VIII – RÉJOUISSANCES PUBLIQUES

 

Robert Darvel avait senti son sang se glacer dans les veines à l'idée que l'on avait pu profiter de son absence pour éteindre son foyer.

Il était affolé d'inquiétude.

Avec des mines suppliantes et impérieuses à la fois, il fit comprendre à ses guides qu'il fallait qu'ils l'accompagnassent au plus vite.

Leur présence ne lui était, certes, pas absolument nécessaire ; mais il tenait à prendre du premier coup une grande influence sur eux et à les frapper d'admiration.

Du fond de son cœur, il bénissait ces braves gens, il se jurait bien de les défendre contre leurs ennemis et de livrer aux Erloor une guerre sans miséricorde.

Quoique un peu étonnés, Aouya et Eeeoys se laissèrent convaincre assez facilement et Robert, s'efforçant de sourire malgré son inquiétude, se mit en marche avec ses amis, par les sentiers du petit bois d'osiers rouges où il retrouva facilement son chemin.

Le voyage n'était, pas long. Mais, à mesure qu'il approchait de sa cahute et de son feu, le cœur lui battait plus vivement et il lui fallait tout son courage pour continuer à sourire aux deux Martiens qui lui avaient pris chacun une main et le suivaient aveuglément, attentifs à ses moindres gestes, comme deux petits enfants.

Au détour d'un bouquet de grands roseaux, Robert poussa un cri. Il se trouvait à deux pas de son feu. Une épaisse fumée s'élevait de l'énorme amas de branchages, comme si quelqu'un, tout à coup, venait d'y verser plusieurs seaux d'eau. La braise, s'éteignant, sifflait et crépitait. Pourtant, il n'y avait personne, Robert s'élança. Au centre du brasier, une grande masse incandescente subsistait. Sans craindre les brûlures, il arracha tous les charbons que l'eau n'avait pas touchés et il les posa dans un endroit parfaitement sec et pierreux.

Puis, comme pris d'une sorte de folie, il entassa, sur ces quelques braises échappées au naufrage, des plantes desséchées, des branches encore vertes, du bois mort, tout ce qui lui tomba sous la main.

À quatre pattes, la sueur au front, il soufflait de tous ses poumons, avec une énergie désespérée.

Bientôt, une flamme claire, couronnée d'une belle fumée bleue, s'éleva de ce bûcher que Robert avait fait aussi considérable que l'autre.

Enfin, il se releva hors d'haleine et s'épongea le front avec un pan de son linceul.

– Je l'ai échappé belle, murmura-t-il ; mais cela ne m'arrivera plus ! …

Il regarda autour de lui. Aouya et Eeeoys se tenaient à ses côtés, pleins d'épouvante. Les gestes nerveux de Robert les avaient terrifiés et la vue de la flamme les plongeait dans une stupeur inouïe.

Robert les rassura par quelques sourires, caressa amicalement la jeune fille, puis il s'occupa d'étudier par quel moyen les Erloor avaient pu arriver à éteindre son feu.

À sa grande surprise, il constata qu'une espèce de canal ou de fossé, aussi droit qu'eût pu le tracer le meilleur arpenteur, avait été creusé en l'espace de quelques heures entre le marécage et le feu.

Même, il lui sembla que les constructeurs invisibles de cette tranchée avaient été troublés pendant leur travail par sa brusque présence. Arrivé en face du foyer, le canal se divisait en deux branches et prenait la forme d'un cercle qui, une fois fermé, eût entouré complètement le feu et l'eût éteint sans remède.

Robert demeura perplexe. Il y avait là les indices d'une science raisonnée qui l'épouvantait. Il se rappelait les fameux canaux de la planète Mars, découverts en 1877 par Schiaparelli, et il se demandait avec une certaine perplexité pourquoi il ne s'était pas encore trouvé en présence d'un de ces canaux signalés par tous les astronomes, et dont la longueur varie de mille à cinq mille kilomètres, tandis que la largeur dépasse presque toujours cent vingt kilomètres.

