Où Fortune attend la veuve en jouant avec les orphelins.

Fortune se disait en les regardant du coin de l'œil :

– Le Chizac est encore plus défait que je ne croyais. Quant à M. mon frère, je suis fort satisfait de l'avoir vu. Corbac ! il est flatteur pour moi de ressembler à un duc si propre, si blanc et si bien frisé, et je lui pardonnerais toutes choses en souvenir du vieux seigneur ; s'il n'avait pas jeté un sort à notre belle Aldée.

Il se prit à écouter attentivement, parce que M. de Richelieu parlait, arrêté non loin de la grille.

– Il n'y a qu'une des deux bergères qui m'inquiète, disait-il ; l'autre viendra dès qu'on lui fera signe.

– Monsieur le duc, répliqua Chizac, dont le tic allait à toute volée, n'a jamais trouvé de cruelles. L'amour lui a prêté son carquois.

La bouche rose de Richelieu eut un léger bâillement.

– je tiens à gagner cette gageure, reprit-il, c'est une fantaisie, et, quoique Mme de Gacé soit déjà de l'histoire ancienne, il me plaît de piquer son mari à cause du coup d'épée et de la Bastille. Si le logis dont vous me parlez est situé comme vous le dites, on pourra s'en servir.

Monsieur le duc eut un langoureux sourire qui le fit plus joli que la plus jolie des femmes.

– Je connais les murs mitoyens, murmura-t-il. Vous avez, je le pense, entendu raconter l'anecdote du placard où Mlle de Valois mettait ses confitures.

Chizac s'inclina jusqu'à terre.

– Il n'y avait rien de si curieux dans les contes de Boccace, répliqua-t-il : un dieu dans une armoire !

Richelieu se reprit à marcher, disant du bout des lèvres :

– J'aurais donné trois princesses pour que tout Paris pût voir la drôle de figure que fit, un soir, Monsieur le régent devant cette armoire aux confitures.

Puis, changeant de ton, il ajouta :

– Mon cher M. Chizac, vous ne pouvez avoir besoin de mon crédit, puisque votre caisse contient ce qu'il faut pour acheter tous les ministres du roi, avec ses Parlements par-dessus le marché, au comptant, argent sur table.

Chizac lança tout autour de lui son regard anxieux et répondit à voix basse :

– Je gagne sans cesse, je gagne, je gagne ! Je gagne là où les autres se ruinent ! Je récolte des monceaux d'or ! Cela m'a suscité bien des ennemis, monsieur le duc ; et cette chance extraordinaire me fait peur.

Ils étaient tout près du banc, mais un gros arbre les séparait de Fortune, qui avait fermé les yeux et feignait de dormir.

– Auriez-vous réellement besoin de moi ? demanda le duc en riant et en s'arrêtant de nouveau.

– Du tout, point, balbutia Chizac, qui détourna les yeux, je suis guidé uniquement par la passion de me rendre agréable à un homme tel que vous, monsieur le duc.

Un instant Richelieu le regarda de son haut, plié en deux qu'il était et tremblotant comme un fiévreux.

– Le fait est, dit-il, que vous ne portez pas très bien vos millions, ami Chizac ; Il faut vous soigner, mon cher ; voulez-vous mon médecin ?… En attendant, j'accepte votre offre ; nous percerons le mur mitoyen et, à l'occasion, vous pourrez compter sur mes services.

Le duc fit un pas vers son carrosse et aperçut Fortune.

Il en fut de même de Chizac, qui passait de l'autre côté de l'arbre et qui, en reconnaissant le costume d'un exempt, faillit tomber à la renverse.

– Ne craignez rien, mon bon, dit Richelieu.

Il s'approcha de Fortune et le prit par l'oreille.

– N'est-ce pas, mon drôle, demanda-t-il gaiement, que tu es ici pour moi.

– Oui, monsieur le duc, répondit Fortune, en jouant l'homme qui s'éveille.

