Où Fortune a l'honneur de contempler un illustre sous séducteur.
Il était assez difficile d'arracher à ce bon La Pistole quelque chose de suivi et de raisonnable. Il aimait et il détestait à la folie. Cette haine amoureuse ou cet amour haineux lui bouleversaient la cervelle à tel point que ses idées dansaient incessamment la farandole.
Le petit devait s'appeler Vincent Camus comme lui, pour peu qu'il appartînt au sexe masculin ; si c'était une fille, au contraire, on devait lui donner le nom de Zerline.
La Pistole avait déjà réglé tout ce qui concernait son éducation.
Fortune eut beaucoup de peine à le confesser. Il parvint à savoir pourtant, que Chizac, autre monomane, avait adroitement coloré son étrange proposition.
Chizac ne laissant rien percer de ses craintes, avait mis en avant ses projets de mariage : la belle Thérèse, dont il était éperdument épris, lui accordait sa main à la condition que la mort de son père serait juridiquement vengée.
– D'ailleurs, avait ajouté Chizac, vous avez de l'esprit, mon cousin La Pistole ; il ne vous sera pas difficile d'établir que Guillaume Badin était un peu ivre, j'en témoignerais au besoin, et qu'il vous a insulté devant sa porte. Le coup d'épée rentrerait alors dans le cas de légitime défense. Et voyez un peu les dangers de votre situation ! il est arrivé malheur à tous ceux qui ont touché à cette mystérieuse affaire : l'inspecteur Bertrand est mort et l'on a été jusqu'à faire disparaître son cadavre, déposé à la morgue, le cavalier Fortune est mort aussi. En conséquence, il ne reste plus que vous : c'est peut-être un jour ou deux que vous allez me vendre au prix exorbitant d'un million. Quelle superbe affaire !
En disant tout cela, l'ancien Arlequin de la foire, très sérieux et très convaincu, avait pourtant je ne sais quel sourire aux lèvres.
– Vous n'êtes pas mort, cavalier, reprit-il, et cela me fait plaisir pour vous ; quant à l'inspecteur Bertrand, son affaire me paraît claire puisque voilà mon chien Faraud revenu.
Il y avait déjà longtemps que Fortune si l'on peut ainsi s'exprimer, causait avec Faraud tout en écoutant La Pistole.
Le chien était inquiet et allait à chaque instant vers la lucarne qui donnait rue des Lombards.
Fortune demanda :
– À quelle heure as-tu revu le chien ?
– Il a gratté à la porte, répondit La Pistole, tout de suite après le départ de mon cousin Chizac.
Fortune réfléchissait et se disait :
– Les blondins sont tout seuls à la maison. Qu'est-il advenu de ce pauvre diable et de sa petite femme ? Corbac ! il était un des meilleurs rouages de ma mécanique, et je ne sais pas comment je le remplacerai.
– Mon garçon, reprit-il tout haut, l'intérêt que je te porte m'a conduit à prendre des informations sur Mme La Pistole…
– Et de quel droit, s'il vous plait ? s'écria l'ancien Arlequin.
– Ta femme est digne de toi, poursuivit notre cavalier gravement, de toi qui viens d'accomplir un des plus beaux traits de dévouement qu'on puisse trouver dans l'histoire ancienne et moderne. Touche-là ! Je me charge de faire comprendre à la charmante Zerline ce qu'il y a de magnifique dans ton sacrifice.
– Vous êtes donc en rapport avec elle ? demanda La Pistole.
– Voici ce qui dépare la grandeur de ton caractère, répliqua notre cavalier, c'est cette propension à la jalousie. Fi donc ! Mais parlons de ta situation : tu as vendu ta vie pour ta femme et tes enfants, car il se pourrait que Zerline fût mère de deux jumeaux, mon camarade.
La Pistole accueillit cet espoir par un sourire et avoua qu'il n'y avait point songé.
– Je me regarderais comme le dernier des hommes, poursuivit Fortune, si je te laissais payer sottement cette lettre de change funèbre, tirée sur toi par le vampire Chizac. As-tu remarqué comme ton cousin est changé ?
