Où Fortune parle raison avec Muguette.
Muguette et Fortune étaient revenus sur leurs pas ; ils s'assirent tout les deux sur un lit de camp, dans la chambre d'entrée dont Muguette avait refermé la porte et où elle venait d'allumer un flambeau.
Cette pièce contrastait par sa nudité complète avec celle où Mme la comtesse de Bourbon et sa fille Aldée reposaient.
À part le lit de camp, il n'y avait pas même un siège.
Fortune tenait dans ses mains les deux mains de Muguette, et il avait les yeux mouillés.
– Quel bon petit cœur ! murmurait-il ; quelle chère petite âme ! C'est toi qui as fait ce que j'aurais dû faire.
– N'est-ce pas comme si tu l'avais fait ? répondit Muguette. C'est toi qui m'as donnée à elles.
– Corbac ! s'écria Fortune, c'est pourtant la vérité, et ce jour-là je leur ai fait un joli cadeau, ou que le diable m'emporte !
Il forçait la dose ordinaire de ses jurons pour cacher l'émotion profonde qui le tenait.
– Voilà quinze jours, reprit Muguette, tout le reste de la maison était nu et froid comme ici ; nous l'avions louée sans savoir comment nous pourrions la payer. Tu vois bien que le duc de Richelieu peut servir à quelque chose.
Fortune haussa les épaules, mais son dépit souriait.
– Mme la comtesse avait des crises terribles, poursuivit Muguette, l'aspect de ces murailles nues l'exaspérait et la tuait ; car plus elle va, plus son intelligence s'obscurcit et plus son cœur s'éteint. Il n'y a pour survivre en elle qu'un sentiment ; c'est le regret de sa grandeur passée, de son luxe, que sais-je ? Quelquefois, pendant des demi-journées, Mlle Aldée est là qui l'écoute, racontant les fêtes brillantes de sa jeunesse, les réceptions à la cour, les hommages dont elle était entourée.
« Elle fait le compte de ses diamants, elle décrit ses toilettes, les moindres détails qui reviennent… Mais en dehors de cela, elle ne sait pas, c'est la pure vérité, si sa fille souffre ou si elle est heureuse.
Heureuse ! répéta Fortune, c'est impossible : elle est trop changée.
C'est impossible, en effet, répliqua Muguette. Quand je disais heureuse, cela signifiait seulement tranquille, car le bonheur ne peut pas entrer dans ce sépulcre où la plus belle des femmes dépense sa jeunesse à veiller une morte.
– La plus belle des femmes ! dit Fortune après elle ; il semble qu'elle soit plus belle encore dans la tristesse de son dévouement.
Muguette soupira.
– Oui, prononça-t-elle tout bas, c'est certain, j'ai remarqué cela ; depuis quinze jours, elle est bien plus belle.
Elle s'interrompit pour ajouter :
– Je travaillais, tant que je pouvais, et Mademoiselle travaillait aussi, car elle a bien du courage ; mais c'est, à peine si nous pouvions subvenir toutes deux aux besoins de la vieille dame. Nous autres, le pain nous suffit, mais la pauvre comtesse ! quand elle n'a pas sur la table deux ou trois mets choisis, auxquels, bien souvent, elle ne touche même pas, son humeur noire devient folle. Elle parle d'humilité, d'abandon, et combien de fois dis-moi n'a-t-elle pas dit à Mlle Aldée : « Vous êtes une mauvaise fille. »
Fortune se leva et fit un tour dans la chambre.
Muguette poursuivit :
– C'est la maladie. Sa pauvre tête est si faible ! J'ai ouï-dire qu'autrefois, sous la sévérité de son caractère il y avait une grande bonté ; mais maintenant tout est fini, et vois où elle en est arrivée ! Quand j'ai pu acheter ces meubles et faire venir les tapissiers, elle a éprouvé une joie d'enfant ; c'était comme une résurrection ; elle se tenait debout tout le jour, elle allait et venait, commandait aux ouvriers et disant comment il fallait disposer toute chose pour rappeler la grande manière de ses anciennes demeures. Tantôt elle activait le travail, tantôt elle l'arrêtait pour faire de longues descriptions où elle mettait une chaleur extraordinaire et toujours elle ajoutait :
« C'est ainsi que doit être la maison d'une cousine de Sa Majesté le roi.