Richelieu glissa ses doigts effilés dans la poche de sa veste.

– Tu auras beau te frotter les yeux, mon drôle, reprit-il, tu étais éveillé comme une souris. Ceux de ton espèce ne dorment jamais, et tu as entendu parfaitement ce que je disais à monsieur mon ami.

– Oui, monsieur le duc, répliqua Fortune.

– Eh bien ! va le répéter à Dubois, poursuivit M. de Richelieu, et ajoute, si tu veux, que je le tiens pour le plus honteux coquin qui ait jamais marché sur le tapis d'une antichambre. Voici pour ta peine.

Sa fine main sortit de sa poche et jeta deux doubles louis dans le giron de Fortune.

– Merci, monsieur le duc, dit celui-ci.

– Le pauvre diable, continua Richelieu en marchant vers les carrosses, ne s'intéresse guère à ces galantes aventures. Il eût préféré au mur mitoyen la moindre bribe d'entretien ayant trait aux mauvaises plaisanteries de l'Arsenal. Ce gredin de Dubois est juste l’homme qu'il faut pour lutter contre Mme la duchesse du Maine.

Il leva sa canne, et aussitôt le carrosse sans armoiries s'ébranla pour venir à lui.

– À vous revoir, Chizac, dit-il avec un geste de congé d'une impertinence achevée, je n'ai plus que deux fois vingt-quatre heures pour gagner mon pari. Que le nécessaire soit fait dès ce soir dans votre maison de la cour de Guéménée.

Il tourna le dos pendant que Chizac se confondait en révérences derrière lui, et monta dans son carrosse en disant au cocher :

– À Saint-Germain-en-Laye ! et vois à ne pas faire attendre ces dames.

– La mule du pape ! pensa Fortune émerveillé, encore des dames ! Il fait un métier de cheval de fiacre, ce duc qui ressemble à un petit Jésus en cire ! C'est égal, je suis du moins bien sûr qu'il ne recommencera pas les hostilités ce soir.

Le carrosse de M. de Richelieu partit au galop dans la direction du Roule.

Aussitôt qu'il eut disparu au tournant des Saussaies, Chizac revint vers Fortune, après avoir appelé, lui aussi, son carrosse qui se mit en branle.

– Mon fils, dit-il en mettant un bon de caisse de cinq cents livres dans la main du prétendu exempt, vous avez une figure honnête… et il me semble que j'ai dû vous rencontrer quelque part.

– Rue des Cinq-Diamants, répondit Fortune du ton le plus naturel. J'étais avec M. Touchenot, le commissaire, quand on a levé le corps de Guillaume Badin.

Les joues tombantes de Chizac ne pouvaient pas devenir plus blêmes, mais son tic travaillait d'une effrayante façon.

– Mon meilleur ami, murmura-t-il, mon pauvre voisin ! Sa fille a trouvé en moi un père, et personne ne saura jamais comme je chérissais tendrement ce brave Guillaume ! Mon fils, vous m'avez bien entendu le dire à monsieur le duc, qui a un grand fonds d'estime pour moi : ma richesse m'a fait bien des ennemis… des ennemis cruels… Dans votre métier, on est à même de savoir beaucoup de choses ; s'il vous arrivait d'apprendre que je sois menacé par les méchants, venez me trouver ; vous me plaisez, et il ne m'en coûte rien de faire la fortune d'un homme.

Il mit un pied sur la marche de son carrosse.

– Grand merci, dit Fortune qui empocha les cinq cents livres. Je n'ai jamais cru tout le mal qui se raconte de vous, monsieur Chizac.

Le Riche resta immobile comme une statue.

– De moi ? répéta-t-il. On dit du mal de moi ?

– On dit, poursuivit Fortune, que le pauvre Guillaume avait une veine qui vous rendait bien jaloux.

