Robert Darvel s'était relevé, titubant, sous l'empire d'un étrange vertige : LA PLANÈTE MARS ! Ces paroles magiques résonnaient à ses oreilles, dans le souffle du vent, dans le bruissement mélancolique des feuillages, dans le murmure monotone de la mer.
– La planète Mars !
Il avait prononcé tout haut ces paroles et elles lui firent peur. Il crut que des voix confuses lui répondaient du fond des halliers. Instinctivement, il se retourna, il regarda autour de lui avec des yeux agrandis par l'épouvante de l'Inconnu. Il lui semblait que des êtres difformes grimaçaient derrière les buissons et répétaient en ricanant d'une voix très basse :
– Ah ! Ah ! La planète Mars…
Il fit quelques pas dans la direction d'une clairière où la clarté des deux astres lunaires se déversait pure et tranquille, découpant lumineusement l'ombre rousse et rose des osiers jaunes et des hêtres rouges.
Il avait une envie terrible de courir et il n'osait pas le faire, parce qu'il croyait entendre quelqu'un marcher derrière lui, mettant ses pas dans les traces de ses pas et soufflant la tiédeur de son haleine dans son cou. Des bêtes dans les arbres croquaient des fruits, les troncs lassés par le vent geignaient, une source sanglotait au loin : tous ces bruits ajoutaient à la terreur de Robert. Les récits qu'il avait lus autrefois sur les habitants étranges des planètes l'assaillaient en foule. Mars n'était-il peuplé que de brutes anthropophages aux formes monstrueuses ou d'êtres d'une culture supérieure, disposant des ressources merveilleuses d'une science inconnue ? Toutes ces pensées se choquaient dans son cerveau et il se sentait l'âme aussi apeurée que dut l'être celle des premiers hommes, dans les forêts de la période tertiaire.
De grosses chauves-souris portées sur le velours silencieux de leurs ailes passèrent devant lui, et il rêva de diablotins ailés et de nains méchants et noctambules reclus, tout le jour dans les cavernes et dans le creux des vieux arbres et ne sortant que la nuit, comme les chéiroptères vampires, pour sucer le sang de leurs victimes endormies.
Robert sentait sa raison l'abandonner, le sentiment de sa solitude et de sa faiblesse l'oppressait. La nuit calme et la forêt tranquille parfumée de feuillages mûrs et de terre humide lui semblaient pleines de périls. L'horreur d'être seul lui glaçait le cœur. La vieille planète maternelle, la Terre, qui n'était plus pour lui, maintenant, qu'une pauvre tache de lumière dont il arrivait à peine à trouver la place dans les lointains de l'immense perspective céleste, apparaissait à son âme désolée ainsi qu'un lieu de délices, un coin privilégié de l'immense univers.
Au moins, il y avait là des hommes !
Robert se fût estimé très heureux de se retrouver, seul et sans logis, sans protecteur et sans argent, dans le plus pauvre faubourg de Paris ou de Londres, même dans la plus triste steppe de la Sibérie, même prisonnier des féroces sauvages du centre de Java ou de la Nouvelle-Guinée.
Il regardait autour de lui éperdument et l'envie le prenait, une envie irrésistible, de se blottir dans un trou de rocher ou sous le creux d'un buisson, comme une bête peureuse, et d'y attendre le jour.
Tout à coup, il se trouva près d'un ruisseau dont la nappe claire étincelait aux rayons des deux astres, Phobos et Deïmos, et qui fuyait entre deux énormes pierres rousses. Des joncs et des roseaux mêlés de plantes grasses, aux feuilles étalées, fleurissaient les rives de ce cours d'eau où des poissons rapides, couleur d'or, filaient entre les herbes, agiles comme des truites. De grands arbres miraient dans l'eau leurs sombres feuillages.
Jamais Robert n'avait vu ce paysage aussi charmant éclairé d'aussi douces lueurs. Son courage revint, il eut honte de la frayeur qui l'envahissait.
Posant les genoux sur l'herbe humide, il but, dans le creux de ses mains, une eau qu'il trouva exquise et qui calma sa fièvre.
