XXV – UNE CHASSE AU LION INATTENDUE

 

Ils poursuivirent leur route jusqu'à Cosham, où ils déjeunèrent légèrement mais à grands frais. Là, Jessie écrivit la lettre à sa maîtresse de pension et la mit elle-même à la poste.

Alors, les pentes vertes de la colline de Portsdown les tentèrent, et, laissant les machines au village, ils grimpèrent jusqu'au fort silencieux qui les couronnait de briques rouges. Du sommet, la vue s'étendait sur Portsmouth et les agglomérations adjacentes, sur les bras de mer encombrés, sur la Soient, par-delà laquelle l'île de Wight s'entr'apercevait comme un nuage bleu dans une buée vaporeuse. Par un miracle imprévu, la culotte de cycliste de Jessie s'était, à l'auberge, transformée en une jupe trotteuse. M. Hoopdriver s'allongea gracieusement sur le gazon, alluma une cigarette, et contempla nonchalamment la ville forte qui s'étalait comme une carte sous leurs yeux, avec sa ligne de fortifications intérieures semblable à un joujou d'enfant ; au-delà, après quelques champs, commençaient les faubourgs de Landport et la multitude fumeuse des maisons. Vers la route, à l'extrémité des bas-fonds de la baie, surgissait, parmi les arbres, la ville de Porchester.

Les inquiétudes de M. Hoopdriver avaient reculé à présent dans quelque recoin obscur de son cerveau, et cette imagination dévergondée et demi-consciente que nous lui connaissons accaparait la scène avec l'image de Jessie. Il se mit à spéculer sur l'impression qu'il produisait. De nouveau, il se fit une opinion optimiste de son complet, et, avec une certaine complaisance, passa en revue ses faits et gestes des dernières vingt-quatre heures. Ensuite, la pensée des perfections infinies de sa compagne l'éberlua.

Depuis le déjeuner, Jessie observait tranquillement son cavalier, le détaillait de plus près, pour ainsi dire. Elle ne le dévisageait pas ouvertement, parce qu'il ne cessait lui-même d'avoir les yeux sur elle. Ses soucis s'étaient apaisés et elle avait senti s'éveiller sa curiosité concernant ce jeune homme singulier, chevaleresque et respectueux. Elle se rappelait aussi le curieux incident de leur première rencontre, et éprouvait quelque difficulté à s'expliquer le personnage. La connaissance qu'elle avait du monde se réduisait à peu près à rien, et provenait surtout de ses lectures ; son ignorance, sur ce point, ne saurait donc être confondue avec l'imbécillité. Jessie eut recours, pour se renseigner sur le compte du soi-disant Benson, à divers artifices adroits. Elle apprit ainsi qu'il ne savait pas le français, sinon « siwouplé », terme qu'il paraissait considérer comme une de ces excellentes plaisanteries qui égaient un repas. Son anglais avait quelque chose d'incertain, mais ce n'était pas cependant le jargon qui, d'après les livres qu'elle avait lus, caractérisait les classes inférieures. Ses manières, jugeait-elle, étaient bonnes, en somme, d'une politesse excessive, peut-être, et démodée. Une fois il l'appela « Madame ». Il semblait être un homme ayant de l'argent et des loisirs ; mais il ne savait rien des concerts, du théâtre et des livres. À quoi employait-il son temps ? Il était certainement chevaleresque, et d'esprit quelque peu simple. Elle s'imagina, tant il est vrai que l'habit transforme le moine, qu'elle n'avait jamais rencontré un homme de ce genre-là. Que pouvait-il bien être ?

– Monsieur Benson ? – fit-elle, rompant un silence qu'absorbait le paysage.

– À votre service, – dit l'interpellé, se retournant sur un coude, et, le menton sur son poing, regardant Jessie.

– Est-ce que vous peignez ? Êtes-vous artiste ?

– Ma foi ! – répondit-il, en laissant après ses mots une pause judicieuse, – je ne voudrais pas me compter parmi les artistes, comprenez-vous ? Je peins un peu… et je dessine… des petites choses.

Il arracha un brin d'herbe, qu'il se mit à mâchonner, et ce ne fut pas tant le besoin de mentir que sa trop vive imagination qui le poussa à ajouter :

– Des dessins… des petites choses… dans les journaux.

– Je comprends, – proféra à mi-voix Jessie, qui le reluquait pensivement.

Les artistes forment à coup sûr une classe fort hétérogène, et les gens de talent ont la manie de se rendre un peu bizarres. Il détourna les yeux, en mordillant son brin d'herbe.

