XXVI – LES PÉRIPÉTIES DE L'EXPÉDITION

 

Revenons maintenant à ces énergiques chevaliers, Widgery, Dangle et Phipps et à leur dame éplorée, « Thomas Plantagenet, bien connue dans la société comme la belle madame Milton », disaient les notices mondaines. Nous les avons laissés, si j'ai bonne mémoire, à la gare de Midhurst, attendant le passage du train de Chichester. Les membres de l'expédition s'accordaient à reconnaître que Mme Milton supportait avec un courage inébranlable un chagrin presque écrasant. Les trois gentlemen rivalisaient de prévenances sympathiques ; ils la surveillaient gravement, presque tendrement. Le corpulent Widgery tortillait sa moustache, et, avec ses yeux bruns, soumis et débonnaires, il exprimait son indicible dévouement ; le svelte Dangle tirait lui aussi sa moustache et faisait tout ce qu'il pouvait de ses yeux gris. Phipps, malheureusement, n'avait pas de moustache à laquelle imposer les mêmes risques, aussi il croisait les bras et, pour distraire un peu la pauvre femme, dissertait, d'un ton vaillamment indifférent, de l'administration des chemins de fer. Et Mme Milton elle-même ressentait jusqu'au fond du cœur une tristesse exaltée, qu'elle manifestait d'une douzaine de façons délicates et féminines.

– Il n'y a rien à faire tant que nous ne serons pas à Chichester, – déclara Dangle, – absolument rien.

– Rien, – approuva Widgery, qui murmura à l'oreille de la dame : – Vous n'avez vraiment presque rien pris, en déjeunant.

– Leurs trains sont toujours en retard, – remarqua Phipps, promenant les doigts sur le bord de son faux col.

Il faut vous dire que Dangle était critique littéraire, sous-directeur d'un journal hebdomadaire, et se glorifiait d'être le compagnon intellectuel de Thomas Plantagenet. Le gros Widgery dirigeait une agence de banque et passait pour un enragé joueur de golf ; il ne pensait jamais à ses relations avec la belle Mme Milton sans que lui vinssent à l'esprit les premiers vers d'un charmant vieux poème :

Douglas, Douglas, amant tendre et fidèle !

Il avait pour prénom Douglas : Douglas Widgery.

Phipps était encore étudiant en médecine, et il mettait aux pieds de la dame son cœur, le cœur d'un homme du monde. Mme Milton se montrait, à sa façon, bienveillante à tous, et elle insistait pour qu'ils fussent amis tous trois, malgré leurs dispositions ostensibles à la critique réciproque. Dangle traitait de philistin Widgery qui n'appréciait que grossièrement les mérites d'Une âme sans entraves. Widgery jugeait que Dangle manquait de sentiments humains et qu'il était capable d'exprimer n'importe quelle opinion, pourvu qu'elle lui parût spirituelle. Tous deux partageaient l'avis que Phipps était un butor, et Phipps tenait pour certain que Dangle et Widgery formaient un couple d'ineffables imbéciles.

– Ils ont dû arriver à Chichester pour l'heure du déjeuner, un peu après même, – supputa Dangle dans le train. – Il n'y a pas, sur la route, d'autre localité suffisamment importante. Aussitôt que nous serons parvenus à destination, il faudra que Phipps aille demander dans tous les principaux hôtels si une personne répondant au signalement de Jessie n'a pas déjeuné là.

– Oh ! j'irai bien volontiers, certes – répondit Phipps, – et je suppose que, pendant ce temps-là, Widgery et vous, vous vous prélasserez…

Il discerna une expression peinée sur les traits de Mme Milton et il se tut brusquement.

– Non, – répliqua Dangle, – nous ne nous prélasserons pas, comme vous dites. Il y a deux endroits à Chichester que visitent les touristes : la cathédrale et un musée qui est remarquablement intéressant. J'irai à la cathédrale où je m'informerai si l'on n'a pas vu la fugitive, et Widgery…

– Le musée, très bien. Et ensuite il y a une ou deux petites choses auxquelles j'ai pensé pour mon compte, – annonça Widgery.