– Non ! s'écria-t-il avec orgueil, je ne deviendrai pas victime de ces sottes terreurs. Je resterai digne du rôle que j'ai moi-même assumé ; j'ai voulu connaître les mondes nouveaux, que ce soit à mes risques. Quels que soient les ennemis ou les dangers qui m'attendent, j'arrive ici pourvu de tous les trésors de la vieille science humaine ; que je triomphe ou que je succombe, je serai parvenu au but que je m'étais tracé. J'aurai rempli la page que je voulais écrire et ma mission n'aura pas été inutile. Je n'ai ni le droit de me plaindre, ni celui d'avoir peur.
Robert, ranimé par cet élan d'enthousiasme, se retrouvait maintenant en pleine possession de toutes ses facultés. L'étrangeté de la situation ravivait son énergie et c'est d'un pas presque guilleret qu'il continua sa route, laissant derrière lui la source et la clairière pour s'enfoncer dans une longue avenue dont le sol était couvert d'une mousse brune, aussi douce aux pieds que du velours.
Si les amis terrestres du jeune ingénieur avaient pu l'apercevoir à ce moment, marchant à grands pas sans savoir même où il allait, par les sentiers d'une forêt sauvage, aucun d'eux, certes, n'eût pu le reconnaître. Robert était devenu maigre comme un squelette, ses traits étaient ravagés, ses épaules voûtées, ses cheveux et sa barbe, qui poussaient en désordre, étaient grisonnants. Il n'avait pour vêtement que le sac de coton qui lui avait servi de linceul et sous lequel il grelottait, quoiqu'il ne fit pas très froid.
Il avait entortillé ses pieds endoloris avec des lanières d'écorce d'arbres qui lui servaient d'espèces de sandales. Enfin, ses ongles démesurément longs et pointus lui donnaient plutôt l'aspect d'un homme de l'âge de pierre que d'un honnête mathématicien sorti troisième de l'École Polytechnique française.
Robert Darvel, désormais sûr qu'il avait quitté la planète natale et que ce qu'il avait pris pour une forêt canadienne n'était qu'un fragment du territoire martien, avançait à grands pas, autant pour réchauffer ses membres engourdis que pour parvenir, le plus vite possible, aux demeures des Martiens, sur le compte desquels il avait hâte d'être fixé.
– S'ils sont bons et intelligents, s'était-il dit, j'arriverai à me faire comprendre d'eux et ils me porteront secours. S'ils sont méchants et stupides, je leur ferai peur et ils seront quand même obligés de me venir en aide.
Tout réconforté par ces espérances un peu aventurées, il avançait toujours ; mais, au bout d'un quart d'heure, la fatigue l'avait gagné, ses pieds écorchés malgré ses sandales de lianes le faisaient cruellement souffrir. Alors il cassa une forte branche à peu près droite, qui lui servit de canne, en même temps que d'arme défensive.
À la grande surprise de Robert, il n'éprouva aucune difficulté à détacher, du tronc d'un sapin aux feuilles rougeâtres, une branche plus grosse que son poignet et il maniait cette pesante matraque avec autant de facilité qu'une légère badine.
– Parbleu, s'écria-t-il tout à coup, j'ai oublié que Mars est environ six fois plus petite que la Terre. En vertu de la loi de l'attraction, ma force musculaire doit être proportionnellement augmentée. Que les habitants de Mars prennent garde à eux ; s'ils me cherchent noise, je serai sûrement le plus fort.
Cette idée un peu enfantine de sa supériorité le fit sourire. En y réfléchissant, il retrouvait une foule de petits faits qui le confirmaient dans l'opinion que l'attraction moindre de la planète avait augmenté sa vigueur corporelle.
– Sur terre, pensa-t-il, jamais, affaibli comme je l'étais, je ne fusse arrivé à me débarrasser des débris de l'obus, à sortir de mon linceul et à gravir le rocher pour atteindre la forêt. Jamais, las comme je le suis, je n'aurais parcouru une distance aussi grande.
En effet, Robert, presque sans efforts, faisait des enjambées énormes ; il se sentait pour ainsi dire porté au-dessus du sol. D'un bond qu'il fit, pour franchir un tronc d'arbre qui lui barrait le chemin, il s'éleva à deux ou trois mètres en l'air.
