II – LE DÉPART DE M. HOOPDRIVER
Ceux-là seuls qui peinent six longs jours sur sept et toute l'année durant, sauf une brève mais glorieuse série de dix ou quinze jours d'été, ceux-là seuls connaissent les délicieuses sensations du premier matin de congé. Toute la morne et fastidieuse routine s'éloigne de vous brusquement, vous voyez vos entraves tomber à vos pieds. D'un seul coup, vous voici maître absolu de vous-même, maître de chacune des heures d'une libre journée ; vous pouvez aller où il vous plaît, n'appeler personne « monsieur » ou « madame », avoir un revers vierge d'épingles, dédaigner votre jaquette noire pour vous vêtir de vos couleurs préférées ; vous pouvez devenir un homme. Même au sommeil, même au manger et au boire, vous reprochez de vous prendre une part de moments exquis, vous songez que vous n'allez plus avoir à vous lever longtemps avant votre déjeuner, à épousseter et à ranger un lugubre magasin aux stores baissés. Plus d'impérieux rappels à l'ordre, plus de repas précipités, plus de politesse forcée envers de capricieuses vieilles femmes : plus rien de tout cela pendant dix bienheureuses journées. Ce premier matin est d'ailleurs, à beaucoup près, le plus enivrant, car on a encore l'impression de tenir toute sa fortune dans sa main. Chaque soir qui suit, descend sur l'âme une angoisse, un fantôme que rien ne saurait exorciser : le pressentiment du retour. Sans cesse plus noire se projette, devant la lumière du soleil, l'ombre de la rentrée au magasin, de la nécessité de se remettre en cage pour douze autres mois. Mais, le premier des dix matins, les vacances n'ont pas encore de passé derrière elles, et leurs dix jours semblent une éternité de plaisir.
Sans compter que le premier matin du congé de M. Hoopdriver se trouva être un matin radieux, plein de la promesse de jours magnifiques, avec un ciel d'un bleu profond qu'ornaient seulement, par endroits, de légers flocons de nuages blancs. Il y avait des merles sur la route de Richmond, et une alouette dans le parc de Putney. Tout l'air était rafraîchi de rosée ; et la rosée (à moins que ce ne fussent les restes d'une ondée nocturne) étincelait gaiement sur les feuilles et sur l'herbe. Hoopdriver, grâce à la complaisance de la cuisinière de la maison Antrobus, avait déjeuné de très bonne heure. Il conduisait sa machine à la main dans la montée de Putney Hill, et son cœur chantait en lui. À mi-côté, un chat noir, d'apparence vagabonde, traversa la route, et disparut sous une porte cochère. Toutes les grandes maisons de briques rouges, derrière les arbustes multicolores de leurs jardinets, gardaient encore leurs volets clos ; et notre héros n'aurait pas échangé son sort contre celui d'un seul de leurs habitants, même pour cent livres sterling.
Il avait revêtu son nouveau « complet » de cycliste, un élégant Norfolk brun de 30 shillings, et ses jambes, ces deux martyres, se trouvaient amplement consolées de toutes leurs souffrances par une paire de bas orange historiés d'ornements, des bas « légers aux pieds, épais aux mollets ». Un petit sac de toile imperméable, derrière la selle, contenait ses effets de rechange ; le timbre, le guidon et la lampe de sa machine, encore qu'un peu bosselés par l'usage, brillaient à plaisir sous les rayons du soleil levant. Au haut de la colline, après une seule tentative malheureuse qui, Dieu sait comment, s'était terminée sur le gazon du bas-côté, Hoopdriver monta sur sa bicyclette : après quoi, avec une digne et prudente modération dans l'allure, il commença sa grande tournée cycliste le long de la Côte Sud. Il n'y a qu'une image possible pour décrire sa course à ces premiers instants : des courbes voluptueuses. Il n'allait pas vite, il n'allait pas droit, et un critique exigeant pourrait soutenir qu'il n'allait pas bien : mais il allait généreusement, opulemment, utilisant toute la largeur de la route, sans craindre même d'envahir parfois l'un ou l'autre trottoir. Son enthousiasme ne faiblissait pas. Jusque-là, il n'avait encore rencontré ni piétons ni véhicules : à cette heure matinale, la route était déserte. Mais d'avance, se méfiant de lui-même, il se promettait de descendre de sa machine à la première approche de quoi que ce fût qui allât sur des roues. Les ombres des arbres se dessinaient longues et bleues, en travers de la chaussée ; la jeune lumière était comme une flamme d'ambre. Au carrefour de West Hill, le voyageur tourna vers Kingston, et s'enhardit jusqu'à faire sur sa machine la petite montée qu'il avait devant lui. Pendant qu'il luttait, observé avec une curiosité sympathique par un garde du parc en veste de velours, voici qu'apparut, au haut de la montée, le spectre menaçant d'une grosse charrette.
