XXIII – LE RÉVEIL DE MONSIEUR HOOPDRIVER
M. Hoopdriver s'agite sur son oreiller, entrouvre les paupières, et, le regard encore vague, bâille. Les draps et les couvertures sont souples et agréables. Il tourne vers le plafond le nez pointu, excroissance rose sur fond blanc, qui chevauche l'insuffisante moustache. Un nouveau bâillement plisse et ride ce nez, puis toutes les surfaces s'aplanissent. Les choses restent quelques minutes en cet état.
Très lentement, il reprenait conscience. Une masse confuse de cheveux parut ; un œil gris étonné se montra, puis deux. Une houle soudaine bouleversa le lit, et le dormeur surgit, son cou maigre projeté brusquement hors des draps qu'il maintenait contre lui, et sa figure tournant en tous sens pour examiner la pièce. Il remonta les draps jusqu'à son menton, parce que, me permettra-t-on d'expliquer, sa chemise de nuit se trouvait dans son paquetage resté en panne à Bognor. Il bâilla une troisième fois, se frotta les yeux, fit claquer sa langue. À présent, il se rappelait presque tout… La poursuite, l'hôtel, l'audace craintive de son entrée, le rapide escamotage des bicyclettes, le clair de lune.
Tout à coup, repoussant les couvertures, il s'assit sur le bord du lit. Du dehors, arrivait un bruit de volets qu'on repousse et de portes que l'on déverrouille ; dans la rue, des sabots de cheval et des roues retentissaient sur le pavé. M. Hoopdriver regarda sa montre : six heures et demi. Il parcourut d'un regard moins indolent la chambre somptueuse.
– Seigneur ! Ce n'est pas un rêve, après tout ! Je me demande ce qu'ils vont me faire payer pour ces splendeurs.
D'un air méditatif, il caressait un de ses pieds roses ; puis, il se mit à se friser la moustache. Bientôt, il donna cours à un petit rire silencieux.
– Quelle galopade ! J'entre et je ressors, tambour battant, sous son nez, en enlevant la jeune personne. Bien combinés, les plans. Parlez-moi des brigands de grands chemins. Au pied levé et d'emblée ! Il doit en faire une tête ! Il s'en est fallu de peu dans la cour…
Il redevint subitement muet. Ses sourcils se soulevèrent, et les coins de sa bouche s'abaissèrent.
– Sa… a… pristi ! – fit-il.
Il n'y avait pas encore songé. C'est bien compréhensible si l'on se rappelle le tourbillon qui termina la journée précédente. Mais on voit les choses plus clairement à la lumière du jour.
– Je veux bien être pendu si je n'ai pas tout l'air d'avoir volé cette maudite bicyclette… Bah ! Qui s'en soucie ? – ajouta-t-il, et l'expression de son visage fournit la réponse.
Ensuite il pensa à la Jeune Dame en Gris, essayant de donner un tour plus héroïque à l'aventure. Mais, à cette heure matinale, avec un estomac vide, comme diraient les médecins avec leur irrespect caractéristique, l'héroïsme ne se cultive pas avec autant de facilité qu'au clair de lune. La veille, tout cela avait paru exceptionnellement superbe et séduisant, et tout à fait naturel.
M. Hoopdriver étendit le bras, atteignit son veston, l'étala sur ses genoux et d'une poche de côté, tira quelque monnaie.
– Quatorze shillings et six demi-pennies, – dit-il, tenant les pièces sur sa main gauche, et de la droite se caressant le menton. Il vérifia, en tâtant la place de la poche intérieure, la présence de son portefeuille.
– Cinq livres, quatorze shillings, six demi-pennies, reliquat… – murmura-t-il.
Laissant le veston sur ses genoux, il se plongea dans une autre méditation.
– Il n'y a pas de crainte de ce côté-là, – se dit-il enfin. – C'est la bécane qui me tracasse… Il ne faut pas penser à retourner à Bognor. Je pourrais la renvoyer par exprès, c'est certain, avec mes remerciements pour l'emprunt… N'ayant plus besoin de votre excellente machine…
Ravi, il se prit à glousser, et s'amusa à confectionner une lettre délicieusement impudente. « M. J. Hoopdriver présente ses compliments à… »
Mais la note grave reprit le dessus.