Cette constatation le réconforta beaucoup, et son imagination toujours en travail lui suggéra d'employer cette vigueur et cette agilité de fraîche date à donner la chasse aux animaux des forêts.
Tout en faisant ces réflexions, il avançait toujours avec une grande rapidité à travers un paysage brillamment éclairé par les lunes jumelles et dont les lignes calmes, comme dessinées en rose sur un fond d'argent, ne pouvaient se comparer en rien à ce qu'il avait vu jusqu'alors.
L'avenue sur laquelle il s'était engagé aboutissait au sommet d'une colline, d'où il découvrit une vaste perspective ; un cirque immense de hauteurs, couronné de forêts, entourait le bassin tranquille d'un lac dont les eaux, obstruées d'îles, étaient alimentées par cinq ou six cascades qui descendaient des monts.
Mais tout, – les arbres, le sol, les mousses et les feuillages – était d'une éclatante couleur vermeille ou orangée, ou encore d'un violet sombre, ou d'un jaune clair, et la couleur verte, quoiqu'on la trouvât dans certaines espèces de plantes, n'était pas la dominante. En revanche, Robert vit des espèces de peupliers à feuilles toutes blanches et des arbustes, de la famille des sapins, dont les fines aiguilles étaient d'un bleu clair, luisantes et comme vernies d'une nuance inconnue et charmante.
Cette masse de frondaisons, couleur de sang et couleur d'or et de rouille, éclairée par la magique lueur phosphorescente des deux astres, inspirait un accablant sentiment de somptuosité et de mélancolie. Et, dans cette forêt d'or, les arbres blancs et bleus étaient comme des fantômes agitant tristement leurs bras ou peut-être de jeunes princesses égarées, dont le vent de la nuit faisait doucement voltiger les robes blanches.
Au-dessus de toutes ces choses, un ciel pur, un silence mortel à peine troublé par les rumeurs indécises qui montent des bois et de la terre, et qui peu auparavant avaient tant effrayé Robert, gémissements de la brise dans les rameaux, ou bruits d'ailes, grignotements nocturnes, toute la vie secrète et profonde des lieux sauvages.
Robert contempla longtemps ce magique panorama. Il était ravi d'admiration ; le silence et la majesté du paysage le pénétrèrent malgré lui, et il se sentait envahi d'une sorte d'horreur sacrée. Il eût voulu crier bien haut ce qu'il ressentait ; mais l'angoisse le prenait à la gorge. Accablé du sentiment de sa solitude, il regardait fiévreusement autour de lui et il eût donné tout au monde pour trouver à ses côtés un ami, un indifférent, un ennemi même, à qui confier les accablantes et solennelles impressions qu'il ressentait.
Il s'était assis sur la mousse – cette belle mousse rousse et dorée qu'il retrouvait partout – et il essayait une fois de plus de dominer le saisissement qui le gagnait.
Ce qui le consternait, c'est de n'apercevoir nulle part, quoiqu'il fouillât l'horizon de toute l'acuité de son regard, aucune trace d'habitation, ni fumées, ni lumières, ni cabanes de sauvages ou de bûcherons, rien qui révélât la présence d'êtres intelligents. Rien qu'une solitude magnifique et sauvage, un paysage vierge, dont les futaies millénaires n'avaient jamais connu ni la flamme, ni la cognée.
Au milieu de ce mortel silence, il prêtait l'oreille malgré lui, et son cœur battait à la pensée d'entendre quelques appels de chasseurs perdus dans les bois, quelques chansons de pâtres ou de contrebandiers, le bruit enfin d'une voix humaine. Il se prit à songer ; il se rappelait ses chasses dans la jungle, en compagnie de son ami le naturaliste Ralph Pitcher, et il eût bien à ce moment sacrifié dix ans de sa vie pour avoir près de lui ce brave et loyal compagnon d'aventures.
Que devait-il penser au fond de sa petite boutique, près de la Tamise ? Sans doute, il accusait son ami d'ingratitude et d'oubli, et peut-être lui-même l'avait-il oublié dans les mille préoccupations de la lutte pour l'existence.
Robert se sentit plus triste à cette pensée.
