XXII – L'INTERMÈDE DE SURBITON

 

Ici, grâce à la glorieuse institution du sommeil, intervient de nouveau une interruption dans notre récit. Ces absurdes jeunes gens sont bordés sains et saufs dans leurs lits ; les plus chatoyantes billevesées leur trottent par la tête, mais, pendant les huit ou neuf prochaines heures, le cours des événements, en ce qui regarde leur activité propre, est garanti contre tout développement nouveau. Tous deux dorment, et, vous serez sans doute étonné de l'apprendre, ils dorment paisiblement. Voici la jeune fille (à quoi en arrivent les jeunes filles de nos jours !) en compagnie d'un quidam qui lui est absolument étranger, d'un inconnu de basse extraction et de langage douteux. Sans chaperon, elle n'est pourtant ni honteuse ni troublée ; à vrai dire, elle s'imagine à présent être en parfaite sécurité, et elle éprouve même un certain orgueil de la part qu'elle a prise aux événements. Puis, voilà notre M. Hoopdriver, le nigaud béat, en possession d'une bicyclette, d'une compagne et de deux noms qu'il s'est appropriés par des moyens fort peu légaux ; il s'est établi, ainsi équipé, dans un hôtel dont le tarif est fabuleusement au-dessus de ses moyens, et cependant, tout en somnolant, il éprouve une prodigieuse satisfaction de lui-même pour ces incomparables folies.

Il est des occasions où le romancier moralisateur ne peut que se tordre les mains et laisser les choses suivre leur cours. Quoi qu'il en pense et même s'il s'en moque, il est fort possible que demain matin, au saut du lit, M. Hoopdriver soit cueilli par la maréchaussée et prié de s'expliquer sur le rapt de la bicyclette. En outre, à Bognor, – sans parler de ce lamentable vestige, Beauchamp, avec qui, Dieu merci, nous n'aurons plus à nous commettre, – il y a une petite taverne où le beefsteak qu'a commandé M. Hoopdriver doit être depuis longtemps carbonisé ; dans la petite chambre qu'il a retenue, est resté son paquet d'affaires enveloppé de toile cirée, et sa bicyclette, par manière de garantie, est soigneusement sous clé dans un hangar. Demain, Hoopdriver sera un mystère et l'on cherchera son cadavre tout au long du rivage…

Mais jusqu'ici nous n'avons pas daigné accorder un regard à ce foyer désolé de Surbiton, foyer que vous ont rendu familier, sans aucun doute, les nombreuses interviews illustrées où l'infortunée belle-mère…

Il est bon, avant d'aller plus loin, d'expliquer que cette belle-mère vous est parfaitement connue. Voilà une petite surprise que je vous ai tenue en réserve, et il n'y a aucune indiscrétion à vous révéler que c'est elle qui est Thomas Plantagenet, le talentueux auteur de ce livre hardi et spirituel, Une âme sans entraves ; à part cela, c'est une excellente femme, à sa façon ; seulement sa façon est quelque peu biscornue et tortueuse. De son vrai nom, elle s'appelle Milton. Elle est veuve, et veuve charmante, de dix ans seulement plus âgée que Jessie ; et toujours elle a pris soin de dédier ses ouvrages les plus audacieux « à la mémoire vénérée » de son cher époux, pour bien indiquer, comprenez-vous, qu'il n'y a rien de personnel ni d'autobiographique dans l'histoire. Malgré sa réputation littéraire, elle est une des femmes les plus respectables qu'il soit possible d'imaginer. Elle porte des costumes corrects, dans un ameublement correct, a des principes sévères sur le choix de ses connaissances, va à l'église et parfois même participe à la communion dans un esprit ésotérique. Elle a pris tant de précautions pour l'éducation de Jessie qu'elle ne lui a jamais permis de lire Une âme sans entraves. Par une conséquence naturelle, Jessie s'est empressée de savourer clandestinement cette lecture, et, mise en goût, passa de ce hors-d'œuvre à tout un festin de littérature avancée. Mme Milton avait élevé la fille de son défunt époux non seulement avec beaucoup de précaution, mais encore avec une infinie lenteur, de sorte qu'à dix-sept ans Jessie était encore une écolière intelligente, toute farcie de lectures, et, comme vous l'avez vue, d'une joliesse gracieuse d'adolescente. Toutefois, elle restait tout à fait à l'arrière-plan du petit cercle de célébrités littéraires insignifiantes qu'adorait Thomas Plantagenet.