– Il ne possédait pas la moitié d'un million, murmura Chizac en chancelant, et moi, je ne sais pas le nombre de mes millions !

Fortune s'approcha de lui comme pour le soutenir et lui dit à l'oreille :

– On dit que vous aviez gardé une double clé de la cave !

Chizac se retourna comme si un serpent l'eût mordu. Toute sa physionomie s'était transformée instantanément et il avait un regard terrible.

Fortune acheva paisiblement :

– On dit cela, mais moi je n'y crois pas et si je surprends quelques propos que vous ayez intérêt à connaître, j'irai vous les porter, mon bon maître.

La lourde paupière du riche se baissa.

– Demain, murmura-t-il, de bonne heure… je suis toujours levé de bon matin… venez demain. Je donne des milliers de louis comme les autres jettent une pièce de six blancs à un pauvre.

– Rue de la Monnaie ! cria-t-il au cocher.

Il referma la portière de son carrosse et partit.

Fortune resta un instant immobile à la même place.

– Le pauvre diable est plus malheureux que les pavés de la rue ! se dit-il après un instant de réflexion. Il sèche sur pied, son sang tourne, et chaque mot qu'il dit est un pas fait vers la potence. Et pourtant, il y a là-dedans bien des choses que je ne comprends pas. Est-ce un fou ? est-ce un tigre ? En tout cas, je sais où il va et c'est aussi mon chemin : marchons.

Il descendit la rue d'Anjou comme avait fait le carrosse et tourna à gauche dans le faubourg Saint-Honoré.

– Est-ce de l'argent qu'on aurait, se demanda-t-il tout en marchant d'un bon pas, beaucoup d'argent, si on allait le voir demain matin, de bonne heure ? ou bien solderait-il notre compte à l'aide d'une petite blessure bien étroite comme celles qui étaient à la poitrine de Guillaume Badin et à la poitrine de maître Bertrand ? Par la corbleu ! si j'avais eu tentation d'abandonner la vengeance de ma belle Thérèse et de le laisser tranquille, j'en serais bien empêché, puisqu'il se mêle de mes propres affaires…

« … Dans sa rage d'acquérir des protecteurs, il donne au Richelieu les moyens de gagner sa diabolique gageure ; on va faire le siège de cette pauvre maison, là-bas, où il y a une folle, une mourante et une enfant, comme s'il s'agissait d'une forteresse. Halte-là, Corbac ! nous nous jetterons dans là place et, à tout le moins, il y aura bataille !

À mesure qu'il songeait ainsi, sa marche redoublait de vitesse, en passant devant les vitres des traiteurs il détournait les yeux.

Il commençait à faire sombre quand Fortune tourna l'angle de la grande rue Saint-Honoré pour prendre la rue de la Monnaie.

Du premier coup d’œil, il reconnut le beau carrosse de Chizac-le-Riche, arrêté devant une porte bâtarde.

Il entra sans hésiter, monta un escalier fort étroit mais fort propre, et frappa à la porte du premier étage, derrière laquelle on entendait des cris d'enfants, et tous les bruits que font les jeux du premier âge.

Une servante affairée vint ouvrir aussitôt, disant à la cantonade :

– Jean, tenez-vous tranquille ! Pierre, soyez sage ! Marguerite, si vous criez vous aurez le fouet !

– Monsieur, demanda-t-elle pendant que les bambins endiablés la houspillaient par derrière ; qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?

– Je voudrais parler à Mme veuve Bertrand, répondit Fortune.

– Mme veuve Bertrand ? répéta la servante en isolant chaque mot. De la part de qui, s'il vous plaît ?

– De la part de messieurs du Bailliage, dit Fortune.

La servante hésita.

Et une demi-douzaine de démons qui s'agitaient derrière elle, tous vêtus de deuil mais joyeux à faire trembler, profitèrent de ce moment pour faire un infernal tapage.

