Un retard imprévu dans la préparation du petit déjeuner empêcha M. Hoopdriver de se remettre en route aussitôt qu'il l'aurait voulu. Neuf heures sonnaient quand il quitta Guildford, poussant sa machine le long de la Grand-Rue. Tout en cheminant, il se demandait si la jeune femme qui avait pris si despotiquement possession de son esprit, et ce frère antipathique et volontiers menaçant l'avaient devancé sur la route, ou s'ils achevaient seulement de déjeuner en quelque hôtel. Dans le premier cas, il pourrait flâner à sa guise ; dans le second, il lui faudrait se hâter et au besoin chercher un refuge dans les chemins de traverse. Il estima, en tout cas, qu'une excellente précaution stratégique serait, pour lui, de sortir de Guildford non par la grand-route de Portsmouth, mais par celle de Shalford. Sur cette jolie route ombragée, notre héros se sentit suffisamment rassuré pour reprendre la série de ses exercices de la veille, consistant à lâcher d'une main le guidon, tourner la tête, etc. À une ou deux reprises, il perdit l'équilibre, mais, chaque fois, un pied appuyé à temps sur le sol lui évita une chute complète. Indubitablement, il était en progrès.
Un peu avant Bramley, un chemin latéral le happa au passage, courut avec lui pendant un demi-mille ou plus, et, comme un chien qui laisse choir une canne dont il s'est emparé, le déposa de nouveau sur la route de Portsmouth, à deux milles environ de Godalming. Néanmoins, c'est à pied qu'il fit son entrée à Godalming, car la traversée de cette délicieuse ville est indiscutablement la plus abominable du monde, un tumulte de bosses et de trous, de pics et de précipices. Après l'agréable dégustation d'un pichet de cidre, à la Balle de Laine, il poursuivit son voyage vers Milford.
Mais je dois ajouter que, pendant tout ce temps, pas une minute il n'avait cessé d'avoir très vivement conscience de l'existence de la Jeune Dame en Gris et de son compagnon. Parfois, il lui semblait entendre leurs pneus accourant derrière lui : il se retournait, à grand-peine, et ne voyait que le long ruban de la route vide. Une fois, très loin devant lui, il aperçut le reflet étincelant d'une roue : mais il découvrit bientôt que c'était un ouvrier galopant sur une grande machine du genre de la sienne. Continuellement, le souvenir de cette Jeune Dame en Gris le remplissait d'un singulier et vague malaise, dont il ne parvenait pas à s'expliquer les motifs. Il avait oublié les aventures de son rêve ; mais il en avait gardé, chose curieuse, la conviction que la jeune fille ne devait pas être vraiment la sœur de cet homme. Car enfin, par exemple, pourquoi un frère s'arrangerait-il pour rester seul avec sa sœur, sur le haut d'une tour ?
À Milford, sa bicyclette fit preuve d'un entêtement d'âne. Un poteau indicateur surgit subitement, indiquant un brusque tournant vers la droite ; M. Hoopdriver aurait voulu ralentir, pour lire cette indication sur le poteau : mais non, sa machine ne le lui permit point. Elle fonça tête baissée devant elle, partit en caracolant ; et M. Hoopdriver ne pensa au frein que quand déjà le poteau était dépassé. Pour regagner le point d'intersection, il aurait fallu mettre pied à terre : en effet il n'existait encore aucune voie assez large pour permettre à M. Hoopdriver d'opérer un virage. Aussi, poursuivit-il son chemin, ou plutôt fit-il tout le contraire, car la route de droite était celle de Portsmouth, et celle qu'il parcourait maintenant menait à Haslemere et à Midhurst. Cette erreur lui valut de rencontrer une fois de plus ses compagnons de voyage. Il leur tomba dessus ; sans la moindre annonce de son approche, et au moment où ils s'attendaient le moins à être dérangés, sous le pont du chemin de fer.
– C'est horrible ! – disait une voix jeune et vive. – C'est brutal, c'est lâche !
Et la voix s'arrêta.
Le visage d'Hoopdriver, lorsque, débouchant du pont, il arriva droit sur eux, dut être tiraillé simultanément par une grimace de surprise et un froncement d'ennui, à cette intrusion bien involontaire. Mais, pour déconcerté que fût notre ami, il ne laissa pas de se rendre compte aussitôt de ce qu'avaient de particulier les attitudes mutuelles des deux voyageurs. Les cyclistes étaient debout, face à face, leurs machines appuyées contre le talus. L'homme en brun, Hoopdriver l'aurait juré, s'efforçait de se donner une pose : il caressait sa moustache, ébauchait un faible sourire, voulait évidemment paraître amusé. La jeune fille se tenait toute raide, les bras pendants, un mouchoir serré dans une main, elle avait le sang aux joues, et ses paupières étaient rouges aussi. M. Hoopdriver crut deviner que le sentiment qu'exprimait cette attitude était l'indignation. Mais ce ne fut en tout cas que l'impression d'une seconde. Un masque d'ébahissement recouvrit ses traits lorsque, ayant tourné la tête, elle reconnut le passant ; et, sous l'effet de la surprise, l'homme brun aussi, pour un instant, en oublia sa « pose ». Déjà notre héros les avait dépassés, continuant à pédaler dans la direction d'Haslemere, s'efforçant de comprendre quel pouvait être le sens de l'image instantanée qu'il conservait dans la chambre noire de son cerveau.
