Où Fortune agit avec magnanimité.

Il y a les réjouissances annuelles et réglementaires : la fête du souverain, la promenade solennelle du bœuf gras et autres anniversaires, attendus impatiemment par les enfants, petits et grands.

Il y a encore les aubaines, les mariages de princes, funérailles illustres, et ce drame si cher aux incontinent, de la curiosité parisienne, ce drame silencieux et sangle qui se joue la nuit avec, l'échafaud pour théâtre, entre un condamné et le bourreau.

On exige beaucoup de ces représentations annoncées. Il faut que le feu d'artifice soit beau, la procession brillante, le char funèbre brillamment empanaché ; on se plaint si les cierges manquent, ou les pétards, ou les masques ; on se plaint encore si l'homme de la roue, de la corde ou de la guillotine, selon les temps, n'a pas suffisamment répété son rôle, s'il ne déchire pas les chairs couramment, s'il n'étrangle pas sans accroc, s'il ne coupe pas la tête avec aisance.

Au contraire, Paris ne demande rien à ces spectacles que la clémence du hasard lui renvoie pour rompre le train monotone de son oisiveté ou de ses labeurs, à cette comédie fortuite et inespérée qui lui barre tout à coup le chemin, à ces impromptus de la place publique ou de la rue auxquels son insatiable besoin de distinction prodigue chaque jour le rire ou la pitié.

Paris est alors comme ces convives faciles qui partagent avec bonne humeur la fortune du pot. Il se contente d'un feu de cheminée, d'une femme qui tombe par la fenêtre, d'un chien accusé de rage, et même d'un fou qui marche en gesticulant tout seul.

Un malheureux affaissé au coin d'une borne lui suffit, parce qu'il discutera longuement la question de savoir si le pauvre diable se meurt pour avoir trop bu ou pour n'avoir point assez mangé.

Je l'ai vu s'ameuter de tout son cœur (tandis que le rentier épouvanté fermait sa porte à double tour) pour suivre de toit en toit le serin envolé de la petite ouvrière, ou pour provoquer sur la corniche le perroquet fugitif de Mme la marquise.

Mais ce qui affriande surtout Paris, ce qui le met en liesse complète, c'est la belle et bonne bagarre, ce sont les coups de poing généreusement échangés dans le ruisseau ; les bosses au front, les yeux pochés, les vestes déchirées, les coiffes arrachées.

Car, en toutes choses, l'élément féminin fait toujours bien.

Et si la Providence veut que la femme ait le dessus contre un comique traditionnel, comme le sont, par exemple, les perruquiers, les apothicaires et les concierges, ou bien si le battu appartient à l'une de ces catégories que Paris déteste d'instinct, les sergents de ville, les recors et les gendarmes, la joie publique peut et doit arriver au comble de l'ivresse.

Tel était ici le cas. Sur le pavé comme aux fenêtres, deux mille personnes se tordaient dans les convulsions d'un fou rire, parce que la bataille avait lieu entre une Picarde et un exempt, et parce que l'exempt était rossé par la Picarde.

Dès le commencement du tournoi, une dizaine de juges de camp, garçons bouchers, mitrons ou compagnons de jurandes, s'étaient chargés de faire le cercle et de maintenir le combat dans des conditions honorables. L'exempt n'y allait pas de bon cœur ; il se défendait mollement et prenait chasse de temps en temps autour du carrosse, dont le cocher immobile présentait l'image de la plus haute impartialité.

Un instant avant l'apparition de Fortune, la Picarde avait soulevé des tonnerres d'applaudissements en déchirant du haut en bas sa jupe, qui la gênait pour courir.

Elle était, cette brave fille, d'une agilité extraordinaire, et en un moment où l'exempt s'abritait derrière l'attelage, elle avait franchi les deux chevaux par un tour de voltige exécuté à miracle.

C'était alors que le malheureux homme de police, se voyant acculé, avait, d'un geste peut-être involontaire dégainé son épée.