En débarquant, ils emmenèrent en cortège Mme Milton jusqu'à l'Hôtel du Lion Rouge, où ils l'installèrent devant un thé complet.

– Vous êtes si bon pour moi, tous les trois, – soupira-t-elle.

Ils opposèrent à ce trop gracieux compliment de muettes protestations, et chacun d'eux partit à la découverte. Vers six heures, ils revinrent, leur zèle un peu refroidi, et sans nouvelles. Widgery reparut en compagnie de Dangle.

– Êtes-vous bien sûr, – demanda Widgery, – que votre hypothèse soit juste ?

– Absolument, – certifia assez sèchement Dangle. – En tout cas, – insista Widgery, – le fait qu'ils sont partis de Midhurst par la route de Chichester ne garantit pas qu'ils n'aient changé d'idée en chemin.

– Mais si, mon cher, c'est une garantie, assurément. Vous accorderez que j'ai eu assez d'intelligence pour songer aux routes de traverse. Vous pouvez me faire cette générosité-là. Eh bien, il n'y a aucune route de traverse qui puisse les tenter. Tourneraient-ils ici ? Non. Tourneraient-ils là ? Encore moins. Il y a, dans les décisions humaines, bien plus d'éléments inévitables que vous ne le pensez.

– Nous verrons bien ! – répondit Widgery, à la fenêtre. – Voici Phipps qui rentre. Pour ma part…

– Phipps ? – s'écria Mme Milton. – Est-ce qu'il se dépêche. Est-ce qu'il a l'air… ?

Dans son empressement, elle se leva, mordant sa lèvre tremblante, et se dirigea vers la fenêtre.

– Pas de nouvelles, – dit Phipps, en ouvrant la porte.

– Ah ! – fit Widgery.

– Aucune ? – questionna Dangle.

– Tout de même, – répliqua Phipps. – J'ai vu un type qui raconte qu'un individu en costume de cycliste lui posait la même question hier à cette heure-ci.

– Quelle question ? – gémit Mme Milton, dans l'ombre de la fenêtre. Elle parlait d'une voix basse et presque indistincte.

– Mais, s'il avait vu une jeune dame en costume gris.

Dangle prit sa lèvre inférieure entre son pouce et son index.

– Bizarre coïncidence ? – réfléchit-il, tout haut. – Hier ? Un individu qui s'enquérait d'elle ? Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

– Je l'ignore, mais vous n'avez qu'à tirer des conclusions, – riposta d'un ton ironique Phipps, en s'asseyant d'un air las.

– Quelle sorte d'homme ?

– Comment le saurais-je ? En costume de bicycliste, m'a dit le type.

– Mais de quelle taille, de quelle teinte ?

– Je ne l'ai pas demandé.

– Vous n'avez pas songé à le demander ? Allons donc ! – se récria Dangle.

– Allez vous en informer vous-même, – repartit Phipps. – C'est un garçon de l'Hôtel du Cerf, court, trapu, avec une figure rubiconde et des manières bourrues. Il est appuyé contre l'imposte de la porte cochère. Il souffle des relents de whisky. Allez l'interroger.

– Certainement, – dit Dangle, prenant son chapeau de paille sur le chiffonnier, au-dessous d'un oiseau empaillé. – Ça ne m'étonne pas !

Phipps ouvrit la bouche, mais se ravisa.

– Vous êtes fatigué, j'en suis sûre, mon pauvre M. Phipps, – fit, d'un ton affable et triste, Mme Milton. – Je vais sonner pour qu'on vous apporte du thé.

Phipps se rendit compte, soudain, qu'il s'était départi de son attitude chevaleresque.

– J'étais vexé de la façon désinvolte avec laquelle il m'a désigné ma part de la besogne, – s'excusa-t-il. – Mais j'en ferai cent fois autant pour que vous la retrouviez… J'accepte un peu de thé.

– Je ne voudrais pas donner de faux espoirs, – commença Widgery, – mais je ne crois pas qu'ils aient mis le pied à Chichester. Dangle est un fort habile homme, certes, mais, parfois, avec sa manie de tirer des conclusions…

– Sapristi ! – proféra tout à coup Phipps.

