XXVIII – M. HOOPDRIVER, CHEVALIER ERRANT

 

Comme il l’avait raconté, M. Dangle avait laissé les fugitifs sur le bord de la route, à deux milles environ de Botley. Avant que n'apparût l'attelage, M. Hoopdriver avait appris, avec un intérêt très vif, que les simples fleurs des champs, et celles, même, qui s'épanouissaient sur les bas-côtés poussiéreux des routes, avaient des noms, quelques-uns réellement curieux : étoile de Bethléem, dame-d'onze-heures, bourse-à-pasteur, herbe de la Saint-Jean, épilobe, pied-de-veau, bec-de-grue, bouton-d'or.

– Les fleurs, dans l'Afrique du Sud, sont bien différentes, voyez-vous, – dit-il, pour expliquer son ignorance.

C'est alors que, soudain, annoncé par une galopade et un tintamarre de roues, Dangle avait surgi impétueusement dans la tranquillité du soir, ballotté et gesticulant derrière un cheval noir qui se livrait à des gambades désordonnées. Il avait apostrophé Jessie par son nom, avait décrit sans raison ostensible un crochet brusque vers la haie, et disparu pour que s'accomplît le Destin qui était inscrit à son actif depuis le commencement des choses.

Jessie et Hoopdriver eurent à peine le temps de se lever et de saisir leurs machines, que déjà le tumultueux et merveilleux équipage était loin, allant d'un côté et de l'autre de la route, d'une façon bien pire que les premières randonnées de M. Hoopdriver.

– Il m'a appelée par mon nom, – balbutia Jessie apeurée. – Oui… c'était M. Dangle.

– Son cheval doit être bien peureux pour s'emballer à la vue de nos inoffensives bicyclettes, – disait simultanément M. Hoopdriver, sur un ton de chagrin complaisant. – J'espère qu'il n'arrivera pas d'accident.

– C'était M. Dangle, – répéta Jessie, et cette fois M. Hoopdriver, ayant entendu, tressauta violemment, en écarquillant follement les yeux.

– Quoi ? Quelqu'un que vous connaissez ?

– Oui.

– Seigneur !

– Il est à ma recherche, je l'ai bien vu, – précisa Jessie. – Il a commencé à me parler avant que le cheval ne s'emballe. Ma belle-mère l'a envoyé…

M. Hoopdriver regretta, à part lui, de ne pas avoir réexpédié la bicyclette à son légitime propriétaire, car il avait des idées encore un peu confuses au sujet de Beauchamp et de Mme Milton. L'honnêteté, se disait-il, est la meilleure politique, – le plus souvent, tout au moins. Un besoin d'activité le prit.

– Il est à nos trousses ? Alors, il va revenir. Il a descendu la côte, et il est peu probable qu'il puisse maîtriser sa bête avant un moment, c'est même certain.

S'apercevant que Jessie avait déjà mené sa machine au milieu de la route et qu'elle se remettait en selle, M. Hoopdriver, les yeux tournés du côté où Dangle avait disparu, suivit l'exemple de sa compagne. Ainsi, juste au moment où le soleil tombait derrière l'horizon, ils prirent à nouveau la fuite ensemble, dans la direction de Bishop's Waltham, avec M. Hoopdriver protégeant la retraite et jetant, de temps à autre, un regard perçant par-dessus son épaule, témérité qu'accompagnait toujours une dangereuse embardée. Parfois, Jessie était obligée de ralentir pour se laisser rattraper ; Hoopdriver respirait bruyamment, se maudissant de ne pouvoir clore ses mandibules.