Autre tonnerre, mais, cette fois, tonnerre de huées.

L'épée avait été brisée sur le genou d'un garçon ; boucher, et désormais les deux champions étaient étroitement aux prises.

L'exempt avait retrouvé du courage tout au fond de l'impossibilité où il était de fuir ; il gardait bon pied, bon œil en définitive, ce n'était pas un adversaire à dédaigner ; mais il y avait un diable dans le corps de cette Picarde. Ses bras et ses jambes frappaient tout à la fois ; elle semblait avoir inventé ce bel art, une des gloires de notre ère moderne, que tous les peuples civilisés connaissent sous le nom de boxe française.

L'exempt étourdi par ce déluge de coups, cherchait surtout à la saisir ; mais chaque fois qu'il s'élançait, refermant les bras et croyant la tenir enfin, il n'embrassait que du vent, et la terrible Picarde faisait tomber sur son crâne comme un véritable déluge de coups de poing.

– La mule du pape ! dit Fortune, dont le premier regard jugea le triste état de l'exempt, elle va mettre monsieur mon frère en capilotade !

– Assez ! assez ! criaient en ce moment des fenêtres quelques femmes compatissantes.

– La paix ! répondirent les juges du camp : la brave fille venge son honneur que le rat de police a voulu lui ravir. Hardi, la Picarde ! travaille mon enfant !

La Picarde travaillait. Elle avait commencé en riant, mais elle s'acharnait maintenant à la besogne et le sang lui venait aux yeux.

Fortune traversa le cercle, appuyé sur sa canne à pomme d'or. Il était en pleine lumière ; tout le monde le regardait et un murmure sourd s'éleva parmi la foule.

Tout Paris, les petits et les grands, les pauvres et les riches, connaissaient cette figure légendaire.

Le nom de Richelieu vola de bouche en bouche.

Seul, le garçon boucher, qui était le plus près de lui et qui avait la vue basse peut-être, ne sut pas à qui il avait affaire. Il le prit par la basque de son habit sans aucune façon et voulut le faire reculer.

Fortune se retourna paisiblement et lui brisa son jonc sur la tête.

Il y eut un grand silence, et nous sommes forcés de l'avouer, tout le monde trouva que M. le duc avait raison.

Les camarades du garçon boucher, qui tenait sa tête à deux mains, lui dirent :

– Tu n'avais donc par reconnu M. le duc ?

Et ce bon garçon lui-même murmura en se tirant une mèche de cheveux :

– Monsieur le duc, je ne vous avais pas reconnu.

En ce moment, l'exempt, qui était aux abois, submergé par un véritable déluge de soufflets, de bourrades et de ruades, tomba sur ses genoux, mais sans demander grâce.

La vindicative Picarde s'élança sur lui et le saisit aux cheveux.

Fortune prit la Picarde à bras-le-corps par derrière :

– Pas de mauvais coup ! cria-t-on de tous côtés ; prends garde, ma commère, c'est M. le duc.

Ceci n'eût pas arrêté la Picarde, mais Fortune lui dit en même temps à l'oreille !

– Corbac ! mon prince, il n'en peut plus. Vous en avez fait assez pour un portefaix, mais trois fois trop pour un gentilhomme.

La prétendue Picarde se retourna et le regarda d'un air ébahi.

– Croyez-vous, cavalier ? murmura-t-elle. Par morbleu, vous avez bien fait de venir ; car j'ai idée que j'allais l'étrangler !

Le cercle, cependant, s'était rétréci, et les lueurs de toutes les lanternes se dirigeaient vers le visage de Fortune.

C'était là un dénouement inattendu, curieux, une péripétie de choix : le hasard comblait, cette nuit, les badauds du quartier Saint-Antoine, et quand même la Picarde eût assommé tout à fait l'exempt, la foule n'aura pas eu tant de plaisir.

