De nouveau, le monde nous englobe, et notre excursion sentimentale a pris fin.
Devant l'hôtel, Dangle et Phipps, avec des attitudes solennelles, et le cocher du dog-cart surveillent une extraordinaire collection d'instruments à roues. Dans le vestibule, Widgery et le clergyman prêtent apparemment l'oreille aux bruits confus des voix de l'intérieur. Au fond du jardin, en une attitude prostrée, M. Hoopdriver est assis sur un banc rustique.
Par la fenêtre ouverte de la salle, arrive, clair et confus tour à tour, un bourdonnement de femmes en colloque.
– Je ne peux pas m'imaginer où diable elle a pu piger ce coco-là, – assura Phipps à Dangle.
– Qui est ce ravisseur au complet brun ? Je ne parviens pas à comprendre ? – débita le clergyman, en conciliabule avec Widgery.
À l'intérieur, on se posait les mêmes questions. La dame à la robe vert sombre était Miss Mergle, la maîtresse de pension, qui, au reçu de la lettre de Jessie, avait, par un envoi simultané de télégrammes, précipité la poursuite. Par la plus heureuse des chances, le clergyman était un ami de Miss Mergle qui le rencontra juste au sortir de la gare. Il est à peine nécessaire de mentionner que la mise à contribution de la boutique du mécanicien est tout à l'honneur de l'esprit napoléonien de Dangle.
En cette émotionnante rencontre, Mme Milton était prête à aller jusqu'au paroxysme de la tendresse. Mais Jessie avait, avec douceur et fermeté, éludé ces menaces d'étreintes, et entamé immédiatement la controverse.
– Pourquoi ai-je été pourchassée de cette façon ridicule ? – interrogea-t-elle, au moment où le clergyman gagnait la porte.
– Pourquoi vous êtes-vous conduite de cette façon ridicule ? – riposta Miss Mergle.
– Jessie ! – adjura Mme Milton. – Dites-moi…
– À quoi en viennent les jeunes filles, je me le demande ? – pérorait Miss Mergle – Où pêchent-elles des idées pareilles ? C'est bel et bien dans des livres…
– Mais qui est cet homme ? – insistait Mme Milton. – Où l'avez-vous rencontré ? Pourquoi vous êtes-vous sauvée ainsi avec lui ?
– Je n'ai jamais vu travestir de façon plus grotesque mon enseignement ! – proclamait Miss Mergle. – Je ne puis concevoir comment vous prétendez trouver une justification…
– Il a l'air d'un jeune homme absolument banal et vulgaire !
– Vagabonder ainsi à travers les villes et la campagne !
– N'avez-vous rien à dire pour votre défense ?
– Si vous voulez me laisser parler… – commença Jessie.
– Parlez donc ! – invita Mme Milton.
– C'est abominable ! – assurait Miss Mergle.
– Ce jeune homme, – articula lentement Jessie, – est l'un des plus braves, des plus dévoués, des plus délicats…
– Oui, c'est entendu, – interrompit Mme Milton. – Mais comment êtes-vous entrée en relations avec une personne de ce genre ?
– Avec ce parangon ! – renchérit Miss Mergle.
– Il m'a sauvée…
– Allons ! allons !…
– … des mains de votre ami M. Beauchamp.
Et là-dessus, ses émotions l'emportant, Jessie fondit en larmes.
– Des mains de M. Beauchamp !… Oh ! – s'écria Mme Milton, anticipant les pires choses.
– Qu'est-ce ? – fit Miss Mergle. – Assurément le ridicule béjaune qui est là…
– M. Beauchamp s'aperçut que je ne me plaisais pas auprès de vous. Il m'affirma la vérité de… de toutes les balivernes que…
Jessie hésita.
– Alors ? – balbutia Mme Milton.
– … que les femmes écrivent, dans des livres, sur l'indépendance, sur la liberté de vivre, et tout ce genre d'histoires. Mais personne n'est libre, pas même de travailler pour gagner sa vie, à moins que ce ne soit aux dépens des autres. Je n'avais pas pensé à cela. Je voulais faire quelque chose dans le monde, être quelqu'un dans l'humanité, vivre une vie noble, digne, dévouée…
– Vous enflez vos sentiments de la façon la plus… – commença Miss Mergle.