Fortune n'écoutait plus.
Il revint s'asseoir auprès de la fillette et lui demanda tout bas :
– Depuis que Mlle Aldée te semble plus belle, n'as-tu remarqué en elle aucun autre changement ?
Le regard naïf mais fin de Muguette l'interrogea.
– Tu ne me comprends peut-être pas, poursuivit Fortune : je voudrais savoir si depuis que Mlle Aldée te semble plus belle tu ne la trouves point aussi plus triste ?
– Oh ! fit Muguette en baissant les yeux, si fait, beaucoup plus triste. Et c'est une chose singulière, il y a des moments où son teint s'anime, où ses yeux brillent. Et, alors, je reste éblouie à la regarder : on dirait qu'au milieu de sa peine un mouvement de joie a passée.
La réflexion ridait bien rarement le front de notre ami Fortune, mais en ce moment deux plis profonds se creusaient entre ses sourcils et ses cheveux.
– Ah ! fit-il. Tu m'as dit qu'elle sortait peu ?
– Elle ne sort plus du tout, répondit Muguette.
Fortune changea de position sur le lit de camp et se mit à fredonner un refrain.
– Eh bien ! s'écria la fillette scandalisée, que fais-tu ?
– Bon, bon ! dit notre cavalier, on se tait, ma fille. Quand j'ai martel en tête, vois-tu, je chante. C'est un tic.
– Et tu as donc martel en tête ? demanda Muguette.
Fortune ne répondit point.
Après un instant, il reprit :
– Est-ce que personne ne couche ici près d'elles ?
– Oh ! si fait, repartit Muguette. En haut, mon lit n'est que pour la forme, je m'étends sur ce cadre toutes les nuits.
Notre cavalier tourmentait la dentelle de ses manchettes.
– C'est qu'elle est si pâle ! murmura-t-il, et ce sourire qui entrouvrait ses lèvres m'a paru si singulier !
– Oh ! interrompit Muguette, dès qu'elle s'endort, elle sourit ainsi. J'y suis habituée.
Fortune semblait chercher laborieusement ses paroles.
– Elles ne reçoivent personne ? demanda-t-il avec une indifférence affectée.
– Seigneur Dieu ! s'écria Muguette, recevoir quelqu'un ! Mais c'est une prison ici, mieux fermée que la Bastille !
– Et pourtant, corbac !… s'écria notre cavalier.
Il s'arrêta, pris d'une véritable colère.
– Qu'as-tu donc, mon cousin Raymond ? demanda la fillette étonnée.
– J'ai que je ne sais pas comme je t'aime, répliqua brusquement Fortune, et que je donnerais la dernière goutte de mon sang pour Aldée !
– L'aimes-tu donc mieux que moi ? murmura Muguette, dont la joue perdit ses fraîches couleurs.
Fortune lui prit les mains et plongea ses regards dans ses yeux.
– Toi, dit-il, tu es la joie. Plus on t'aime, plus on est content de soi. Mais nous jouons aux charmes, pauvre chérie. Si tu étais une autre femme, je saurais déjà ce que je veux savoir.
– Que veux-tu savoir, cousin Raymond ? interrogea Muguette.
Fortune toussa et dit :
– Quand elle allait à la paroisse Saint-Paul, tu restais pour garder la malade ?
– Naturellement.
– Alors, tu ne peux pas savoir…
Fortune s'arrêta et Muguette demanda, prise d'impatience :
– Qu'est-ce que je ne peux pas savoir ?
– La mule du pape ! gronda notre cavalier qui se mit à arpenter la chambre, ça ne va pas tout seul avec les petites filles !
Pendant qu'il se creusait la tête pour trouver la manière de tourner une question décisive, Muguette le prévint et dit tout à coup :
– Eh bien ! oui là, je crois qu'elle aime quelqu'un.
Du bout de la chambre où il était, Fortune revint à elle en deux sauts.
– Ah ! fit-il très ému, mais en même temps soulagé de son grand embarras : tu crois cela, toi ?
– J'en suis sûre, prononça gravement Muguette.
– Qui aime-t-elle ?
– Je n'en sais rien.