– Qu'avez-vous ? – bégaya Mme Milton, surprise et alarmée.

– Quelque chose que j'ai oublié. Je suis sorti d'ici, j'ai exploré tous les hôtels de l'endroit, sans même penser… Mais n'importe. Je le demanderai au garçon quand il va venir.

– Comment ! Vous n'avez pas… On frappa, et la porte s'ouvrit.

– Du thé, madame ? Bien, madame, – fit le garçon.

– Une minute, – l'apostropha Phipps. – Est-ce qu'une personne vêtue d'un costume gris, une dame à bicyclette…

– Descendue ici, hier. Oui, monsieur, passé la nuit, avec son frère, un jeune monsieur…

– Son frère ! soupira Mme Milton. – Ah ! tant mieux, tant mieux.

Le garçon lui lança un rapide coup d'œil et démêla aussitôt la situation.

– Avec un jeune homme, oui, monsieur, très généreux de son argent. Donné le nom de Beaumont.

Il fournit encore d'autres détails oiseux, et Widgery lui fit subir un interrogatoire sur les plans présumés du jeune couple.

– Havant ? Où est-ce cela, Havant ? Il me semble que j'ai souvenir de ce nom-là, – allégua Phipps.

– L'homme était-il grand, distingué, avec une longue moustache blond pâle, et une voix traînante ? – débita, anxieuse, Mme Milton.

– Heu ! – fit le garçon, en réfléchissant. – On ne peut pas dire que sa moustache était longue… clairsemée plutôt, et des poils raides, l'air tout jeune.

– Trente-cinq ans environ, n'est-ce pas ?

– Pardon, madame, plutôt vingt-cinq, oui, à peine.

– Bonté divine ! – articula Mme Milton, d'une étrange voix blanche, tout en cherchant son flacon de sels et faisant preuve d'un grand empire sur elle-même. – Ce doit être son plus jeune frère. Oui, probablement.

– Cela suffit, merci, – prit sur lui de dire Widgery, comprenant que Mme Milton supporterait mieux cette nouvelle surprise si ce témoin gênant n'était plus là.

Le garçon tourna les talons pour se retirer, et se heurta presque à Dangle qui revenait surexcité, pantelant, en maintenant son mouchoir sur son œil droit.

– Eh ! bien, que se passe-t-il ? – questionna-t-il aussitôt.

– C'est à vous qu'il faut demander ça, – répliqua Phipps.

– Oh ! rien, une simple altercation avec cet ivrogne de l'Hôtel du Cerf. Il est convaincu qu'on a ourdi un complot contre sa tranquillité, et que la jeune dame en gris est une invention. C'est ce qu'il a conclu d'après vos façons… Je me suis procuré une mince tranche de viande crue pour mettre dessus… Mais vous avez des nouvelles, je vois.

– L'homme vous a-t-il frappé ? – voulut savoir Widgery.

– Ne puis-je rien y faire ? – compatit Mme Milton, qui se leva et s'avança.

__ Non, non, racontez-moi les nouvelles, – refusa Dangle, héroïque, la moitié du visage caché par le mouchoir.

– Eh ! bien, voici, – commença Phipps, fournissant les explications d'assez mauvaise grâce, sous le feu roulant des commentaires de Widgery.

Comme il achevait, le garçon entra avec le plateau et le service à thé.

– Un horaire des trains, vivement, – ordonna Dangle.

Mme Milton versa deux tasses de thé, que Phipps et Dangle vidèrent sans s'asseoir.

Quelques secondes de plus, et ils manquaient le train. En avant pour Havant et les recherches !

Dangle se complimentait avec fatuité de ce que ses conclusions fussent justes ; puis, faisant remarquer que, par-delà Havant, la route de Southampton monte continuellement à flanc de colline, avec la mer sur la gauche, il imagina un plan magnifique pour cerner à coup sûr les fugitifs. Avec Mme Milton il irait jusqu'à Fareham, tandis que Widgery et Phipps descendraient chacun à une des stations intermédiaires de Cosham et de Porchester, pour les rejoindre par le train suivant s'ils n'obtenaient aucun renseignement. S'ils n'arrivaient pas au rendez-vous, un télégramme bureau restant à Fareham en expliquerait la cause. C'était un plan véritablement napoléonien, qui consola amplement Dangle des sarcasmes que les gamins d'Havant décochèrent au mouchoir qui protégeait toujours son œil endommagé.

