Il était dit qu'après les monstres de la mer, Robert devait avoir affaire, cette nuit-là, à ceux de l'air.
Il y avait à peine quelques minutes qu'il reposait, lorsqu'il fut réveillé par une sensation si pénible et si singulière qu'il se crut la proie d'un cauchemar. Il lui semblait que quelqu'un était monté sur sa poitrine et pesait de tout son poids sur lui pour l'étouffer. En même temps, il ressentait au cou, près de l'oreille, un picotement douloureux.
Instinctivement, il étendit la main, et ce fut avec un sentiment de profonde horreur que ses doigts frôlèrent quelque chose de velouté et de chaud, comme le duvet d'un oiseau, ou la peau molle et pelucheuse d'une chauve-souris.
Avec un bruit mou, une masse sombre s'éleva au-dessus de lui ; ses yeux rencontrèrent, dans la profondeur des ténèbres, deux larges yeux phosphorescents et il reçut à la tempe un choc violent qui l'étourdit à moitié.
Il voulut crier, appeler à l'aide ; mais un tel sentiment d'épouvante s'était emparé de lui qu'il ne put articuler qu'un gémissement plaintif.
Son réveil, sa courte lutte avec le vampire inconnu qui l'avait choisi comme proie, tout cela n'avait pas duré dix secondes. Sous le ciel entièrement voilé de nuages, l'obscurité était profonde. À quelques pas, Robert vit briller les yeux incandescents du monstre, qui battait des ailes au-dessus de lui, prêt sans doute à s'élancer de nouveau.
Le jeune homme se vit perdu, il venait de comprendre que cette planète, qu'il avait crue déserte, était peuplée de bêtes épouvantables, restes difformes des créations primitives, et qu'il serait dévoré sans avoir aucun secours à attendre de personne.
Pourtant, en dépit de la terreur qui le glaçait jusqu'aux moelles, la brusque pensée d'un moyen possible de défense illumina son esprit avec la soudaineté d'un éclair.
– Le feu ! s'écria-t-il d'une voix rauque. Le feu ! Ces monstres nocturnes doivent avoir peur de la flamme.
Et il se rua comme un fou hors de son gîte, jusqu'à l'endroit où se trouvait le brasier allumé la veille et qu'il avait soigneusement recouvert de branchages.
– Pourvu qu'il ne soit pas éteint !
Et ses dents claquaient de peur à cette idée.
Il n'en était rien heureusement et Robert eut la joie de constater qu'une grande masse de charbons rouges couvaient sous la cendre et les branchages.
Prompt comme la pensée, il arracha un tison tout enflammé et le lança de toute sa force vers son ennemi. La lueur des charbons ardents illumina quelques secondes une apparition véritablement diabolique : un être digne de prendre place à côté des plus hideux démons qu'ait rêvés le Moyen Age.
Que l'on se figure une chauve-souris à peu près de la taille d'un homme et dont rien ne peut donner l'idée que les chéiroptères géants du Brésil, ou les vampires de Java. Seulement, les ailes étaient beaucoup moins développées et les phalanges, groupées à l'extrémité de l'avant-bras, formaient une véritable main armée d'ongles acérés. De plus, des mains semblables terminaient les membres inférieurs et c'était à l'aide de ces griffes que le vampire, lorsque Robert l'entrevit à la lueur brève de son projectile enflammé, se tenait agrippé à la maîtresse branche d'un hêtre.
Pour le malheureux exilé de la planète terrestre, tout augmentait l'horreur de cette apparition : la couleur jaune sale des ailes membraneuses, le visage de tout point semblable â celui de l'homme et qui reflétait la ruse et la férocité, mais surtout les lèvres pendantes et d'un rouge de sang, et les yeux clignotants et bordés d'écarlate comme ceux d'un albinos, dans une face exsangue, avec un nez retroussé et court, pareil à celui des bouledogues. De longues oreilles arrondies, sans proportion avec la tête, complétaient cet ensemble hideux.
Robert distingua tous ces détails avec une netteté ineffaçable et il en fut tellement saisi qu'il laissa échapper de ses mains le second tison dont il s'était emparé.
Heureusement pour lui, son projectile avait frappé juste.
Le vampire, brûlé au ventre, ébloui par la flamme, que ses yeux d'animal nocturne ne pouvaient sans doute supporter, poussa un cri de douleur, suivi d'une série de gémissements lugubres, et dégringola du haut de son observatoire en tournoyant.
Devant ce succès inattendu, Robert s'était élancé, armé d'un gros tison et prêt à compléter sa victoire ; mais le vampire, qui paraissait avoir une grande répulsion pour la flamme, se mit à bondir de droite et de gauche, aussi maladroit qu'un kangourou, et sans cesse de gémir d'une voix presque humaine.
Il finit par s'élancer sur une grosse branche et il disparut aux yeux de Robert, qui le serrait de près et se croyait sur le point de s'en emparer.
Un peu rassuré, le jeune homme se rapprocha de son feu, y jeta des brindilles de bois sec et, bientôt, une flambée claire monta, une de ces joyeuses et pétillantes flambées dont la chaleur est vivifiante, dont la clarté met en fuite les fantasmagories de la nuit.
Robert s'assit et, ses appréhensions un peu calmées, réfléchit à la singulière agression à laquelle il venait d'échapper par miracle.