Ah ! Si Ralph Pitcher était là, quelle partie de plaisir c'eût été que cette émouvante prise de possession d'un astre nouveau, que ce voyage en pleine merveille, en pays inconnu.
Mais Robert était seul. En pensant à cette Terre, qui n'était plus pour lui qu'une petite lumière à l'horizon, il sentait mollir sa bravoure. Invinciblement, les souvenirs l'assaillaient et se pressaient en foule dans son âme douloureuse.
Il soupira en songeant à cette charmante Alberte qui l'avait aimé et qu'il ne verrait sans doute jamais plus ; elle aussi avait dû l'oublier, le compter au nombre des disparus ou des morts.
Tout le passé remontait en lui. Il revoyait, comme la fuite rapide d'un cortège de fantômes, tous les événements écoulés ; son enfance dans un château des environs de Paris, la mort de ses parents qui l'avaient laissé sans fortune et sans protecteurs, ses études poursuivies avec acharnement, ses inventions, ses aventures en Sibérie et au Cap, enfin son séjour chez Ardavena et son voyage à travers les espaces.
– Allons ! s'écria-t-il brusquement, il ne faut plus songer au passé, il faut lutter courageusement contre les périls présents.
Il serra autour de ses reins sa robe de coton, reprit son bâton et continua sa route, avec cette vélocité, cette légèreté auxquelles il n'arrivait pas à s'habituer. Après avoir un peu réfléchi, il avait résolu de contourner les rives du lac, de franchir le rideau de forêts qui barrait l'horizon et d'atteindre la vallée située de l'autre côté des hauteurs ; là, peut-être, il trouverait des habitants.
Au bout d'une heure de marche, de nouveau il eut faim. Il éprouvait d'intolérables tiraillements d'estomac ; il commença par mâcher de jeunes pousses d'arbres. Puis, en longeant un sentier naturel, au bord du lac, il aperçut dans une flaque d'eau une touffe de plantes, qui, sauf la couleur brune de leurs fruits un peu plus gras, lui rappelèrent tout à fait les châtaignes d'eau qui croissent dans les étangs de l'ouest de la France.
Il se contenta de ce régal un peu fade, se promettant bien de découvrir un moyen de faire du feu et de se préparer des repas plus substantiels.
Réconforté, tant bien que mal, il contourna pendant plusieurs heures les bords marécageux du lac, toujours heureusement servi par cette étonnante puissance musculaire qu'il devait à la diminution de la force centripète.
Cette nuit de marches forcenées lui parut interminable ; il éprouvait un amer désenchantement à ne pas rencontrer les merveilles qu'il s'était promises autrefois.
D'ailleurs, il eut la chance de trouver des champignons, puis des faînes, sous les grands hêtres rouges, qui apaisèrent sa faim.
L'aurore se levait, une aurore grelottante et triste, où le soleil apparaissait comme à travers la fumée d'une fin d'incendie, lorsque Robert Darvel atteignit le sommet de la chaîne de collines qui se trouvait de l'autre côté du lac.
De là, il découvrait un horizon immense, un marécage vaste comme une mer, uniformément peuplé de flaques d'eau et de touffes de roseaux qui se répétaient à l'infini d'une façon uniforme. Au-dessus, des vols d'oiseaux tournoyaient.
Mais, dans tout ce paysage désolé, trempé dune pluie fine, éclairé d'un soleil indécis, Robert n'aperçut aucune trace d'habitations humaines.
– Quelle horreur ! s'écria-t-il, quel désespoir ! Me voici seul dans un monde sans habitants, où je n'ai pas même l'intérêt d'un péril à courir, et qui ne m'offre en perspective que l'abrutissement de la solitude…
Il éprouvait le besoin de crier tout haut, de se parler à lui-même. Il continua avec une sorte de rage :
– Maudits soient les rêveurs et les fous qui ont supposé que les terres célestes renfermaient des êtres et des choses véritablement inconnues et nouvelles. Je le comprends maintenant, l'Univers est à peu près partout pareil à lui même ! Rien de nouveau sous le soleil ! Hélas et même au-delà du soleil… Je suis puni de mon sot orgueil, je vais mourir ici comme un pestiféré, sans consolations, sans amis, dans la solitude et le désespoir…