On s'en donnait à cœur joie de regarder ce brillant duc de Richelieu, que personne n'avait jamais vu de si près, quelques-uns, tournant les yeux vers le malheureux homme de police, toujours agenouillé sur le parterre, commençaient à remarquer la ressemblance qui existe entre lui et son sauveur.

– Eh bien ! bonhomme, lui dit Fortune avec bonté, tu peux te relever si tu veux et rentrer dans ton carrosse de louage. Que ceci te serve de leçon ; les marauds comme toi sont battus quand ils essayent de singer les gens de qualité comme nous.

La foule applaudit cette morale. La Bastille, qui regardait tout cela de loin, avait encore soixante ans à vivre.

Le vrai duc de Richelieu se mit sur ses pieds en chancelant, et leva enfin ses yeux gonflés sur Fortune.

C'était un esprit fort, mais comme presque tous ceux qui ne veulent plus croire en Dieu, il était superstitieux jusqu'à l'enfantillage.

La vue de Fortune couvert de ses habits de la veille lui fit le même effet que s'il se fût aperçu lui-même dans une glace.

Et comme il n'y avait pas de glace, il passa ses deux mains Manchettes et tremblantes sur ses yeux éblouis.

– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il, en proie à une risible terreur.

Fortune le regarda du haut en bas.

– Ah ça ! dit-il, qui es-tu toi-même ? j'entends conter depuis quatre ou cinq jours cette bourde d'un croquant, allant et venant dans Paris, qui a l'impertinence de me ressembler trait pour trait.

La foule ponctua cette interpellation par un bruyant murmure. Elle s'amusait mille fois mieux qu'à la fête du roi.

– On a été jusqu'à me faire entendre, poursuivit Fortune, que le susdit maraud pourrait bien être un bâtard de monsieur mon père : Personne n'est à l'abri de cela. Si la chose est vraie, mon garçon, je te défends de rester dans la police. Viens me voir demain matin ; je t'achèterai une lieutenance dans un régiment partant pour les Indes, et tu iras te faire tuer proprement loin d'ici.

Il pirouetta sur ses talons et le vrai duc, qui avait l'air d'un homme ivre, franchit le marchepied de sa voiture au milieu des cris de la foule.

La foule lui reprochait de ne pas savoir dire seulement : « Grand merci. »

Le carrosse s'ébranla. Dix minutes après, les derniers curieux qui quittaient la place, étonnés de voir, a l’entrée de la cour de Guéménée, M. le duc de Richelieu et la Picarde en grande conférence et se tenant les côtes à force de rire. L'entente familière qui s'était établie tout à coup entre monsieur le duc et la Picarde était faite assurément pour tenir en haleine la curiosité des badauds. Mais M. le duc de Richelieu avait fait un geste de la main en disant :

– Rentrez chez vous, bonnes gens ; et malgré la grande envie que chacun avait de savoir, tout le monde s'était retiré.

Marton regardait Fortune à la lueur du réverbère voisin et disait avec conviction :

– Si vous vouliez, cavalier, Paris serait bien embarrassé de savoir lequel de vous ou de l'autre est le vrai Richelieu. Les poings me démangent en vous regardant :

– Corbac ! c'est de la goinfrerie, s'écria Fortune. : Vous l'avez battu à plate couture. Avait-il pénétré auprès de notre belle Aldée ?

– Jamais ! Vers sept heures du soir, on a sonné à la porte de l'escalier. C'était un petit homme qui arrivait avec un grand chien et qui n'avait pas l'air très assuré.

– Il vous a dit : « L'heure est venue. », interrompit Fortune.

– Juste ! et il demanda la pâtée pour lui et pour sa bête, ajoutant qu'il était de vos amis. Muguette a emmené Aldée dans la chambre de la vieille dame, et je suis resté seul en face de l'armoire mystérieuse.

« Il faut vous dire, interrompit ici Courtenay, que Mlle de Bourbon avait été agitée tout le soir et qu'elle avait contraint cette chère petite Muguette à lui passer une robe blanche. Elle avait voulu aussi des fleurs dans ses cheveux.