Du reste, le plan réussit à la perfection. Il s'en fallut d'un cheveu que les fugitifs ne fussent pinces. Ils se préparaient à partir, devant l'Ancre d'Or, à Fareham, au moment où Mme Milton et Dangle débouchaient de la rue de la gare.

– C'est elle ! – haleta Mme Milton prête à piquer une crise.

– Chut, – fit Dangle, saisissant le bras de la dame ; dans son animation, il enleva le mouchoir et laissa voir la tranche de viande crue, spectacle stupéfiant bien capable de calmer les nerfs les plus surexcités.

– Soyez calme ! – conseilla Dangle, sous son cataplasme truculent. – Il ne faut pas qu'ils nous voient, ou bien ils déguerpiraient. Avez-vous remarqué s'il y avait des voitures à la gare ?

Le jeune couple sauta en selle et disparut au tournant de la route de Winchester. Si elle n'eût craint de se faire remarquer en public, Mme Milton se serait évanouie.

– Sauvez-la ! – balbutia-t-elle.

– Vite, une voiture, – clama Dangle. – Une minute, je reviens.

Il l'abandonna dans une attitude fort pathétique, la main sur le cœur, et il se précipita dans la cour de l'Ancre d'Or. Le dog-cart serait prêt dans quelques instants… Il ressortit, débarrassé de sa tartine de viande, et l'on pouvait voir la boursouflure rouge encore de son œil.

– Je vais vous reconduire à la gare, revenir ici en hâte, et me lancer à leur poursuite. Vous attendrez Widgery et Phipps et leur direz que je suis sur la bonne piste.

Il la ramena précipitamment à la gare, et l'y campa en plein soleil, sur un banc de bois dont la peinture s'écaillait. Elle se sentait fatiguée, agacée, chiffonnée, poussiéreuse. Sans doute Dangle était énergique et dévoué ; mais, pour des manières prévenantes, des petits soins, des gâteries, elle se recommandait à Douglas Widgery.

Pendant ce temps, Dangle, le visage enluminé par le soleil couchant, conduisait de son mieux sur la route de Winchester un grand carcan noir attelé à un cabriolet. Dangle, laissant à part son œil tuméfié, était un petit homme d'aspect raffiné, avec un cou long et mince, coiffé d'une casquette de chasseur et vêtu d'un complet gris sombre. Figurez-vous ce cabriolet, véhicule en bois massif et haut perché, tiré par un cheval à l'avenant, avec des jambes noueuses, une longue tête, une bouche rebelle, et ses sabots de derrière heurtant les fers de devant. Clac, clac, clac, clac, frappait-il en trottinant, et, auprès de l'église, il fit un formidable écart à la vue d'une voiture d'enfant dont la capote était relevée.

L'histoire de l'expédition devient désormais confuse. Il semble que Widgery ait manifesté une indignation extrême en trouvant Mme Milton abandonnée sur le quai de la gare. Bien qu'il eût commencé la journée dans les meilleures et les plus nobles intentions, les vicissitudes du voyage l'irritaient et il parut enchanté d'avoir un prétexte justifié pour donner libre cours à sa mauvaise humeur.

– C'est un être absolument instable, – déclara Widgery. – Il prend la poudre d'escampette, et il suppose que nous allons l'attendre ici jusqu'à ce qu'il revienne… C'est, ma foi, probable ! Il est si égoïste, ce Dangle, il faut toujours que ce soit lui qui ait la direction de tout, et pour tout embrouiller, encore !

– Il s'efforce de m'être utile, – remarqua Mme Milton, sur un ton de léger reproche, en touchant le bras du bouillant Douglas.

Mais Widgery était trop bien lancé pour s'amadouer du premier coup.

– Il n'a pas besoin de gêner les autres qui s'y efforcent tout autant ! – bougonna-t-il. – Mais à quoi bon récriminer, d'ailleurs ?… Vous êtes exténuée.

