Robert s'était dressé, plein d'épouvante. L'accent déchirant de ce cri d'appel, vite étouffé en une espèce de râle, ne lui laissa aucun doute. Un des gardiens du feu était attaqué, peut-être déjà assassiné. Le jeune homme se précipita en toute hâte dans la direction d'où était partie cette plainte désespérée. Il ne prit que le temps de saisir son grand couteau de pierre et sa massue.
C'était tout au bout du village, en plein marais. Le long du chemin, il bouscula des Martiens qui apparaissaient, terrifiés, au seuil de leurs cahutes. Les malheureux devaient sans doute connaître de longue date la signification de ce hurlement d'agonie, car ils tremblaient de tous leurs membres et leurs bons visages roses étaient devenus blêmes et décolorés. Ils devaient sans doute se repentir amèrement d'avoir placé leur confiance dans l'étranger qui leur avait apporté le feu et qui avait détruit leurs idoles.
Cette pensée inspira à Robert un véritable remords : il se reprocha, comme une lâcheté indigne de lui, la faiblesse dont il s'était rendu coupable en s'abandonnant au sommeil.
Mais quelle ne fut pas sa douleur, en arrivant au bord de l'eau, de trouver le foyer presque éteint et les gardiens en fuite. Il se retourna : à deux pas de lui, un malheureux Martien, saisi par le milieu du corps entre les pattes puissantes d'une bête dissimulée sous les herbailles (sans doute le Roomboo, la taupe géante aquatique et fouisseuse), se débattait et s'accrochait aux osiers de la rive avec une énergie terrible. C'était lui qui, frappé par l'animal au milieu de son premier sommeil, avait poussé le terrible cri qui avait réveillé Robert.
Dans l'ombre, mais à distance respectueuse du feu, Robert vit briller comme des lucioles les myriades d'yeux phosphorescents d'une troupe d'Erloor aux aguets dans les roseaux.
Il n'y avait pas une minute à perdre. D'un coup de massue il atteignit le Roomboo derrière la tête et le monstre lâcha prise aussitôt, étourdi par le choc. Sans lui laisser le temps de reprendre haleine, Robert lui enfonça entre les épaules son couteau de pierre.
La bête eut un meuglement d'agonie, battit la fange de ses six pattes, vomit en hoquetant des flots de sang noir et finalement demeura immobile.
Quant au Martien, il avait prudemment fait retraite du côté du feu sur lequel il jetait des brassées de bois, d'un geste précipité et craintif.
Décidé à tirer de sa victoire le plus grand profit moral qu'il pourrait, Robert tira à terre le cadavre du Roomboo et le traîna près du feu.
C'était un animal superbe, avec ses pattes à la fois palmées pour nager et griffues pour creuser, ses défenses d'un ivoire très blanc et son pelage d'une fourrure épaisse et serrée qui rappelait celle des loutres de mer.
En présence du Martien plein de respect, il posa le pied sur le monstre et fit signe d'amener d'autres Martiens qui fussent témoins de son triomphe.
Bientôt, il y en eut une vingtaine, groupés en cercle avec des mines étonnées et peureuses.
Pour leur apprendre à ne rien craindre désormais des Roomboo et à, les considérer comme un gibier ordinaire, Robert incisa la peau, écorcha en partie l'animal dont il détacha une des cuisses qu'il mit à rôtir sur les charbons.
Cette façon d'agir produisit beaucoup d'effet sur les spectateurs. Entraîné par la puissance de l'exemple, chacun se mit à l'œuvre. En un clin d'œil, le cadavre du Roomboo fut dépouillé et dépecé.
Les Martiens dansèrent joyeusement autour du brasier en humant l'odeur de la chair grillée.
En se retournant, Robert aperçut près de lui la petite Eeeoys qui le regardait en souriant. Elle s'était levée lorsqu'il s'était réveillé et l'avait suivi tout doucement. Il fut ému de cette gentillesse et de cette fidélité presque animale et récompensa la jeune fille par le don succulent d'une des cuisses du Roomboo qu'elle se mit à dévorer.
Lui-même en mangea avec plaisir. C'était une viande très saignante, très rouge, un peu dure, mais sans aucun goût huileux, comme il l'avait redouté tout d'abord.
Le village entier était plein d'animation. De tous côtés, on jetait du combustible sur les brasiers. Les femmes et les enfants, simplement vêtus de leur pagne d'écorce qui leur tenait lieu de chemise de nuit, défilaient lentement devant la dépouille du Roomboo, Beaucoup s'agenouillaient devant Robert et quelques-uns lui embrassaient les pieds avec respect.
