Il était midi passé quand je m'éveillai et le soleil ruisselait à travers les rideaux de ma chambre en longues coulées obliques d'or poussiéreux.
Je dis à mon domestique que je n'étais chez moi pour personne et, après avoir pris une tasse de chocolat et un petit pain, j'allai chercher sur un rayon de ma bibliothèque mon exemplaire des Sonnets de Shakespeare et je commençai à les parcourir avec grande attention.
Chaque poème me parut une confirmation de la théorie de Cyril Graham.
Il me semblait que j'avais la main appuyée sur le cœur de Shakespeare et que je comptais un à un tous les battements et toutes les pulsations de la passion.
Je songeai au merveilleux acteur adolescent et je vis son visage dans chaque vers.
Deux sonnets, je m'en souviens, me frappèrent particulièrement : c'étaient le 53e et le 67e.
Dans le premier de ces sonnets, Shakespeare, louant Willie Hughes de la souplesse de son jeu, du vaste champ de ses rôles, un champ qui s'étend de Rosalinde à Juliette et de Béatrice à Ophélie, lui dit :
De quelle substance êtes-vous donc fait, vous qu'escortent des millions d'ombres étranges ? Chaque être n'a qu'une ombre unique, et vous, qui n'êtes qu'un pourtant, vous prêtez votre ombre à tout,
vers qui étaient inintelligibles s'ils ne s'adressaient pas à un acteur, car le mot ombre avait au temps de Shakespeare un sens qui se rattachait à la scène.
« Les meilleurs en ce genre ne sont que des ombres, » dit Thésée des acteurs dans le Songe d'une Nuit d'été, et il y a bien d'autres allusions similaires dans la littérature de l'époque.
Les Sonnets appartenaient évidemment aux séries dans lesquelles Shakespeare disait la nature de l'art de l'acteur et du tempérament étrange et rare qui est indispensable au parfait comédien.
« Comment se fait-il, dit Shakespeare à Willie Hughes, que vous ayez tant de personnalités », et alors il en arrive à établir que sa beauté est telle qu'elle semble réaliser toute forme et toute phase de fantaisie, incarner tout rêve de l'imagination créatrice, une idée, qui est encore exprimée plus avant dans le sonnet qui suit immédiatement, ou en commençant par la délicate pensée :
Oh ! comme la beauté semble plus belle lorsqu'elle est embaumée par LA VÉRITÉ.
Shakespeare nous invite à remarquer combien la vérité du jeu, la vérité de la représentation visible sur la scène, ajoute au prestige de la poésie, donne la vie à toute sa nature séduisante et la réalité actuelle à sa forme idéale.
Et pourtant, dans le 67e sonnet, Shakespeare invite Willie Hughes à renoncer à la scène si artificielle avec sa vie fausse, ses mimes au visage maquillé et au costume sans réalité, ses influences et ses suggestions immorales, son éloignement du vrai monde, de l'action réelle et du langage sincère.
Oh ! pourquoi mon bien-aimé vivrait-il avec la corruption et honorerait-il le sacrilège de son prestige en sorte que le péché obtiendrait par lui un avantage décisif et se parerait de sa société ?
Pourquoi le fard imiterait-il le teint de ses joues et plagierait-il, par une copie inanimée, leurs vives couleurs ? Pourquoi la pauvre beauté chercherait-elle indirectement les reflets de la rose, quand elle a la rose vraie ?
Il peut sembler étrange qu'un aussi grand dramaturge que Shakespeare, qui réalisa sa propre perfection comme artiste et son humanité comme homme sur le plan idéal de la littérature du théâtre et du jeu scénique, ait écrit en ces termes sur le théâtre, mais nous devons nous souvenir que, dans les sonnets 110 et 111, Shakespeare nous montre qu'il était las du monde des marionnettes et plein de honte d'avoir joué aux yeux de tous son rôle d'arlequin. Le 111e sonnet surtout est amer :
Oh ! grondez à mon sujet la fortune, cette déesse coupable de tous mes torts, qui ne m'a laissé d'autre moyen d'existence que la ressource publique qui nourrit une vie publique.
C'est là ce qui fait que mon nom porte un stigmate et que ma nature est, pour ainsi dire, marquée du métier qu'elle fait comme la main du teinturier. Ayez donc pitié de moi et souhaitez que je sois régénéré,
et il y a ailleurs bien des signes du même sentiment, signes familiers à tous les vrais fanatiques de Shakespeare. Un point m'embarrassa beaucoup quand je lus les Sonnets et il s'écoula bien des jours avant que j'établisse la Vraie interprétation que certes Cyril Graham lui-même paraît ne pas avoir saisie.
Je ne pouvais comprendre que Shakespeare accordât tant d'importance à voir son jeune ami se marier.
Lui-même s'était marié jeune, et le résultat n'avait pas été heureux : il n'était pas probable qu'il voulût pousser Willie Hughes à commettre la même erreur.
Le jeune acteur de Rosalinde n'avait rien à gagner au mariage et aux passions de la vie réelle. Les premiers sonnets, avec leurs étranges supplications d'avoir des enfants, me parurent une note discordante.
L'explication du mystère m'arriva presque subitement et je la trouvai dans la bizarre dédicace.
On doit se rappeler que la dédicace est ainsi conçue :
À l'unique engendreur de ces sonnets ci-après
Monsieur W. H., tout le bonheur Et cette éternité,
promesses de
notre poète immortel,
puisse-t'il les avoir.