Où Fortune et maître Bertrand tiennent conseil.

Fortune et maître Bertrand, après avoir soupé d'excellent appétit, prenaient leur café en tête-à-tête dans un cabinet de travail fort proprement meublé, qui était à l'usage particulier de l'inspecteur.

Entre eux, le chien Faraud, accroupi, tendait son museau pensif et semblait écouter la conversation qui ne laissait pas que d'avoir un certain intérêt.

– Il y a des choses qui nous sautent aux yeux, à nous autres, disait maître Bertrand en retournant sa cuiller dans sa tasse ; au bout de cinq minutes, je savais que vois étiez entré dans le cellier par hasard… ou plutôt je m'étais mis en tête que c'était Chizac qui vous y avait poussé.

– Vous connaissiez donc bien à fond votre Chizac ? demanda Fortune.

– Non, pas beaucoup ; je savais seulement que c'était un assez brave homme, faible et mou de caractère, qui était parti de rien pour gagner une immense fortune…

Entendons-nous ! interrompit ici maître Bertrand. Je ne suis pas de ceux qui disent : Aux innocents les mains pleines ! Neuf fois sur dix, une grande fortune conquise prouve le talent ou à tout le moins, la vaillance ; mais une fois sur dix le hasard fait des siennes et donne le gros lot au premier venu. Alors, il faut se méfier de ce premier venu, parce que tout le monde ne sait pas porter la richesse.

– Vous le croiriez fou ? s'écria Fortune.

– Non pas comme vous le comprenez, répondit l'inspecteur. Si vous lui demandiez un conseil pour tenter le hasard, rue Quincampoix, et qu'il voulût bien le donner, vous seriez sûr de rentrer chez vous les poches pleines. Il fait ses affaires admirablement, et depuis deux jours que je le suis comme son ombre, il a remué des montagnes pour les entasser entre lui et la justice, qui ne songe guère à l'attaquer. Mais il y a Colette Besançon…

– Colette Besançon ? répéta Fortune.

Maître Bertrand humait le fond sucré de sa tasse en amateur.

– Colette Besançon, reprit-il, était une ancienne jolie fille qui demeurait ici près, rue de l'Arbre-Sec, et qui gagnait sa vie à tirer les cartes. Voilà six mois, pour le moins, que Chizac-le-Riche n'a pas manqué un seul jour de faire visite à Colette Besançon.

– Les avis sont partagés, dit Fortune avec une certaine gravité, j'ai connu des personnes respectables qui croyaient à la bonne aventure. Il y a quelque chose au fond de tout cela.

– Certes, certes, répondit l'inspecteur, et telle sotte créature, comme Colette Besançon, est capable de tuer bien des honnêtes gens en sa vie.

Le regard de Fortune interrogea. Maître Bertrand lui versa un verre de genièvre hollandais et poursuivit :

– C'est Colette Besançon qui a passé l'épée de Chizac au travers du corps de Guillaume Badin.

– Corbac ! s'écria Fortune, quelle virago !

– Sans sortir de chez elle, reprit maître Bertrand, et sans seulement lever le doigt. je n'ai jamais tant travaillé que depuis ma mort, et je puis bien vous dire que je connais maintenant l'histoire sur le pouce. Les créatures comme Colette Besançon guettent la pensée des niais qui les consultent, et dès qu'elles ont découvert un dada, elles le caressent. Il y avait déjà quatre ou cinq jours que Chizac s'inquiétait d'une veine réellement extraordinaire poursuivie par Guillaume Badin. Les parvenus de l'espèce de Chizac sont jaloux jusqu'à la maladie, et il se trouvait par malheur que les habitués des Trois-Singes, soit malice ou sottise, disaient du matin au soir : « Maître Guillaume deviendra plus riche que Chizac ! » Le jour qui précéda cette nuit où vous avez dormi dans le lit du pauvre Guillaume, Chizac s'était fait tirer les cartes pour savoir si maître Badin deviendrait plus riche que lui.

– Et les cartes de la Besançon avaient dit oui ? demanda Fortune.

– Les cartes de la Besançon avaient dit : « Si Chizac ne défend pas ses millions, ils passeront dans la poche de Guillaume. »

– Ah ! fit notre cavalier, qui écoutait ces choses avec un vif intérêt. Chizac a cru défendre ses millions ! Et vous êtes un rude gaillard, maître Bertrand ! Tout ce que vous dites-là doit être vrai comme Évangile. je les ai vus en face l'un de l'autre au cabaret des Trois-Singes, Chizac-le-Riche et Guillaume Badin. Chaque fois que Guillaume gagnait, le tic du riche démanchait son visage comme. si on lui eût arraché des dents. je vois ce qui en est : il sera entré dans le cellier de Guillaume Badin en sortant du cabaret.

– Non pas, interrompit maître Bertrand ; cet homme-là est mou comme une poire blette et il n'a pas pour six blancs de méchanceté. Il a fallu l'insomnie, la fièvre, le transport, pour lui mettre l'épée à la main. Il est rentré chez lui tout uniment, j'en suis sûr, il a essayé de dormir, et la prédiction de la Colette lui est revenue, montrant ses millions, ses chers millions, qui fuyaient hors de sa caisse comme un ruisseau pour couler dans le taudis de Guillaume. Il a suivi ses millions, entendez-vous, comme un misérable fou qu'il était, et comme un misérable fou il a tué Guillaume pour défendre ses millions !

