Huit jours s'étaient écoulés depuis la mort de Phara-Chibh.
Le capitaine Wad et Ralph Pitcher, devenu en quelques jours son inséparable ami, savouraient des boissons glacées dans un kiosque des jardins de la résidence, aux côtés de miss Alberte convalescente et qui ne gardait plus des affres traversées qu'une intéressante pâleur ; entre ces trois personnes il y avait sympathie complète.
Plus ils avaient réfléchi et discuté, plus ils s'étaient convaincus de cette vérité que l'ingénieur Darvel avait atteint la planète Mars, qu'il avait réalisé ce prodigieux rêve de savant, de poète ou de fou.
Mille petites circonstances insignifiantes en elles-mêmes arrivaient à former, groupées, des preuves imposantes.
Le capitaine Wad avait recommencé l'enquête ordonnée naguère sur la catastrophe du monastère de Chelambrum ; en interrogeant patiemment les religieux hindous, il était arrivé à entrevoir une grande partie de la vérité.
Dans le laboratoire souterrain occupé par Robert, il avait retrouvé des notes, des plans ébauchés, des épures d'où le projet de l'ingénieur se dégageait clairement.
Ralph maintenant ne trouvait plus rien d'extraordinaire dans la mystérieuse lettre trouvée par lui et qu'il avait regardée jusqu'alors comme un fait inexplicable.
Mais ce qui l'intrigua fort, ce fut de découvrir, dans un cahier rempli de notes et de formules de toutes sortes, ces quelques lignes de l'écriture de Robert :
« Aujourd'hui, Ardavena a trouvé le moyen de me faire voir ma chère Alberte, dans un de ses miroirs magiques dont le mécanisme commence à n'avoir plus rien de très merveilleux pour moi… Je crois qu'elle ne m'a pas oublié. Mais j'en ai ressenti une terrible secousse. Me voilà incapable de travailler pour deux ou trois jours au moins… »
Miss Alberte, à qui Pitcher se fit un devoir de remettre le cahier, en fut profondément touchée.
– Je savais bien, murmura-t-elle, que Robert ne pouvait m'avoir oubliée.
« Il n'a pas cessé de penser à moi comme j'ai pensé à lui ; mais nous le retrouverons ! Si véritablement il a réussi à franchir les gouffres de l'éther, à aborder dans Mars, pourquoi n'irions-nous pas le rejoindre ? Ce qu'il a pu réaliser, pourquoi ne le réaliserions-nous pas ? »
Le capitaine Wad secoua la tête avec un silencieux découragement.
– Non, dit Ralph, ce n'est pas possible, Darvel a dû bénéficier d'un concours de circonstances qui ne se reproduiront sans doute jamais plus.
– Nous verrons, murmura miss Alberte devenue pensive.
À ce moment, le gong du vestibule retentit, des boys arrivèrent effarés jusqu'au kiosque où s'échangeaient cette conversation.
– Capitaine, dit l'un d'eux, on vient d'arrêter un prisonnier que les cipayes vous amènent.
– Un prisonnier, s'écria l'officier avec humeur, était-ce la peine de me déranger pour cela. Sans doute quelque voleur de riz ou de patates ?
« Qu'on l'enferme et qu'on me donne la paix !
– Mais, reprit le boy avec insistance, ce n'est pas un indigène, nous ne vous aurions pas dérangé pour si peu de choses, c'est un Européen et, nous en sommes presque sûrs, un espion.
« Il parle l'anglais avec un bizarre accent, il est misérablement vêtu et nous avons trouvé sur lui une série de photographies tout à fait singulières.
– Tu as bien fait de me prévenir, dit au boy l'officier, ramené au sentiment de son devoir professionnel.
« Fais-le venir, je vais l'interroger immédiatement.
« Je crois, ajouta le capitaine, quand le boy se fut retiré, que nous avons tout simplement affaire à un de ces rôdeurs internationaux, débardeurs ou chemineaux, auxquels nul pays ne demeure inaccessible.
– Précisément le voici, dit Ralph.
Les cipayes amenaient dans le jardin un personnage à longue barbe blonde, aux yeux d'un bleu très clair et, ainsi que l'avait dit le boy, il était misérablement vêtu et couvert de poussière, il paraissait accablé de fatigue.
Mais, en dépit de ce triste équipage, il y avait en lui une franchise et une noblesse d'allures qui saisissaient au premier aspect.
À la grande surprise des assistants, il poussa un cri de joie en apercevant Alberte et fit retentir bruyamment les menottes dont il était enchaîné, puis esquissant une révérence :
– C'est donc vous, miss Téramond ? Je suis vraiment enchanté d'avoir enfin réussi à vous trouver !
« Heureusement que votre photographie s'étale à la première page de tous les journaux illustrés. »
Le capitaine Wad crut se trouver en présence de quelque solliciteur famélique qui, instruit par hasard de la présence de la jeune miss dans l'Inde, avait trouvé le truc ingénieux de se faire arrêter pour parvenir jusqu'à elle.
– Taisez-vous, dit-il durement, c'est à moi que vous avez affaire.
« Je vous préviens que, si vous avez eu l'intention de vous livrer à quelque mauvaise plaisanterie, vous êtes fort mal tombé.
