IX – LES RÊVES DE M. HOOPDRIVER
Malgré les stores baissés et les ténèbres, vous venez de voir M. Hoopdriver dormant d'un calme et innocent sommeil, dans une petite chambre sous les combles du Marteau Jaune de Guildford. Oui, mais cela se passait avant minuit : plus tard, à minuit même peut-être, notre héros commença à avoir des rêves moins placides.
Un rêve surtout est inévitable dans la nuit qui vient après une première journée de cyclisme. Le souvenir du même mouvement tant de fois répété persiste dans les muscles des jambes qui tournent, tournent et pédalent à l'infini. On explore le Pays des Songes sur d'extraordinaires bicyclettes, qui changent à tout instant de dimensions et de forme ; on roule à toute allure au long de clochers à pic et d'escaliers en colimaçon, et l'on franchit des précipices ; on plane au-dessus d'une ville grouillante, avec de vains efforts désespérés pour saisir un frein devenu invisible ; on plonge dans des torrents bouillonnants et l'on se précipite irrésistiblement contre de monstrueux obstacles. C'est ainsi que M. Hoopdriver, vers minuit, émergea d'un ténébreux chaos, pédalant sur les roues d'Ézéchiel, bondissant par-dessus les collines et les rivières du comté de Surrey, écrasant au passage des villes entières, pendant que l'autre cycliste en brun le poursuivait de malédictions et le sommait d'arrêter sa course. Il revit le garde de Putney et l'homme au complet beige, furibond et cramoisi ; il eut la désagréable conviction qu'il était ridicule… Des soubresauts, des cabrioles, un marteau-pilon, le char du Juggernaut… Les uns après les autres, les villages disparaissaient écrasés avec un bruit étouffé.
Il n'apercevait nulle part la Jeune Dame en Gris. Mais il savait qu'elle était derrière lui, qui le regardait. Il n'osait pas tourner la tête. Où diable était passé le frein ? Bien sûr, il avait dû le perdre en route. Et le timbre ? Et voici que, juste en face de lui, se dressait Guildford. Il essayait de crier, pour avertir la ville d'avoir à s'écarter de son chemin : mais il avait également perdu sa voix. Et il approchait, il approchait ! C'était affreux ! Tout à coup, les maisons craquaient comme des noix qu'on brise, le sang des habitants giclait dans tous les sens, les rues étaient pleines de gens qui fuyaient. En se baissant, tout juste sous sa roue de devant, il vit la Jeune Dame en Gris. Une profonde impression d'horreur s'empara de M. Hoopdriver ; il leva la jambe pour descendre, oubliant à quelle hauteur il était perché ; et aussitôt il commença à tomber, tomber, tomber…
Il se réveilla, se retourna, distingua le croissant de la lune par la fenêtre de sa chambre, s'étonna un peu, et se rendormit.
Son second rêve, je ne sais comment, se raccordait au premier : car il y vit de nouveau l'autre cycliste en brun accourant vers lui et le menaçant. Avec une expression pleine de méchanceté, cet homme s'approcha, le regarda droit dans les yeux, puis recula soudain à une distance incroyable. Son visage paraissait lumineux. – « Miss Beaumont », – articula-t-il, en éclaboussant toute une écume de soupçons. Quelqu'un se mit à tirer un feu d'artifice, surtout des « soleils », dans le fond d'une boutique, bien que cela fût, à la connaissance de M. Hoopdriver, formellement interdit. L'endroit où il se trouvait était un magasin immense, et M. Hoopdriver s'aperçut que le cycliste en brun était l'inspecteur de son rayon, différent de la plupart des inspecteurs en ce sens qu'il était lumineux intérieurement, à la façon d'une lanterne vénitienne. La cliente que M. Hoopdriver avait à servir était la Jeune Dame en Gris. N'était-ce pas surprenant qu'il ne l'eût pas reconnue plus tôt ? Elle portait une jupe-culotte, à son ordinaire, et tenait sa bicyclette appuyée contre le comptoir. Elle souriait à M. Hoopdriver d'un sourire franc et cordial, comme elle l'avait fait à leur première rencontre. Mais jamais encore il n'avait aussi bien remarqué la grâce sinueuse de ses formes, pendant qu'elle se penchait vers lui. – « Qu'est-ce que j'aurai le plaisir… ?» – lui dit aussitôt M. Hoopdriver ; et elle répondit : – « La route de Ripley. » Alors, il sortit du rayon la route demandée, la déroula et la lui montra. La jeune dame assura qu'elle lui convenait parfaitement, sans cesser de regarder son vendeur et de lui sourire. Il se mit à mesurer, par le moyen de l'instrument suspendu au-dessus du comptoir, les huit milles de la route, représentant le métrage suffisant pour un costume, avec jupe-culotte. Mais alors l'autre homme en brun revint, se mêla de la vente ; il proclama que M. Hoopdriver était un idiot et qu'il mesurait beaucoup trop lentement, que la Jeune Dame en Gris était restée assez longtemps devant ce comptoir, et que lui-même était son frère, sans quoi elle ne voyagerait pas seule avec lui, sur les routes. Et, soudainement, il passa le bras autour de la taille de la jeune femme, et prit la fuite avec elle, pendant que M. Hoopdriver avait une fois de plus l'impression vague que ce n'était point là le geste d'un frère. Parbleu, non ! La vue de ce geste familier l'enragea si fort qu'aussitôt il sauta par-dessus le comptoir pour se lancer à la poursuite des fuyards. Ils coururent autour du magasin, grimpèrent l'escalier de fer du Donjon et se lancèrent sur la route de Ripley. Pendant quelque temps, ils se pourchassèrent à travers une auberge qui avait deux portes d'entrée et une cour spacieuse. L'autre homme ne pouvait pas courir très vite parce qu'il lui fallait traîner la Dame en Gris. Mais M. Hoopdriver, lui aussi, se trouvait étrangement entravé par l'absurde conduite de ses jambes, qui ne voulaient pas s'étendre ; elles s'obstinaient à tourner sur des pédales imaginaires, de telle sorte qu'il avançait avec une lenteur fantastique. Et le rêve n'avait aucun dénouement ; il continuait ainsi, interminable, parmi toute sorte de lieux et de gens aussitôt effacés. Des gardes, des cantonniers, des employés de magasin, des policemen, le vieux gardien du Donjon, le cycliste exaspéré, la servante de la Licorne, des importuns qui jouaient au billard sur le pas des portes, des formes absurdes et sans tête, des poules et des coqs stupides portant des paquets, des ombrelles, des manteaux imperméables, des personnes avec des bougeoirs à la main ne cessaient d'obstruer sa route et de le harceler, bien qu'à tout instant il fît résonner son timbre en répétant : « Étonnant ! Étonnant ! »