Mme Milton n'ignorait pas quelle réputation d'homme dangereux avait Beauchamp, mais l'inconduite qu'on réprouve chez la femme, on la tolère chez l'homme, et elle le laissait fréquenter sa maison pour bien prouver qu'elle n'avait pas peur… mais elle oubliait de tenir compte de Jessie.

Quand survint l'enlèvement, ce fut donc pour elle un double désappointement, car, par une sorte d'instinct, elle devina l'ingérence de Beauchamp dans l'affaire. Elle se comporta, en l'occurrence, selon la règle, et la règle, comme vous le savez, c'est de prendre des voitures, sans regarder à la dépense, de visiter tous ses amis intimes, de pleurer dans leur giron, en gémissant parce que vous ne savez que faire. Si Jessie avait été sa propre fille, Mme Milton n'aurait pas parcouru plus de chemin, ni pleuré d'avantage. Elle fit preuve de la douleur la plus convenable, d'une douleur que, malgré ses manifestations extérieures, elle ressentait.

« Thomas Plantagenet est une femme ravissante », écrivaient invariablement les critiques, même ceux qui « éreintaient » avec persistance ses volumes ; aussi, en tant qu'auteur à succès, et que veuve de trente-deux ans à bien plus grand succès, Mme Milton trouvait singulièrement horripilant d'avoir une belle-fille qui s'obstinait à grandir et à se transformer en femme ; aussi, elle l'avait laissée autant que possible à l'écart, et Jessie, qui, depuis l'enfance, avait conservé d'abstraites préventions à l'égard des belles-mères, s'irritait du peu de cas qu'on faisait d'elle. Une rivalité et un antagonisme croissants s'élevaient entre les deux femmes, si bien que, sous les prétextes les plus futiles, – une épingle à cheveux perdue, ou le grincement d'un coupe-papier dans les pages d'un livre, – d'acrimonieuses altercations éclataient. Il y a, somme toute, au monde, fort peu de malveillance préconçue, machinée, de méchancetés préméditées et complotées ; il est vrai que la stupidité de nos égoïsmes produit des résultats équivalents, mais l'analyse éthique révèle des éléments différents. Quand vint le désastre, Mme Milton éprouva un remords passablement sincère pour cette inimitié qui les avait graduellement éloignées l'une de l'autre et pour la part de responsabilité qui lui revenait dans cet éloignement.

Vous pouvez vous imaginer quel genre de consolations lui prodiguaient ses amis, et quels papotages l'affaire provoqua dans les parages littéraires de West Kensington, de Notting Hill et de Hampstead, dans les vertueuses demeures d'une profession jadis bohème. Ses « amis masculins », ses « champions », – car, en tant que femme de lettres charmante et jolie, elle en avait tout un corps organisé, – furent extrêmement surexcités, lui témoignèrent une chaleureuse sympathie, se montrèrent énergiques et obligeants, lui dispensèrent généreusement leurs avis et leurs conseils, selon que leurs diverses dispositions les y portaient.

– Pas de nouvelles de Jessie ? – fut la pathétique entrée en matière, dans une dizaine de conversations mélancoliques mais intéressantes.

Pour ses amis masculins, Mme Milton ne fut peut-être pas aussi déliquescente qu'avec ses confidentes féminines, mais son attitude moins larmoyante n'en était que plus émouvante. Pendant trois jours, c'est-à-dire le mercredi, le jeudi et le vendredi, on n'eut pas la moindre nouvelle des fugitifs.