– Il ne fait pas très clair ici, répondit La Pistole, mais j'ai cru voir qu'il n'avait pas bonne mine.
Fortune se leva et passa son mouchoir comme une laisse dans le collier de Faraud.
– Veux-tu être avec moi ? demanda-t-il en changeant de ton tout à coup.
La Pistole répondit :
– Je veux bien être avec vous s'il n'y a pas trop à risquer.
– Que peux-tu risquer de plus que ta vie, demanda notre cavalier. Voici ce que tu auras à faire : il y a dans le logis de Chizac un mystère que je voudrais découvrir.
– Jamais je ne retournerai là-dedans, s'écria, l'ancien Arlequin. C'est plein de traquenards !
– Si tu aimes mieux donner ta peau, tu es libre, mais écoute-moi jusqu'au bout. Une fois dans la maison de Chizac, il suffirait de te laisser conduire par, Faraud, le brave chien, qui sait où est la cachette dont je parle.
– Faraud ne chasse que les papiers de la banque ; murmura La Pistole d'un air défiant.
– Faraud était comme un coq en pâte dans le logis de l'inspecteur Bertrand, repartit Fortune, et les bêtes se souviennent. Fais seulement ce qui t'est commandé et remarque bien la façon dont le chien se comportera. Tu as assez d'esprit pour trouver ton prétexte d'entrée.
– Mais le prétexte de sortie ? interrompit La Pistole ; j'ai promis d'attendre ici les gens de la justice…
– La mule de pape ! si Chizac demande son reste, regarde-le dans le blanc des yeux, mon fils ; et dis-lui seulement : « Mon cousin, vous êtes percé à jour ! » Il tombera comme un capucin de carte à qui on donne une chiquenaude.
La Pistole était assis sur le pied de son lit et tenait sa tête à deux mains.
– Tu tiendras note, poursuivit notre cavalier qui le regardait du coin de l'œil, des faits et gestes de Faraud, afin de m'en rendre compte exactement, après quoi tu te rendras, toujours avec Faraud, à la porte de la cour Guéménée, qui est au bout de la grande rue Saint-Antoine ; et tu examineras les gens qui sortiront ou qui entreront. Si tu aperçois M. le duc de Richelieu, tu te rendras tout au fond de la cour, au logis de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, et tu diras à sa servante Marton : « Voici l'instant ! »
– Je n'aime pas beaucoup me mêler des affaires des grands seigneurs, murmura La Pistole.
– Au cas où il y aurait bagarre, continua Fortune sans tenir compte de l'interruption, tu sauras que Faraud et toi devez être du côté de la susdite Marton.
Et si tu préfères subir ton sort comme un imbécile, dit tout à coup notre cavalier en laissant tomber brusquement sa main sur l'épaule de l'Arlequin, je connais un quidam de gaillarde tournure qui consolera ta veuve avec plaisir. Voilà.
La Pistole bondit sur ses pieds.
– Je vais chez Chizac, dit-il, j'irais chez le diable la coquine ! la coquine ! quelle passion j'ai pour elle !
Il descendit le premier et Faraud le suivit ; mais dès qu’ils furent dans la rue, Faraud tourna à pleine course l’angle de la ruelle des Cinq-Diamants.
Fortune reprit au contraire le chemin des Halles. Il partit à grands pas, le feutre sur les yeux et songeant si profondément qu'il heurtait les passants sans prendre garde.
Après avoir quitté les Halles, il longea la rue Coquille et entra dans la rue Croix-des-Petits-Champs.
Là, il s'arrêta devant une haute porte cochère que flanquaient deux pans de murs, au centre de chacun desquels une niche profonde abritait un large banc de pierre.
Nul ne se représentait ainsi l'entrée de la maison habitée par ce Don juan à l'eau de tubéreuse : M. le duc de Richelieu.
Fortune souleva le marteau de la porte, et à ce moment, sa figure témoignait d'une véritable émotion.
Après une bonne minute d'attente, la porte s'ouvrit, et un suisse, galonné sur toutes les coutures, demanda en un baragouin qui se payait alors fort cher, ce qu'il y avait pour le service du nouvel arrivant.
