– Bonjour, madame, – salua Hoopdriver, au moment où Jessie entrait, le lundi matin, dans la salle à manger du Faisan doré. En même temps, il sourit, fit une révérence, se frotta les mains, lui avança un siège, et se frotta de nouveau les mains.
Jessie s'arrêta brusquement, perplexe, et les yeux écarquillés.
– Où donc ai-je déjà vu cela ?
– La chaise ? – demanda Hoopdriver, rougissant.
– Non, l'attitude.
Elle s'approcha de lui et ils se serrèrent la main, sans qu'elle le quittât des yeux.
– Et puis… ce « madame » ?…
– C'est une habitude, – expliqua M. Hoopdriver, confus. – Une mauvaise habitude… d'appeler tout le monde madame. Il faut attribuer cela à notre sans-gêne colonial… Là-bas, comprenez-vous, les Blanches sont rares et on leur donne du « madame » à toutes.
– Vous avez des manières cocasses, frère Christian, – répliqua Jessie. – Avant de vendre vos actions des mines de diamant et d'entrer à la Chambre… comme c'est beau d'être un homme !… il faudra vous débarrasser de cette manie de vous incliner comme vous le faites, de vous frotter les mains et de prendre cette attitude cérémonieuse.
– C'est une habitude.
– Oui, mais je ne pense pas que c'en soit une bonne. Vous ne m'en voulez pas de vous le dire ?
– Pas le moins du monde. Je vous en suis très obligé.
– J'ai l'avantage, ou l'inconvénient, d'être assez observatrice, – reprit Jessie, en examinant les couverts.
M. Hoopdriver porta sa main à sa moustache ; puis, songeant que ce geste dénotait peut-être une mauvaise habitude, il ramena son bras et enfonça son poing dans sa poche. Il était « fichtrement penaud », pour employer sa formule. Le regard de Jessie erra par la salle et elle remarqua un fragment de bordure de fauteuil qui pendait ; alors, pour prouver sans doute qu'elle possédait vraiment des qualités d'observation, elle se tourna vers son compagnon et lui demanda une épingle.
La main de M. Hoopdriver voltigea instinctivement au revers de son veston où l'habitude lui avait fait piquer une couple d'épingles.
– Quelle singulière façon de piquer là des épingles, – s'exclama Jessie, en en prenant une.
– C'est commode, – répondit M. Hoopdriver déconcerté. – Et j'ai vu une fois un employé, dans une boutique, qui…
– Vous êtes soigneux de nature, – prononça Jessie en s'agenouillant devant le fauteuil.
– Au centre de l'Afrique, on apprécie la valeur des épingles, – spécifia M. Hoopdriver, après un instant de réflexion. – Il n'y avait pas beaucoup d'épingles dans nos environs ; elles ne se rencontraient pas à tout bout de champ.
Tout son visage était d'un écarlate superbe. Par quel nouveau tic le calicot transparaîtrait-il la fois prochaine. Il plongea ses mains dans les poches de son veston, en ressortit une, arracha furtivement la seconde épingle, et la laissa choir derrière lui. Elle tomba sur le garde-feu en faisant un petit bruit sonore. Heureusement, Jessie ne parut rien remarquer, occupée à sa réparation du fauteuil.
Au lieu de s'asseoir, M. Hoopdriver s'approcha de la table et s'y appuya, le bout des doigts posé sur la nappe. Le déjeuner mettait un temps infini à venir. Il prit sa serviette roulée, en examina de près le rond ; il passa sa main sous la nappe dont il palpa le tissu. Ensuite, il fut sur le point d'aller tâter du doigt sa dent de sagesse creuse ; il s'en abstint à temps. Soudain, il découvrit qu'il se tenait devant la table comme devant un comptoir, et il s'installa promptement sur sa chaise, tambourinant contre son assiette avec ses doigts. Il avait conscience de ne savoir que faire de sa personne ; ses tempes battaient et ses pommettes flamboyaient.
– Le déjeuner est en retard, – dit Jessie.
– N'est-ce pas ?
La conversation languissait. Jessie voulut savoir à quelle distance se trouvait Ringwood. Puis le silence pesa de nouveau. M. Hoopdriver, fort mal à l'aise, s'efforçant de trouver une contenance dégagée, passa en revue les divers objets qui garnissaient la table, puis, désœuvré, souleva un coin de la nappe et, après l'avoir considéré un moment, il murmura : « Quinze cinquante. »
– Pourquoi faites-vous cela ? – interrogea Jessie.
– Quoi donc ? – fit Hoopdriver, laissant vivement tomber la nappe.
– Pourquoi examinez-vous le linge comme cela ? Vous l'avez déjà fait hier.
Les joues de M. Hoopdriver se colorèrent du rouge le plus ardent, et il se mit à tirer nerveusement sur sa moustache.
– Oui, oui, – dit-il. – C'est une habitude cocasse, je l'avoue. Mais là-bas, vous savez, on a des domestiques nègres, voyez-vous, et… et c'est curieux à dire, n'est-ce pas… mais il faut bien surveiller tout, comprenez-vous, pour s'assurer que c'est bien propre. C'est devenu une habitude chez moi.
– Comme c'est drôle ! – observa Jessie.
– N'est-ce pas ? – balbutia Hoopdriver.
– Si j'étais Sherlock Holmes, – reprit Jessie, impitoyable – je crois que, d'après tous ces petits détails, j'aurais pu affirmer que vous étiez colonial. Tout de même, sans être détective, je l'ai deviné, n'est-il pas vrai ?
– Oui, vous l'avez deviné, – certifia M. Hoopdriver, d'un ton mélancolique.
Pourquoi ne saisissait-il pas cette occasion pour faire une confession générale, en ajoutant : « Malheureusement, dans ce cas, vous avez deviné de travers » ?… Avait-elle des soupçons ? À ce moment psychologique, la bonne poussa brutalement la porte avec son plateau et déposa sur la table le café au lait et les œufs brouillés.
– Je suis parfois assez heureuse dans mes déductions, – conclut Jessie.
Le remords qui s'accumulait, depuis deux jours, dans la conscience de M. Hoopdriver rompit ses digues. Quel vif menteur il était !
Et, du reste, il finirait bien, tôt ou tard, par se démasquer.