– M. Beauchamp ! – répéta sur un ton scandalisé Mme Milton.
– Il me prêtait des livres, me fit prendre en dégoût l'existence oisive que je menais, et me persuada de fuir avec lui, disant qu'il m'aiderait à me créer une situation…
– Ensuite ?
– Il voulait me forcer à être sa femme.
– Mais, bonté divine ! Oh ! Cet homme… Bigame !… bredouillait Miss Mergle.
– Continuez ! – enjoignit Mme Milton, froissant son mouchoir. – Continuez ! Dites-nous tout ce qui s'est passé. Il vous a abandonnée ?
– Nous avons voyagé comme frère et sœur.
– Oui, oui…
– Mais ce… jeune homme banal, comme vous l'appelez, qui est là dehors, nous rencontra et soupçonna quelque chose.
– Alors ?
– Quand, à la fin, il vit que j'étais… prise au piège, il intervint. Si vous saviez comme il s'est conduit bravement, résolument, avec quelle modestie, quelle simplicité… Un vrai gentilhomme !
– De sorte que M. Beauchamp ?… – insista Mme Milton.
– Mais pourquoi n'êtes-vous pas rentrée tout droit chez votre mère, quand il vous eut arrachée des griffes de ce… de cet homme ?
– C'est la honte, plus qu'autre chose, qui m'a retenue, je crois. Je ne voulais pas rentrer à la maison, victime d'une pareille déconvenue. Je ne comprenais pas tout cela encore. J'étais convaincue que je pourrais me créer une vie indépendante…
– Mais lui, votre sauveur héroïque et peu distingué, il savait bien à quoi s'en tenir, – objecta Miss Mergle. – À coup sûr, il le savait. N'allez pas me dire…
– Il m'étudiait.
– Il faut être singulièrement nigaud pour permettre à une gamine capricieuse, à peine âgée de dix-sept ans, de traîner sur les routes…
– Je ne puis parvenir à comprendre… – déclara Mme Milton.
– Pour une aventure extravagante, celle-ci peut compter, – jabotait Miss Mergle, débordante de commentaires. – Je ne puis attribuer les mobiles de votre acte qu'à cet esprit de révolte qui…
– J'ai fait tout ce que j'ai pu pour cacher votre escapade, Jessie, – murmura Mme Milton.
– Cacher mon escapade ? Que voulez-vous dire ?
– J'ai fait part à tout le monde que vous étiez partie passer quelques jours chez des amis. Personne à Surbiton ne…
– … à cet esprit de révolte, – continuait Miss Mergle, – qui s'est emparé de tant de femmes, à notre époque de futilité et d'oisiveté…
– À quoi bon raconter des mensonges ? – demanda Jessie. – Pourquoi les gens ne sauraient-ils pas la vérité sur mes actes ? Je ne vois rien de si particulièrement…
– Mais, ma chère ! – se récria Mme Milton – vous seriez perdue !
– Pourquoi ?
– Lisez Sésame et les Lys, lisez Shakespeare, et Christina Rossetti. Là, au moins, vous aurez le pur idéal, – discourait Miss Mergle.
Mais les deux autres ne faisaient pas la moindre attention à ces discours.
– Comment serais-je perdue ? Et en quoi consiste cette perte ?
– Personne à Surbiton ne voudrait plus vous recevoir, – expliqua Mme Milton. – Vous seriez une réprouvée, et toutes les portes se fermeraient devant vous…
– Mais je n'ai rien fait de mal, – protesta Jessie. – Ce n'est qu'une convention…
– Mais tout le monde croira que vous en avez fait.
– Me faut-il alors mentir, parce que d'autres personnes croiront ceci ou cela ? Des gens stupides ! Du reste, qui se soucie de fréquenter ce monde-là ?
