XX – AU CLAIR DE LUNE

 

Les vingt minutes d'avance s'éternisèrent…

Et maintenant, nous laissons l'infâme Beauchamp s'envelopper de malédictions et de blasphèmes comme d'un manteau ; du reste, le triste sire a déjà suffisamment souillé nos modestes mais véridiques pages. Nous laissons aussi le groupe de badauds s'abreuver dans le bar de l'Hôtel de la Vigogne ; nous laissons même Bognor, comme nous avons laissé tour à tour Chichester et Midhurst, Haslemere et Guildford, Ripley et Putney, et, sur la route baignée de clair de lune, nous suivons notre cher et absurde Hoopdriver et sa Jeune Dame en Gris.

Avec quelle ardeur ils pédalent. Leurs cœurs battent à l'unisson et leur respiration s'accélère. Pour eux, toute ombre est une appréhension et tout bruit une poursuite. Bien qu'ils fussent obligés de fuir, M. Hoopdriver vivait pour l'instant dans un monde fabuleux. Si un policeman avait osé leur barrer la route sous le prétexte que leurs lampes n'étaient pas allumées, Hoopdriver lui eût fait mordre la poussière et eût continué sa course à la façon d'un héros impavide. Si tout à coup Beauchamp avait surgi avec une paire de rapières, Hoopdriver se fût battu en duel comme un mousquetaire et eût pourfendu le traître. Il avait délivré la victime, l'enlevait et chevauchait à ses côtés. Il avait contemplé ce beau visage dans l'ombre et encadré aussi par les rayons du soleil matinal ; il avait vu ses traits aimables éclairés en plein quand elle lui exprimait sa sympathie à leur première rencontre ; il avait vu ses lèvres adorables crispées par la colère et ses beaux yeux pleins de larmes. Mais quelle clarté, sinon le clair de lune à la mi-été, eût pu baigner ce doux visage d'un aussi magique resplendissement ?

Par la lisière de Bognor, la route tournait dans la direction du Nord, passant, à un endroit, à travers un épais bouquet d'arbres, sous les branches desquels l'obscurité était complète. De nouveau, des villas tantôt éclairées, tantôt closes et endormies sous la lune, bordaient le chemin. Puis, ce furent des haies basses, par-dessus lesquelles ils aperçurent de vastes prairies où rampait un brouillard blême. Au début, ils se préoccupèrent fort peu de savoir où ils allaient, anxieux uniquement de s'éloigner le plus possible. Quand, dans la nuit fraîche, le haut clocher dentelé de la cathédrale de Chichester se dressa soudain devant eux, ils descendirent vers l'ouest, pédalant en silence et n'échangeant que de brèves paroles à l'occasion d'un tournant, d'un bruit de pas, ou des aspérités de la route.

La jeune personne était bien trop absorbée par son désir de s'échapper pour accorder une grande attention à son compagnon. Mais, après les premiers moments de surexcitation, quand, à la fuite éperdue, succéda une allure régulière, M. Hoopdriver put se permettre de mieux goûter l'agrément de la situation. Sauf le menu bruissement de leurs chaînes, le silence régnait dans la nuit blafarde et tiède. M. Hoopdriver lançait des coups d’œil admiratifs vers la jeune fille dont les jambes appuyaient gracieusement sur les pédales. Tantôt la route allait vers l'ouest, et la bicycliste détachait sa silhouette gris sombre sur la faible clarté lunaire ; tantôt, ils remontaient vers le nord, et la froide et molle lumière caressait les cheveux, le front et les joues de la voyageuse.

Le clair de lune a quelque chose de magique ; il souligne tout ce qui est doux et beau, et le reste demeure dans l'ombre. Il a créé les lutins et les fées que tue la splendeur du soleil ; avec lui se réveille en nos cœurs tout un monde de merveilles ; on entend les voix de la route, on perçoit leur mélodie faible\et pénétrante. Au clair de lune, l'homme, si terre à terre soit-il pendant le jour, se transmue plus ou moins en Endymion, emprunte quelque chose de la force et de la jeunesse d'Endymion, et voit dans les yeux de sa belle lui apparaître la déesse blanche. Les objets substantiels et solides au jour deviennent hallucinants et fantomatiques ; les collines lointaines se métamorphosent en océan aux flots vaporeux ; le monde est un esprit visible ; la créature spirituelle, qui sommeille au-dedans de nous, surgit de ses ténèbres, perd ses formes et sa lourdeur et prend son essor vers le ciel.

La route qui, dans le jour, est labourée d'ornières, dont la poussière aveugle les yeux et brûle les pieds, n'est plus, la nuit, qu'un silence mol et gris où ça et là, sur son ruban d'argent, les fragments de silex scintillent comme des étoiles. Au-dessus, dans les espaces bleus, accompagnés des deux suivantes auxquelles elle permet seules de briller, vogue la mère du silence, qui a spiritualisé le monde… Muets sous sa favorable influence, sous la bénédiction de sa lumière, les deux voyageurs roulaient côte à côte dans la nuit transfigurante et transfigurée.

Mais nulle part la lune ne brillait autant que dans le cerveau de M. Hoopdriver. Aux tournants, il indiquait ses décisions d'un air profondément entendu, comme quelqu'un qui n'ignore rien de la contrée, et en réalité tout à fait au hasard.

– À droite, – disait-il, ou bien : – À gauche, – selon que sa fantaisie le lui dictait.

C'est ainsi qu'au bout d'une heure ils dévalèrent par un petit chemin qui descendait en pente rapide vers la mer. Une longue plage grise s'étendait à droite et à gauche : un bateau de pêche à l'ancre balançait son mât sans voile, et un petit cottage tout blanc dormait, les volets clos.