– Tu as des soupçons, au moins ?
– Pas l'ombre des soupçons.
– Enfin, corbac ! s'écria Fortune, pour aimer quelqu'un il faut le voir ou l'avoir vu, que diable !
Muguette était toute rêveuse.
– Mon cousin Raymond, dit-elle, on aime quelquefois un souvenir…
Ses yeux évitèrent le regard de Raymond qui rougit et murmura :
– Est-ce que tu croirais qu'elle se souvient de moi ?
Les paupières de la fillette se relevèrent, tandis qu'elle se disait tout bas :
– Pour cela non ; ce n'est pas elle !
Puis elle reprit avec précipitation :
– En un mot comme en mille, je ne sais rien de rien. Seulement, je la vois pâlir et il me semble qu'elle devient plus belle comme une âme qui ne tiendrait plus à terre. Elle est distraite souvent, elle ne me parle plus comme autrefois, et quand je lui parle, elle tressaille. C'est comme si on l'éveillait brusquement… surtout quand elle est là, toute seule, assise auprès de sa fenêtre ouverte.
– Et que voit-on de sa fenêtre ? demanda Fortune.
– On ne voit rien.
– Comment, rien ?
– On ne voit que les murailles noires de la Bastille.
Après cette réponse il y eut un silence.
– Corbac ! pensait Fortune, je ne ferais jamais un pas de clerc comme le frère de cette Mme Michelin. Je ne suis pas homme à me tromper, et si je me mets une fois dans l’esprit que ce duc doit avoir la tête cassée, il ne vivra pas vieux, j'en réponds !
– À quoi penses-tu, mon cousin Raymond ? dit Muguette.
– À toi, répliqua Fortune… J'ai parcouru bien des pays depuis le temps, mais je n'ai jamais rencontré un ange aussi mignon que toi. Tel que tu me vois, j'ai quinze mille livres dans ma poche, et du diable si je pourrais trouver une meilleure façon de les dépenser. J'ai mon idée, vous allez déménager… Ce qui rend Mlle Aldée si triste et si pâle, c'est de regarder toujours les murailles noires de la Bastille. Je veux que vous alliez loin d'ici, dans un quartier où il y ait des arbres et de la verdure.
Muguette secoua sa tête blonde.
– Je le veux, répéta Fortune.
Il retourna ses poches et mit son trésor en tas dans le creux du tablier de la fillette.
Celle-ci dit :
– Comme tu es bon, mon cousin Raymond ! Il y a là beaucoup d'argent, jamais je n'en avais tant vu en ma vie. Mais il n'y en a pas encore assez pour faire une dot à Mme de Bourbon.
Je donne ce que j'ai, dit Fortune ; on ne peut faire mieux.
Mais se ravisant aussitôt, il s'écria :
– Sang de moi ! tu as plus d'esprit dans ton petit doigt qu'une douzaine de duchesses, de présidentes et maréchales ! Il faut que Mlle de Bourbon soit riche, c'est clair, et qu'elle voie des gentilshommes de son rang afin de choisir, et qu'elle se marie, et qu'elle soit heureuse en ménage.
Tout en parlant, il reprenait ses pistoles à poignées et les remettait dans sa poche.
Muguette, ébahie, le regardait.
– C'est clair ! c'est clair ! répétait-il, cela saute aux yeux ! et quoi de plus facile ? La mule du pape ! sans toi, je n'y aurais pas songé. Bonsoir, Muguette chérie. Je vais aller chercher la dot de Mme de Bourbon.
– Est-ce que tu es fou, mon cousin Raymond ? balbutia Muguette abasourdie.
Fortune riait bonnement.
– Non, je ne suis pas fou, répondit-il, et je demande à quoi servirait d'avoir une étoile si on n'en fait pas usage. Combien faut-il pour la dot ?… deux cents ?… trois cents ? Ne te gêne pas : je sais l'endroit où les millions se remuent à la pelle.
Il prit à deux mains la tête bouclée de la fillette et la baisa.
– Au fait, reprit-il en s'élançant vers la porte, nous n'avons pas besoin de convenir du chiffre, j'apporterai ce qu'il y aura. Bonsoir.
Muguette voulut courir après lui, mais il était déjà au bas de l'escalier.