XI – EXPLORATIONS

 

Les huit jours suivants furent pour Robert Darvel une vraie semaine d'enchantement, où le temps coula avec la rapidité d'un rêve.

Robert exerçait maintenant sur les Martiens une souveraineté plus que royale. Vêtu d'une magnifique robe de plumes rouges et vertes, et coiffé d'un bonnet dessiné par lui, auquel il avait eu la faiblesse de donner la figure d'un diadème, il ne marchait plus qu'accompagné de douze gardes du corps, robustes et bien armés. En outre, Aouya et Eeeoys le suivaient partout, avec la mission spéciale de l'initier aux finesses de la langue martienne qu'il commençait à parler passablement. Chose facile, puisque cet idiome n'était guère composé que de deux cents mots, formés de combinaisons de voyelles, avec quelques rares consonnes, pour exprimer les objets terribles ou nuisibles.

D'ailleurs, Robert était vénéré de ses sujets, et leur affection pour lui était poussée jusqu'au fanatisme et jusqu'à l'adoration.

Il eut un jour la surprise de trouver son image, grossièrement sculptée avec du bois, de l'argile et du cuir colorié, installée dans un des temples où avait trôné jadis l'idole de « Erloor ». Il fit comprendre à ses interprètes qu'il lui répugnait de prendre la place de ces bêtes de proie. Lui n'était venu que les mains pleines de bienfaits, il voulait seulement pour tous l'abondance, la justice et la bonté.

Ses idées s'harmonisaient trop bien avec le naturel pacifique de ses sujets, pour ne pas lui donner une grande popularité.

C'est que, aussi, il leur avait rendu de fiers services.

Le lendemain de l'attaque des vampires, il avait fait élever, tout autour du village, une ceinture de hautes cheminées, bâties de briques crues, avec un toit pointu et des ouvertures latérales munies d'abat-vent qui bravaient la pluie ou le sable des vampires. Le sol de ces foyers avait été formé de pierres massives, contre lesquelles le génie fouisseur des Roomboo devait échouer piteusement.

D'ailleurs, des pièges à bascule avaient été disposés un peu partout à leur intention, et les Martiens, eurent la joie d'en recueillir quatre le même jour, la tête broyée par la masse du contrepoids.

Désormais, le village reposait paisiblement, entouré d'une ceinture de feux brillants.

Le jour suivant, Robert monta sur les barques de jonc et de cuir de ses sujets, et il eut la joie d'effectuer une traversée de plusieurs heures sur un des fameux canaux reconnus par les astronomes terrestres.

Il supposa, d'après ses données personnelles, que ce devait être l'Avernus.

Qu'on se figure un gigantesque fleuve, une espèce de bras de mer, dont les deux rives, lorsqu'on était au centre, se perdaient dans le brouillard, et dont l'eau salée roulait lentement vers le sud de la planète.

Sans prêter attention à l'habileté des pagayeurs, qui dirigeaient l'embarcation avec des espèces de cuillers, formées d'un grand roseau terminé à chaque bout par des poches de cuir, Robert, armé d'une ardoise et d'une pierre pointue, retraçait de souvenir, d'après Schiaparelli et Flammarion, les contours des continents de la planète.

Dans l'ébauche grossière qu'il venait d'esquisser, un fait le frappa. Tous les océans étaient au Nord, et tous les continents au Sud.

D'un seul coup, il crut avoir deviné ce que les astronomes et les savants avaient si longtemps cherché.

– Cela crève les yeux, s'écria-t-il avec enthousiasme, je m'étonne que l'on n'y ait pas pensé plus tôt : la planète Mars tout entière, avec son pôle terrien et son pôle aquatique, n'est qu'un vaste marécage, et tout serait submergé lorsque arrive la débâcle des glaces, après un hiver qui dure six mois, de même que tout serait desséché après un printemps et un été qui durent aussi chacun six mois, si les Martiens n'avaient creusé ces vastes tranchées, qui chassent du Nord l'eau vivifiante qui manque au Sud.

Un fait pourtant l'inquiétait, la présence constatée par les astronomes, dans la région de l'équateur, de montagnes dont les cimes blanchissent en hiver.

– Cela n'est pas pour renverser ma théorie, dit Robert, comme s'il eût répondu à un interlocuteur invisible, qu'il y ait dans ce vaste marais quelques cantons montagneux. Cela se peut… Mais, s'il y a des montagnes, il doit y avoir des vallées, des coins délicieux, chauffés par un été de six mois, où doivent pousser et mûrir toutes les plantes et tous les fruits des zones tropicales, où l'hiver doit se réduire à des ondées sans importance. Les astronomes qui ont répété sans réfléchir que Mars était plus éloigné du Soleil que de la Terre, n'ont oublié qu'une chose, c'est que l'année martienne a six cent quatre-vingt-sept jours.