Pour frapper tout à fait leur imagination, Robert envoya Eeeoys chercher son arc et ses flèches et, devant la foule attentive, il attacha à l'extrémité d'une des flèches un tison incandescent et banda son arc du côté où les yeux des vampires phosphoraient dans les ténèbres, comme un essaim de lucioles. La flèche partit en sifflant au milieu du silence recueilli des spectateurs. Robert avait dû toucher juste, car il y eut dans le camp des Erloor des cris aigus, un piaulement déchirant suivi d'une rumeur sourde et plaintive et toute la pléiade des yeux luisants se dissipa dans la nuit avec des huées discordantes où Robert cru discerner des supplications et des menaces proférées dans une langue inconnue.
À ce moment, le foyer grésilla en lançant une colonne de vapeur et de fumée. La mine souterraine des Roomboo venait d'aboutir.
Mais, cette fois, Robert était prévenu. Il repoussa les charbons vers un point plus élevé et plus sec et, avec des fascines brillantes, il illumina toute l'étendue des eaux. Quand le mineur aquatique débusqua de son tunnel, il le frappa d'abord de sa massue, puis de son couteau de pierre, et ce fut une seconde victime que les gens du pays eurent à écorcher et à dépecer.
Ce fut alors seulement que Robert fut frappé de l'anatomie étrange des Roomboo. L'animal était aplati vers le centre, comme certains reptiles. Les pattes au nombre de six étaient surtout extraordinaires.
Celles de devant, très longues, très acérées, avaient des griffes d'ivoire si fortes qu'elles devaient en quelques minutes déblayer le terrain le plus caillouteux. La seconde paire, courte et presque réduite à rien, était formée de larges membranes où les griffes ne persistaient plus que comme une indication du plan général et qui devait servir à l'animal aveugle à trouver un point d'appui dans les eaux lourdes et dans la boue des fondrières.
Ces pattes, presque des nageoires, s'élevaient à la naissance des côtes. De là, l'épine dorsale s'incurvait, la taille se rétrécissait comme celle d'une guêpe et le corps se terminait par une croupe formidable, avec des jambes disproportionnées, armées de griffes tournées en sens contraire et qui devaient servir à l'animal à se dégager des éboulements ou à compléter le travail des pattes antérieures.
La face du monstre était effroyable, horrible, sans yeux, avec une corne sur le nez, des semblants d'oreilles et une gueule sans expression ornée de défenses d'un ivoire plus massif et plus dur que celui de l'éléphant.
En somme, à ce que nota Robert, ce monstre, long d'environ deux mètres, devait être redoutable. Grâce à sa taille flexible, il pouvait se mettre en boule et s'élancer comme un tigre. Avec ses pattes palmées et ses griffes, il pouvait vivre aussi bien dans l'eau que sous terre. Aveugle et aussi bien armé que le rhinocéros, il ne se laissait guider que par son odorat et ne devait reculer devant rien, précisément parce qu'il ne voyait rien. Enfin, sa denture permettait de constater qu'il pouvait se nourrir indifféremment de la chair des animaux et des reptiles qu'il pouvait attraper à la nage, ou de la racine des végétaux qu'il rencontrait en creusant ses galeries.
Robert, qui depuis quelque temps, avait pris l'habitude de ne douter de rien, se promit de vendre chèrement plus tard, au directeur du jardin d'Acclimatation, un spécimen de cette taupe phénoménale, que les plus notables d'entre les Martiens étaient en train de déchiqueter sous ses yeux, avec des grognements de réjouissance.
Le village prenait un air de fête, avec l'illumination des brasiers. C'était une sorte de Quatorze Juillet nocturne. Les Martiens rentraient chez eux, emportant chacun un morceau du Roomboo, en hurlant des chansons gutturales qui devaient être un hymne de triomphe. Après s'être révélés comme assez peureux pendant la catastrophe, ils se montrèrent insolents pendant le succès.
Peu à peu, ils se retirèrent dans leurs cabanes et Robert demeura seul près de son feu central, aux côtés de la petite Eeeoys qui, abattue par l'insomnie, s'était de nouveau allongée sur sa natte.