– Je pourrais rouler jusque-là, en une heure, assurément, et procéder à l'échange. Mon vieux clou n'est guère tentant… Et puis le monsieur me garde une dent, c'est sûr. Il peut me faire coffrer. Alors, elle serait dans le même embarras qu'avant, peut-être pire. Je suis son chevalier, son sauveur, et ça complique bigrement les choses.
Son œil, qui ne cessait de parcourir la pièce, s'arrêta sur le tub et la grosse éponge placés sur le tapis du milieu.
– Que diable veulent-ils qu'on fasse avec des seaux à crème de cette dimension, dans une chambre à coucher ? – remarqua en passant M. Hoopdriver. – Le mieux que nous ayons à faire, – reprit-il, – c'est en tout cas de déloger d'ici aussitôt que possible… Je suppose qu'elle va reprendre le chemin de chez elle… Mais cette bécane qui me tracasse…
Pris d'un soudain accès d'énergie, il se dressa sur ses longues jambes et voulut procéder à sa toilette. Alors, avec une certaine stupéfaction, il se souvint que les objets nécessaires à l'opération étaient en panne à Bognor.
– Seigneur ! – Et il accompagna cette exclamation, d'un long sifflement entre ses dents. – Sale blague ! Profits et pertes !… Profits : une sœur avec une bicyclette et accessoires, quel prix ?… À bon compte pour la perte des brosses à dents et à cheveux, de chemises de nuit, caleçons, chaussettes et objets divers… Tirons-nous-en comme nous pourrons.
Quand il en vint à la coiffure, il lui fallut, avec le plat de sa main, lisser ses cheveux ébouriffés ; il n'obtint qu'un piètre résultat.
– Glissons-nous dehors, allons nous faire raser, si possible, achetons une brosse et le reste… Dépenses imprévues. Ma barbe n'est pas trop visible.
Il passa sa main sur ses joues, s'examina attentivement dans la glace, releva avec soin les extrémités insuffisantes de sa moustache ; puis, il se prit à méditer sur son beau physique. Il se reluqua de trois quarts, de gauche et de droite. Une expression de déplaisir se peignit sur ses traits.
– Tu n'y changeras rien à te lorgner davantage, mon vieux… Un poireau monté en graine… Des épaules étroites…
Il s'appuya, les poings fermés, sur la table de toilette, et, le menton levé, se regarda de nouveau.
– Sapristi ! – s'exclama-t-il. – Quel cou ! Et que vient faire ici cette grosseur ?
Il s'assit sur le lit, les yeux toujours fixés sur la glace.
– Si l'on m'avait exercé convenablement, si j'avais été bien nourri, si l'on ne m'avait pas extrait d'une stupide école pour me claquemurer dans une stupide boutique… Oui, mais voilà… les vieux ne pouvaient guère faire autrement. Le maître d'école aurait pu mieux faire, lui ; mais ça ne lui était pas commode non plus, le pauvre homme. Par la suite, quand on se trouve devant une fille comme celle-là, c'est dur… Je me demande ce que le père Adam penserait de moi ?… Comme spécimen ?… La civilisation, hein ? L'héritage du passé. Je ne suis rien, je ne sais rien, je ne suis capable de rien… Dessiner, un peu. Pourquoi n'a-t-on pas fait de moi un artiste ?… Il a l'air bigrement camelote, au soleil, ce complet cycliste… C'est pas la peine, mon vieux… faut pas te monter la tête à ce sujet-là : c'est pas dans tes moyens de jouer les amoureux… Mais il y a autre chose, tout de même. Tu peux aider la jeune personne et tu l'aideras… Je suppose qu'elle va retourner chez elle… Et puis, il y a aussi l'histoire de la bécane à arranger, mon garçon. En avant, Hoopdriver ! Si tu n'as pas le galbe épatant, ce n'est pas une raison pour rester là à attendre qu'on vienne te mettre la main au collet.
Revenu ainsi à une sorte de mélancolique contentement de soi, Hoopdriver s'attaqua une seconde fois à ses cheveux rebelles, avant de quitter sa chambre et descendre déjeuner. Pendant qu'on préparait le couvert, il poussa une pointe vers la rue du Midi et se munit à nouveau d'un équipement sommaire.
– On ne regarde plus à la dépense, – marmonna-t-il, en se séparant d'un demi-souverain.