– Ma chère enfant, vous ne comprenez pas…
Pendant ce temps, et sans que personne l'écoutât, Miss Mergle continuait ses effusions à propos d'Idéal, du Rôle Véritable de la Femme, des Nécessaires Distinctions de Classes, de la Saine Littérature, et autres fariboles.
– Miss Mergle vous exposera mieux que moi ces choses, – gémit Mme Milton, faisant appel à l'éloquente institutrice.
Miss Mergle endigua tout à coup son torrent de paroles, pour attester la nécessité de laisser ignorer au monde l'escapade de Jessie.
– Les gens croient que vous êtes en visite chez des amis, – déclara péremptoirement Miss Mergle, – et si vous n'éveillez pas vous-même leurs soupçons, ils ne vous questionneront pas. Il n'y a aucune raison pour renseigner les gens, et il y en a mille pour les laisser dans l'ignorance.
– Et voilà ce qu'on appelle vivre honnêtement et loyalement !
– Si vous voulez vivre honnêtement et loyalement, vous commencerez par éviter de pareilles extravagances, – proféra sévèrement Miss Mergle, avec une logique éblouissante.
Pendant ce temps, M. Hoopdriver faisait triste figure dans le jardin. Elle était finie, cette merveilleuse excursion, du moins en ce qui le concernait, et ce coup brutal qui les séparait lui faisait comprendre tout ce qu'elle avait été pour lui pendant ces quelques jours. Il essaya de voir les aspects divers de leur position. À coup sûr, ces gens allaient ramener Jessie aux altitudes sociales qu'elle occupait, et elle redeviendrait pour lui une jeune dame inaccessible.
– Me laisseront-ils au moins lui dire adieu ? Comme tout cela avait été extraordinaire ! Il se remémora leur première rencontre, quand il l'avait aperçue, pédalant sur la route parallèle, au long du fleuve ; il se rappela la soirée dramatique de Bognor, comme si les événements eussent été le résultat de sa seule initiative. Il avait agi adroitement, là, et elle l'en avait félicité. Il l'évoqua descendant déjeuner, le lendemain matin, souriante, aimable, naturelle ; elle avait toujours l'air si naturel !
Mais n'aurait-il pas dû alors la persuader de rentrer ? Il se souvint d'une vague intention analogue. Et voilà que ces gens la lui arrachaient, comme s'il n'était pas digne de vivre dans la même atmosphère qu'elle. Il ne l'était plus, en effet. Un moment il se reprocha d'avoir abusé de l'ignorance de la jeune fille, en la laissant voyager ainsi avec lui. Elle était si délicate, si charmante, si sereine ! Il récapitula les diverses expressions de son joli visage, la clarté de ses yeux, le galbe de ses traits…
Au diable, tout cela ! Il n'était pas digne de cheminer sur la même route qu'elle. Et personne n'en était digne. Si l'on permettait qu'il lui fît ses adieux… que pourrait-il dire ? Il lui dirait cela même. Assurément ! Mais il était probable qu'on ne leur accorderait pas une entrevue tête à tête. Sa belle-mère assisterait à l'entretien. Le chaperon !…
Quelles occasions il avait perdues… Il n'aurait plus aucun moyen d'exprimer ce qu'il ressentait, et c'était maintenant seulement qu'il commençait à se rendre compte de ses sentiments. De l'amour ? Il n'oserait pas. C'était un culte. Si le hasard voulait qu'il eût encore une occasion… Il en provoquerait une, n'importe comment, n'importe où. Alors, il déverserait éloquemment le trop plein de son cœur. Il sentait avec éloquence, et les mots accourraient d'eux-mêmes. Il était de la poussière sous les pieds de Jessie.
Sa méditation fut interrompue par le déclic d'un loquet. La porte de la véranda s'ouvrit, et Jessie parut.
– Voulez-vous venir ? – fit-elle, s'adressant à Hoopdriver, qui se levait pour voler à sa rencontre. – Je m'en retourne avec eux, et nous avons à nous dire au revoir.
M. Hoopdriver ouvrit la bouche, la ferma, et s'avança sans proférer un seul mot.