Ah ! cavalier, nous aurons bien de la peine avec la pauvre Aldée, mais, sur ma foi, son malheur ne fait qu'augmenter ma tendresse.

Fortune lui serra la main silencieusement. Courtenay reprit :

– Elle a chanté, elle a dansé, et les larmes me venaient aux yeux en la voyant si gracieuse et si belle. De temps en temps, elle venait vers moi et me regardait avec tristesse en murmurant ces mots, toujours les mêmes : « J'irai ! j'irai ! »

– Il y a quelque dessein extravagant dans la nuit de cette pauvre cervelle ! murmura Fortune, mais nous verrons.

– Le plus fort est fait, riposta Marton. Je voudrais gager que M. de Richelieu a renoncé pour toujours à l'armoire.

– Voyons l'aventure de l'armoire, dit Fortune.

– Quand la petite Muguette fut partie, raconta Courtenay, il se fit un bruit derrière les robes : puis les planches craquèrent et je fus l'homme le plus étonné du monde en voyant paraître un exempt. Je crus d'abord que c'était vous, d'autant que ce matin, vous aviez un costume pareil !…

– La mule du pape ! vous dites bien, puisque c'était le même, interrompit Fortune. Cette Zerline est un démon.

– Je m'écriai, repartit Courtenay : « Pourquoi, diable, entrez-vous par ici, cavalier ? » Mais une bourse très bien garnie, et que le nouvel arrivant me jeta en guise d'exorde, me donna à réfléchir. Je reconnus en outre, auprès de l'oreille gauche, la cicatrice d'une de mes bourrades de la Bastille, et, pour en avoir le cœur net, je fis une belle révérence en murmurant :

« – Monsieur le duc, qu'y a-t-il pour votre service ?

« Il eut l'effronterie de me répondre

« – J'ai ouï dire que la chère enfant n'a pas la cervelle bien solide, mais on ne lui fera aucun mal. Il s'agit d'une simple gageure : mon honneur en dépend, vertubleu ! et fût-elle prise de la fièvre ou du chaud mal, je veux l'avoir cette nuit à ma petite maison de la Ville-l'Évêque.

« C'est assez d'explications comme cela, qu'en pensez-vous, cavalier ? Mes poings se sont noués d'eux-mêmes et j'ai commencé à le battre tout de suite. Je l'ai battu dans la chambre et dans l'antichambre, je l'ai battu sur le carré, dans l'escalier, tout le long de la cour de Guéménée et je l'ai battu surtout dans la rue où nous sommes arrivés, suivis déjà par tous les voisins. Il ne criait pas, je dois lui rendre cette justice : il porte bien les coups, mais moi je criais pour deux, et le monde s'est rassemblé. La vue de toute cette foule me donnait du cœur à la besogne, et l'idée me venait de tuer ce vil coquin à force de soufflets. Si vous n'étiez pas arrivé, cavalier…

– J'avais besoin de lui ailleurs, interrompit Fortune, sans parler des liens de la nature, qui m'obligeaient à ne le point laisser assommer tout à fait. J'ai dû vous toucher un mot de mon plan en temps et lieu ; c'est une jolie chose, et il faut que monsieur le duc soit chez lui, ce soir, pour la réussite de mon plan. La peste ! Marton, ma mie, nous n'avons pas fini de rire !

Un cri déchirant lui coupa la parole.

Le cri venait de la cour de Guéménée, où l'on disait :

– Raymond ! Marton ! au secours !

Fortune devint tout blême, parce qu'il avait reconnu la voix de Muguette.

Au moment où le prince et lui s'élançaient, Muguette parut en effet au bout de l'allée. Elle vint tout en larmes et haletante se jeter dans les bras de notre cavalier.

– L'avez-vous vue ? balbutia-t-elle.

Qui ? demanda Courtenay, Aldée ?

Elle n'est plus là, répondit Muguette à travers ses sanglots. Elle a fui, elle est perdue !