Aussitôt M. Hoopdriver, conformément à sa résolution, décida de mettre pied à terre. Il serra le frein, et la machine s'arrêta net. Le cycliste essaya de penser à ce qu'il devait faire de sa jambe droite. Il étreignit le guidon et desserra le frein, s'appuyant sur la pédale gauche, le pied droit en l'air. Et alors, – mais comme tout cela prend du temps à raconter ! – il sentit que sa machine penchait sur la droite. Puis, pendant qu'il méditait un plan d'action, la loi de la gravitation poursuivit son œuvre. Il hésitait encore, quand, tout à coup, il trouva la machine par terre, lui-même agenouillé sur elle, ayant la vague sensation que, de nouveau, la Providence s'était montrée sévère pour son genou droit. Cet événement prit place juste en face du garde. Le charretier, lui, avait arrêté ses chevaux, afin de pouvoir plus à l'aise contempler l'accident.
– Ce n'est pas comme ça qu'on descend de bicyclette, – fit remarquer le garde.
M. Hoopdriver releva sa machine, dont le guidon était tordu, une fois de plus. Il émit quelque chose comme l'ébauche d'un juron. Il allait avoir encore à dévisser cette dégoûtante affaire.
– Ce n'est pas de cette manière-là qu'on descend de bicyclette, – répéta le garde, après un silence.
– Je le sais, – répondit sèchement M. Hoopdriver, tout en prenant la résolution de négliger, quoi qu'il dût lui en coûter, le nouveau spécimen de blessure qui devait orner son genou. Il déboucla la sacoche, derrière la selle, pour y prendre sa clé à écrous.
– Si vous savez que ce n'est pas de cette manière-là qu'on descend, pourquoi descendez-vous comme ça ? – reprit le garde d'un ton de controverse amicale. M. Hoopdriver, fort ennuyé, prit sa clé et l'approcha du guidon.
– Ça, c'est mon affaire, je suppose ? – dit-il en fourrageant avec son outil. Ses mains tremblaient effroyablement.
Le garde devint pensif, et réunit ses bras derrière son dos.
– Difficiles à manier, ces machines-là, – dit-il, charitablement, – très difficiles !
M. Hoopdriver adapta sa clé sur l'écrou, et se mit en devoir de le desserrer : au premier tour, la clé s'échappa ; brusquement, le touriste se redressa, tenant la roue d'avant entre ses genoux.
– Je vous prie, – dit-il, la gorge serrée – je vous prie de cesser de me regarder ainsi.
Puis, de l'air de quelqu'un qui vient de délivrer un ultimatum, il redressa le guidon, serra l'écrou, replaça la clé dans la sacoche.
Le garde ne bougea pas ; peut-être manifesta-t-il sa surprise en écarquillant les yeux, mais, à coup sûr, il regarda avec plus d'attention encore qu'avant.
– Vous n'êtes guère aimable ! – proféra-t-il tranquillement, tandis que le voyageur saisissait les poignées du guidon, de façon à remonter en selle dès que la charrette serait passée.
Lentement, mais sûrement, une tempête d'indignation s'amassait dans l'âme du garde.