– Un fou se serait laissé prendre, dit Fortune.

– Ah ! voilà ! s'écria Bertrand. Je vous dis que j'ai travaillé cette histoire-là comme une bijouterie. Je l'ai brodée, je l'ai fouillée. Chizac-le-Riche s'est éveillé après le meurtre ; il a eu horreur et peur, puis il a fait appel à tout ce qu'il y a eu en lui de sang-froid et de courage pour juger sa position.

Il s'est dit : Ma position est bonne, je n'ai qu'à enlever l'argent de Badin et à laisser la porte entrouverte, on accusera les voleurs et personne n'aura la pensée qu'un homme tel que moi ait pu commettre une action pareille. C'était sage, il n'y avait rien autre à faire, et s'il s'en était tenu là, tout était dit. Mais il y a une chose qui perdra éternellement les coupables, c'est le besoin d'éloigner les soupçons. Après avoir été sage pendant une heure, pendant deux heures, le besoin d'éloigner les soupçons s'empara de Chizac qui fut pris d'une autre fièvre et redevint fou. Impossible de rester tranquille ! Vous les tueriez sur place plutôt que de les empêcher d'amonceler les preuves de leur innocence.

On ne soupçonne pas les gens qui se mettent en avant. Chizac se mit en avant d'autant que la bonne chance lui restait fidèle et qu'un malheureux homme, pris de vin, s'était introduit à l'aveugle dans le cellier où gisait le cadavre. C'était là un coup de partie pour Chizac, mais il avait compté sans un honnête garçon du nom de Bertrand, qui n'était pas là pour le roi de Prusse, et dont le métier est de déchiffrer les physionomies.

– Corbleu ! interrompit Fortune, je vivrais cent ans, que je me souviendrais toujours du plaisir que vous m'avez donné en dégainant mon épée pour montrer que la lame n'avait jamais servi !

– Mon camarade, répondit maître Bertrand, je n'avais pas encore l'avantage de vous connaître, et ce n'était point pour vous que je faisais cela. Vous avez vu ma compagne qui est grasse, bien portante et, certes, bien couverte aussi ; vous avez vu mes enfants qui sont tous dodus, joyeux et habillés comme si j'étais un conseiller du Châtelet ou un collecteur des finances ; mon logis est convenable, vous ne pouvez pas dire le contraire, et comme nous ne vous attendions point à dîner, vous avez pu voir que l'ordinaire de notre table est sain, appétissant et savoureux.

– J'ai voyagé, déclara Fortune, mais je n'ai jamais rencontré dans mes voyages une famille en si bon point que la vôtre.

– Cela coûte cher, répliqua maître Bertrand, et l'émolument de ma place d'inspecteur est de neuf cents livres par années, plus vingt écus d'étrennes. Il y en a pour trois mois, à peu près, en se serrant un peu les côtes. Il faut donc que mon industrie me fournisse les moyens de tenir ma maison en joie et en santé pendant les neuf autres mois. Pour cela, voici ma méthode : je cherche des Chizac.

– Et quand vous en avez trouvé un, dit Fortune en riant, vous l'empaillez ?

– Du tout, point, je le sale et je le mets dans mon garde-manger.

– Et il s'est trouvé, cette fois, dit encore Fortune, que le Chizac en question ne voulant point aller au saloir, a borné ses libéralités envers vous à un coup d'épée planté en pleine poitrine… Pas si fou, le gaillard !

– Il a des moments lucides, répliqua bonnement l'inspecteur. S'il avait piqué un pouce plus à droite et si sa main n'avait pas tremblé à faire pitié, bonsoir les voisins ! La famille Bertrand tombait dans la misère. Mais, à cause de ce tremblement de la main et de cette différence d'un pouce, voici au contraire la famille Bertrand qui sort de l’ornière et qui va devenir une bonne maison, c'est moi que vous le dis ! De deux choses l'une : ou Chizac, vivant, nous mettra à même de rouler carrosse, ou Chizac, mort, nous fera ses héritiers.

– Qui entendez-vous par ce nous ? demanda Fortune.

– Oh ! tout le monde, répliqua l'inspecteur rondement ; et il y a, Dieu merci, de quoi partager : Thérèse Badin, vous, moi, et même cet original de La Pistole. Vous avez tous droit : la belle Thérèse, du fait de son père, dont la mort aura ouvert pour nous cette riche succession ; vous, parce qu'en m'ouvrant les portes du caveau de la Montre, vous m'avez fourni les moyens de jouer la comédie qui dictera le testament de Chizac ; et La Pistole, parce qu'il ma prêté son chien, dont l'instinct merveilleux m'a mis sur une piste que je n'aurais pas trouvée moi-même. Je sais où est le mouchoir de Guillaume Badin : le mouchoir où il avait enveloppé son or et ses valeurs avant de sortir du cabaret des Trois-Singes.

