XXXI – M. HOOPDRIVER RÉVÈLE TOUT

 

M. Hoopdriver servit les œufs ; puis, au lieu de se mettre à manger, il resta, la joue sur sa main, suivant du regard Jessie qui versait le café. Ses oreilles étaient brûlantes et ses yeux le picotaient. Il prit gauchement sa tasse, toussota, se renversa soudain sur sa chaise et engouffra ses poings dans ses poches.

– Il faut le faire ! – articula-t-il à haute voix.

– Faire quoi ? – demanda Jessie, relevant la tête, surprise, par-delà la cafetière. Elle entamait justement ses œufs.

– Avouer.

– Avouer quoi ?

– Miss Milton… je… je suis un menteur.

Il pencha la tête de côté et regarda sa compagne, les sourcils froncés et fermement résolu à parler. Puis, d'un ton mesuré, et balançant lentement son corps, il annonça :

– Je suis un employé de nouveautés.

– Un employé de nouveautés ? Je pensais…

– Vous aviez tort. Mais ça devait venir à un moment ou à l'autre. Les épingles, les habitudes, les poses… c'était clair. Oui, je suis un employé de nouveautés, en rupture de comptoir pour dix jours de vacances. Un simple petit employé de nouveautés. Ce n'est pas grand-chose, n'est-ce pas ? Un calicot…

– Ce n'est pas une profession dont on doive avoir honte, – répondit miss Milton, reprenant contenance, sans comprendre pourtant tout ce qu'impliquait cet aveu.

– Si, assurément ! Pour un homme, dans notre pays à l'heure actuelle, – protesta M. Hoopdriver, – c'est tenu comme une honte d'être au service d'un patron, ainsi que j'y suis, d'avoir à porter les vêtements qu'on nous désigne, d'aller à l'église pour plaire à la clientèle, et de travailler. Il n'y a pas. d'hommes au monde qui restent à la besogne aussi tard que nous. Un maçon est un roi, en comparaison.

– Mais pourquoi me dites-vous tout cela maintenant ?

– Il vaut mieux que vous soyez au courant tout de suite.

– Mais, monsieur Benson…

– Ce n'est pas tout. Si vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je parle encore un peu de moi-même, il y a diverses choses que je voudrais vous dire. Je ne puis pas continuer à vous tromper ainsi. Je ne m'appelle pas du tout Benson. Pourquoi vous ai-je dit Benson ? Je n'en sais rien, sinon parce que je suis une espèce d'idiot. Heu… Je voulais paraître plus que je n'étais. Mon nom est Hoopdriver.

– Ah !

– Et les histoires de l'Afrique du Sud et du lion…

– Eh ! bien ?

– Des mensonges.

– Ah !

– Et la découverte des diamants sur la ferme aux autruches, et l'attaque des nègres, des mensonges aussi. Et toutes les réminiscences des girafes, des mensonges encore. Je ne suis jamais monté sur une girafe, j'aurais trop peur !

Avec une sorte de morne satisfaction, le pauvre garçon regardait Jessie : il avait soulagé sa conscience, en tout cas. La jeune fille le dévisageait avec une infinie perplexité. Son champion lui apparaissait sous un nouvel aspect.

– Mais pourquoi…

– Pourquoi je vous ai raconté toutes ces sornettes ? Je n'en sais rien. Par stupidité, peut-être. Je voulais vous en imposer, sans doute. Mais quoi qu'il en soit, je tiens à ce que vous sachiez la vérité à présent.

Un silence suivit ces paroles. Ni l'un ni l'autre ne touchait au déjeuner.

– J'ai pensé qu'il valait mieux vous le dire, – reprit M. Hoopdriver, – C'est par vantardise, par fanfaronnade que j'ai raconté tout cela. Toute la nuit dernière, je n'en ai pas dormi, je me suis représenté l'espèce d'imitation d'homme que j'étais, de mannequin…

– Et vous n'avez pas d'actions dans les mines de diamant ? Vous n'allez pas poser votre candidature au Parlement ? Et vous n'êtes pas…

– Mensonges que tout cela ! – interrompit M. Hoopdriver d'une voix sépulcrale. – Mensonges d'un bout à l'autre. Comment j'en suis venu à inventer toutes ces inepties, je l'ignore.