Après avoir pédalé à toute allure pendant une heure environ, ils arrivèrent sans encombre en vue de Winchester. Pas trace de Dangle, ni d'aucun autre péril. Bien que les chauves-souris eussent déjà commencé à voleter derrière les haies, et que l'étoile du soir fût très brillante dans le ciel, M. Hoopdriver exposa les risques qu'ils couraient s'ils s'arrêtaient à une étape aussi évidente, et, avec douceur et fermeté, il insista pour continuer sur le chemin de Salisbury, après avoir regarni les lanternes. Des routes rayonnent dans tous les sens autour de Winchester, et le meilleur plan pour dépister les poursuites était de tourner brusquement vers l'ouest. La lune se leva bientôt, énorme et jaune, et Hoopdriver pensa retrouver le charme qu'il avait goûté en délogeant de Bognor. Pourtant bien que le clair de lune et les effets atmosphériques fussent les mêmes, les émotions furent différentes. Ils pédalèrent en silence et lentement après qu'ils eurent franchi les faubourgs de la ville. Tous deux étaient à peu près fourbus ; les paliers leur devenaient pénibles et la moindre montée leur demandait un effort épuisant. Aussi, en arrivant au hameau de Wallenstock, convinrent-ils facilement de demander asile à une auberge d'aspect particulièrement prospère.

Une aubergiste souriante leur fit un aimable accueil. Au moment où ils passaient dans la petite salle où leur souper était servi, M. Hoopdriver entrevit, par une porte entrebâillée, trois figures et demie (l'une était coupée par la porte) dans un nuage de fumée. Sur une fable couverte d'une toile cirée, il y avait plusieurs verres et une cruche.

M. Hoopdriver ouit aussi une remarque ; or, pendant les minutes qui précédèrent cette malencontreuse remarque, M. Hoopdriver avait été un homme heureux et fier, et, pour spécifier, un fils de baronnet voyageant incognito. Avec une majestueuse aisance, il avait remis leurs machines entre les mains du domestique, et avec une affable révérence, il avait ouvert la porte devant Jessie. Dans son imagination, il croyait entendre les commentaires étonnés des villageois peu habitués à voir du beau monde. « Qui est-ce donc ? Sûrement, des gens qui ont la bourse bien garnie, à en juger d'après leurs bicyclettes. » Puis, ces imaginaires admirateurs se mettaient à causer de la vogue de ce sport auquel restait fidèle la meilleure société : les boursiers, les actrices, les magistrats ; ils disaient aussi que tous ces personnages avaient souvent la fantaisie de fuir les grands caravansérails à la mode, l'obséquiosité de la valetaille, l'adulation des foules, et de chercher incognito les grâces pittoresques et intimes de la vie campagnarde. Enfin, ils remarquaient un certain air de distinction chez l'élégante jeune dame et le beau cavalier aux yeux bleus et à la moustache blonde, et ils échangeaient des regards entendus.

– « Je vais vous dire ce que c'est, moi, – annonçait l'un des anciens du village, comme dans les romans, exprimant la pensée de tous d'une voix basse et impressionnante. – Il arrive parfois qu'on reçoit comme cela, sans le savoir, des comtes et des marquis, sans parler de personnes de plus haut rang encore… »

Telles étaient donc les délicieuses et fugaces images qui farcissaient la chimérique cervelle de M. Hoopdriver au moment où la remarque en question le fit choir du haut de sa grandeur. Ce que fut précisément cette remarque ne nous regarde pas ; c'est un de ces propos satiriques auxquels Strephon prend tant de plaisir. Si mes lectrices sont curieuses de l'entendre, qu'elles revêtent un de ces costumes de sports ultra-modernes, se fassent escorter d'un compagnon à l'aspect fort peu redoutable, et qu'elles pénètrent, un de ces prochains dimanches, dans une auberge de village où se rassemblent de braves paysans, arriérés et casaniers. Alors, elles auront les oreilles flattées par tout un lot de réflexions, telles qu'en surprit M. Hoopdriver, et peut-être même plus qu'elles n'en désirent.

La remarque, dois-je ajouter, impliquait, avec la personnalité de la dame, celle de M. Hoopdriver, et prouvait une entière incrédulité concernant la haute position sociale de notre héros. D'un seul coup, elle jeta bas tout le somptueux et illusoire édifice qu'il se divertissait à échafauder. Ce puéril ravissement se dissipa comme un rêve. Et il n'y avait rien à objecter, comme il n'y a jamais rien à objecter aux remarques désobligeantes. Peut-être que l'homme qui la décocha éprouva une satisfaction passagère à l'idée de rabattre le caquet d'un béjaune à l'air infatué de lui-même, mais il est encore possible qu'il n'ait pas su que son arquebusade avait atteint le but. Il l'avait tirée au hasard, comme un gamin lance une pierre à un moineau, et non seulement elle démolit une outrecuidante gloriole, mais elle blessa au vif, car elle atteignait brutalement Jessie.

