C'est après la traversée de Cobham que se produisit un délicieux incident, délicieux dans son début, tout au moins, avec un résultat final plutôt indécis. Parvenu environ à moitié chemin entre Cobham et Ripley, M. Hoopdriver descendit une petite colline où, des deux côtés de la route que ne bordait aucune clôture, se dressaient de beaux arbres aux troncs enveloppés de lierre. Devant lui, il apercevait une vaste plaine couverte de bruyère et plantée de pins ; une route jaune la parcourait et, à trois quarts de mille, peut-être, sur cette route, une menue silhouette grise agitait quelque chose de blanc.
– Pas possible ! – s'exclama M. Hoopdriver, les mains crispées sur son guidon.
Les yeux levés, il activa sa course, buta sur une pierre, oscilla, se remit droit, accéléra davantage son allure, les regards toujours fixés sur le point gris.
– Ce n'est pas possible ! – répétait Hoopdriver. Il allait aussi droit qu'il s'y entendait, appuyant de toutes ses forces sur les pédales, bien qu'une lourdeur croissante menaçât de prendre entièrement possession de ses jambes.
– Ce n'est pas possible ! – se répétait-il, persuadé de plus en plus que c'était possible. – Sapristi ! Je ne veux pas y croire ! – soliloquait-il, les jambes tourbillonnant. À quoi il ajouta : – Au diable, mes jambes !
Il tint bon, soufflant dur, capturant insectes et moustiques comme un papier tue-mouches, mais diminuant peu à peu la distance. Au bas de la vallée, il ne vit plus rien. Puis, la route remonta, la résistance des pédales s'accentua ; mais quand il eut gravit la côte, il aperçut à nouveau la forme grise, à cent pas de lui.
– C'est elle ! – se confirmait-il. – C'est elle, pas d'erreur ! C'est à mon costume que je dois ça.
En quoi il disait plus vrai qu'il ne l'imaginait. Mais, à présent, elle n'agitait plus son mouchoir ; le fait est qu'elle avait tourné la tête ailleurs. Lentement, elle avançait à pied de son côté, poussant sa machine à la main, et contemplant les charmantes hauteurs qui dominent Weybridge. M. Hoopdriver aurait aussi bien pu ne pas exister, pour l'attention qu'elle lui accordait. Pendant une seconde, des doutes affreux troublèrent notre héros. Ce mouchoir n'aurait-il été qu'un leurre ? Sans compter que le pauvre garçon était cramoisi et ruisselant, et le sentait bien. Non, ce ne pouvait être qu'un jeu de coquetterie de la part de la jeune fille, car la réalité du mouchoir était indiscutable. Devait-il pédaler jusqu'auprès d'elle et descendre, ou bien descendre d'abord et aller à pied à sa rencontre ? C'était heureux au moins qu'elle ne regardât pas de son côté : au moindre effort pour saluer, sûrement, il serait tombé. Peut-être que, s'en doutant, c'était pour ce motif qu'elle se détournait ? Et pendant qu'il hésitait ainsi, il arrivait devant elle. Rien que son souffle aurait dû suffire pour la prévenir qu'il approchait. Il serra le frein. Parfait ! Sa jambe droite s'agita en l'air, et il descendit, trébuchant pesamment, mais sur ses pieds. Alors enfin, elle tourna ses yeux vers lui, avec une admirable expression de surprise.
M. Hoopdriver s'efforça de sourire agréablement, de tenir sa machine bien droite, de soulever sa casquette, et de s'incliner avec grâce. Il s'y essaya de son mieux et il eut même conscience qu'il y avait réussi. Ce dont il avait moins conscience, en vérité, c'était d'une mèche de cheveux humides, collée en travers de son front, et du désordre général de sa chevelure. Il y eut une pause interrogative.
– Qu'est-ce que j'aurai le plaisir… ? – commença M. Hoopdriver, de son ton le plus insinuant. Mais aussitôt le souvenir lui revint de son émancipation, et il reprit, cette fois avec une intonation tout aristocratique : – Pourrai-je vous être de quelque service ?
La Jeune Dame en Gris se mordit la lèvre inférieure et répondit, très gentiment :
– Non, merci.
Puis elle détourna les yeux, et fit mine de s'éloigner.
– Oh ! – fit M. Hoopdriver, surpris et décontenancé.
Le geste était si inattendu ! Il essaya de comprendre. Était-ce coquetterie ? Ou la berlue ?…
– Pardon. Une minute ! – dit-il, comme elle recommençait à pousser sa machine.
– Plaît-il ? – susurra-t-elle en s'arrêtant, l'air innocent, mais les joues empourprées.
– Je ne serais pas descendu de machine si je… s'il ne m'avait pas semblé voir… que vous agitiez quelque chose de blanc.