– Ceci devant moi ! s'écria Fortune. Je vois encore le mouchoir qui était bourré comme un boudin !

Bertrand se leva et roula un marchepied qui était auprès de la fenêtre jusqu'à la bibliothèque.

– Je n'en ai pas beaucoup, dit-t-il en se guindant sur le plus haut degré du marchepied, mais enfin j'en ai quelques-unes, et je les ai mises hors de la portée de notre ami Faraud.

Tout en parlant, il ouvrait un livre qui était sur le rayon le plus élevé de la bibliothèque.

En écoutant le bruit du papier froissé, Faraud dressa l'oreille et remua la queue.

– Retenez-le un peu sur le collier, dit Bertrand, il ne me donnerait pas le temps de faire mes préparatifs, et c'est une épreuve curieuse que j'ai déjà répétée plus d'une fois.

Fortune passa la main dans le collier de Faraud, qui entra dans un état d'agitation inquiète pendant que l'inspecteur redescendait du marchepied. L'inspecteur souleva un des carreaux qui pavaient la chambre et qui était descellé d'avance, il mis dessous les papiers qu’il tenait à la main et replaça le carreau en l'affermissant d'un coup de pied.

Fortune avait grand-peine à retenir le chien, qui gémissait comme un limier qu'on empêche de piller sous bois.

Vous pouvez le lâcher, dit maître Bertrand.

Fortune obéit, et Faraud, bondissant par-dessus le guéridon, vint tomber juste sur le carreau mobile, qu'il attaqua des pattes et du museau en poussant de sonores aboiements.

– À bas ! bonhomme, ordonna l'inspecteur en caressant Faraud. Tu as trouvé le pot aux roses.

Il souleva la tuile, sous laquelle il prit une douzaine d'actions de la Compagnie, qu'il glissa dans sa poche.

Le chien se mit alors à gambader joyeusement et aboya une véritable fanfare de triomphe.

Maître Bertrand revint s'asseoir et dit :

– Autour de certain carreau qui est auprès du lit, dans la chambre à coucher de Chizac-le-Riche, notre ami Faraud en a fait autant avant-hier.

– Ici, bonhomme ! ajouta-t-il.

Il écarta le collier de Faraud, qui s'était approché en rampant, et montra une plaie qui allait déjà se cicatrisant.

– Bon, s'écria Fortune, encore le Chizac !

– Le Chizac a deviné, lui aussi, dit Bertrand, et il a essayé de tuer le chien. Ce n'est pas tout : Colette Besançon est morte hier soir empoisonnée.

– La peste ! fit notre cavalier, nous n'avons qu'à bien nous tenir !

– Ne riez pas, dit l'inspecteur, il faut avoir l'œil en tout lieu et en toute heure.

– Vous disiez que ce brave Chizac était si débonnaire !

– J'ai dit aussi qu'il était fou. La folie de la peur le tient et nous le livrera, mais à la condition que nous sachions nous garer de ses coups. Il est lancé sur une pente où il ne s'arrêtera point ; c'est une sorte de fascination qui l'entraîne : il croit cacher un meurtre par dix meurtres. Il souffre, il s'épuise, il se meurt : il vieillit d'une année par jour, mais il suit résolument son chemin, et tant pis pour celui qu'il rencontrera sur sa route !

– Corbac ! dit Fortune, vous êtes mort, vous, maître Bertrand, et vous n'avez plus rien à craindre ; mais nous autres, vivants, ne pourrions-nous un peu nous adresser aux tribunaux ?

La justice et la police ont l'une contre l'autre cette bonne haine des voisins du même carré, haine solide et implacable.

Maître Bertrand ne répondit que par un haussement d'épaules et ces seuls mots :

– Les millions !

« Qu'est-ce ? ajouta-t-il en se tournant vers la porte où l'on frappait tout doucement.

– C'est une lettre de la fille Badin, répondit d'un air un peu pincé la petite Mme Bertrand, dont la tête blonde se montra sur le seuil.

– Donne, répondit l'inspecteur, et reste, car tu es jalouse, malgré toutes mes vertus, et tu as bonne envie de connaître le contenu de ce message.

Mme Bertrand rougit, mais ne dit pas non.

L'inspecteur ouvrit la lettre et lut :

« Tous vos soupçons à propos de M. Chizac étaient erronés. Il faut chercher ailleurs, car il y a des choses impossibles. M. Chizac sort de chez moi ; il m'a offert de m'épouser, d'acheter la noblesse avec un titre de comte et de me constituer par contrat la totalité de sa fortune.

– Voyez un peu la chance de ces créatures ! émit la petite Mme Bertrand.

– Ah ça ! murmura Fortune en s'adressant à l'inspecteur, est-ce que vous vous seriez trompé ?

– Les fous, répondit Bertrand qui réfléchissait, ont des éclairs de génie. Ceci est un trait de génie, car il doit croire que nous ne pouvons nous passer de Thérèse. Tenons-nous bien ! il cherche, il travaille, il fermente. Si on ne noie pas cette mine d'or, il éclatera sous nos pieds comme cent tonneaux de poudre !