– Attention ! – fit M. Hoopdriver, à mi-voix.

Ils mirent brusquement pied à terre, à l'endroit où s'arrêtaient les haies d'épines et de chênes rabougris.

– Vous voilà en sûreté, – déclara M. Hoopdriver, ôtant sa casquette avec un grand geste et une révérence courtoise.

– Où sommes-nous ?

– En sûreté.

– Mais où ?

– Dans la baie de Chichester.

Il agita le bras dans la direction de la mer, comme s'ils fussent parvenus au terme de leur course.

– Pensez-vous qu'on nous rejoigne ?

– Nous avons fait trop de détours.

Hoopdriver crut entendre un sanglot. La jeune fille, debout, tenait sa machine, et comme il tenait aussi la sienne, il ne pouvait s'approcher pour se rendre compte si sa compagne sanglotait vraiment, ou si elle était simplement hors d'haleine.

– Qu'allons-nous faire, maintenant ? – demanda-t-elle.

– Êtes-vous fatiguée ?

– Je suis prête à repartir, s'il le faut.

Leurs deux formes noires, sous la lune blafarde, restèrent un instant immobiles et muettes.

– Savez-vous, – dit-elle, – que je n'ai pas peur de vous. Je suis sûre que vous vous conduisez honnêtement à mon égard. Cependant… je ne sais même pas comment vous vous appelez.

Il eut soudain honte de l'humilité de ses noms.

– C'est un nom très laid, – répondit-il. – Mais vous avez raison de m'accorder votre confiance. Je voudrais… Je ferais n'importe quoi pour vous… Et ceci n'est rien.

Elle retint une question, n'osant pas lui demander les raisons de son dévouement. Mais, à le comparer à Beauchamp, quelle différence !

– Nous nous accorderons donc une confiance mutuelle, – répliqua la jeune fille. – Voulez-vous savoir… par suite de quelles circonstances… je suis ici ?… Cet homme, – continua-t-elle, prenant son silence pour un acquiescement, – cet homme m'avait promis de m'aider et de me protéger. J'étais malheureuse à la maison… peu importe pourquoi. Une belle-mère… J'étais oisive, désœuvrée, entravée, cramponnée… c'en est assez, peut-être. Alors, je fis sa connaissance, il me parla d'art et de littérature, et me mit le cerveau à l'envers. Je voulais prendre ma place dans le monde, vivre comme un être humain, au grand jour, ne plus être reléguée comme un objet dans un coffre. Et cet homme…

– Je comprends, – dit Hoopdriver.

– Et à présent, me voilà ici.

– Je ferai tout ce qu'il faudra, – promit Hoopdriver.

La jeune fille médita pendant quelques minutes.

– Vous ne sauriez vous imaginer ce qu'est ma belle-mère. Non, à coup sûr, je ne pourrais même pas vous la décrire…

– Je suis entièrement à votre service. Je vous aiderai de toutes mes forces.

– J'ai perdu une illusion, et j'ai trouvé un chevalier servant, – ajouta-t-elle superbement.

L'illusion, c'était Beauchamp. M. Hoopdriver s'estima hautement flatté, mais ne sut trouver aucune réponse dans le même style.

– Je me demande, – dit-il, ravi de la responsabilité de son rôle de sauveur, – ce que nous avons de mieux à faire. Vous êtes fatiguée, assurément ; et nous ne pouvons errer par les chemins toute la nuit, après la journée que nous avons eue.

– Nous n'étions pas loin de Chichester, n'est-ce pas ? – s'enquit-elle.

– Est-ce que, – articula-t-il, hésitant et perplexe, – est-ce que vous consentiriez à ce que je sois votre frère, miss Beaumont ?

– Pourquoi pas ?

– Nous pourrions nous arrêter à Ghichester ensemble…

Elle réfléchit avant de répondre.

– Je vais allumer nos lanternes, – dit Hoopdriver. Il se pencha sur la sienne, et frotta une allumette sur sa semelle. La jeune fille contempla à cette clarté la figure grave et attentive de son chevalier. Comment avait-elle pu le trouver commun et absurde ?

– Mais, il faut que vous me disiez votre nom, monsieur mon frère, – formula-t-elle.

– Heu… Carrington, – bredouilla M. Hoopdriver, après une courte pause.

Qui donc, par une nuit pareille, voudrait s'appeler Hoopdriver ?

– Mais votre nom de baptême ?

– Mon nom de baptême ?… Heu… mon nom de baptême… Christian.

Il referma sa lanterne et se releva.

– Si vous voulez tenir ma machine, – fit-il, – je vais allumer la vôtre.

Elle approcha docilement, prit la machine, et, l'espace de quelques secondes, ils se trouvèrent face à face.

– Eh bien, frère Christian, mon nom est Jessie. – l'informa la jeune fille.

Leurs regards se rencontrèrent et toute la belle assurance du chevalier s'évanouit.

– Jessie, – répéta-t-il lentement.

La muette émotion qu'exprimaient ses traits troubla étrangement Jessie. Elle éprouva le besoin de dire quelque chose.

– Ce n'est pas un nom si merveilleux, n'est-ce pas ? – questionna-t-elle avec un petit rire, pour rompre le sortilège.

Il ouvrit la bouche, la referma, puis, la figure soudain contractée, il se baissa brusquement et ouvrit sa lanterne.

Elle le regardait, presque agenouillé devant elle, avec une bienveillance imprudente. Mais n'était-ce pas la pleine lune et l'heure du berger ?