– Pas d'erreur ! – se disait M. Hoopdriver. – Ils se chicanaient. Quelle brute ! La faire pleurer ! Pardieu !
Le désir d'intervenir s'était brusquement emparé de M. Hoopdriver. Il manœuvra son frein, descendit, et regarda derrière lui, hésitant. Les deux voyageurs étaient restés debout, à la même place ; et M. Hoopdriver crut voir que la jeune femme tapait du pied avec irritation. Il hésita encore, puis retourna sa bicyclette, remonta, et se dirigea vers le pont. De toutes ses forces, il étreignait son courage avec une peur folle qu'il ne lui glissât des mains, le laissant en posture ridicule.
– Je vais leur offrir ma clé à écrou, – se dit-il.
Un flot d'émotion passionnée l'envahit, quand, s'étant approché, il vit que la jeune fille pleurait. Au même instant, le couple l'entendit venir et leva les yeux. Oui, certainement, elle avait pleuré : ses yeux étaient noyés de larmes, et l'homme en brun paraissait extrêmement gêné. M. Hoopdriver mit pied à terre, et, la main appuyée sur sa machine :
– Rien de fâcheux, j'espère ? – lança-t-il, en regardant l'homme bien en face. – Pas d'accident ?
– Rien, – répondit l'homme sèchement. – Rien du tout, merci.
– Mais, – insista M. Hoopdriver, avec un grand effort, – la jeune dame pleure. J'ai pensé que, peut-être…
La Jeune Dame en Gris tressaillit, jeta sur Hoopdriver un regard rapide, et se tamponna un œil avec son mouchoir.
– C'est cette poussière. – dit-elle. – Ce grain de poussière dans mon œil.
– Madame a un moucheron qui lui est entré dans l'œil, – expliqua l'homme en brun.
Un silence suivit, pendant lequel la jeune dame s'occupa de son œil.
– Là, je crois que c'est parti, – dit-elle.
Son compagnon fit un mouvement, pour indiquer le plaisir que lui causait cette délivrance. Hoopdriver, lui, resta ébahi, selon son expression. Avec l'intuition des esprits simples, il savait que l'histoire du grain de poussière n'était qu'une fable, mais une fable qui enlevait tout prétexte à son intervention. Le rôle de chevalier errant a ses limites : des dragons, de félons ravisseurs, voilà qui est bien ; mais des grains de poussière ! De fictifs moucherons ! Quelle que fût la vraie cause de la querelle, il n'avait évidemment pas à s'en mêler. Il sentit qu'il s'était rendu grotesque, une fois de plus. Et il s'apprêtait à marmonner quelques mots d'excuse : mais l'homme en brun ne lui en laissa pas le temps. Il se tourna vers lui brusquement, aigrement même.
– J'espère, – dit-il, – que votre curiosité est satisfaite ?
– Certainement ! – balbutia M. Hoopdriver.
– Eh bien ! En ce cas, nous ne vous retiendrons pas davantage.
Et, ignominieusement, M. Hoopdriver retourna sa machine, se hissa en selle, et reprit son chemin vers le sud. Quand il apprit qu'il n'était plus sur la route de Portsmouth, pas un instant il ne jugea possible de revenir en arrière : il aurait eu à affronter de nouveau sa honte. Il lui fallut donc grimper la côte d'Haslemere, tandis que, sur sa droite, la belle route de Portsmouth se déroulait, moqueuse, parmi les prairies ensoleillées et les bois pourpres de Hindhead.
Le soleil resplendissait ; la ligne bleue des collines lointaines et les pittoresques vallées qu'on apercevait de ce chemin sablonneux, les bords mêmes du chemin, couverts de bruyère grisâtre et d'impénétrables masses d'ajoncs épineux, les pins avec, au bout des branches, leurs pousses de l'année, d'un vert clair, contre les aiguilles plus sombres des années précédentes, formaient aux yeux de M. Hoopdriver un spectacle délicieux et nouveau. Mais la splendeur du jour et le bonheur d'être libre menaient un rude combat contre la cruelle vexation de cette odieuse rencontre, et ils n'avaient pas emporté la position quand M. Hoopdriver parvint à Haslemere. Une grande ombre noire enveloppait notre touriste ; une haine monstrueuse de l'autre cycliste en brun le possédait, et il en vint à concevoir l'idée brillante d'abandonner la route de Portsmouth, ou tout au moins la route directe, à ces compagnons malencontreux, et de s'aventurer hardiment à gauche, vers l'est. Il n'osa s'arrêter à aucune des séduisantes tavernes et hôtelleries situées dans la grande rue d'Haslemere, mais il s'engagea dans une ruelle transversale, et trouva un petit débit, À la Bonne Espérance, où il entra se rafraîchir. Tout en mangeant, il condescendit à bavarder avec un vieux paysan, et s'affubla secrètement, pour son propre plaisir, du rôle et des attributs de l'héritier pauvre à la recherche de ses riches parents inconnus. Une fois restauré, il monta en selle et pédala vers Northchapel, localité qu'un grand nombre de poteaux s'obstinèrent à indiquer, mais que divers tournants insidieux prirent un malin plaisir à l'empêcher d'atteindre avant un temps considérable.