– Alexandre, voulez-vous bien finir ! Julienne, je vais aller chercher la verge ! François, n'avez-vous pas honte ?

Mais julienne, François, Alexandre, ainsi que Jean, ainsi que Pierre et Marguerite, poussaient de véritables hurlements en secouant leurs cheveux blonds bouclés et, en regardant l'étranger avec leurs grands yeux espiègles.

– Pauvre jeune famille ! murmura notre cavalier attendri.

– Ah ! oui, monsieur, répliqua la servante. Ah ! certes, voilà un triste événement, pas vrai ? Et il y en à encore dans l'autre chambre. C'était un si bon mariage ! Jour de Dieu ! taisez-vous, marmaille ou je vais me fâcher à la fin !

– Fâche-toi, Prudence, fâche-toi ! crièrent en chœur les six marmots, accompagnant ce défi de leurs rires provocants.

– Il y a donc, reprit Prudence, que dame Bertrand est occupée avec un monsieur. Si vous vouliez revenir…

– J'aime mieux attendre, interrompit, Fortune, qui prit Alexandre d'une main, Pierre de l'autre, et les assit commodément sur ses deux bras.

– Et moi ! et moi ! et moi ! glapirent aussitôt le restant des petites filles et le surplus des petits garçons.

Fortune avisa un grand fauteuil qui était dans un coin, tout à l'autre bout de la chambre, et alla s'y plonger sans quitter son double fardeau.

Il étendit ses deux jambes en disant :

– Allons, Jean ! allons Julienne, Marguerite et François, nous aurons de la place pour tout le monde !

Il fut aussitôt envahi de la tête aux pieds par la petit famille en deuil dont la joie atteignait au délire.

– En voilà un qui est gentil ! disaient tous les enfants la fois ; ce n'est pas comme le vieux qui est avec maman qui a l'air d'un croquemitaine.

Prudence les regarda un instant, puis elle dit :

– Ma foi, monsieur l'exempt, c'est vrai que vous avez l'air d'un bon enfant. Et vous comprenez bien qu'il faut faire du fricot pour donner à brouter à tant de petit monde. Puisqu'ils restent tranquilles avec vous, si vous vouliez les garder seulement un petit peu, j'irais faire un tour à la cuisine.

Depuis son entrée, Fortune sentait une odeur de rôti qui gonflait ses narines gourmandes.

– Allez à la cuisine, ma bonne fille, et ne vous inquiétez point des petits. Je ne sais pourquoi ni comment, mais partout où il y a des marmots on me fait la fête.

C'est une preuve que vous êtes du bon monde déclara gravement la servante, les mioches, ça ne trompe jamais.

Dès qu'elle fut partie, on commença un jeu de main chaude qui poussa l'allégresse générale à son plus haut paroxysme.

Au beau milieu de l'émeute enfantine, Fortune demanda tout à coup :

– Alors, bambins, mes petits anges, vous ne regrettez pas du tout votre papa ?

Les enfants cessèrent aussitôt de jouer et se regardèrent les uns les autres.

Dans le silence qui suivit, on put entendre la voix de Chizac-le-Riche disant dans la chambre voisine :

– Malgré la différence de nos positions, maître Bertrand était un de mes plus chers amis. Je prends sa famille sous ma protection, et vous pouvez compter sur moi, madame, vos enfants ne manqueront jamais de rien.

Alexandre, l'aîné de la bande, avait eu le temps de la réflexion. Il fixa ses yeux bleus effrontés sur Fortune et lui demanda brusquement :

– Pourquoi nous parles-tu de mon papa, toi ?

Les autres étaient déjà en train de gambader par la chambre, faisant ruisseler leurs cheveux blonds sur le deuil de leurs habits.

Fortune n'eut pas même la peine de répondre, car Alexandre lui dit :

– Jouons plutôt au cheval fondu !

Et le flot des enfants rieurs, se précipitant sur lui, le submergea des pieds à la tête.