Il était tombé dans une rêverie profonde. Il se rendait compte maintenant de la robustesse et de la fraîcheur de ces arbres et de ces plantes, dont l'existence devait être deux fois plus longue que sur la Terre. Il se promettait, comme un vrai régal poétique, d'assister à ce merveilleux automne d'une demi-année, où le trépas des choses devait se colorer aux nuances infinies et subtiles, inconnues aux saisons terrestres.

Il devinait le lent réveil de la nature, après un long sommeil, et les milliers de fleurs variées qui devaient, après un si long repos, saluer l'avènement du Soleil. Il goûtait par avance le charme de ces éclosions successives de floraisons dont la lenteur même devait avoir une inoubliable volupté… Et l'été torride, et sans fin, dans les forêts couleur d'or… Et l'automne parmi les roseaux de pourpre brune, et les nuées d'oiseaux aux cris mélancoliques.

Son cerveau s'échauffait. Il pensait maintenant en botaniste. Les plantes capables de supporter de si longues alternatives de froid et de chaleur se dessinaient distinctement dans l'herbier de sa mémoire.

Il voyait d'avance de frais ravins tapissés d'orangers, de palmiers et de cocotiers, où les Erloor devaient se retirer après avoir sucé le sang de leurs victimes.

Une colère s'empara de lui :

– Je n'ai rien vu, s'écria-t-il, je ne connais rien de cette planète mystérieuse. Je n'en sais probablement pas plus long que si, arrivant sur la Terre, je m'étais échoué chez les Esquimaux ou chez les habitants de la Terre de Feu… Peut-être, après les Erloor, existe-t-il d'autres êtres sages, puissants, intelligents, qui habitent vers les régions caressées par le soleil, des campagnes fertiles, où règne le bonheur.

À ce moment, il s'aperçut qu'Aouya et Eeeoys l'écoutaient et le regardaient avec inquiétude. Il les calma d'un sourire, et l'inattendu du paysage vint bientôt faire trêve à son obsession.

La barque était venue s'échouer sur un fond de granit admirablement taillé. Aux traces des éclats, Robert constata que, de même que les anciens Égyptiens, les constructeurs de ces canaux avaient utilisé la force expansive de l'eau transformée en glace pour diviser les blocs du rocher sans aucun outil.

Robert vit nager parmi les herbes un grand nombre de ces animaux, à la fois aquatiques et fouisseurs, que les gens du village adoraient sous le nom de Roomboo. Il allait en assommer un avec sa massue, lorsque Eeeoys retint son bras, elle lui fit comprendre, quoique avec beaucoup de peine, que, sur les canaux, les Roomboo étaient des êtres utiles et sacrés, presque des fonctionnaires.

– Ils mangent beaucoup de poissons, dit-elle ; mais ils nettoient le fond des fleuves, et ils sont très nécessaires. On ne peut les tuer que s'ils attaquent les villages, ce qui n'arrivera plus, maintenant que leurs maîtres, les Erloor, sont vaincus.

Robert descendit, après une marche d'environ cinquante pas, dans un terrain plein de plantes rouges, le chemin lui fut barré par un rempart, fait de gros blocs mal équarris, réunis sans ciment, à la façon des pierres cyclopéennes.

Il comprit alors pourquoi les astronomes de la Terre voyaient une double ligne aux rives des canaux, et il se rappela aussi avoir observé, pendant son voyage, des seuils de pierres, véritables barrages, qui permettaient de conserver en été les eaux polaires pendant qu'en hiver elles devaient couler avec la vitesse d'un courant furieux, entre les doubles remparts du canal.

Robert était perdu tout entier dans ses réflexions, lorsque ses hôtes – « ce sont mes sujets plutôt », songea-t-il – lui montrèrent une sorte d'escalier abrupt, par lequel on accédait au sommet de la digue.

Il marchait d'étonnements en étonnements. Il retrouva un peu plus loin une vraie ville martienne, qui comptait plus de deux mille cabanes. Il fut accueilli avec des hurras d'enthousiasme.

Fidèle à la ligne de conduite qu'il s'était tracée, il fit avancer le Martien notable qu'il avait chargé d'un panier d'argile plein de charbons ardents. Et ce fut la répétition de scènes déjà vues, la flamme étincela, les viandes rôties embaumèrent l'air, les idoles d'Erloor et de Roomboo furent traînées au bûcher et le village s'environna d'une ceinture de foyers protecteurs.

