XXXII – DU PASSÉ ET DE L'AVENIR

 

Ils étaient assis sur le bord de la route qui traverse un bois de pins, entre Wimborne et Ringwood, à mi-hauteur d'une côte, lorsque l'esprit de vérité s'affirma derechef d'une façon curieuse, et M. Hoopdriver aborda le sujet de sa position sociale.

– Croyez-vous, – dit-il brusquement, en enlevant de ses lèvres une cigarette méditative, – qu'un employé de nouveautés soit un citoyen honorable ?

– Pourquoi pas ?

– Même quand il se débarrasse des clients en leur vendant des articles dont ils n'ont pas besoin, par exemple ?

– Est-il obligé à cela ?

– C'est le commerce, – répondit Hoopdriver. – Pas moyen de garder sa place sans ça. Oh ! Inutile que vous protestiez. Ce n'est pas une branche de commerce particulièrement honnête, ni particulièrement utile. Le métier n'est pas très relevé : ni liberté, ni loisirs. De sept heures du matin à huit heures et demie du soir, tous les jours de la semaine ; ça ne laisse guère de marge pour vivre sa propre vie, n'est-ce pas ? Les vrais ouvriers se moquent de nous, et les employés de banque ou les clercs d'études nous regardent avec dédain. Du dehors nous avons l'air respectable, et au-dedans on nous entasse comme des forçats dans des dortoirs, on nous nourrit de pain et de beurre, et on nous malmène comme des esclaves. Vous êtes juste assez supérieur pour vous apercevoir que vous n'êtes pas supérieur du tout. Sans capital, il n'y a aucune chance d'avenir, et même il n'y a pas un employé sur cent qui gagne assez pour se marier. S'il se marie, le patron peut tout aussi bien l'employer à cirer des bottes, si cela lui plaît, et il n'osera pas regimber. Voilà le métier ! Et vous me conseillez d'être satisfait ! Seriez-vous satisfaite, vous, si vous étiez employée dans la partie ?

Elle ne répondit rien, le laissant maître du terrain.

– J'ai réfléchi, – reprit-il bientôt, mais sans aller plus loin.

Jessie se tourna vers lui, appuyant sa joue sur la paume de sa main. Elle avait dans ses yeux une clarté qui leur donnait une expression attendrie.

– Vous êtes si modeste, – dit-elle, – vous ne pensez jamais à vous-même.

M. Hoopdriver n'avait pas levé la tête en parlant, se contentant, tout en fixant le gazon, de souligner ses phrases d'un geste uniforme de ses mains aux jointures noueuses, qu'il laissait maintenant pendre mollement sur ses genoux.

– J'ai réfléchi, – répéta-t-il.

– À quoi ?

– J'ai réfléchi ce matin, – continua M. Hoopdriver.

– À quoi ?

– Je sais bien que c'est absurde.

– Mais quoi ?

– Eh bien ! Voilà. J'ai vingt-trois ans, à peu près. J'ai été à l'école jusqu'à quinze ans environ. Bon, cela me laisse un intervalle de huit ans. Est-il trop tard ? Je n'étais pas tout à fait nul. J'ai fait de l'algèbre, du latin jusqu'aux verbes auxiliaires, et du français jusqu'aux genres : ça forme une sorte de base.

– Et maintenant vous songeriez à vous remettre au travail ?

– Oui, c'est justement cela, – répondit M. Hoopdriver. – On ne peut aboutir à rien dans la nouveauté sans de gros capitaux, mais si je pouvais acquérir une réelle instruction…

– Pourquoi pas ? – demanda Jessie.

– Vous croyez ? – fit M. Hoopdriver, surpris de voir les choses sous ce jour.

– Certes oui. Vous êtes un homme, vous êtes indépendant ! – Elle s'anima. – Je voudrais être à votre, place pour avoir l'occasion de cette lutte.

– Suis-je assez homme pour cela ? – prononça lentement M. Hoopdriver, s'adressant à lui-même. – Il y a cet intervalle de huit ans, voyez-vous, – objecta-t-il à son enthousiaste compagne.

– Vous pouvez les rattraper, vous le pouvez, certainement. Ce que vous appelez les gens d'éducation ne suivent pas le mouvement, vous les rejoindrez sans peine. Ils ne pensent qu'à jouer au golf, à dîner en ville, et à débiter des compliments et des mots d'esprit à des dames comme ma belle-mère. Sur un point, vous avez déjà l'avantage. Ils sont persuadés qu'ils savent tout ; vous ne l'êtes pas. Et c'est si peu de chose, ce qu'ils savent. Vous êtes résolu, tenace…

– Sapristi, comme vous avez le don d'encourager, – s'exclama M. Hoopdriver.

– C'est votre modestie qui vous entrave. Ah ! si je pouvais seulement vous aider ! – Et elle laissa après ces mots un éloquent hiatus.