On savait que Jessie, vêtue d'un costume cycliste avec jupe-culotte et montée sur une bicyclette de dame, marque Diamant, munie de pneus Dunlop, avec une selle à ressorts, était partie de fort bon matin, n'ayant sur elle qu'une somme de deux livres et sept shillings et emportant seulement un petit nécessaire de voyage. On ne possédait pas d'autres renseignements. Elle avait bien laissé une note à l'adresse de sa belle-mère, une déclaration d'indépendance, disait-on, une affirmation de son « moi », contenant de longues et fort gênantes citations empruntées à Une âme sans entraves, mais cette épître, qu'on n'exhibait qu'à quelques-uns et de la façon la plus strictement confidentielle, ne donnait aucune indication précise sur les projets de la révoltée.

Mais le vendredi, assez tard dans la soirée, Mme Milton reçut la visite d'un de ses amis masculins, Widgery, qu'elle avait prévenu un des premiers. Widgery revenait d'excursionner dans le Sussex, – il avait même encore son havresac sur le dos, – et il attesta qu'à un endroit appelé Midhurst, dans le bar d'un certain Hôtel de l'Ange, une servante lui avait fait une description fort détaillée d'une jeune dame en gris. Le signalement correspondait à celui de Jessie. Mais qui était l'homme en brun ?

– La pauvre égarée ! Je vais immédiatement partir la chercher ! – annonça Mme Milton, la gorge serrée, se levant déjà et portant la main à son cœur.

– Impossible ce soir. Il n'y a plus de train. Je m'en suis assuré avant de venir, – répondit Widgery.

– C'est un amour de mère que j'éprouve pour cette enfant ! – gémit Mme Milton.

– Je le sais, je le sais, – attesta Widgery, la voix émue, car personne n'admirait ses photographies de paysage plus que Mme Milton. – Vous l'aimez, certes, bien plus qu'elle ne le mérite.

– Je vous en prie, ne soyez pas sévère à son égard… elle a été abusée.

Son empressement, toutefois, – déclara-t-elle, – était un précieux témoignage d'amitié ; à quoi il répliqua qu'il regrettait de n'avoir pas de renseignements plus complets. Voulait-elle qu'il les suivît et ramenât la fugitive ? Il était venu en toute hâte, parce qu'il la savait dans l'anxiété.

– Vous êtes toujours si bon, – soupira-t-elle, et, d'un geste instinctif, elle lui prit et lui pressa la main. – Ah ! quand je pense à cette pauvre enfant !… En cet instant… Ce soir… C'est affreux !

Elle fixa ses regards sur le feu, qu'elle avait allumé au moment où il entrait. La vive clarté de la flamme se jouait dans les plis de sa robe sombre et laissait ses traits dans une demi-obscurité propice. Elle paraissait si délicate, si frêle pour subir de pareilles épreuves !

– Il faut que je la retrouve ! – proféra-t-elle, sur un ton magnifiquement résolu. – Mais je n'ai personne pour m'accompagner.

– Il faut qu'il l'épouse ! – proclama Widgery.

– Elle n'a pas d'amis, nous n'avons pas un ami… Deux femmes seules, sans appui…

Cette petite personne blonde était la femme que les gens qui la connaissaient seulement d'après ses livres prétendaient audacieuse, impudente même. Tout cela, simplement parce qu'elle était intellectuelle, capable d'affections chaleureuses… Cette situation indiciblement pathétique navrait Widgery.

– Mme Milton… Hetty ! – balbutia-t-il.

Elle leva les yeux sur lui, des yeux débordants de larmes et de reconnaissante tendresse.

– Pas maintenant, – geignit-elle, – pas maintenant ! Il faut d'abord que je la retrouve.

– Oui, – approuva-t-il, saisi d'une émotion intense, car il était de ces gros hommes qui n'ont que des sentiments profonds. – Permettez-moi de vous aider… Oui, au moins cela, permettez-moi de vous aider.

