À Ringwood, ils déjeunèrent, et Jessie éprouva un gros désappointement : il n'y avait pas de lettre pour elle à la poste restante.
En face l'Hôtel de la Bonne Halte, se trouvait une boutique de mécanicien, à la devanture de laquelle s'étalait, comme une curiosité, un tricycle tandem, et une enseigne annonçant qu'on louait à l'intérieur des cycles de tous genres.
M. Hoopdriver remarqua d'une façon spéciale cet établissement, parce que le propriétaire, aussitôt qu'ils furent arrivés, traversa la rue et inspecta minutieusement leurs machines. Cette manifestation de curiosité raviva certaines impressions désagréables mais n'eut heureusement pas d'autre résultat fâcheux. Pendant que nos deux voyageurs achevaient leur déjeuner, un clergyman de haute taille, la figure rouge et ruisselante, entra et vint s'asseoir à la table voisine de la leur. Il portait une sorte de costume de vacances : un faux col plus haut que d'ordinaire, un de ces faux cols qui se boutonnent par-derrière, et d'autant plus incommode par la grande chaleur ; au lieu de la redingote à longues basques, un veston noir remarquablement court, et comme chaussures, des souliers jaunes décolorés. Ses bas de pantalons étaient tout gris de poussière et, au lieu du couvre-chef habituel aux ecclésiastiques, il avait un chapeau de paille blanc et noir.
Il fit preuve tout de suite d'intentions sociables.
– Une journée superbe, monsieur, – dit-il, d'une voix claironnante.
– Superbe, – acquiesça M. Hoopdriver, devant une portion de pâté.
– À ce que je vois, vous parcourez à bicyclette cette délicieuse contrée ?
– Nous excursionnons.
– Je m'imagine aisément qu'avec une machine convenablement huilée il ne doit y avoir aucune façon meilleure ni plus agréable de voir le pays.
– En effet, ce n'est pas une mauvaise façon de voyager.
– Pour un couple de jeunes mariés, un tandem doit être, je suppose, un délicieux véhicule.
– Assurément, – approuva M. Hoopdriver en rougissant.
– Vous voyagez en tandem ?
– Non… nous sommes… séparés, – bégaya le faux frère Christian.
– La sensation qu'on a de se mouvoir avec rapidité dans l'air est indiscutablement délicieuse.
Sur cette assertion, le clergyman se tourna vers le garçon pour commander son repas d'une voix ferme et autoritaire : du thé, deux tablettes de gélatine, du pain et du beurre, avec ensuite du pâté et de la salade.
– Il me faut absolument des tablettes de gélatine : elles sont indispensables pour précipiter le tanin de mon thé, – expliqua-t-il pour la galerie.
Puis, les coudes sur la table et le menton dans ses mains, il demeura quelque temps ainsi, contemplant fixement un petit tableau au-dessus de la tête de M. Hoopdriver.
– Je suis moi-même cycliste, – révéla-t-il en redescendant à la hauteur des deux voyageurs. – Nous sommes tous cyclistes à présent, – ajouta-t-il, avec un large sourire.
– Vraiment ? – fit M. Hoopdriver, attaquant sa moustache. – Puis-je vous demander quelle machine vous montez ?
– J'ai fait récemment l'acquisition d'un tricycle. La bicyclette, j'ai le regret de le dire, est considérée comme trop… trop risquée, trop cavalière, par mes paroissiens. Il faut avoir égard aux opinions de ses frères, de nos jours en particulier, alors que l'Église a besoin de toutes les bonnes volontés. Ainsi donc, j'ai un tricycle que je viens de haler jusqu'ici.
– De haler ? – s'écria Jessie, surprise.
– Avec un cordon de soulier, quand je ne le portais pas sur mon dos.
Le silence qui suivit fut inattendu. Jessie éprouva quelque difficulté à faire franchir son gosier à quelques miettes. Les traits de M. Hoopdriver exprimèrent tour à tour le doute, la défiance et l'ébahissement. Après quoi, il devina l'explication.
– Vous avez eu un accident ?
– Il serait difficile d'appeler cela un accident. Les roues ont tout à coup refusé de tourner et je me suis trouvé à cinq milles d'ici, avec une machine absolument immobile.
– Comment cela ? – questionna le jeune homme s'efforçant d'arborer un air intelligent, tandis que Jessie dévisageait furtivement le singulier personnage.