Elle le regardait avec ébahissement.

– Je n'ai jamais de ma vie mis les pieds en Afrique, – continua M. Hoopdriver, complétant sa confession.

Puis, il tira sa main droite de sa poche, et, avec la nonchalance de quelqu'un pour qui l'amertume de la mort est passée, il commença à boire son café.

– C'est un peu déconcertant, – opina Jessie vaguement.

– Réfléchissez-y, – conclut M. Hoopdriver. – J'en suis sincèrement désolé.

Et le déjeuner se poursuivit en silence. Jessie, perdue dans ses pensées, mangea peu. M. Hoopdriver était si accablé de contrition et d'angoisse que, par pure nervosité, il absorba une quantité extraordinaire d'aliments, et se servit, pour manger ses œufs, de la cuillère aux confitures. Il restait les yeux fixés tristement sur son assiette, et Jessie l'épiait à travers ses longs cils. Une fois ou deux, elle contint un petit rire, et, deux ou trois fois, parut indignée.

– Je ne sais vraiment que penser, – proféra-t-elle enfin. – Je ne sais quelle opinion me faire de vous, frère Christian. Je croyais, que vous étiez parfaitement honnête et loyal, et je ne puis m'empêcher…

– Hé bien ?

– De le penser encore.

– Honnête et loyal, avec tous ces mensonges !

– C'est ce que je me demande.

– Je ne me le demande pas, moi, – répliqua M. Hoopdriver. – Je suis trop honteux de moi-même. Mais, dans tous les cas, j'ai cessé de vous induire en erreur.

– Je croyais que cette histoire du lion…

– Je vous en prie, ne parlez pas de cela.

– Je croyais… Je sentais que ce que vous racontiez n'avait pas un accent très véridique.

En remarquant l'expression déconfite de son compagnon, elle éclata de rire.

– Assurément si, vous êtes honnête ! – certifia-t-elle. – Comment en douterais-je ? Comme si moi, j'avais toujours été absolument sincère. J'y suis maintenant…

Elle se leva brusquement et lui tendit la main pardessus la table. Il la dévisagea, indécis, et perçut la bienveillance amusée de ses regards. C'est à peine s'il comprit, tout d'abord. Il se leva aussi, tenant sa cuillère à confiture, et prit avec humilité la main qui lui était offerte.

– Seigneur ! – balbutia-t-il. – Si vous n'en avez pas assez…

– J'y suis, maintenant… répéta-t-elle.

Une inspiration soudaine obscurcit sa gaieté. Elle s'assit, il s'assit.

– Vous avez fait cela, – dit-elle, – dans le seul but de pouvoir me venir en aide. Vous pensiez que j'étais trop conventionnelle pour accepter le secours de quelqu'un qui serait socialement mon inférieur.

– C'est en partie vrai, – convint M. Hoopdriver.

– Comme vous vous êtes mépris ! – soupira-t-elle.

– Vous m'en voulez ?

– C'était un sentiment chevaleresque, – accorda-t-elle. – Mais je suis navrée que vous ayez pu croire que j'aurais honte de vous parce que vous avez un emploi, honorable après tout, dans le commerce.

– Je n'en étais pas sûr, au début, – répondit-il, embarrassé.

Il restait ébahi, et se soumettait passivement au replâtrage de son amour-propre. La proposition fut émise et votée d'emblée, qu'il était un citoyen des plus méritants et que ses mensonges avaient un caractère de noblesse indéniable. Il commença à voir les choses sous ce jour-là. En outre, elle fit de nouveau allusion à son courage personnel, et là, certainement, il pouvait admettre que sa bravoure était réelle.

Bref, le déjeuner se termina plus heureusement qu'il n'aurait osé l'espérer dans ses moments les plus optimistes. Il s'acheva même dans un rayonnement de gloire, et ils quittèrent la petite ville rougeâtre de Blandford comme si aucun nuage d'aucune sorte ne s'était élevé entre eux.