Nous avons laissé M. Hoopdriver sur la porte du petit magasin de thé et de tabac, tenu, dans la rue du Nord, par une gentille petite vieille dame dont le nom, – j'avais oublié de vous en informer, – était Mme Wardour. Vous n'allez pas manquer de croire que j'abuse des coïncidences quand je vous aurai dit que la maison contiguë à celle de Mme Wardour, dans la susdite rue, est l'Hôtel de l'Ange, et que c'est à l'Hôtel de l'Ange que s'étaient logés « M. » et « Miss » Beaumont, le soir même où M. Hoopdriver fit son entrée à Midhurst. Et cependant cette coïncidence paraîtra toute naturelle, pour peu que mes lecteurs prennent la peine de se rendre à Midhurst en passant par Guildford. Dès leur arrivée, ils verront la porte cochère de l'Ange béer pour engloutir deux cyclistes du genre distingué, tandis que la théière qui sert d'enseigne à Mme Wardour se trouve là juste à point pour attirer un voyageur plus économe, ou de ressources plus mesurées. Mais les trois personnages de notre histoire étaient, tout comme vous, fort peu familiers avec les routes du comté de Sussex, de telle sorte qu'ils ne pouvaient pas se rendre compte aussi clairement que moi de tout ce que la coïncidence en question avait d'inévitable.
C'est Beauchamp qui s'aperçut le premier qu'ils étaient, tous trois, réunis derechef dans le même voisinage. Il achevait de resserrer la chaîne de sa machine, dans la cour de l'Ange, lorsqu'il vit Hoopdriver passer lentement devant la porte cochère, la tête entourée du halo de fumée qu'il tirait de sa cigarette. Aussitôt une masse nuageuse d'inquiétude, qui s'était en partie dissipée durant la journée, se rassembla de nouveau, et se condensa en un soupçon défini. Glissant promptement son tournevis dans sa poche, Beauchamp gagna la rue pour régler l'affaire séance tenante, car il se targuait d'être un homme expéditif. Hoopdriver n'était encore qu'à quelques pas de là, poursuivant sa flânerie, et les deux hommes se trouvèrent bientôt face à face. À la vue de son adversaire, M. Hoopdriver fut pris d'un sentiment moyen entre le dégoût et la joie, ce qui, pour un instant, lui fit oublier son animosité.
– Tiens ! Nous nous retrouvons encore ! – dit-il, affectant de s'amuser d'un caprice du hasard.
L'autre s'arrêta court, barrant le passage de M. Hoopdriver et le regardant fixement. Puis, toute sa personne prit une attitude de dangereuse civilité.
– Vous étonnerai-je beaucoup, – demanda-t-il du ton le plus prévenant, – si je vous informe que vous avez l'air de nous suivre ?
M. Hoopdriver, pour des motifs peu précis, résista à son habitude professionnelle de s'excuser. Son désir de contrarier l'autre le rendit à la fois impertinent et spirituel. Une phrase qu'il avait apprêtée dans la journée, en prévision d'une question de ce genre, lui revint fort à propos en mémoire.
– Et depuis quand, monsieur, – répondit-il vaillamment, – depuis quand avez-vous acheté pour votre usage personnel le comté de Sussex ?
– Permettez ! – reprit l'autre. – Ce qui me… ce qui nous importune, ce n'est pas seulement votre fréquente proximité. C'est que, pour être franc, vous paraissez avoir un but en nous suivant.
– Vous êtes toujours libre de filer ailleurs si la chose ne vous plaît pas, – riposta M. Hoopdriver, – et de retourner d'où vous êtes venus.
– Ah ! ah ! Nous y voilà. – C'est donc ça. Je le pensais bien.
– Vraiment ? – fit M. Hoopdriver, absolument ahuri, mais s'élevant intrépidement à la hauteur des circonstances.
– Oui, oui, j'y suis, je comprends, – répétait l'autre. – Je m'en doutais.
Son ton devint tout à coup suspicieusement amical.
– Oui, je voudrais vous dire quelques mots. Vous ne refuserez pas, n'est-ce pas, de m'accorder deux minutes ?
Les hypothèses les plus fantastiques s'entrechoquaient dans la cervelle de M. Hoopdriver. Pour qui cet homme le prenait-il ? Que croyait-il ? Où voulait-il en venir ? Il hésita. Puis, à tout hasard :
– Vous avez une communication à me… ?
– Soit, appelons cela une communication ! – répondit Beauchamp.
– Je puis vous accorder les deux minutes, – consentit M. Hoopdriver, avec dignité.
– En ce cas venez par ici.
Et lentement, ils descendirent la rue jusqu'à l'école communale. Il y eut environ une minute de silence. L'homme frisait nerveusement sa moustache. Quant à Hoopdriver, ses instincts dramatiques se trouvaient à présent en pleine alerte.
Il ne comprenait pas très bien quel rôle lui était dévolu, mais il pressentait à coup sûr quelque chose de sombre et de mystérieux. Sir Arthur Conan Doyle, Victor Hugo et Alexandre Dumas étaient au nombre des auteurs favoris de notre héros, et ce n'est pas en vain qu'il les avait lus.
– Je vais être absolument franc avec vous, – débuta l'homme à la moustache.
– La franchise est toujours préférable, – répliqua M. Hoopdriver.
– Eh ! bien, alors… dites-moi qui diable vous a envoyé ?
– M'a envoyé ?
– Ne jouez pas à l'innocent. Qui est-ce qui vous emploie ? Pour le compte de qui êtes-vous ici ?
– Hum ! – fit M. Hoopdriver, embarrassé. – Hum ! Non, je ne puis pas le dire.