Comme tous les solitaires, il prenait l'habitude de penser à voix haute :
– Je ne crois pas, dit-il, que, pendant le jour, j'aie à craindre l'être effroyable qui avait commencé de me sucer le sang pendant mon sommeil. – Et, machinalement, il tâtait une petite plaie. ronde, encore sanglante, derrière l'oreille.
Ces vampires sont essentiellement nocturnes. Maintenant, je suis prévenu et on dit : un homme averti en vaut deux. Pour le moment, il s'agit de faire bon feu et bonne garde ; dès qu'il fera jour, je vais me mettre en quête de quelque caverne dont je puisse, le soir venu, barricader l'entrée avec des pierres et des branches… Je me fabriquerai une lampe, avec la moelle des joncs et la graisse des oiseaux… puis j'aurai toujours mon feu pour me défendre.
En dépit de ces raisonnements et d'autres semblables par lesquels il essayait de se rassurer lui-même, Robert ne pouvait songer sans frémir à l'horrible créature dont l'image lui apparaissait dès qu'il fermait les yeux.
Aux moindres bruissements des feuillages, aux moindres frissons des roseaux, il se levait et prêtait l'oreille avec angoisse ; il croyait toujours entendre dans l'ombre palpiter doucement les ailes veloutées du monstre.
S'il allait en ramener d'autres avec lui ? se demandait-il en tremblant. Que ferais-je, contre une troupe de vampires une fois que j'aurais épuisé tous les tisons de mon feu ?
Et il se voyait tombé à terre et dépecé tout vivant par une foule d'êtres aux yeux clignotants et aux lèvres sanglantes et lippues, dans des faces blêmes d'albinos.
Le vertige de l'inconnu l'envahissait. N'allait-il pas avoir à lutter contre d'autres périls étranges, d'autres bêtes inouïes, dans cet univers mélancolique, qu'il jugeait maintenant exclusivement peuplé de créatures terrifiantes ?
Hanté par ces obsédantes pensées, ce fut avec un sentiment de joie profonde et de délivrance que Robert vit le soleil monter comme un globe pâle à travers les brouillards, au-dessus des longues lignes d'eau et des roseaux bruns.
Il riait, il chantait, il se moquait maintenant des fameux vampires, il avait reconquis, avec le soleil, cette belle confiance en soi qui fait les grands hommes et crée les grandes choses.
– Bah ! déclara-t-il en riant, je suis le dernier des poltrons ; avec ma vigueur musculaire décuplée par la moindre attraction de la planète, je mettrai en fuite tous les vampires. En attendant, je vais préparer mon déjeuner.
De s'être mesuré avec un péril certain, Robert se trouvait plus brave et plus joyeux, et puis le soleil dorait joliment les nuages, les flaques d'eau s'éclaircissaient de lumière, tout un monde d'oiseaux nasillards s'élevait du fond des herbes. Robert se sentait plein de force pour les épreuves de cette nouvelle journée, qui semblait lui sourire à travers les voiles de la brume.
Philosophiquement, devant une mare unie comme une glace, il visita la blessure de son cou ; ce n'était pas grand-chose au fond, une tache rouge un peu boursouflée aux bords.
Cependant, cette petite consultation lui donna à penser.
– Diable ! s'écria-t-il, il paraît que les vampires connaissent l'anatomie. Ce bobo-là se trouve juste sur le trajet de la veine jugulaire et de l'artère carotide. Décidément il était, comme on dit, moins cinq, lorsque je me suis réveillé.
Robert appliqua sur sa blessure une compresse d'herbes parfumées, qui lui parurent proches parentes, les unes de la sauge, les autres de la menthe, de la mélisse ou du romarin, toutes plantes de la vieille Terre natale.
Elles ne différaient de leurs congénères que par des détails peu appréciables, des feuilles plus dentelées ou plus brunes, des fleurs plus petites et diversement colorées.
– Voilà, s'écria-t-il, des variétés curieuses et dont je ferai cadeau au jardin du Muséum de Paris, si jamais je réussis à revenir.
Ensuite il se rendit à son garde-manger, que le vampire heureusement n'avait pas dévasté. Il se prépara une succulente grillade, accompagnée de quelques douzaines de châtaignes d'eau, qui remplacèrent pour lui le pain et les légumes des repas terrestres. Il se chargea de son arc, de ses flèches, jeta plusieurs brassées de bois sur son feu et se mit en marche, après avoir attaché sur son dos, avec des courroies de jonc tressé, ce qui lui restait de son gibier.
Mais, par le sentier qu'il suivit à travers le marais, il avait soin, de quinze en quinze pas, de briser les roseaux, afin – tel un autre Petit Poucet – de retrouver facilement, lorsqu'il le voudrait, sa cabane et surtout son brasier.
Il marcha un quart d'heure, très gai, presque en touriste, satisfait de l'état du ciel, qui n'annonçait aucune pluie capable d'éteindre son feu.
Tout à coup, le chemin lui fut barré par une colline couverte de grands osiers jaunes et rouges, d'une variété qui lui était inconnue et qui flamboyait sous les rayons du soleil matinal.
Il fit quelques pas dans une allée qui paraissait tracée régulièrement entre les troncs, comme par une main humaine et, tout à coup s'arrêta, stupéfait à la fois et émerveillé.
Il avait débouché au centre même d'une espèce de hameau martien, dont l'aspect plein de naïveté et de bonhomie l'encouragea à pénétrer plus avant.