– Je désire voir M. Raffé, dit Fortune.
Le suisse répondit en français d'Allemagne, que M. Raffé était occupé et sur le point de partir pour Saint-Germain-en-Laye.
Il y avait en effet un carrosse attelé dans la cour.
– Je viens de la part d'une dame, dit Fortune.
Le suisse posa fermement la question de savoir si cette dame en voulait à M. le duc ou à son premier valet de chambre.
– La dame est pour M. Raffé, répondit Fortune, et ce n'est pas tous les jours qu'il lui arrive pareille aubaine.
Il ajouta, parce que le suisse examinait son costume d'exempt :
– La dame a l'honneur d'appartenir à la lieutenance.
Le suisse s'effaça, Fortune entra et la porte fut refermée derrière lui.
Ce fut dans le vestibule que Fortune attendit.
Au bout de dix minutes environ, un valet vint le chercher et le fit monter au premier étage.
Là, dans une chambre fort bien ornée et qui confinait aux appartements de M. le duc, un homme de trente-cinq à quarante ans, les cheveux en papillotes et tiré à quatre épingles, dans une robe de chambre en damas ramagé, s'asseyait auprès d'une table couverte de papiers.
C'était Raffé, l'illustre Raffé, personnage historique s'il en fût, et qui vit à ses pieds, dit-on, comme l'âne chargé de reliques, les plus nobles pécheresses de ce siècle pécheur.
Comtois referma la porte.
Fortune et le roi des Frontins étaient seuls.
Ce fut seulement alors que Raffé daigna se retourner à demi pour jeter à notre cavalier un coup d'œil hautain et souverainement fatigué.
– Mon bon, dit-il, vous voyez qu'il y a presse, mais néanmoins, s'il s'agissait d'une personne de rang. Approchez, je vous prie, ce n'est pas la première venue qui peut mettre ainsi un exempt en campagne.
Fortune fit quelques pas vers le bureau chargé d'amour et s'arrêta en face de son interlocuteur, qu'il examina copieusement.
– On dirait, murmura celui-ci, que vous n'avez jamais vu d'homme entouré par la faveur des belles.
– Sur ma foi, murmura Fortune au lieu de répondre, c'est que je le reconnais, je le reconnais très bien, ce bon monsieur Raffé ! Y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus !
L'œil du premier valet de chambre devint plus attentif.
– Mon brave, dit-il, moi, je ne vous reconnais pas du tout. Il m'est arrivé rarement de fréquenter des gens de votre sorte.
– Je n'ai pas toujours été exempt du Châtelet de Paris, mon bon M. Raffé, répliqua Fortune. Regardez-moi encore.
– Je veux mourir… commença Raffé.
– Ah ! que diraient ces dames ! interrompit Fortune. Je vais vous aider un peu, si vous voulez.
Alors, fit le valet de chambre dont les sourcils se froncèrent, il ne s'agit que de vous, l'ami ? le message galant était un prétexte ?
– Un pur prétexte, mon bon monsieur Raffé.
Celui-ci avança la main vers une sonnette posée sur la table.
Sans façon, Fortune lui arrêta le bras.
– Ne voulez-vous point au moins savoir mon nom ? demanda-t-il.
– Que m'importe, s'écria encore Raffé avec une colère d'enfant gâté, vous me prenez le temps des dames !
– Il vous importe peut-être plus que vous ne croyez, je suis Raymond.
– Raymond, répéta le valet de chambre, Raymond qui ?
– Le petit Raymond… vous savez… celui que feu M. le duc embrassait quand personne ne pouvait le voir.
Raffé ouvrit de grands yeux.
– Toi, balbutia-t-il, Raymond.
– On fait ce qu'on peut pour arriver. Je crois que vous commencez à me reconnaître.
Le valet de chambre se leva et se plaça de manière à voir notre cavalier, posé en plein jour.
– Il a la bouche, murmura-t-il, le nez aussi, les yeux… par la sambleu ! Sais-tu que tu es un beau gars mon fils ? M. le duc ne pourra te renier, car tu lui ressembles comme deux gouttes d'eau !