Robert, lui, ne dormait pas. Loin d'avoir été grisé par son récent triomphe, il se rendait maintenant un compte exact des périls qui l'environnaient. Le sentiment de sa responsabilité l'épouvantait, et il songeait avec effroi qu'il eût suffi d'une forte pluie pour éteindre ses feux et livrer le village tout entier à la rapacité des vampires.
Il était inquiet, nerveux, agité, et le calme d'Eeeoys, qui dormait en souriant sur sa natte, ne parvenait pas à lui rendre sa tranquillité.
Avec quelle impatience ne guettait-il pas les premières blancheurs de l'aube libératrice.
Plusieurs fois, la massue en main, le couteau de pierre à la ceinture, il fit le tour du village, réveillant les gardiens qui s'endormaient, jetant du bois sur les feux, inspectant les alentours, plus préoccupé certes que ne le dut être Napoléon la veille de la bataille d'Austerlitz.
Les nuages s'étaient épaissis. La flamme des bûchers paraissait maintenant toute rouge et le silence n'était plus troublé que par les cris lugubres des oiseaux de nuit qui semblaient crier « Malheur ! Malheur ! » avec des voix croassantes.
Il alla se rasseoir près de son feu et, là, il constata des phénomènes inquiétants. Une sorte de pluie très fine, comme si l'on eût jeté du gravier à petites poignées silencieuses, tombait sur le feu qui, déjà, était recouvert d'une taie blanchâtre.
Il leva les yeux. Très haut, une tache plus sombre se détachait sur le ciel noir et de ce point perdu presque dans les nuages tombait une pluie de sable rouge et humide. Cela avait commencé imperceptiblement, par menues poignées, puis cela s'était accentué et c'était maintenant une vraie averse de sable qui croulait sur le feu et qui menaçait de l'éteindre.
Que faire ? Les Erloor étaient, hors de portée. Il les voyait descendre par bandes en tournoyant autour du village, puis remonter, sans doute chargés de nouveaux projectiles.
Ce qui l'effrayait, c'était la sagacité avec laquelle les vampires l'avaient choisi, au lieu de s'attaquer aux veilleurs des autres feux dont ils auraient eu raison beaucoup plus facilement. Il voyait le moment où son foyer allait être littéralement enfoui sous un amas pulvérulent.
Déjà, il avait dû réveiller la petite Eeeoys qui courait sans cela le risque d'être enterrée vive et étouffée sous la diabolique pluie.
Robert se désespérait. Il comprenait qu'après avoir éteint ce feu-là, les vampires s'attaqueraient à un autre, et lorsque le village entier serait plongé dans les ténèbres ils feraient leur proie des malheureux Martiens démoralisés, incapables de se défendre.
– Il ne sera pourtant pas dit, s'écria-t-il avec rage, que j'aurai eu le dessous dans la lutte !
Il ne savait qu'imaginer. Il avait beau nettoyer les tisons, les raviver de son souffle, la trombe de sable continuait à se déverser, inexorable et lente.
Il prit son arc et ses flèches et, de toute la puissance de ses muscles, décuplée par la moindre attraction, il lança des brandons enflammés vers le sinistre nuage.
Cette tactique eut d'abord un certain succès et produisit quelque désordre dans les rangs des assaillants. Le sable tomba avec moins de régularité et quelques Erloor, épouvantés de la proximité de ces torches ailées que Robert leur décochait sans interruption, s'enfuirent en poussant des cris aigus. Mais ils ne tardèrent pas à revenir à la charge, animés d'une nouvelle ardeur.
Tout ce que Robert y gagna, ce fut de voir la phalange des vampires s'élever jusqu'à une hauteur inaccessible, d'où la pluie sableuse continuait à poudroyer. Il ne savait à quoi se résoudre, lorsque Eeeoys, qui se tenait peureusement serrée contre lui, eut une inspiration heureuse.
La veille au soir, les Martiens avaient commencé à entourer le feu d'une palissade.
Eeeoys fit comprendre par des gestes que Robert devait disposer sur les pieux une toiture horizontale. Il s'empressa de mettre cette idée à exécution et, bientôt, le foyer fut recouvert de branches solides et de mottes de gazon ; la flamme ne parviendrait que lentement à percer cette carapace et il y avait, de cette façon, bien des chances d'atteindre le jour et de tenir les Erloor en respect jusqu'à l'apparition des rayons libérateurs de l'astre solaire.
Cet expédient, qui réussit pleinement, inspira à Robert un autre stratagème qui, en cas de succès, devait amener une victoire décisive.
