s'arrêta pour jeter à la partie un regard insouciant.
Plus d'un parmi nos lecteurs aura pu s'étonner de ce que cette ressemblance, si féconde jusqu'ici en quiproquos et en aventures, la ressemblance de Fortune avec un grand seigneur qui était la coqueluche de Paris, eût cessé tout à coup de produire ses effets ordinaires. Personne, depuis l'entrée de Fortune au cabaret des Trois-Singes, n'avait manifesté à son aspect la moindre surprise ; C'est que les joueurs forment un peuple à part, qui ne voit rien en dehors du jeu, et qui, en dehors du jeu, ne connaît rien.
Les yeux de Fortune et ceux de Chizac se rencontrèrent ou plutôt se choquèrent. Chizac trouva peut-être insolente la beauté de ce jeune homme dont le regard franc et hardi ne se baissait point devant le sien.
– Faites-vous le jeu, bonhomme ? demanda-t-il d'un accent provocant.
Il y eut dans la salle commune un murmure scandalisé que coupèrent quelques rires.
Chizac ouvrit tout grands ses yeux mornes et prononça ce seul mot :
– Banco !