Toutefois, M. Hoopdriver dut conclure, d'après l'attitude subséquente de la jeune fille, qu'elle n'avait pas saisi la vexante réflexion. Pendant le souper, qu'ils prirent dans une petite salle où ils étaient seuls, il demeura préoccupé, bien qu'elle bavardât joyeusement. Des échos indistincts de conversation, avec, de temps à autre, des éclats de rire, parvenaient jusqu'à eux à travers les touffes de pélargonium qui garnissaient la fenêtre ouverte. Hoopdriver songeait que ces rires étaient provoqués par des remarques du même style émises à leurs dépens. Il ne répondait à sa compagne que distraitement. Quand ils eurent fini, elle se déclara fatiguée et gagna sa chambre. M. Hoopdriver, avec sa révérence la plus respectueuse, ouvrit la porte et lui souhaita le bonsoir. Pendant qu'elle montait l'escalier, il resta debout, devant le baromètre accroché sous les hiboux empaillés, aux écoutes, redoutant qu'une nouvelle insolence ne la saluât au passage. Puis il alla se placer, le dos à la cheminée et, au moment où une nouvelle bordée de rires retentissait, il proféra, d'une voix étouffée et méprisante : « Tas de brutes ! »

Pendant tout le repas, il avait composé des réparties cinglantes, une harangue véhémente qu'il prononcerait bientôt. Il fouaillerait ces gens, à la façon d'un gentilhomme. « Vous osez vous dire anglais et vous insultez une femme ! » tonnerait-il ; il prendrait aussi leurs noms et leurs adresses, en les menaçant de les dénoncer au seigneur du Manoir, il leur promettrait qu'ils entendraient parler de lui, et il s'en irait en les laissant plongés dans la consternation. Réellement, ce serait une utile leçon pour ces rustres.

– Besoin de leur enseigner à vivre ! – ronchonnait-il furieusement, en tortillant sa moustache.

Il se répéta la déplaisante remarque, pour entretenir son exaspération, et recommença à déclamer tout bas son discours.

Soudain, il toussota, fit trois pas vers la porte, s'arrêta et revint tourner le dos à la cheminée. Non ? Après tout, il n'en ferait rien… Pourtant, n'était-il pas un chevalier errant, le champion de sa belle ? Ces manants échapperaient-ils au juste châtiment de leur crime ? Un baronnet excursionnant, même incognito, ferait-il preuve d'une telle magnanimité ? Mépriserait-il les basses injures de ces maroufles ? Non, ce n'était là qu'un subterfuge de poltron. Tout bien décidé, il allait leur infliger une bonne leçon.

Cependant, au fond de lui-même, quelque chose lui répétait qu'il allait agir comme un âne bâté, et il entendit cet avertissement en mettant la main sur le loquet. Mais il n'en continua qu'avec plus d'obstination et se dirigea vers la salle d'où était partie la remarque. Il ouvrit brusquement la porte et s'arrêta sur le seuil, les sourcils froncés, l'œil farouche.

– Tu vas te fourrer une sale histoire sur les bras, – répéta encore le sceptique intérieur.

La salle était occupée par cinq consommateurs : un personnage gras, avec une cascade de mentons, fumait la pipe, assis dans un fauteuil près de la cheminée, et, d'un ton affable, il souhaita le bonsoir à M. Hoopdriver ; non loin, était un individu jeune encore qui mâchonnait un cigare, en allongeant ses jambes enserrées dans des guêtres ; il y avait, en outre, un petit homme qui portait une barbe en collier et dont le sourire laissait voir une bouche édentée ; un quidam cossu, d'âge moyen, avec des yeux perçants et le torse bien pris dans un veston de velours, et enfin un jeune homme blond, d'aspect très doux, vêtu d'un costume complet d'étoffe beige et portant une cravate blanche.