– Mais, – objecta-t-elle, – pouvez-vous me consacrer votre temps, à moi…

– À vous, certes.

– Mais que puis-je faire ? Qu'allons-nous faire ?

– Partir à Midhurst. Nous lancer sur ses traces. Elle y était encore jeudi soir, hier soir. Elle en est partie à bicyclette. Courage ! – conclut-il. – Nous la sauverons encore !

Elle lui tendit sa main qu'il étreignit.

– Courage ! – répéta-t-il, ravi de la gratitude qu'elle lui témoignait.

Cela promettait des alarmes et des excursions.

Elle tourna le dos au feu, et il s'assit soudain dans le vaste fauteuil qui encadrait si bien ses dimensions. À ce moment, la porte s'ouvrit, et la bonne introduisit Dangle, qui lança un regard scrutateur à Widgery et à Mme Milton. Il y avait de l'émotion dans l'air, et il avait entendu craquer les ressorts du fauteuil. Mme Milton, qui avait rougi, témoigna d'un étrange besoin de donner des explications.

– Vous aussi, – dit-elle, – vous êtes un de mes bons amis. Et nous avons de ses nouvelles, enfin.

C'était là décidément un avantage pour Widgery, mais Dangle résolut de se montrer, lui aussi, homme de ressource, et il réussit finalement à se faire accepter pour l'expédition de Midhurst, à l'extrême déplaisir de Widgery. Avant la fin de la soirée, le jeune Phipps, un personnage imberbe, laconique, engoncé dans d'impeccables faux cols et adorateur fervent de la dame de céans, fut aussi enrôlé. Tous trois parcourraient la contrée. Mme Milton parut se ranimer quelque peu, mais il était évident qu'elle était touchée, et elle déclara qu'elle ne savait pas vraiment ce qu'elle avait fait pour mériter des amis aussi dévoués. Sa voix s'altéra sur la fin de la phrase ; elle se leva et fit mine de se retirer. Le jeune Phipps, plus prompt à agir qu'à parler, s'élança et ouvrit la porte, fier d'être le premier.

– Elle est cruellement tourmentée, – dit Dangle à Widgery.

– Nous ferons tout ce que nous pourrons pour elle.

– C'est une femme merveilleuse, – reprit Dangle. – Si subtile, si complexe, si diverse. Cette histoire l'affecte grandement.

Le jeune Phipps ne dit rien, mais il n'était pas moins ému.

Et pourtant on prétend que les beaux temps chevaleresques sont loin.

Mais ce n'est ici qu'un interlude, introduit pour donner à nos jeunes vagabonds le temps de réparer leurs forces par un honnête sommeil. Pour le présent, donc, nous nous abstiendrons d'assister au départ de l'expédition de recherche, composée de Mme Milton, vêtue d'une robe grise simple et seyante, du gros Widgery qui a endossé un complet de chasse et chaussé de solides brodequins, du svelte Dangle, correct et énergique, et du jeune Phipps, costumé en joueur de golf et les jambes enchâssées dans d'admirables bas à carreaux. Ils sont à nos trousses. Dans peu de temps nous les aurons sur les talons.

Imaginez-vous de votre mieux les démarches concurrentes des trois compagnons à Midhurst : Widgery posant inlassablement des questions ; Dangle en tirant d'ingénieuses conclusions, et le jeune Phipps si manifestement inférieur en tout, qu'il en eut conscience et s'en alla bouder en compagnie de Mme Milton, à la façon ordinaire de tous les gens laconiques du monde.

Mme Milton, triste, charmante, avait établi le quartier général à l'Hôtel de l'Ange, et c'est Widgery qui régla sa note. Dans l'après-midi du samedi, ils se transportèrent à Chichester. Mais, à ce moment, nos fugitifs…

Vous serez renseignés sur leur compte, dans un instant.