– Mon domestique, – exposa le clergyman, satisfait de l'effet qu'il avait produit, – avait pris bien soin de nettoyer les roulements et les billes puis de les laisser sécher et de les remonter sans les enduire de graisse à nouveau. La conséquence fut qu'ils s'échauffèrent à un degré excessif et se bloquèrent. Dès le départ la machine roulait mal et bruyamment, mais, attribuant ce fonctionnement défectueux à ma propre lassitude, je redoublai d'efforts.
– Vous y êtes allé vigoureusement.
– Vous ne pouviez choisir un terme plus approprié. C'est un principe chez moi de faire avec toute la vigueur possible la besogne qui se présente. Je crois bien, ma foi, que les coussinets s'échauffèrent jusqu'au rouge, et finalement l'une des roues se bloqua complètement. C'était une des roues de côté, de sorte que cet arrêt comporta un renversement de l'appareil entier, renversement auquel je participai.
– C'est-à-dire que vous avez fait la culbute ? – précisa M. Hoopdriver, tout à coup fort amusé.
– Exactement. Ne voulant pas m'avouer vaincu, j'en fus puni de la même façon plusieurs fois de suite. Il est naturel, n'est-ce pas, qu'en de tels instants on manifeste une certaine impatience. Je pestai… sans mauvaise humeur, certes. Par bonheur, la route était déserte et en plein champ. Finalement, l'appareil tout entier devint rigide et je renonçai à une lutte inégale. Pour tout usage pratique, mon tricycle ne valait pas mieux qu'un fauteuil monumental sans roulettes. Il n'y avait pas d'autre alternative que de le haler ou de le porter. Le repas du clergyman apparut sur le seuil.
– À cinq milles d'ici, – ajouta-t-il.
Sans plus tarder, il se mit avec voracité à s'empiffrer de pain et de beurre.
– Heureusement, – reprit-il, la bouche pleine, – je suis par principe, autant que par tempérament, énergique et eupeptique. Il serait à souhaiter que tout le monde fût de même.
– Ce serait bien souhaitable, en effet, – répondit M. Hoopdriver.
Pendant un moment, la conversation laissa la place aux tartines.
– La gélatine, – disserta bientôt le loquace ecclésiastique, en remuant pensivement son thé, – la gélatine précipite le tanin du thé et en facilite la digestion.
– C'est une chose utile à savoir.
– Il ne tient qu'à vous d'en profiter, – répliqua généreusement le clergyman, en mordant vigoureusement dans deux tartines repliées l'une sur l'autre.
Dans l'après-midi, les deux excursionnistes se dirigèrent à petite allure vers Stoney Cross, n'échangeant que de rares propos, depuis que le sujet de l'Afrique du Sud était en suspens. Des pensées désagréables imposaient le silence à M. Hoopdriver : à Ringwood, il avait changé sa dernière pièce d'or, et cette simple action l'avait considérablement ébahi. Trop tard, maintenant, il réfléchissait à ses ressources. Il possédait bien vingt et quelques livres sterling, à la Caisse d'Épargne postale de Putney, mais son livret était sous clef dans sa malle, sans quoi le jeune toqué aurait à coup sûr subrepticement retiré la somme entière, afin de prolonger de quelques jours encore ces ravissants vagabondages. Mais à présent, l'ombre de la fin obscurcissait son bonheur. Cependant, chose étrange, en dépit de son anxiété et de son humiliation du matin, il était encore dans un état de surexcitation émotionnelle qui ne ressemblait certainement pas à de la tristesse. Il oubliait ses poses chimériques, il s'oubliait lui-même tout à fait en appréciant davantage sa compagne. Son ennui le plus grave était d'avoir à lui exposer la difficulté.
Une interminable montée les fatigua longtemps avant Stoney Cross ; ils mirent pied à terre et s'assirent à l'ombre d'un petit bois de chênes, près de la crête ; la route revenait sur elle-même, de sorte que, en regardant en arrière, elle s'éloignait en pente sur la droite pour revenir ensuite au-dessous d'eux. La chaussée sablonneuse était bordée de chaque côté par un fossé profond surmonté de chênes rabougris par-delà lesquels s'étendait une lande couverte de hautes bruyères. Au bas de la côte, cependant, la route était barrée d'ombres épaisses projetées par des bouquets de grands arbres.