– Hum ! – fit M. Hoopdriver, l'air implacable. Et d'un ton bourru, comme quelqu'un qui ne tolère aucune liberté, il proféra un laconique bonsoir.

– Une fort belle journée que nous avons eue, – remarqua le jeune homme blond à la cravate blanche.

– Fort belle, – articula lentement M. Hoopdriver ; puis, prenant un fauteuil, il le plaça, avec des gestes résolus, en face de la cheminée et il s'assit.

Voyons, comment diable commencer la harangue ?

– Les routes sont belles dans nos environs, – reprit le même jeune homme.

– Très belles, – répondit M. Hoopdriver, lançant un sombre coup d'œil à son interlocuteur. – Les routes dans les environs sont parfaites et le temps dans les environs est splendide, mais ce que je suis entré dire ici c'est que les gens sont infectement déplaisants… Oui, infectement déplaisants.

– Oh ! – fit le jeune homme aux guêtres, procédant selon toute apparence à l'inventaire des boutons de nacre de ses jambières. – Comment cela ?

M. Hoopdriver posa ses mains sur ses genoux et écarta ses coudes anguleux. Au fond, il se gourmandait de venir ainsi dans leur tanière tirer la barbe à ces lions, car c'étaient de vrais lions, ceux-là. Mais il n'y avait plus à reculer maintenant. Par bonheur son souffle, qui devenait quelque peu spasmodique, ne l'abandonna pas tout à fait : il fixa ses regards sur le visage de l'homme gras aux mentons croulants, et il parla d'une voix assourdie, menaçante :

– Je suis entré ici, monsieur, – et il s'arrêta pour gonfler ses joues, – avec une dame.

– Une très jolie dame, – commenta l'homme aux guêtres, tournant la tête pour admirer un bouton de nacre qui s'était caché derrière la courbe de son mollet. – Une très jolie dame, vraiment.

– Je suis entré ici, – répéta M. Hoopdriver, – avec une dame.

– Nous l'avons bien vue, merci, – dit l'homme gras, avec une drôle de voix sifflante. – Je ne saisis pas ce qu'il y a d'extraordinaire à cela. On croirait, ma foi, que nous n'avons pas d'yeux.

M. Hoopdriver toussota.

– Je suis venu ici, monsieur…

– Vous l'avez déjà dit, – interrompit le petit homme à barbe, avec un gloussement aimable. – Nous le savons même par cœur, – ajouta-t-il, pour préciser.

M. Hoopdriver perdit momentanément le fil de ses idées. Il glissa un coup d’œil malveillant vers le petit homme, tout en essayant de retrouver sa harangue. Un silence suivit.

– Vous disiez donc, – reprit le jeune homme blond, à l'air doux et à la cravate blanche, s'exprimant avec politesse, – que vous êtes venu ici avec une dame.

– Une dame, – médita le contemplateur des boutons.

L'homme au veston de velours, qui promenait ses petits yeux aigus de l'un à l'autre des interlocuteurs, se mit à rire tout à coup, comme si quelque chose de remarquable avait été énoncé, et il invita M. Hoopdriver à parler, en le fixant d'un air attentif.

– Un sale mufle, – articula M. Hoopdriver, reprenant son discours, et devenant subitement féroce, – a fait une remarque quand nous avons passés devant la porte.

– Halte-là ! – s'écria le bonhomme aux mentons multiples. – Halte-là ! Vous êtes prié de ne pas nous donner des mots d'oiseaux.

– Minute ! – répliqua M. Hoopdriver. – Ce n'est pas moi qui ai commencé à donner des noms.

– Qui donc, alors ? – demanda l'homme aux mentons.

– Je n'appelle aucun de vous « sale mufle », – spécifia M. Hoopdriver. – N'ayez pas cette impression. Je dis seulement que quelqu'un, dans cette salle, a fait une remarque qui prouve qu'il n'est pas digne qu'on essuie ses bottes sur lui, et, tout respect accordé à ceux qui sont bien élevés, – M. Hoopdriver chercha des yeux, autour de lui, un appui moral, – je voudrais savoir qui est celui-là ?

