VII – LE VILLAGE MARTIEN

 

L'ensemble paraissait dessiné et composé comme par un caricaturiste enfant. C'était une réunion de chaumières basses, rondes et couvertes de roseaux tressés, mais sans aucune apparence de cheminée.

L'étang au bord duquel s'échelonnaient ces cahutes était couvert de canards et d'oiseaux très gras, qui parurent à Robert de la même espèce que les pingouins. Vers un autre point, le marais était divisé par des baies de roseaux et formait des espèces de champs où poussaient en abondance le cresson, les châtaignes d'eau et ces nénuphars à larges fleurs, et à racines comestibles, que Robert avait déjà remarqués. En somme, une culture raisonnée appliquée au marécage.

Les habitants de ce hameau lacustre, réunis devant leurs portes ou occupés à divers travaux, offraient un aspect à la fois grotesque et surprenant. À peine hauts comme des enfants de dix ans, ils étaient tous d'un extrême embonpoint la région du ventre présentait chez eux un développement considérable. Avec cela, de rondes figures, roses et fraîches, des chevelures et des barbes très longues, d'un roux désagréable, et surtout un sourire un peu niais, perpétuellement épanoui sur leur physionomie bonasse. Leurs joues étaient si grasses qu'elles cachaient presque le nez et leurs petits yeux bleus un peu éteints remontaient vers le coin des tempes, comme ceux des Chinois.

Quant aux petits enfants, on eût dit de véritables pelotes de graisse, des volailles gavées en vue de quelque festin solennel.

Ils jouaient, d'un air lent et maladroit, avec de gros canards apprivoisés et deux sortes d'animaux à moustaches que Robert reconnut sans peine pour appartenir les uns à l'espèce des phoques, les autres à celle des loutres ; il aperçut même de gros rats d'eau assis gravement sur leur derrière, au sommet des toitures, ou circulant à travers la foule, sans que l'on songeât à les inquiéter.

Il y avait aussi, alignés sur de grandes perches horizontales, des oiseaux blancs, au bec et aux pattes rouges, proches parents des cormorans.

Les costumes de ces Martiens n'étaient pas moins étranges. Tous portaient de longues robes, très épaisses et tissées avec des plumes de toutes les couleurs ; ils étaient coiffés de chapeaux très pointus, que Robert reconnut plus tard fabriqués avec les plumes les plus longues de l'oie sauvage, liées au sommet et à la base par de petites bandes de cuir.

Quelques-uns (ce devaient être les travailleurs ou les marins de la peuplade) portaient pardessus leurs robes de plume des pardessus à capuchon ornés de dessins coloriés, parmi lesquels Robert ne remarqua pas sans surprise l'image grossière du vampire, dont il avait triomphé la nuit précédente.

Tous ces êtres, empaquetés dans leurs robes de plumages, avaient des gestes pénibles et disgracieux, ils ne marchaient qu'avec une grande lenteur. Robert ne peut s'empêcher de penser qu'ils ressemblaient de tout point aux volatiles de marais qui vivaient en leur compagnie.

– Ce sont de vrais pingouins à face humaine, murmura-t-il.

Mais, si élémentaires, si enfantines, si grotesques que fussent ces créatures, c'étaient pourtant là des hommes, l'ébauche grossière d'une race d'êtres intelligents, pareils à ceux de sa patrie terrestre, et il éprouvait une joie immense, sa poitrine se dilatait, son cœur battait plus fort et ses yeux se remplissaient de larmes. Tous ces magots souriants pareils à d'énormes bébés joufflus, il les eût embrassés sans hésiter, comme des amis retrouvés après une longue absence.

Mille pensées l'assaillaient. Il se sentait en face – certainement – de gens naïfs et bons, peut-être aussi un peu stupides, il avait lui-même pitié d'eux.

– Les pauvres diables ! s'écria-t-il, après un regard sur le village ; ils ne connaissent pas l'usage du feu, par conséquent, les métaux…

Une profonde émotion le remuait. Il concevait mille projets humanitaires. En quelques jours, en quelques mois, il ferait franchir à ces barbares ingénus et placides quelques milliers d'années dans la voie du progrès. Il se sentait roi, presque Dieu, et il n'éprouvait plus la moindre crainte.

Ce fut en souriant, et d'un pas très lent et très mesuré, les mains ouvertes, qu'il s'avança vers les chefs du village.