M. Hoopdriver, nerveux et gauche, fouilla dans toutes ses poches pour découvrir ses cigarettes.
– Il y a quelque chose qu'il faut que je vous dise, – articula-t-il enfin, s'efforçant de paraître calme.
– Ah ! – fit-elle.
– Je voudrais bien m'entretenir un peu de vos plans.
– Je suis fort indécise, – répondit Jessie.
– Vous pensez à écrire des livres ?
– Ou faire du journalisme, ou entrer dans l'enseignement, ou quelque chose comme cela.
– Vous voulez vous créer une situation indépendante de votre belle-mère ?
– Oui.
– Combien de temps vous faut-il pour obtenir une de ces occupations ?
– Je ne sais pas. Je crois qu'il y a quantité de femmes qui sont journalistes, ou dessinateurs, ou inspectrices sanitaires. Mais je suppose qu'il faut beaucoup de temps pour obtenir ces postes-là. Vous savez que les femmes de nos jours dirigent des journaux. George Egerton le dit. Il serait bon, je crois, que je pusse entrer en rapports avec un agent littéraire.
– Ce sont là, certes, des travaux qui vous conviendraient, et qui ne sont pas aussi éreintants que dans la nouveauté.
– Il y a du travail cérébral qui est éreintant, croyez-le bien.
– Il n'en est pas qui puisse vous éreinter, – madrigalisa M. Hoopdriver, – Oui, mais voilà… – reprit-il après un instant de silence. – À ce propos, il y a une difficulté bien vexante… il ne nous reste plus beaucoup d'argent.
Bien qu'il ne la regardât pas, il remarqua que Jessie tressaillait.
– Je comptais, comprenez-vous, que votre amie vous écrirait et que vous auriez adopté un plan d'action aujourd'hui même.
– L'argent ! – murmura Jessie. – Je n'avais pas pensé à l'argent !
– Tiens ! Voilà un tandem ! – fit M. Hoopdriver, indiquant le bas de la route avec sa cigarette.
Elle tourna la tête dans cette direction et aperçut, au| pied de la côte, deux petites formes, sur une même machine, émergeant d'un bouquet d'arbres. Les cyclistes paraissaient fort actionnés à leur ouvrage, et| tentèrent valeureusement, mais sans succès, « d'emballer la côte ». Selon toute évidence, la machine avait une multiplication beaucoup trop forte pour ce genre I d'exploit, et bientôt le cycliste d'arrière se dressa sur sa selle et sauta à bas, abandonnant son compagnon au hasard du sort. Le cycliste d'avant, fort peu expérimenté sans doute avec les tandems, semblait ignorer la façon dont on en descend. Il décrivit, avec l'engin, plusieurs courbes fantastiques, leva la jambe comme s'il se fût agi d'une bicyclette simple, heurta son pied contre le guidon d'arrière et culbuta lourdement, l'épaule en avant.
– Ciel ! – s'écria Jessie, en se levant. – J'espère qu'il n'est pas blessé.
Le second cycliste accourut au secours de son compagnon. Hoopdriver se leva aussi, pour mieux suivre ! les péripéties de la scène. La longue machine fut soulevée et traînée à l'écart, et le cycliste tombé, assisté de l'autre, se remit péniblement sur ses jambes i en se frictionnant le bras, sans paraître autrement éclopé ; tous deux s'occupèrent alors du tandem.
Ces touristes, fit remarquer M. Hoopdriver, n'étaient pas vêtus selon les règles du sport cycliste. L'un portait le grotesque costume dont est responsable la découverte du jeu de golf. À cette distance même, on distinguait sa petite casquette plate, ses courtes molletières de cuir jaune et les dessins de ses bas de laine. L'autre, celui qui occupait la selle d'arrière, était un petit homme grêle, vêtu de gris.
– Des amateurs ! – gouailla M. Hoopdriver. Jessie demeura pensive, indifférente maintenant aux deux hommes qui réparaient leur machine.
– Combien vous reste-t-il ? – s'enquit-elle. Hoopdriver glissa la main droite dans sa poche et en tira six pièces de monnaie qu'il compta en les poussant avec son index gauche.
– Treize shillings et quatre pence et demi, en tout, – dit-il, les lui montrant.
– J'ai un demi-souverain, – fit-elle.
– Partout où nous nous arrêterons, notre note s'élèvera…
Le silence était plus éloquent que bien des paroles.
– Je n'avais pas pensé que l'argent viendrait nous arrêter ainsi, – avoua-t-elle.