– Et alors ? – fit interrogativement le jeune homme doux à la cravate blanche.

– Alors, je vais lui essuyer mes bottes sur les chausses, et ça ne va pas tarder ! – s'emporta à nouveau M. Hoopdriver, la gorge sèche.

Cependant rien, en entrant dans la salle, n'avait été plus loin de sa pensée que des menaces de violence corporelle. Il proféra cette belliqueuse phrase parce que rien d'autre ne lui vint à l'esprit, et il écarta ses coudes en une pose martiale pour dissimuler l'oppression qui le torturait. C'est curieux vraiment comme il est facile de perdre la tête.

– Écoute ça, Charlie, – s'exclama le petit homme.

– Mes aïeux ! – soupira le gros fumeur.

– Vous vous proposez de lui essuyer vos bottes sur les reins ? – s'enquit le jeune homme blond, avec un ton de surprise hésitante.

– Certainement ! – affirma M. Hoopdriver avec une emphatique résolution et en dévisageant le jeune homme blond.

– C'est juste et raisonnable… si vous y parvenez, – opina l'homme au veston de velours.

Tout l'intérêt de la réunion parut se concentrer sur le jeune homme à la cravate blanche.

– Et alors, si vous ne découvrez pas qui c'est, vous vous proposez sans doute d'effectuer la même opération sur tous ceux qui sont ici ? – interrogea le jeune homme, avec une curiosité apparemment indifférente. – Mesdames et messieurs, l'honorable champion, poids léger, ci-présent…

– Allons, Charlie, avoue, – débita flegmatiquement l'homme aux guêtres, levant la tête. – Inutile de mêler les autres à la querelle. L'affaire est claire, pas moyen de se défiler.

– Alors c'est ce… monsieur ? – s'informa M. Hoopdriver.

– Ah ! ah ! – ricana le jeune homme à la cravate blanche, – quand on parle d'essuyer ses bottes…

– Je n'en parle pas seulement, je vais le faire ! – assura M. Hoopdriver.

Il regarda tour à tour les assistants, qui n'étaient plus des antagonistes, mais des spectateurs. Il lui fallait maintenant aller jusqu'au bout. Ce ton d'animosité personnelle contre celui qui avait fait la remarque débarrassa M. Hoopdriver de la fâcheuse oppression qu'il ressentait devant des inconnus en nombre. Il allait affronter un adversaire unique. Récolterait-il : un œil poché ? Sortirait-il du conflit roué de coups ?… Il espérait de toutes ses forces que ce n'était pas ce solide gaillard aux jambes musclées dans ses guêtres. Devait-il se lever et attaquer ? Que penserait Jessie, s'il descendait déjeuner le lendemain matin avec un œil « au beurre noir » !

– Est-ce celui-ci ? – questionna M. Hoopdriver, d'un ton très calme et les coudes plus anguleux que jamais.

– Mords-le ! – gronda ironiquement le petit homme édenté. – Mords-y l'œil !

Le jeune homme doux, à la cravate blanche, que désignait M. Hoopdriver, se récria :

– Attention ! Arrêtez une minute. Si j'ai dit…

– Alors, c'est vous, n'est-ce pas ?

– Tu flanches, Charlie ? – gouailla le jeune homme aux guêtres.

– Pas du tout, – protesta Charlie. – Mais il n'est pas défendu de plaisanter.

– Je vais vous apprendre à garder vos plaisanteries pour vous, – menaça M. Hoopdriver.

– Bravo ! – applaudirent les mentons.

– Charlie en prend trop à son aise avec ses plaisanteries, – accorda le petit homme barbu.

– C'est absolument écœurant ! – proclama M. Hoopdriver, se souvenant d'un fragment de harangue. – Une dame ne peut pas pédaler sur une route de campagne ou porter une robe en dehors de l'ordinaire, sans que le premier butor venu se permette de lui brailler des insolences !…

– Je ne croyais pas que la jeune dame pouvait entendre ce que je disais, – se disculpa Charlie. – Voyons, on peut tout de même échanger des réflexions amicales avec des amis. Je ne savais pas que la porte était ouverte…

Hoopdriver commença à soupçonner que son adversaire était plus sérieusement alarmé que lui, si possible, à la perspective de violences, et son courage se ranima. Ces manants allaient recevoir une verte semonce.