Robert Darvel, désormais blasé sur les hommages des populations, prit congé, après une légère collation, et, comme un ministre en tournée, gagna un autre village où on lui fit la même réception solennelle.

Partout où il passait, les Erloor n'étaient plus à redouter de personne. On en trouvait de cloués tout vifs à la porte des cabanes.

Robert savourait les joies d'une popularité bien acquise, il était comblé de caresses et de cadeaux et il jouissait du plaisir encyclopédique d'être à la fois admiré comme cuisinier, comme général, amiral, homme politique, médecin, pharmacien et ingénieur, etc.

Partout, d'après ses ordres, des tours à feu étaient construites, et la sécurité régnait, où naguère on avait vu régner la terreur.

Des vampires, il n'était plus question : les Erloor, corrigés par la dure leçon qu'ils avaient reçue, n'attaquaient plus personne. Ils devaient s'être réfugiés vers les régions où leur prestige n'était pas encore entamé.

Cependant, Robert en captura deux qui étaient venus bêtement tomber le nez dans la flamme. Avec la prudence habituelle aux chefs d'État, il ordonna qu'ils fussent emprisonnés présentement, en attendant leur procès définitif pour tapage nocturne, bris de clôture, assassinat et vampirisme, accusations dont les honnêtes Martiens ne soupçonnaient pas encore la haute gravité.

Le cinquième jour de cette tournée triomphale, après des voyages interminables à travers des forêts rouges et des canaux larges comme des mers, Robert eut un sursaut de profonde émotion. Il se trouvait devant un palais de grès rose, effondré et couvert de lierre, et qui rappelait, aussi bien par le profil général que par les détails, les données terrestres de l'architecture gothique.

C'était un labyrinthe de tours, de tourelles, de balcons et de minarets qui paraissait à première vue inextricable. Il y avait des escaliers de deux cents marches, dont les pierres étaient rompues et disloquées et qui s'arrêtaient brusquement dans le vide sans conduire à aucune terrasse, ni à aucun palier ; des arcs-boutants démolis ne subsistaient plus que par un miracle d'équilibre, pareils à des moitiés d'arches de pont, d'une audace déconcertante ; des balcons ne tenaient plus que par un bloc, des tourelles se balançaient sur un seul pilier demeuré intact, de majestueux frontons couronnés de feuillage étaient supportés par des cariatides à gueule de bête, auxquelles il manquait les bras.

Ces décombres grandioses étaient envahis par une végétation vivace de lierres pourprés, de hêtres et de bouleaux, qui les enserraient d'un manteau de verdure et qui les étayaient de leurs racines et de leurs branches, comme pour empêcher leur complet anéantissement.

Les Martiens s'éloignaient de ces ruines avec une espèce d'horreur, et Robert s'aperçut que des figures grossièrement taillées, mais d'une ressemblance parfaite avec les Erloor ouvraient largement leurs ailes au fronton des temples ou se tordaient en ricanant autour des colonnes.

Robert, dans ses tentatives pour expliquer ce qu'il voyait, se heurtait à mille contradictions. Comment concilier la présence de ces ruines grandioses – œuvre indéniable d'artistes et de penseurs – avec l'état d'ignorance et d'abrutissement, sinon de férocité, où se trouvaient les habitants de la planète ? Et ces canaux, construits avec tant de science ? En admettant que les bêtes fouisseuses, les Roomboo, les eussent creusés et bâtis, quel ingénieur en avait tracé le plan, déterminé la largeur et la profondeur et, surtout, avait eu l'idée de ce double rempart et de ces barrages qui permettaient de résister à l'avalanche de la débâcle polaire aussi bien qu'à la sécheresse ?

– Je marche, sans doute, songea Robert, sur les ruines d'une très ancienne et raffinée civilisation en train de retourner tout doucement à la barbarie !

Il fut dérangé de sa rêverie ; son escorte venait d'arriver aux portes d'un village où il lui fallut subir la corvée coutumière des acclamations, des ovations et des banquets.

Il comprit alors le noir souci qui se peint, même en leurs plus joyeuses effigies, sur le visage des potentats et des empereurs…

Robert s'endormit en roulant des pensées philosophiques, entortillé dans son superbe manteau de duvet, un manteau d'honneur, presque aussi beau, dans son genre, que la robe jadis offerte à la duchesse de Berry par la ville de Rouen, et qui, au dire de M. de Vaulabelle, historien des deux Restaurations, n'était composée que de peaux de tête de canard, vert et or, habilement cousues sur de l'étamine.