« Et d'abord, quelles sont vos références, vos papiers ?
– Comme papiers, fit l'homme avec quelque jovialité, je possède un livret de forçat imprimé sur papier jaune et parfaitement en règle.
– Quelle est cette facétie ? demanda l'officier en fronçant terriblement le sourcil.
– Ce n'est pas une facétie, répliqua le prisonnier avec une tranquillité légèrement gouailleuse ; mais, à moins que tout cela ne soit changé, je ne sache pas que la libérale Angleterre ait l'habitude de livrer les condamnés politiques des autres nations qui viennent chercher refuge sur son territoire.
– Cela suffit, grommela le capitaine Wad agacé, je vais éclaircir votre cas et je vous garantis que ce ne sera pas long.
« Et d'abord, qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Quel est votre nom ? »
Le prisonnier ne parut prêter aucune attention au ton menaçant dont l'officier avait prononcé ces paroles.
– J'arrive de Sibérie, répondit-il tranquillement. Je suis un savant d'origine polonaise et je me nomme Bolenski.
Ralph imprima au rocking-chair sur lequel il était assis, un balancement furieux.
– Bolenski ! interrompit-il brusquement. Je sais… Je sais : n'êtes-vous pas entré en collaboration avec un Français nommé Darvel, au sujet de signaux lumineux qui devaient être adressés aux habitants de la planète Mars ?
Du coup, le capitaine Wad avait laissé de côté, comme un masque, sa physionomie officielle et rigide, il était devenu profondément attentif.
– Parfaitement, dit le Polonais d'un ton cordial, enfin nous y voilà ! Cela n'a pas été sans peine.
Le capitaine Wad avait eu un certain geste à l'adresse de deux cipayes impassibles dans leur uniforme blanc, qui faisait ressortir le ton bronze clair de leur visage farouche ; les menottes de Bolenski lui furent enlevées et l'officier approcha lui-même un siège à son intention.
Au grand étonnement de miss Alberte, Bolenski ne parut nullement surpris de ce changement d'attitude.
– Il fallait absolument que je vous visse, fit-il en se tournant vers la jeune fille, j'ai de très graves nouvelles à vous annoncer.
« Ce n'est pas la première fois, mademoiselle, que j'entends prononcer votre nom. Que de fois, mon ami Darvel m'a parlé de vous, quand nous campions ensemble, en Sibérie ! Vous avez su, peut-être, que je fus arrêté, que j'allai rejoindre au bagne les patriotes polonais, désespéré d'abandonner notre merveilleuse tentative de communication interplanétaire.
« J'ai réussi tout dernièrement à m'évader.
« J'ai regagné le Japon où, pour vivre, je suis entré en qualité de directeur dans un grand établissement de photographie scientifique.
« J'étais sans nouvelles de Robert ; mais je n'avais pas oublié notre rêve.
« Disposant de puissants appareils que j'avais encore perfectionnés, j'ai obtenu de la planète Mars des clichés d'une netteté parfaite.
– Eh bien ? demanda miss Alberte haletante d'émotion.
– Ces photographies, vous les verrez, dès que les cipayes qui me les ont confisquées me les auront rendues.
– Parbleu ! interrompit le capitaine, ce doivent être ces photographies martiennes qui vous ont fait passer à tort pour un espion auprès de mes cipayes trop zélés.
– Parfaitement ; j'en ai plus d'une centaine et j'en aurais bien davantage si, un beau matin, sans le moindre prétexte, les Japonais sans doute suffisamment initiés à la photographie cosmographique ne m'avaient brutalement congédié.
« Le jour même, j'attendais le départ du paquebot pour San Francisco, quand un numéro de revue contenant le portrait de miss Téramond et des détails biographiques sur Darvel est tombé sous mes yeux.
« Ma résolution a été prise tout de suite. Au lieu d'aller à San Francisco, je me suis embarqué pour Karikal, où je suis arrivé à peu près sans argent.
« C'est à travers mille périls, mille fatigues, que je viens enfin de vous trouver.
– Votre collaboration nous sera précieuse, dit Ralph en se levant : Robert Darvel vous a certainement parlé de son ami Pitcher.
– En maintes circonstances !
Pendant que les deux hommes échangeaient un cordial shake hand, un boy, sur l'ordre du capitaine Wad, apportait une petite valise sordide.
– Mes photographies, s'écria le Polonais, les yeux étincelants de joie.
Il avait ouvert la valise d'une main fiévreuse, il éparpillait sur le guéridon du kiosque des masses d'épreuves non collées ; sur toutes, la planète apparaissait avec sa masse sombre traversée par les linéaments plus clairs des canaux de Schiaparelli.
Tout d'abord, ces photographies ne présentaient rien d'extraordinaire.
– Mais vous ne voyez donc pas ? s'écria Bolenski avec feu.
« Regardez ici, cette tache blanche suivie d'une ligne, puis sur cette autre ; un point, une ligne et un trait !
« Sur cette autre encore, deux traits et un point.
– Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda miss Alberte.
– Vous ne comprenez pas… l'alphabet Morse ?
« Il y a là-haut un homme qui fait des signaux à la Terre et cet homme ne peut être que Robert Darvel !