– Rien de bien sérieux, – protesta-t-il.

– Ce n'est pas votre profession ?

– Oh ! non, – s'écria Hoopdriver, désireux maintenant de biaiser. – Je n'en fais pas une occupation régulière. De temps à autre, quelque chose me passe par la tête et je le barbouille. Non, je ne suis pas un artiste régulier.

– Vous ne pratiquez donc aucune profession régulière ?

M. Hoopdriver leva la tête vers sa compagne qui le fixait d'un regard tranquille et candide. Il eut vaguement l'idée d'assumer à nouveau le rôle de détective.

– Eh bien, voilà, – répondit-il, pour gagner du temps. – J'exerce une sorte de profession… seulement on a quelquefois des raisons pour… Du reste, c'est peu de chose, – débita-t-il évasivement.

– Je vous demande pardon de cet interrogatoire.

– Ça ne fait rien, absolument rien, – assura M. Hoopdriver. – Toutefois, je ne puis guère… je m'en rapporte à vous… car je ne tiens pas autrement à en faire mystère…

Se lancerait-il hardiment et serait-il avocat ? C'était là, au moins, une profession ayant un prestige suffisant, mais elle connaissait peut-être la partie ?

– Je crois qu'il n'est pas difficile de dire qui vous êtes, – insinua-t-elle.

– Eh bien ! dites, – invita M. Hoopdriver, heureux de ce revirement.

– Vous venez des colonies.

– Par exemple ! – s'écria M. Hoopdriver, offrant la voile à cette brise nouvelle. – Comment diable avez-vous pu trouver cela ?

Quand on pense qu'il était né dans un faubourg de Londres !

– Je l'ai deviné, – minauda-t-elle.

Il écarquilla les yeux comme quelqu'un qui n'en revient pas, et arracha un second brin d'herbe.

– Et vous avez fait vos études en province.

– Bon, encore une fois, – ratifia M. Hoopdriver. – Vous pouvez dire que vous êtes clairvoyante. Et quelle colonie est-ce ?

Il passa le poids de son corps du coude gauche au coude droit, et mordilla, toujours souriant, le brin d'herbe. – Cela, je n'en sais rien.

– Devinez-le aussi, – intima Hoopdriver.

– L'Afrique du Sud. J'incline fortement pour l'Afrique du Sud.

– L'Afrique du Sud est une contrée vaste.

– Enfin, vous êtes de l'Afrique du Sud.

– Vous brûlez, en tout cas, – affirma Hoopdriver, pendant que son esprit rassemblait hâtivement tout ce qu'il possédait de connaissances sur le pays.

– C'est bien l'Afrique du Sud ? – insista-t-elle.

Il se retourna derechef et hocha la tête, avec un sourire approbateur.

– Ce qui m'a fait penser à l'Afrique du Sud, voyez-vous, c'est le roman d'Olive Schreiner : l'Histoire d'une Ferme Africaine. Gregory Rose vous ressemble tellement !

– Je n'ai jamais lu l'Histoire d'une Ferme Africaine, – répondit Hoopdriver. – Je tâcherai de la lire. Comment est-il, ce Gregory ?

– Il faut absolument que vous lisiez ce livre. Ce doit être une merveilleuse contrée, avec son mélange de races, sa civilisation toute neuve repoussant peu à peu l'antique sauvagerie. Étiez-vous dans le voisinage de Khama ?

–Oh ! non, il n'habitait pas de notre côté, lui, – se fourvoya M. Hoopdriver, confondant villes et gens. – Nous avions une petite entreprise d'élevage d'autruches, quelques centaines, du côté de Johannesburg.

– Sur les bords du Karroo, probablement ?

– Tout juste. Une partie du terrain était à nous, heureusement ! Ça ne marchait pas mal, en ce temps-là. Mais il n'y a plus d'autruches dans cette région, à l'heure actuelle.

Il avait à ce moment, une mine d'or dans la tête, mais il s'en tint là, laissant ses paroles produire leur impression, sans compter qu'il s'était soudain aperçu, avec une sorte de choc désagréable, qu'il mentait.

– Que sont devenues les autruches ?

– Nous les avons vendues en bloc en cédant la ferme… Me permettez-vous de fumer une autre cigarette ?… C'est quand je n'étais encore qu'un bambin que nous avions cette ferme à autruches.

– Aviez-vous des nègres et des Boers pour les travaux ?