Il se tut, et elle lui jeta un regard de doute. Ainsi, il l'avait bien vue. Mais aussitôt, elle décida qu'elle avait affaire non à un grossier personnage prenant avantage d'une erreur, mais à une âme innocente n'ayant que d'honnêtes intentions.
– En effet, – expliqua-t-elle, – j'ai agité mon mouchoir. Je le regrette beaucoup… J'attends un… ami… un monsieur… – Elle devint plus pourpre encore. – Il est aussi à bicyclette, avec un costume brun… Et à distance, vous comprenez…
– Oh ! parfaitement ! – assura M. Hoopdriver, supportant avec une intrépidité virile son amer désappointement.
– Je suis vraiment désolée… vraiment… de vous avoir causé l'ennui de descendre.
– Pas le moindre ennui, madame, je vous assure, – proféra machinalement M. Hoopdriver, en se penchant par-dessus sa selle comme s'il eût été derrière un comptoir.
Mais il ne trouva tout de même pas, dans son cœur, le courage de l'informer que l'homme qu'elle attendait était un peu plus loin, là-bas, avec un pneu crevé. Il jeta un regard explorateur vers la route, s'efforçant d'imaginer quelque chose d'autre à dire. Mais non ; le fossé de la conversation s'élargissait, rapidement et désespérément.
– Et rien d'autre avec cela ? – reprit-il, recourant encore dans son désarroi à son stock de clichés professionnels.
– Non, rien, merci, – fit-elle, résolument. Puis se reprenant : – C'est bien la route de Ripley, n'est-ce pas ?
– Certainement, – confirma l'obligeant M. Hoopdriver. – Ripley doit être environ à deux milles d'ici, à en croire les poteaux.
– Merci, – dit-elle avec chaleur. – Merci beaucoup. J'étais sûre qu'il ne pouvait y avoir de malentendu. Et vraiment je suis désolée…
– N'en parlons plus, – protesta M. Hoopdriver. – N'en parlons plus.
Il hésita, et saisit son guidon, pour remonter.
– C'est moi, – poursuivit-il, – qui aurais de quoi être désolé… – Devait-il se risquer ? Était-ce une impertinence ? Tant pis ! – … de n'être pas l'autre monsieur, vous comprenez ?
Il essaya un petit sourire insinuant, et il eut l'immédiate conviction qu'il faisait tout simplement une grimace, que la jeune fille désapprouvait cette flatterie, qu'elle le méprisait. Penaud et mortifié, il lui tourna le dos, et se mit en devoir, bien gauchement, de se jucher sur sa selle. Il y parvint non sans une embardée terrifiante, et commença à pédaler, dirigeant son guidon d'une façon déplorable, ne s'en rendant que trop compte, et remerciant le ciel d'avoir épargné à son amour-propre la honte d'une culbute. À cause du danger qu'il y avait pour lui à se retourner, il ne put revoir la jeune personne, mais il se la figura indignée et impitoyable. Il se reprocha de se conduire comme un sinistre idiot. Un homme devait être si prudent dans ce qu'il disait aux jeunes femmes ; et lui, voilà qu'il se lançait, la traitait tout juste comme une servante de bar. Sa conduite était sans excuse. D'ailleurs, il avait toujours été un sot. Rien qu'à la manière dont elle avait reçu sa malencontreuse phrase, on devinait tout de suite qu'elle ne le prenait pas pour un gentleman. D'un seul coup d’œil, elle avait vu clair à travers lui et transpercé toutes ses affectations. Quelle folie de se risquer à aborder une jeune fille comme celle-là, d'une éducation si raffinée ! Et comme elle parlait bien aussi ! En mots si jolis, si correctement articulés ! Et lui, qui jacassait avec un affreux accent. Et cette dernière remarque, qu'il avait eu la grossièreté de lui adresser : « Désolé de ne pas être l'autre monsieur, vous comprenez. » Quelle honte ! Il se traitait de « monsieur ». Que pensait-elle de lui ?
La vérité est que la Jeune Dame en Gris avait congédié Hoopdriver de ses pensées presque avant même qu'il eût disparu au tournant du chemin. Non pas qu'elle pensât le moindre mal de lui : l'évident mélange de respect et d'admiration qu'il éprouvait pour elle ne l'avait pas le moins du monde offensée. Mais elle avait, en ce moment, des choses autrement sérieuses pour occuper ses réflexions, des choses qui allaient influer sur tout le reste de sa vie. Lentement, elle reprit la route de Londres, poussant sa machine. Elle s'arrêta.
– Oh ! mais, pourquoi donc ne vient-il pas ? – dit-elle, en frappant du pied avec pétulance.
Et, comme en réponse, voici que, descendant la colline parmi les arbres, apparut l'autre cycliste en brun, à pied et menant sa machine à la main.