– Pourquoi n'allez-vous pas vous promener sur un chemin qui vous appartienne, si personne n'a le droit de vous adresser la parole ? – demanda-t-il après un silence. – Alors, comme ça, il n'est pas permis de vous faire une remarque en passant, hein, M. Pimbêche ? Je ne suis peut-être pas digne de vous parler ? Monsieur serait-il devenu en bois, tout d'un coup ?
M. Hoopdriver restait indifférent, le regard perdu dans l'immensité de l'avenir. L'excès de son émotion l'avait immobilisé. Autant aurait valu insulter les lions de pierre de Trafalgar Square. Mais le garde considérait que son point d'honneur était en jeu.
– Surtout, ne lui parlez pas ! – cria-t-il au charretier, qui s'approchait d'eux. – Monsieur, voyez-vous, est un Duc, voilà ce qu'il est. Faut être au moins un Comte pour qu'il vous fasse l'honneur de sa conversation… Il s'en va à Windsor, faire visite à Sa Majesté ; c'est pour ça qu'il se redresse. Ah ! il a de l'orgueil ! Il en a tellement qu'il en a mis plein son paquet, là, derrière ; s'il ne s'en était pas débarrassé un peu, il aurait fini par éclater, monsieur le Duc !
Mais M. Hoopdriver n'en entendit pas davantage. Il sautillait obstinément, sur la route, en une série d'efforts spasmodiques pour remonter sur sa machine. Il essaya une fois, et rata ; sur quoi, à l'immense joie du garde, il lâcha un juron. Mais, à l'instant suivant, il se trouvait en selle. Encore un moment d'émotion pendant que la bicyclette faisait une effroyable embardée ; et voilà le garde hors de portée d'oreille !
M. Hoopdriver aurait bien aimé pouvoir se retourner pour lancer à son ennemi un dernier regard de mépris ; mais il se connaissait : se retourner, pour lui, c'était culbuter. Il en fut donc réduit à se représenter la scène qui se déroulait derrière son dos : le garde indigné narrant toute l'aventure au charretier. Du moins s'efforça-t-il de mettre la plus grande somme possible de dédain dans l'aspect de sa retraite.
Toujours à sa manière sinueuse, il acheva de grimper la petite montée d'où la route descend ensuite sur Kingston Vale, et, effet curieux de la psychologie du cycliste, il allait d'autant plus droit et d'autant plus aisément que les émotions de sa rencontre avec le garde avaient distrait son esprit de cette appréhension perpétuelle de tomber qui, jusqu'alors, l'avait énervé. Monter proprement à bicyclette, cela ressemble beaucoup à une aventure d'amour : il y faut avant tout la foi. Croyez en vous et la chose est faite ; doutez de vous, et, pour la vie, vous êtes perdu.
Or, le lecteur va peut-être s'imaginer qu'en cet instant notre héros, à la suite de son aventure avec le garde, éprouvait des sentiments de vengeance ou de remords : vengeance pour l'insulte subie, remords de son propre accès de mauvaise humeur. En réalité, rien de pareil. Son cœur n'était rempli que d'un soudain et merveilleux sentiment de gratitude. L'enchantement du congé avait, d'un seul coup, repris possession de son âme. Parvenu au haut de la montée, il lâcha les pédales, allongea ses jambes jusqu'aux repose-pied fixés à la fourche d'avant, et, roulant à présent assez droit, la main sur son frein, il aborda résolument l'excellente descente. Une source nouvelle de joie se révélait à lui et se reflétait dans ses yeux, en plus du ravissement de s'élancer dans un air matinal infiniment vif et doux. Il osa même avancer son pouce et faire sonner le timbre, sans aucune utilité, simplement pour manifester son bonheur.
– « Monsieur est un Duc, voilà ce qu'il est ! » – se répétait à mi-voix M. Hoopdriver ; et sa bouche s'ouvrait en un rire silencieux.