Il redevint pensif.

– Il est évident que vous ne faites pas grand cas de la position d'un employé de nouveautés, – observa-t-il soudain.

– Je l'estime seulement indigne de vous, – répliqua-t-elle. – Mais des centaines de grands hommes… Il y a eu Burns qui était laboureur, et Hugh Miller qui était maçon, et des quantités d'autres. Dodsley même était valet de pied…

– Mais des calicots ? Nous sommes trop… intermédiaires pour nous élever au-dessus de notre rang. Nos jaquettes et nos manchettes pourraient se chiffonner…

– N'y eut-il pas un certain Clarke qui écrivit des ouvrages de théologie ? C'était un calicot.

– Il y a eu celui qui a inventé le fil d'Écosse, le seul dont j'aie jamais entendu parler.

– Avez-vous lu Cœurs insurgés ?

– Jamais, – répondit M. Hoopdriver ; puis, sans attendre ce qu'elle voulait lui dire, il se lança dans l'énumération de ses connaissances littéraires. – Le fait est que je ne lis pas grand-chose. Dans ma situation on n'en a guère l'occasion. Au magasin, nous avons une bibliothèque. Et j'ai lu à peu près tout ce qu'elle contient, presque tout Walter Besant, un tas de romans de Mrs Braddon, de Rider Haggard, de Marie Corelli, et quelques Ouida. Ce sont de bons livres, à coup sûr, écrits par des auteurs de premier ordre, mais ils ne m'ont pas paru s'appliquer particulièrement à moi. Il y a des bouquins récents dont on entend parler et que je n'ai pas lus.

– Vous ne lisez pas d'autres ouvrages que des romans ?

– Ma foi non ! on est fatigué après la journée, et ce n'est pas facile de se les procurer, ces autres ouvrages. J'ai été à quelques conférences d'instruction complémentaire, par exemple sur le théâtre au temps d'Elisabeth, mais ça m'a paru un peu trop fort pour moi ; alors, j'ai suivi des cours de sculpture sur bois, mais ça ne pouvait me mener à rien et j'y ai renoncé, après m'être coupé le pouce.

Il offrait un spectacle attristant, avec sa figure anxieuse et ses mains pendantes. Elle eut un doute passager et il lui fallut un effort pour se rappeler que ce même gringalet, comme un lion en furie, avait affronté les manants insolents. Il n'y paraissait plus. Que les hommes sont contradictoires !

– Je suis écœuré, – reprit-il, – quand je pense à la façon stupide dont j'ai été élevé. Mon vieux maître de pension méritait bien un châtiment pour sa conduite. C'était un voleur. Il se prétendait capable de faire de moi un homme et il m'a volé vingt-trois ans de ma vie, il m'a bourré de rognures de savoir, et me voilà. Je ne sais rien, je suis incapable de faire quoi que ce soit, et l'âge où l'on apprend est passé pour moi.

– Est-il passé ? – objecta-t-elle. – Pourquoi serait-il passé ?

Mais il continua sans paraître avoir entendu.

– Mes parents ont fait ce qu'ils ont cru être le mieux : ils ont versé une prime de trente livres, comptant, pour que je devienne… ce que je suis. Le patron promit en échange de m'apprendre le commerce, mais il ne m'a jamais enseigné autre chose qu'à vendre ses marchandises. C'est ce qui se passe d'ordinaire pour ce genre d'apprentissage. Si tous les escrocs étaient sous les verrous, eh bien, ma foi, vous ne sauriez guère où aller pour acheter du fil et de la toile. C'est bel et bien de citer Burns et les autres, mais je ne suis pas de ce calibre-là. Pourtant, je ne me crois pas si crétin que je n'eusse pu faire quelque chose de plus brillant, avec de l'instruction. Je me demande ce que les types qui se moquent de nous seraient devenus si on leur avait fait gaspiller leur temps comme à moi. À vingt-trois ans, ce serait partir un peu tard.

Il releva la tête avec un sourire désenchanté : un Hoopdriver plus morose et plus sage que le chimérique songe-creux que nous connaissons.

– C'est vous qui êtes cause de tout ceci, – dit-il. – Vous êtes réelle et vous m'avez amené à me demander ce que je suis réellement, ce que j'aurais pu être. Si tout cela avait été différent…

Sa modestie, pensa miss Milton, risquait fort d'être mal interprétée par quiconque n'aurait pas connu le jeune homme comme elle le connaissait, et elle l'interrompit.

– Rendez-le différent.

– Comment ?

– Travaillez. Cessez de baguenauder avec la vie. Vous avez prouvé que vous êtes doué de courage, de volonté. Mettez-vous à l'œuvre.

– Ah ! – soupira Hoopdriver, observant la jeune fille du coin de l'œil. – Et après ?… Non car à quoi bon ? Je commencerais trop tard.

Et la conversation se termina dans un silence rêveur.