– C'est bien sûr ?
Et l'autre, prononçant ces mots d'un ton significatif, clignait de l'œil vers sa main droite. M. Hoopdriver, machinalement, regarda cette main, et vit une pièce jaune qui luisait dans la pénombre.
Or, l'offre impliquée dans ce geste était d'autant mieux faite pour offenser M. Hoopdriver qu'il se trouvait faire partie de la classe sociale immédiatement supérieure à celle où le pourboire est régulièrement admis. Aussi notre héros rougit-il jusqu'aux oreilles ; et ce fut avec des yeux pleins de colère qu'il fixa le tentateur, en lui disant :
– Rengainez ça, hein !
– Quoi ? – : dit l'autre, très surpris, et « rengainant » effectivement la pièce dans la poche de sa culotte.
– Ainsi, vous vous êtes figuré qu'on pouvait me corrompre ? – s'écria M. Hoopdriver, dont l'imagination s'exaltait de minute en minute. – Pardieu ! je vous suivrai maintenant…
– Mon cher monsieur, interrompit l'autre – je vous demande pardon. Je me suis mépris à votre endroit. Vraiment, je vous demande pardon. Voulez-vous que nous fassions encore quelques pas ? Dans votre profession…
– Et qu'avez-vous à dire contre ma profession, s'il vous plaît ?
– C'est que vraiment… Enfin, vous comprenez. Il y a des policiers d'un rang subalterne, des agents qui s'occupent en particulier de… de poursuites comme celles-là. Mais je vois à présent que vous êtes d'une autre espèce… un détective privé, évidemment. Recevez encore toutes mes excuses. Les hommes d'honneur sont rares, en ce monde, surtout dans votre… dans tous les métiers.
Il était heureux pour M. Hoopdriver qu'on se dispensât, à Midhurst, d'allumer les réverbères pendant l'été, sans quoi celui sous lequel ils passaient à ce moment l'eût trahi. Même, il dut porter vivement la main à son rudiment de moustache et en tirer violemment les poils, pour dissimuler la tumultueuse exultation, la folle hilarité qui bouillonnait en lui. Détective !
Et l'autre s'aperçut, malgré l'obscurité, que son compagnon étouffait une envie de rire. Il s'imagina que c'était son allusion aux « hommes d'honneur » qui avait causé cette gaieté.
– Ce gaillard-là finira bien par en venir où je veux, – se dit-il. – Il tient bon, simplement, pour que j'aille jusqu'au billet de cinq livres.
Il toussa.
– Tout de même, – reprit-il, – je ne vois pas ce qui vous empêcherait de me dire pour le compte de qui vous êtes ici ?
– Vous ne le voyez pas ? Mais je le vois, moi.
– Voilà qui est net, – admit Beauchamp, complaisamment. – Mais il y a une chose surtout que je tiens à savoir : le nœud de toute l'affaire. Libre à vous de ne pas me répondre, si cela ne vous convient pas. Il n'y a aucun mal à vous avouer ce qui me préoccupe dans cette histoire. Est-ce moi qu'on vous a chargé de suivre, ou miss Milton ?
– Je ne suis pas de l'espèce à qui l'on tire les vers du nez, – répliqua M. Hoopdriver, se divertissant fort de garder un secret qu'il ignorait. Miss Milton ? Voilà donc comment elle s'appelait. Qui sait s'il n'allait pas apprendre quelque chose de plus ? – Non, rien à faire avec moi. Et c'est tout ? – ajouta-t-il.
Beauchamp était très fier aussi des talents diplomatiques dont il s'estimait pourvu. Il voulut tâter d'un échange de confidences.
– Vous savez comme moi, – fit-il, – qu'il y a deux personnes intéressées à surveiller cette affaire.
– Oh ! Et qui est donc l'autre personne ? – demanda M. Hoopdriver.
Il posa cette question avec calme, mais ai-je besoin de dire l'énorme tension intérieure qu'il lui fallait pour contenir l'orgueil qui l'agitait. Le fait est qu'il considérait son interrogation comme simplement géniale.
– Il y a ma femme, – continuait l'autre, tout à son idée, – et il y a la belle-mère de Miss Milton.
– Et vous désirez savoir laquelle des deux m'a envoyé ici ?
– Oui.
– Eh ! bien, allez le leur demander ! – répondit M. Hoopdriver, décidément enchanté de ses dons de répartie… – Allez le leur demander à l'une et à l'autre !
Beauchamp fit un mouvement d'impatience. Pourtant, il crut devoir encore risquer une dernière tentative.
– Je donnerais volontiers un billet de cinq livres pour savoir au juste ce qu'il en est, – insinua-t-il.
– Rengainez ça, je vous dis ! – répliqua M. Hoopdriver, d'un ton menaçant, À quoi il ajouta, avec un grand air de mystère, et d'ailleurs une parfaite vérité : – Vous ne soupçonnez pas à qui vous avez à faire. Mais vous l'apprendrez !
Il parlait avec une telle conviction qu'il en arrivait à croire qu'il appartenait vraiment à un office de renseignements situé à Londres, quelque part du côté de Baker Street.
Ainsi s'acheva l'entrevue. Beauchamp revint à l'Ange, très troublé.
Au diable ces policiers !
Il reconnaissait s'être trompé sur le compte de ces gens-là. Hoopdriver, cependant, les yeux ronds et avec un sourire béat, poursuivit sa promenade jusqu'à l'endroit où les eaux du moulin étincelaient sous le clair de lune ; puis, après quelques minutes de méditation au-dessus du parapet, il rentra dans la ville, si pénétré de l'importance de son nouveau rôle qu'il mettait du mystère jusque dans sa démarche.