Dans ces cerveaux obtus et difficiles à émouvoir, l'étonnement n'avait pas encore eu le temps de faire place à la crainte ; il se trouva au milieu d'eux avant qu'aucune décision sur son compte fût venue à l'esprit des plus intelligents.

Toujours souriant, il caressa les enfants, offrit d'un air engageant les morceaux de viande qui lui restaient, et finit par s'asseoir sur un banc de gazon, à la porte d'une des cabanes, comme un homme heureux de vivre, satisfait enfin d'avoir atteint le but de son voyage, et qui s'installe chez des amis.

Un gros vieillard, dont la robe de plumes, verte par devant et brune par derrière, le faisait ressembler à un canard sauvage devenu obèse, s'approcha de lui, avec des gestes conciliants et tâta le linceul de coton.

– Il doit avoir pitié de moi, pensa Robert, et trouver que je suis fort mal habillé.

Le vieux Martien, derrière lequel se bousculait une population ébahie et souriante, paraissait surtout étonné de la maigreur de Robert et il fit comprendre par gestes, en frappant sur ses joues rebondies et sur son ventre en forme d'outre, la compassion sincère qu'il éprouvait, puis il prononça quelques phrases dont les mots apparurent à Robert exclusivement composés de voyelles, et deux jeunes filles, en plumage blanc et dont les cheveux rouges étaient réunis dans une, bourse de cuir, au-dessus de leurs chapeaux pointus, apportèrent sans se hâter des corbeilles de jonc pleines d'œufs frais tachetés de vert et de rose, des quartiers de viande saignante, des châtaignes d'eau et des champignons.

Il y avait aussi un vase de bois, creusé dans un tronc d'arbre, et rempli d'une sorte d'eau sucrée, des racines de nénuphars, bien grattées et bien lavées, enfin, à part, sur une petite corbeille de jonc rouge, une poignée de sel, que toute l'assemblée semblait regarder avec convoitise, et qui devait être le dessert de ce singulier repas.

– Voilà des malheureux, songea Robert, qui n'ont jamais mangé rien de cuit, et qui en sont encore à regarder le sel comme une friandise. Nous allons changer tout cela, je veux qu'ils connaissent avant six mois Brillat-Savarin, Carême, et le baron Brisse.

L'idée de vendre aux Martiens les œuvres des gourmets célèbres en livraisons illustrées lui procura quelques instants une folle gaieté ; mais il se remit bien vite. Il comprit qu'il fallait faire honneur au repas qui lui était offert et, quoiqu'il n'eût guère faim, il mangea de grand appétit ce qu'on lui avait apporté.

La satisfaction des spectateurs était énorme et bruyante. Leur joie ne connut plus de bornes, lorsque gonflé par ce repas indigeste, et désireux d'un peu d'exercice, il prit par la main le vieillard au ventre de plumes vertes et une des jeunes filles emplumagées de blanc qui l'avaient servi, pour faire un tour dans le village.

Chemin faisant, il caressa les loutres familières, étendues paresseusement au bord de l'eau, et les phoques apprivoisés, qui aboyèrent après lui d'une voix presque humaine ; un gros rat monta sur son épaule et lui mordilla l'oreille, des cormorans vinrent becqueter sa robe de coton et la foule des femmes et des petits enfants joufflus l'escortait avec une curiosité bienveillante et respectueuse.

Le président de la République ou le roi d'Espagne ne sont ni plus heureux ni plus fiers, au cours d'une visite officielle chez une nation amie, et Robert Darvel avait moins que ces potentats le souci des bombes anarchistes ; il avait même laissé insoucieusement son arc, ses flèches et son bâton sur le banc de gazon où il s'était assis.

Cependant, le soleil montait au-dessus de l'horizon, et les Martiens, malgré leurs robes de duvet, s'accroupissaient frileusement au seuil de leurs demeures et semblaient boire la chaleur avec un sourire de béatitude.

Ce qui surprit Robert, ce fut d'apercevoir une trentaine de Martiens, très occupés à bâtir une cabane. Après avoir érigé quatre montants de hêtre, ils tressèrent un toit de roseaux, avec une lenteur sérieuse et appliquée, qui arrivait à devancer la rapidité des gens les plus nerveux.

Le vieillard au ventre de plumes fit comprendre à Robert par gestes que cette habitation lui était destinée.

Robert fut attendri d'une telle attention.

– Voilà des sauvages, songea-t-il, qui en remontreraient pour la bonté d'âme et la délicatesse à tous nos civilisés.