– Oh ! mais je puis continuer, – assura-t-elle d'un ton enjoué. – Maintenant surtout, que nous avons l'espoir de la rejoindre.

– Pendant que je flânais dans Cosham, j'ai acheté une carte de la contrée. – Il la tira et la déplia. – Ici, voyez-vous, est la route qui sort de Fareham.

Alors, avec la calme délibération d'un homme d'affaires, il procéda au développement d'un plan d'action, d'après lequel ils devaient, sans délai, prendre le train pour Winchester.

– Ils sont certainement en route pour Winchester, – expliqua-t-il.

L'hypothèse paraissait indiscutable. Le lendemain était un dimanche, Winchester une ville à cathédrale, et la route ne menait à aucune autre localité ayant la moindre importance.

– Mais, monsieur Dangle… ?

– Il continuera simplement son voyage jusqu'à ce qu'il aperçoive les fuyards sur la route ; alors, pour essayer de les gagner de vitesse, il se cassera le cou. J'ai déjà vu Dangle conduire. Et il est bien peu probable qu'un cabriolet, et surtout un cabriolet de louage, puisse rattraper des bicyclettes par une soirée aussi agréablement fraîche. Comptez sur moi, chère amie…

– Je suis entre vos mains, – dit-elle, avec une confiance touchante en levant les yeux sur lui.

Pour le moment, il oublia son exaspération de la journée.

Phipps, pendant cette conversation, était resté à l'écart dans une attitude un peu déprimée, appuyé sur sa canne, tâtant son faux col et observant tour à tour les deux interlocuteurs. L'idée d'abandonner Dangle en arrière lui parut excellente.

– Nous pourrions laisser un mot à son adresse, à l'hôtel où il a loué le véhicule, – suggéra-t-il, quand il vit les regards de ses compagnons se mêler.

À cette proposition, tous trois manifestèrent un soudain et joyeux empressement.

Mais ils n'allèrent pas plus loin que Botley. Car, au moment où le train entrait en gare, on entendit un formidable roulement de voiture. Des appels éperdus retentirent ; le chef de train s'arrêta bouche bée sur le quai, et Phipps, passant sa tête par la portière, s'écria : – Le voilà, – et en même temps, il sautait hors du wagon. Mme Milton qui, tout alarmée, le suivit, fut témoin de l'accident dont Widgery ne vit rien.

La gare de Botley est construite dans une tranchée, et la route franchit la voie ferrée sur un pont tout proche. Dans les roses et les jaunes du couchant, arriva soudain, sur ce pont, une masse noire composée d'un cheval avec une longue tête comme un cavalier de jeu d'échecs, de la partie supérieure d'un cabriolet, et d'une forme humaine qui se détachait du reste. Une ombre monstrueuse fut projetée sur le talus, et la scène dura à peine une seconde. Dangle parut bondir, resta momentanément suspendu, puis s'évanouit. Presque aussitôt, on perçut un bruit de chute qui donna le frisson.

– Il vaut mieux descendre ici, – dit Phipps à Mme Milton, qui demeurait pétrifiée à l'entrée du compartiment.

L'instant d'après, tous trois escaladaient les marches de la sortie. Ils trouvèrent Dangle debout, sans coiffure, ses mains meurtries tendues à un gamin complaisant qui les lui essuyait. Une longue perspective de route descendait en pente rapide sur la gauche, et plus bas, à droite, un groupe de villageois maintenaient le cheval qu'ils avaient arrêté. À cette distance, même, ils pouvaient distinguer l'expression de fierté peinte sur la physionomie du monstre. C'était un cheval tout ce qu'il y avait de plus tête de bois. Les destriers sur lesquels, à la tour de Londres, sont perchés les chevaliers en armure, sont les seuls chevaux que j'aie jamais vus auxquels on puisse comparer celui-là. Toutefois, ce n'est pas le cheval qui nous intéresse pour le moment, mais Dangle.

– Blessé ? – demanda Phipps, qui accourait en tête.

– Vous voilà ! – s'écria Dangle, sans manifester la moindre surprise. – Heureux que vous soyez venus. Il se peut que j'aie besoin de vous. J'ai fait une drôle de culbute, hein ? Mais je les ai rattrapés à l'endroit même où je pensais qu'ils seraient.