Tout en ayant soin de ménager quelques évents, il s'occupa activement à cacher, avec des nattes et du gazon, la lueur de son feu, puis il s'étendit un peu plus loin, comme accablé de sommeil à côté d'Eeeoys,. mais en ayant soin de garder à portée de sa main son couteau et sa massue.
Comme il l'avait prévu, les Erloor, fatigués d'avoir fixé pendant une partie de la nuit l'éclat des brasiers, ne pouvaient se rendre un compte exact de ses mouvements.
Sa ruse eut un plein succès.
Il vit la troupe des vampires descendre lentement et les plus hardis s'abattre brusquement sur le sol et il entendit le bruit mou de leurs ailes.
Près de lui, Eeeoys tremblait comme la feuille et, la face collée contre terre, n'osait risquer le moindre mouvement.
Robert sentait son cœur battre à coups précipités ; mais il eut le courage d'attendre que les mains froides des Erloor vinssent frôler son visage.
Alors, il se dressa tout à coup, arracha les nattes qui voilaient la flamme et tomba à coup de massue sur les vampires aveuglés, surpris et tellement épouvantés que leurs faces pâles devenaient grises de terreur. Les misérables monstres, dont la pupille ne se dilatait qu'en pleines ténèbres, trébuchaient dans la flamme, criaient, se débattaient, et Robert, inexorable, les frappait de sa massue.
Avec une intelligence qui le surprit, Eeeoys jetait des brassées de bois sur le feu et la flamme monta bientôt en une colonne livide qui éclairait un vrai champ de carnage, un hideux égorgement de bêtes grises, râlant dans le sang et dans la poussière.
Quelques-unes suppliaient même Robert avec des larmes et des gestes presque humains. Il détournait la tête, plein de dégoût pour cette boucherie.
Les Martiens, réveillés par l'aveuglante clarté, étaient sortis de leurs demeures ; après un moment d'hésitation, ils avaient poussé une clameur de vengeance et s'étaient précipités, leurs couteaux de pierre à la main, égorgeant toutes les victimes que la massue avait étourdies.
Des ruisseaux de sang coulaient et les vampires, hypnotisés par la flamme qui incendiait maintenant jusqu'aux palissades, dégringolaient d'eux-mêmes, comme des papillons de nuit fascinés par une lampe, jusqu'au milieu des charbons ardents où ils étaient exterminés.
L'aube pluvieuse éclaira un champ de bataille couvert de morts et de blessés. Les vampires avaient éprouvé une terrible défaite, c'était par centaines que leurs corps s'entassaient autour du feu que le sang menaçait d'éteindre.
Robert fut étonné de voir les paisibles Martiens montrer une férocité dont il les eût crus incapables. Il les excusa en songeant qu'ils avaient sans doute à venger des siècles de tyrannie.
Tranquillement, ils se partageaient les cadavres et les emportaient pour les faire rôtir et les joindre à leurs provisions de bouche. Les Erloor qui montraient encore un restant de vie étaient assommés sans miséricorde.
Robert eut beaucoup de peine à sauver la vie à un de ces êtres étranges qui n'avait reçu qu'une blessure légère à l'aile et qui se débattait pitoyablement sur le sol, comme une grande chauve-souris humaine. Eeeoys avait déjà levé la massue pour lui fendre le crâne, lorsque Robert s'interposa en faisant comprendre d'un geste sans réplique que le vaincu était sa propriété et sa part de butin.
Il garrotta solidement sa capture avec des liens d'écorce de saule et l'emmena jusqu'à sa cabane où, dans l'obscurité, l'Erloor parut se rassurer un peu. Robert l'avait déposé sur une natte et avait mis à sa portée des racines et de la viande, et L'Erloor refusa de toucher à ces aliments demeura immobile, accroupi et plein d'épouvante pendant très longtemps, puis il essaya de grimper le long des murs, proféra des gémissements, ses yeux clignotaient et il frissonnait de tous ses membres, en s'étirant dans ses liens comme un loup pris au piège.
La lumière, surtout, semblait lui causer un effroyable malaise. Si Robert ouvrait la porte, il battait nerveusement l'air de ses ailes grises, grattant les murs de ses mains, et se mettait à gémir avec de petits cris aigus.
Robert pensa que cet être serait difficile à apprivoiser et il se promit d'y apporter tout son soin. C'est seulement grâce aux Erloor, pensait-il, qu'il pourrait connaître tous les secrets de la planète.