– Des tas ! – assura M. Hoopdriver, grattant une allumette sur sa chaussure, et sentant des chaleurs lui monter à la tête à la perspective des responsabilités nouvelles qu'il s'attirait.

– Comme c'est intéressant ! Moi, voyez-vous, je n'ai jamais quitté l'Angleterre que pour aller à Paris, en Suisse, et à Menton.

– On se fatigue de voyager, au bout de quelque temps, c'est naturel.

– Parlez-moi encore de votre ferme du Sud de l'Afrique. Cela me stimule toujours l'imagination de penser à ces pays. Je vois très bien un troupeau de grandes autruches menées par un berger nègre au… au pâturage, je suppose. Est-ce que les autruches broutent ? De quoi se nourrissent-elles ?

– Hum ! – fit Hoopdriver. – Elles ont des nourritures variées selon leur goût, voyez-vous. Il y a des fruits naturellement, et d'autres produits comme cela. On leur fait des pâtées, aussi, comme aux petits poulets. Il faut connaître exactement leurs habitudes.

– Avez-vous vu des lions ?

– Ils n'étaient guère communs dans notre district, répondit Hoopdriver, avec modestie. – Mais j'en ai vu, certes, deux ou trois fois.

– Pensez donc ! Voir des lions ! Et vous avez eu peur ?

M. Hoopdriver était à présent absolument désolé d'avoir accepté cette position coloniale. Il tira quelques bouffées de sa cigarette, parcourut d'un œil nonchalant la Soient, tandis qu'en son esprit il décidait du sort du lion.

•– Je n'en ai guère eu le temps, – expliqua-t-il, – ça s'est passé si vite.

– Racontez-moi cela.

– Je traversais l'enclos où l'on enfermait les autruches à l'engrais…

– Oh ! alors, vous mangiez de l'autruche ? Je ne savais pas que…

– Si nous en mangions ?… Souvent. Et elles sont fort bonnes, ma foi, surtout farcies. Donc… heu !… Je… Je traversais l'enclos, quand je vois au clair de lune quelque chose qui se dresse et qui me fixe.

M. Hoopdriver était inondé d'une transpiration fébrile, et ses facultés d'invention menaçaient de le laisser en plan.

– Heureusement, – reprit-il, – que j'avais avec moi la carabine de mon père. Je n'en menais pas large, je vous assure. (Un temps d'arrêt, pour tirer une bouffée de sa cigarette.) Je visai l'extrémité qui me parut être la tête… je pressai la détente (une autre bouffée)… et l'animal fit la culbute.

– Mort ?

– Il n'en valait guère mieux. Ce fut l'un des meilleurs coups de fusil que j'aie tirés. Et je n'avais guère plus de neuf ans, à l'époque.

– J'aurais poussé des cris et pris la fuite.

– Il y a des moments où l'on ne peut pas fuir, – déclara M. Hoopdriver. – D'ailleurs, la fuite aurait été la mort.

– C'est la première fois que je vois un tueur de lions, – s'écria Jessie, qui prenait évidemment une bien meilleure opinion de son champion.

Le soi-disant colonial garda le silence. La jeune fille parut méditer de nouvelles questions. M. Hoopdriver tira vivement sa montre.

– Hé, hé ! ne croyez-vous pas qu'il serait temps de redescendre ?

Il était rouge jusqu'aux oreilles et elle attribua cette confusion à sa modestie. Il se leva, avec un lion ajouté au fardeau de sa conscience, et il tendit la main à Jessie pour l'aider à se mettre sur pieds.

Ils regagnèrent Cosham, reprirent leurs machines et pédalèrent sans hâte au long du rivage septentrional de la vaste baie. Mais M. Hoopdriver ne se sentait plus heureux. Ce grossier mensonge alourdissait sa mémoire. Pourquoi avait-il menti pareillement ?

Par bonheur, elle ne lui posa plus de questions sur l'Afrique du Sud ; du moins, pas avant qu'ils eussent atteint Porchester. Elle parla surtout de vivre sa propre vie et de la façon dont les habitudes pesaient sur l'existence, comme des chaînes. Elle discourait admirablement, et mettait en fièvre l'esprit de M. Hoopdriver. Auprès du château, celui-ci attrapa plusieurs crabes dans des flaques d'eau. À Fareham, ils firent halte pour prendre le thé, et se remirent en route vers le coucher du soleil, avec une vigueur nouvelle dont vous apprendrez bientôt la cause.