Évidemment ce misérable garde avait voulu l'offenser : mais encore ne lui aurait-il pas lancé cela si sa personne n'avait pas eu quelque chose d'élégant et de distingué. Si injurieuse qu'elle fût, une telle observation, venant d'un tel homme, n'en était pas moins une sorte d'hommage. Oui, c'en était fini pour dix jours, des nouveautés. Le vendeur Hoopdriver, le calicot, avait disparu ; et, à sa place, il y avait maintenant un gentleman, un homme de plaisir, avec un billet de cinq livres, deux pièces d'or, et des pièces d'argent, le tout réparti entre divers endroits de sa personne. Involontairement, à la pensée de ses fonds, la main droite d’Hoopdriver avait lâché le guidon pour tâter la poche intérieure de sa veste ; mais cette main téméraire avait aussitôt ressaisi la poignée, la machine ayant tout à coup décrit une violente courbe vers le mur du cimetière de Kingston. Hé là ! C'est tout juste si une moitié de brique n'avait pas amené une catastrophe. D'ailleurs, a-t-on idée de brutes assez malfaisantes pour déposer un obstacle aussi dangereux au milieu de la route. Ah ! Si la police se décidait une bonne fois à poursuivre quelques-uns de ces gaillards-là, le reste apprendrait bien à se tenir tranquille ! N'était-ce pas la boucle du havresac qui tambourinait ainsi sur le garde-boue d'arrière ? Et comme les roues bourdonnaient joyeusement !
Le cimetière était plein de silence et de paix ; mais Kingston Vale déjà s'éveillait : des fenêtres grinçaient ; il y eut même un chien blanc qui sortit d'une des maisons, et aboya au passage du voyageur. Celui-ci n'en arriva pas moins, un peu essoufflé il est vrai, au bas de Kingston Hill. Il mit pied à terre pour grimper la montée, poussa à la main sa machine. À mi-côte, une voiture de laitier le croisa à toute bride. Puis deux individus à mine patibulaire passèrent, chargés de ballots ; Hoopdriver eut la conviction que c'étaient des cambrioleurs fuyant avec leur butin. Il éprouvait bien une certaine raideur dans les genoux : mais, une fois remonté, il constata aussi, sans erreur possible, qu'il dirigeait sa machine avec beaucoup plus d'aplomb qu'auparavant. Le plaisir de marcher droit eut vite refoulé en lui ces premiers avertissements de la fatigue. Soudain apparut un cavalier ; Hoopdriver, l'âme toute bouleversée de sa propre témérité, le croisa hardiment ; et le voici descendant maintenant vers Kingston, tandis que, sous son séant, dans la sacoche, la clé à écrou s'entrechoque régulièrement avec la burette à huile. Toujours sans l'ombre d'une mésaventure, il dépassa encore une charrette de fruitier et un languissant tombereau de briques. Et quelles exquises sensations il éprouva lorsque, à Kingston, il vit, derrière les stores à moitié levés d'un magasin de nouveautés, deux jeunes gens, s'étirant et bâillant, en vieilles jaquettes poussiéreuses et des foulards sales autour du cou, occupés à épousseter les planches de la devanture avant d'y étaler la marchandise. C'était exactement ce qu'il était lui-même, Hoopdriver, la veille encore. Mais à présent, qu'y avait-il de commun entre ces malheureux et lui ? Les gardes ne le prenaient-ils pas pour un Duc ? Alors, avec un furieux tintamarre de son timbre avertisseur, il alla prendre, dans un virage magistral, la route de Surbiton.
En avant pour la liberté et pour l'aventure ! De temps à autre, sur son passage, une maison, avec une expression de surprise mal réveillée, entrouvrait ses volets comme des paupières, et, sur sa droite, pendant plus d'un mille, la Tamise étincela et miroita. Ah ! Comme il comprenait à présent ce qu'on lui avait dit de la joie de vivre. Quel dommage, seulement, qu'une certaine sensation de crampe autour des genoux et des mollets, lentement et impitoyablement, s'imposât de plus en plus à son attention.