Et il eut un sentiment de honte en songeant aux batailles d'argent, aux égorgements de la finance, à toutes les cruautés dont il avait été témoin sur la Terre.

Il se sentit fier quand même, en pensant à la science qu'il allait distribuer d’une main généreuse à ces malheureux qui ignoraient même la puissance du feu et qui se contentaient de viande et de racines crues.

Il avait déjà remarqué que ses hôtes n'employaient, dans leur langage, que des voyelles ; il prit la main de sa jeune conductrice, l'embrassa gravement – ce qui parut lui faire grand plaisir – et, après une mimique expressive, il parvint à connaître son nom, elle s'appelait Eeeoys ; à l'aide de politesses semblables, il réussit ainsi à connaître le nom du vieillard, qui se nommait Aouya.

Leurs noms répétés par lui parurent leur faire une impression agréable.

Une agitation extraordinaire se manifestait dans le village. Sur des bateaux, faits de roseaux tressés et recouverts extérieurement de peaux de phoques, des gens abordaient, débarquaient des sacs de racines, des monceaux de gibier que, sans contestation, les femmes et les enfants distribuaient dans chaque maison, avec une joie et une ardeur sans égale.

– Voilà des gens heureux, s'écria Robert le sentiment de la propriété ne paraît pas poussé chez eux au sens aigu, comme dans nos vieilles civilisations.

Il s'assit avec plaisir sur un banc de gazon, à deux pas de sa future demeure. Mais, tout à coup, Aouya prit Robert par l'épaule, le mena tout au fond du village, vers une espèce de portique, bâti de branches et d'argile crue, mais au fond duquel s'élevait une image de sinistre apparence.

C'était une idole grossière qui représentait, avec un réalisme frappant, un vampire pareil à celui qui avait attaqué Robert. Le corps était taillé dans le bois et les ailes, maintenues par de petites branches, étaient de cuir colorié avec une peinture que Robert supposa fabriquée d'une argile grise finement pilée et mélangée à de l'huile. Le visage de l'idole était effrayant ; les yeux renfoncés, le nez de bouledogue et la gueule dévoratrice étaient rendus avec une fidélité scrupuleuse.

Le plus étonnant, c'est qu'au pied de l'espèce d'autel où était campée cette divinité presque grotesque, une foule d'animaux étaient attachés à de petits pieux par des cordelettes de cuir.

Il y avait là des phoques, des cormorans et jusqu'à des rats, en somme un échantillon de toute la faune du pays. Robert aperçut même une bête qu'il n'avait jusqu'alors jamais rencontrée, depuis son arrivée sur la planète.

C'était une espèce de bœuf aux pattes très courtes, à la queue de cheval, aux cornes immenses, qui lui parut se rapprocher beaucoup du yak de l'Himalaya, du gnou des plaines du Cap, et du bœuf musqué du Canada.

Ces animaux, furieux de se voir attachés, beuglaient, piaillaient ou aboyaient, de façon à produire un vacarme assourdissant.

La vue de ce spectacle fut pour Robert un trait de lumière.

Il comprit, après une seconde de réflexion, que les vampires étaient, pour les honnêtes habitants du voisinage, des espèces de divinités parasites auxquelles tout le meilleur du bétail et du gibier était sacrifié, et il devina sans peine que lorsque les Martiens oubliaient de payer leur tribut de proie vivante, ils étaient eux-mêmes victimes de ces monstres altérés de sang.

Il pouvait voir, d'ailleurs, à la respectueuse terreur qui écarquillait les yeux placides des Martiens, et les faisait grelotter de peur sous leurs robes de plumes, que les vampires leur imposaient une invincible frayeur.

Il se tourna successivement vers Aouya et Eeeoys et, accompagnant sa question d'une mimique expressive, leur demanda le nom du dieu.

Erloor, répondirent-ils en même temps, avec un frisson d'épouvante.

Robert fut frappé de ce fait que tous les mots qu'il avait entendus dans le village martien n'étaient composés que de voyelles. Ce mot sinistre d'Erloor était le seul qui comportât des consonnes ; cette constatation le laissa songeur.

Perdu dans ses pensées, il se laissait docilement entraîner vers un autre temple à peu près semblable au premier, lorsqu'une pensée d'angoisse vint lui étreindre le cœur.

– Mon feu ! s'écria-t-il. Ils ont dû éteindre mon feu !…