– C'est diablement contrariant.
– L'argent ! – continua Jessie. – Est-ce possible ? Les conventions… N'y a-t-il donc que les gens ayant des ressources assurées qui puissent vivre leur propre vie ? S'il faut voir les choses sous ce jour…
Un nouveau silence intervint.
– Voilà encore d'autres cyclistes, – annonça M. Hoopdriver.
Les deux hommes étaient encore affairés autour de leur tandem, mais à présent, d'entre les arbres, débouchait la masse imposante d'un tricycle à deux places, monté par une dame en gris et un personnage corpulent. Immédiatement derrière eux, survint une haute forme noire coiffée d'un chapeau blanc et noir, et chevauchant un tricycle d'un modèle suranné avec deux larges roues en avant. L'homme en gris resta penché par-dessus le tandem, la poitrine appuyée sur une selle, mais son compagnon se releva et il sembla échanger quelques remarques avec les gens du tricycle, en étendant les bras dans la direction de la colline où M. Hoopdriver et Jessie se tenaient debout côte à côte. La dame en gris se livra alors à une pantomime assez surprenante : elle agita un instant son mouchoir ; puis, sur un brusque mouvement de son compagnon, elle cessa.
– C'est curieux, – fit Jessie, la main au-dessus des yeux. – Est-ce que par hasard… ?
Le tricycle attaqua la montée, zigzaguant péniblement d'un bord à l'autre, et il était clair que le personnage corpulent, qui inclinait le buste à chaque coup de pédale, ne ménageait pas ses efforts. Sur son tricycle démodé, le voyageur en costume ecclésiastique prenait la forme d'un point d'interrogation. Enfin, comme suite à ce cortège, apparut un dog-cart. Sur le siège, à côté du cocher, coiffé d'un chapeau melon, était assise une dame vêtue d'une robe vert sombre.
– On dirait une partie de campagne, – remarqua Hoopdriver.
Jessie ne répondit pas. Elle observait toujours l'étrange procession.
– C'est curieux ! – fit-elle encore.
Les efforts du clergyman devenaient convulsifs. Avec une brusque saccade, son tricycle tourna soudain sur lui-même, et le digne homme, essayant de descendre, fut jeté à terre. Il se releva immédiatement, remit sa machine en position et la poussa devant lui. Au même instant, le personnage corpulent mit pied à terre et aida courtoisement la dame en gris à descendre : tous deux parurent n'être plus d'accord, la dame insistant pour pousser avec lui le tricycle vide. Elle finit par céder, et le cavalier s'attela seul au véhicule ; son visage, sur le fond gris et vert du bas de la colline, faisait une tache rutilante. Le tandem était de nouveau en état de rouler, car il se joignit à la procession. Les deux hommes marchaient derrière le dog-cart d'où la dame en vert et le cocher étaient descendus.
– M. Hoopdriver, – dit Jessie, – je suis presque sûre que ces gens…
– Bonté divine ! – s'exclama M. Hoopdriver, lisant le reste sur le visage de sa compagne, et il se précipita vers sa machine, qu'il laissa presque aussitôt pour aider Jessie à se mettre en selle.
À la vue de Jessie pédalant contre l'horizon, les gens qui montaient la côte manifestèrent tout à coup une effervescence curieuse. Deux mouchoirs s'agitèrent, et quelqu'un lança plusieurs appels. Jessie n'eut plus de doutes. Les deux hommes du tandem se mirent à courir en poussant leur instrument et eurent bientôt dépassé les autres véhicules.
Mais nos jeunes gens n'attendirent pas la suite de ces péripéties. En quelques secondes, il furent hors de vue, descendant à toute allure une côte rapide. Avant de disparaître au coude de la route, Jessie regarda en arrière et aperçut le tandem au sommet de la colline : le cavalier d'arrière enjambait sa monture.
– Ils viennent, – dit-elle, et elle se pencha sur son guidon, comme une véritable professionnelle.
Ils dégringolèrent dans la vallée, franchirent un petit pont et tombèrent sur une bande de poulains qui gambadaient au travers de la route. Involontairement ils ralentirent.
– Chou-ou ! Chou-ou ! – fit M. Hoopdriver.
Mais les poulains se cabrèrent et ruèrent comme pour le narguer. Alors il perdit patience et chargea droit sur le troupeau qui, sautant le fossé, se dispersa sous les arbres et laissa le passage libre à Jessie.