– Rattrapés ? Où sont-ils ? – questionna Widgery.

– Là-haut ! – Et Dangle indiquait de la tête le sommet de la côte. – À environ un mille d'ici. Je les ai laissés en plan… Il a bien fallu.

– Je ne comprends pas, – gémit Mme Milton, qui reprit de nouveau son air éploré. – Avez-vous trouvé Jessie ?

– Mais oui… Je voudrais bien pouvoir laver mes mains, avec tout ce gravier. Voilà comment ça c'est passé. Je tombe sur eux tout à coup, à un tournant. Le cheval prit peur des bécanes. Ils étaient assis sur le bord de la route, occupés à arranger des fleurs en bouquet. J'ai juste eu le temps d'appeler : « Jessie, nous sommes à votre recherche. » Et crac ! cette maudite rosse de cheval qui fait un saut de côté et part ventre à terre. Je n'ai pas osé me retourner. J'avais fort à faire pour éviter d'être versé… pour l'éviter jusqu'ici, au moins. J'ai crié en passant : « Rentrez auprès des vôtres. Tout sera oublié. » Et me voilà dans la côte à bride abattue. S'ils ont entendu…

– Menez-moi vers elle ! – implora Mme Milton, d'une voix altérée, en s'adressant à Widgery, et celui-ci devenu soudain actif, demanda :

– À quelle distance, Dangle ?

– Un mille et demi ou deux. J'étais décidé à les trouver, comprenez-vous ? Dites-donc, tout de même… Regardez mes mains. Mais je vous demande pardon, chère amie. – Il se tourna vers Phipps. – Savez-vous où je pourrais laver mes mains de tout ce gravier, et examiner un peu mon genou ?

– Il y a sûrement de l'eau à la gare, – répondit Phipps, secourable enfin.

Dangle fit un pas en boitant, et il fut évident qu'il avait le genou endommagé.

– Prenez mon bras, – conseilla Phipps. Avisant deux gamins, Widgery s'avança vers eux.

– Où pourrait-on louer une voiture ?

Les deux gamins ne parurent pas comprendre, et s'entre-regardèrent sans desserrer les dents.

– Aucun véhicule en vue, pas même une brouette ! – se lamenta Widgery. – Il faudrait un cheval !

– Il y en a un, de cheval, là-bas, – bredouilla l'un des deux gamins, en indiquant du doigt le coursier de Dangle.

– Savez-vous si l'on pourrait louer un coupé, dans le pays ? – demanda encore Widgery, non sans avoir lancé au gamin un regard furibond.

– Ou une carriole, même, n'importe quoi, – renchérit Mme Milton.

– John Hooker a une carriole, mais on ne peut pas la louer, parce que, l'autre jour, quand il était saoul, il a cassé les brancards, – expliqua l'aîné des deux galopins, la tête baissée et les yeux sur ses galoches.

– Pas même une carriole ! Qu'allons-nous faire ? Mme Milton dut constater que si Widgery était capable d'un dévouement plus attentionné, Dangle savait infiniment mieux se tirer d'affaire.

– Dites-moi, – risqua-t-elle timidement, – peut-être que si… si vous demandiez à Dangle…

À ces mots, toute la courtoisie de Widgery s'évanouit, et il répondit avec rudesse :

– Au diable Dangle ! N'a-t-il pas encore assez brouillé les cartes ? Il s'amuse à leur courir après, pour les prévenir que nous venons, et maintenant vous voulez que…

Les beaux yeux de sa Dulcinée se remplirent de larmes : il se calma d'emblée.

– Je vais trouver Dangle, si vous le désirez, – dit-il brièvement.

À grandes enjambées, il pénétra dans la gare, descendit le long escalier, laissant Mme Milton au milieu de la route, sous la surveillance sournoise des deux petits villageois. Un refrain de ballade ancienne vint à l'esprit de la délaissée :

« Où sont partis les chevaliers d'antan ? »

Elle se sentait épuisée de fatigue, poussiéreuse, dépeignée, elle avait faim : bref, une mère martyre.