– Vous saviez pertinemment que la porte était ouverte ! – rétorqua-t-il avec indignation. – Et vous pensiez certainement que nous entendrions ce que vous disiez. Ne nous en comptez pas là-dessus ! Inutile d'essayer de nous monter le coup. Vous vous proposiez de produire votre petit effet et je me propose, moi, de faire un exemple de vous, monsieur !

– La limonade, – rumina le petit homme à la barbe, – travaille beaucoup par ces chaleurs : elle fait péter les bouteilles.

– On ne peut pas régler cette affaire-là dans une petite salle comme celle-ci, – objecta Charlie, en invoquant la compagnie. – Un combat loyal sans interruption, je ne dis pas non, si monsieur accepte.

Évidemment, l'individu avait peur. M. Hoopdriver devint truculent.

– Où vous voudrez, – répliqua-t-il, – ça m'est parfaitement indifférent.

– Tu as insulté ce monsieur ! – opina l'homme au veston de velours.

– Allons, tu ne vas pas flancher, Charlie, – fit l'homme aux guêtres. – Tu as bien dix kilos de plus que lui, et la même taille.

– Voilà mon avis, – tonitrua l'homme aux mentons en cascade, essayant de se faire entendre en tapant de toutes ses forces sur les bras de son fauteuil.

– Puisque Charlie se permet d'exprimer des opinions, il faut qu'il les défende. Voilà mon avis ! Ça m'est bien égal qu'il donne ses opinions, mais alors, il faut qu'il soit prêt à les soutenir.

– Je les soutiendrai parfaitement, – certifia Charlie, en appuyant sur le dernier mot. – Si monsieur veut revenir de mardi en huit.

– Par exemple ! – s'écria Hoopdriver. – Tout de suite !

– Bravo ! bravo ! – acclama le propriétaire des mentons.

– Il ne faut jamais remettre au lendemain, Charlie, ce que l'on peut faire le jour même ! – débita sentencieusement l'homme au veston de velours.

– Il faut t'exécuter, mon vieux, inutile de lanterner, – déclara l'homme aux guêtres.

– C'est trop fort ! – protesta Charlie, s'adressant à tous, sauf à Hoopdriver. – Les patrons ont un grand dîner demain ; il faut que je serve à table. Je serai joli avec un coup de poing sur l'œil, et à quoi je ressemblerai pour monter sur le siège ?

– Quand on ne veut pas se faire abîmer la figure, Charlie, on ferme sa boîte, – prononça l'homme au veston de velours.

– Parfaitement ! – approuva M. Hoopdriver, se ralliant à cette opinion avec un enthousiasme acharné.

– Pourquoi ne fermez-vous pas votre sale boîte ?

– Je suis capable d'en perdre ma place, – se lamenta Charlie amèrement.

– Il fallait y penser avant ! – ricana M. Hoopdriver.

– C'est pas la peine de faire des histoires pareilles. Pour une méchante plaisanterie sans malice… On est entre gens bien élevés, eh bien, je suis vraiment fâché si monsieur est ennuyé… – s'excusa Charlie.

Tout le monde se mit à parler à la fois. M. Hoopdriver tirailla sa moustache, jugeant que l'hommage rendu par Charlie à sa supériorité d'éducation était, à tout prendre, une réparation satisfaisante. Mais il estima nécessaire de piétiner son ennemi vaincu, et il lança dans le tumulte une phrase insultante.

– Tu n'es qu'un type abject, – disait à Charlie l'homme aux guêtres.

La confusion augmenta.

– Il ne faudrait pas croire que j'ai peur, – vociféra Charlie, – peur d'une espèce d'échassier comme ça. Ah ! mais non.

– Changement de front, – pensa Hoopdriver, quelque peu interdit. – Où allons-nous aboutir ?