Dès lors, la route monta lentement, mais avec persistance. Les pédales devenaient pesantes. M. Hoopdriver respirait avec un bruit de scie. Au bas de la pente, le tandem apparut, faisant des efforts frénétiques, alors que les pourchassés n'étaient pas encore en haut. Mais, Dieu merci, le sommet est proche et ensuite c'est une longue perspective de légers vallonnements, dont le seul désavantage est d'être impitoyablement exposés au soleil. Le tandem apparemment dut monter la côte à pied, car il ne reparut contre le ciel fulgurant qu'alors que les fugitifs atteignaient un bouquet de bois à un mille de distance.
– Nous gagnons sur eux, – affirma M. Hoopdriver, avec une cascade de transpiration tombant de son front sur ses joues. – Cette côte… Mais à cela se borna leur avantage. Ils étaient tous deux presque épuisés. Hoopdriver, à vrai dire, l'était entièrement, et l'amour-propre seul l'empêchait d'avouer la faillite de ses forces. Dès lors le tandem se rapprocha avec régularité. À Rufus Stone, il était à peine à cent mètres derrière. Après un coup de collier désespéré, ils se trouvèrent au haut d'une descente rapide qui s'allongeait à travers un bois de pins. Dans une descente rien ne peut battre un tandem à grande multiplication. Instinctivement, M. Hoopdriver contrepédalait de toutes ses forces et Jessie ralentissait aussi son allure. L'instant d'après, ils perçurent derrière eux le bruissement des gros pneumatiques ; le tandem frôla Jessie et dépassa Hoopdriver, qui éprouva une envie folle d'entrer en collision avec l'abominable machine. Sa seule consolation fut de constater que les cyclistes, lancés à toute vitesse, étaient aussi échevelés et trempés que lui-même et bien davantage couverts de poussière. Tout aussitôt Jessie s'arrêta et descendit.
– Les freins ! – cria Dangle, juché sur la selle d'arrière, et se dressant sur les pédales.
Pendant quelques secondes, la vélocité de la machine s'accrut, et les freins, en comprimant le pneu et en serrant la jante, soulevèrent un nuage de poussière. Dangle sauta sur la route et s'affala sur les genoux. Le tandem oscilla dangereusement.
– Tenez-le ! – hurla Phipps, par-dessus son épaule, et continuant à pédaler malgré lui. – Je ne puis descendre si vous ne le tenez pas !
Il appuya de toutes ses forces sur les freins et la machine s'arrêta presque sur place. Se sentant peu stable dans cette position, Phipps se remit à pédaler.
– Mettez un pied par terre ! – cria Dangle.
Ces difficultés entraînèrent les poursuivants à une centaine de mètres plus bas. Enfin Phipps, se rendant compte de la manœuvre, fit à nouveau jouer les freins, et se laissa pencher sur la droite jusqu'à ce que son pied fût à terre. La jambe gauche encore sur la selle, et les deux mains aux poignées, il commença à adresser à Dangle des remarques peu flatteuses.
– Vous ne pensez qu'à vous-même ! – ronchonnait-il, la figure écarlate.
– Ils nous ont oubliés, – avait dit Jessie, après la chute de Dangle, et elle fit demi-tour.
– En haut de la côte, il y a une route qui mène à Lyndhurst, – répondit Hoopdriver, suivant son exemple.
– À quoi bon ? l'argent nous manque. Il faut y renoncer. Mais retournons à l'hôtel de Rufus Stone. Je ne vois pas la nécessité de se faire ramener en triomphe comme des captifs.
C'est ainsi qu'à la consternation des tandémistes Jessie et son compagnon regagnèrent le sommet de la colline.
Au moment où ils mettaient pied à terre devant le porche de l'hôtel, le tandem les rattrapa, tandis que, sur la gauche, apparaissait le dog-cart. Dangle sauta à terre.
– Miss Milton, je crois, – balbutia Dangle, haletant et soulevant sa casquette trempée sur ses cheveux ruisselants et embroussaillés.
– Dites donc ! – appelait Phipps, continuant involontairement sa route. – Voyons ! Ne recommencez pas, Dangle, prêtez-moi la main.
– Une minute ! – fit Dangle, qui courut au secours de son collègue.
Jessie appuya sa machine contre le mur et pénétra dans l'hôtel. Hoopdriver, fourbu mais intrépide, resta sur le seuil.