– À quoi bon rester là à vous chanter pouilles, et à déblatérer des injures ? – intervint l'homme au veston de velours. – Monsieur t'a offert un assaut à coups de poing : si j'étais lui, je commencerais tout de suite.

– C'est bien, alors, – dit Charlie, bondissant sur ses pieds, et changeant pour de bon d'attitude. – Puisqu'il le faut, il le faut ! Allons-y !

À ces mots, Hoopdriver, jouet du destin, se leva aussi, angoissé et persuadé que son moniteur intérieur avait eu raison. L'affaire prenait tournure. Il s'était mis dans de beaux draps, et, autant qu'il pouvait en juger, le seul parti à adopter était de porter les premiers coups. Charlie et lui se tenaient à six pieds l'un de l'autre, séparés par une table, tous deux haletants et frémissants. L'histoire finissait par un vulgaire pugilat dans une salle d'auberge, avec un adversaire qui n'était autre chose qu'un valet de pied. Bonté divine ! Voilà ce que devenait sa majestueuse et méprisante semonce. Comment en était-on venu là ?

Il devait, sans doute, contourner la table pour joindre l'autre, mais avant que l'offensive se dessinât, l'homme aux guêtres intervint.

– Pas ici, – déclara-t-il, se plaçant entre les deux antagonistes.

Tout le monde était debout.

– Charlie est finaud, – gloussa le petit homme à la barbe.

– Allons dans la cour de Buller… – conseilla l'homme aux guêtres, prenant la direction du combat avec l'assurance résolue d'un expert accompli, – … si monsieur n'y voit pas d'inconvénient.

La cour de Buller était, paraît-il, le champ clos approprié.

– Il faut faire les choses convenablement et dans les règles, s'il vous plaît.

Et, avant qu'il se fût parfaitement rendu compte de ce qui se passait, Hoopdriver était escorté, à travers les dépendances de l'auberge, sur le terrain choisi pour le premier et le seul duel à coups de poing qui devait glorifier ses jours.

En apparence, autant que la clarté intermittente de la lune permettait d'en juger, M. Hoopdriver était calme, mais impatient de se battre. Dans son for intérieur, ce n'était qu'un tumulte de pensées contradictoires. La façon dont les événements se produisaient semblait vraiment extraordinaire. Les ripostes avaient été si promptes qu'il éprouvait encore la plus grande difficulté à suivre le développement de l'affaire. Il se rappelait comment il avait passé de la salle à manger dans l'estaminet, avec une prestance imposante, aristocratique même, débordant d'une éloquence accusatrice, décidé à infliger une cinglante remontrance à ces marauds pour leur insolence. Puis l'incident s'était éparpillé, et il se retrouvait maintenant, silhouette grêle et sombre, parmi des formes indistinctes et plus étoffées, dans une ruelle obscure, se dirigeant paisiblement vers les horreurs inconnues que tenait en réserve la cour de Buller.

Un pugilat ! C'était stupéfiant, redoutable ! Devant lui cheminait son adversaire, que tenait amicalement mais fermement par le bras l'homme aux guêtres.

– C'est absolument idiot, – déblatérait Charlie, – de se battre pour une bêtise comme ça ! Ça ne lui fait rien, à lui, il est en vacances. Et il n'a pas de dîner à servir demain soir, comme moi. Pas la peine de m'engourdir le bras, tu sais.

Ils ouvrirent une barrière et pénétrèrent dans la cour de Buller, toute bordée de hangars et d'appentis recelant des mystères que le blafard clair de lune ne pouvait résoudre : des relents de fumier flottaient ; une haute pompe projetait une ombre nette sur le mur blanchi à la chaux. C'était dans ce cadre que sa figure allait être réduite en bouillie. Il savait que ce qui se passait en ce moment était une véritable folie, qu'il serait insensé de rester là à se faire assommer, mais son imagination, si fertile d'ordinaire, ne lui fournissait aucun moyen de s'esquiver. Et cependant après… ? Oserait-il jamais se représenter devant elle ?

Il se palpa les côtes et se mit en position, le dos tourné à la barrière… Comment se mettait-on en garde ? Comme cela ? S'il faisait demi-tour et, maintenant même, s'enfuyait à toutes jambes jusqu'à l'auberge s'enfermer dans sa chambre ? Ils ne pourraient pas, en tout cas, l'obliger à en sortir. Il déposerait une plainte contre eux pour violation de domicile, s'ils s'y risquaient… Comment déposait-on une plainte ?…

Charlie, le visage atrocement pâle, sous la lune blême, se mettait en garde devant lui.

Il sentit un choc sur le bras, et fit un saut en arrière. Charlie s'avança. Alors, avec la violence du désespoir, il lança son poing droit en avant. C'était une passe de son invention, un coup impromptu, qui se trouve par hasard coïncider avec la feinte et un coup droit à la tête, d'après les principes de l'art de boxer. Avec un bond de joie exultante, il comprit que l'obstacle rencontré par son poing était la joue de Charlie. Ce fut le seul plaisir qu'il éprouva au cours de la bataille, et un plaisir des plus momentanés. À peine avait-il touché son adversaire qu'un coup en pleine poitrine le faisait chanceler en arrière ; il lui fallut des prodiges de souplesse pour garder l'équilibre, et il se demanda si son cœur n'avait pas été aplati comme une galette.

– Nom d'un chien ! – hurla derrière lui quelqu'un qui se mit à danser sur un pied en tenant l'autre dans sa main.

À ce moment, Charlie poussa un cri terrifiant, et parut se dresser, comme une tour, au-dessus d'Hoopdriver trébuchant. Ses deux poings tournoyaient au clair de lune : c'était l'anéantissement qui se préparait, rien de moins. M. Hoopdriver courba l'échine peut-être, recula certainement vers la droite, lança le poing, manqua son coup. Charlie tourna sur la gauche, ratant généreusement son coup, lui aussi. Un poing glissa sur l'oreille du champion, et le changement de front fut opéré. Un autre coup derrière l'oreille. Les cieux et la terre tourbillonnaient follement devant les yeux de M. Hoopdriver, mais cependant il distingua, debout dans l'obscurité, sur le seuil d'une porte ouverte, un personnage qui, en vociférant des invectives, s'élançait sur eux.

L'homme aux guêtres se précipita soudain en avant, mais trop tard pour couper la retraite au fuyard. Il y eut des appels et des rires, et notre brave, toujours solennellement en garde, perçut la grande et merveilleuse vérité : Charlie avait pris la fuite. Lui, Hoopdriver, avait combattu et, d'après toutes les règles de la guerre, il avait vaincu.

– Une jolie feinte à la mâchoire que vous avez réussie, – complimenta d'un ton amical le petit homme à la barbe.

– Le fait est, – disait le lendemain M. Hoopdriver assis sur le talus de la route de Salisbury, avec encore dans les oreilles un bourdonnement de cloches lointaines, – le fait est que je tenais à leur infliger une leçon : c'était nécessaire.

– Mais c'est affreux que vous ayez eu à frapper sur des gens ! – s'écria Jessie.

– Ces voyous sont insupportables, – répliqua M. Hoopdriver. – Si de temps à autre on ne leur donnait pas une leçon de politesse… Eh bien, il deviendrait impossible aux dames de pédaler sur les routes.

– Les femmes reculent toutes devant la violence, – dit Jessie. – Je suppose que les hommes sont plus courageux, en un certain sens, que les femmes. Il me semble… Je ne puis m'imaginer comment on peut se résoudre à affronter toute une bande de grossiers personnages, à défier le plus brave, et lui administrer une correction exemplaire. Je tremble à cette idée. Je croyais que seuls les mousquetaires de Dumas osaient des exploits comme celui-là.

– Ce n'était rien moins que mon devoir… de gentilhomme, – répondit galamment le héros.

– Mais se jeter tête baissée au-devant du danger !

– Question d'habitude ! – répliqua M. Hoopdriver avec une exquise modestie, et, d'une pichenette, il chassa un peu de cendre de cigarette tombée sur son genou.