Il reconnaissait, à la façon habile dont le travail avait été conduit, à la manière experte dont les mottes de jonc et de gazon étaient rejetées de chaque côté, qu'il avait affaire à des terrassiers d'une expérience consommée.

Mais le travail était trop parfait – selon l'opinion de Robert – pour avoir été accompli par des êtres intelligents. La conscience de soi suppose toujours une certaine inégalité dans la main-d'œuvre : l'abeille ou le castor ne se trompent pas, l'homme se trompe.

Or, les mottes de la tourbe et de la terre glaiseuse étaient arrangées à droite et à gauche avec un art inimitable et parfait. Aucune n'était plus grosse ni plus petite que l'autre, elles formaient toutes une espèce de cône où se remarquaient des traces de griffes.

– Pourtant, se dit rapidement Robert Darvel, ce ne sont pas les vampires, les Erloor, qui ont pu mener à bien si promptement une telle œuvre. J'ai appris, par la conformation de leurs veux, qu'ils ne peuvent voir et nuire que pendant la nuit.

Il soupçonna alors que les Erloor devaient avoir de redoutables alliés ; mais sa soif de résistance ne s'en accrut que de plus belle.

– Nous allons lutter ! s'écria-t-il. Je préfère de beaucoup une planète peuplée de monstres à un monde désert. J'apporte avec moi la science terrestre. Un jour peut-être, je serai l'empereur ou le dieu de cet univers et il faudra bien alors que la fiancée que l'on me refuse vienne me rejoindre et partager mon pouvoir.

Perdu dans ses rêves ambitieux et peut-être un peu puérils, Robert avait oublié ses deux petits compagnons qui se morfondaient en tremblant de peur à la vue du canal rectiligne tracé du marais jusqu'au foyer. Il comprit que toute sa force dépendrait de la confiance de ces embryons d'hommes.

Avec mille sourires engageants, il les mena près de son feu qui flambait maintenant comme un incendie, fit le geste d'étendre les mains et de se chauffer avec plaisir.

Les deux Martiens l'imitèrent avec une volupté indicible. Il dut même les arrêter, car ils se seraient brûlé les doigts.

Robert Darvel les regardait avec une stupeur pleine de pitié.

– Je ne m'étais pas trompé, murmura-t-il, ces malheureux ignorent les bienfaits du feu Il faudra donc que je sois leur Prométhée.

Il souriait à l'idée de tous les étonnements et de tous les émerveillements dont il allait certainement être témoin.

Pour commencer, il prit dans son garde-manger un quartier de viande saignante, et transformant en broche une baguette de hêtre, il se mit en devoir de préparer, séance tenante, un succulent rôti. Un fumet des plus agréables ne tarda pas à chatouiller les narines des Martiens qui se rapprochèrent tous les deux, avec l'expression du plus vif intérêt, les lèvres souriantes et le regard brillant de convoitise.

– Parfaitement, dit Robert, oubliant pour un moment que ses interlocuteurs ne comprenaient pas son langage, c'est du rôti, d'excellent rôti, comme probablement vous n'avez jamais eu l'occasion d'en manger. Mais il y a un commencement à tout.

Joignant l'exemple au précepte, il se saisit dune ardoise tranchante, détacha délicatement deux cuisses grillées à point, et avec un sourire engageant et des gestes significatifs, il en offrit une à Aouya et l'autre à Eeeoys, qui ne se firent pas prier pour mordre à belles dents dans le délicat morceau qui leur était offert.

Afin de leur inspirer tout à fait confiance, il imita leur exemple et mangea de bon cœur.

Aux mines réjouies et admiratives de ses commensaux, Robert comprit qu'ils n'étaient pas loin de le considérer comme une véritable divinité, Aouya s'inclinait devant lui avec vénération, Eeeoys lui embrassait les mains respectueusement.

Pendant qu'ils achevaient goulûment le restant du gibier, Robert recueillit une quantité de joncs et de baguettes d'osier rouge qu'il entrelaça de manière à former un grand panier, grossièrement ébauché. Il en garnit le fond et les parois d'une couche d'argile légèrement humide, et ce travail terminé, il se servit d'une pierre plate en guise de pelle pour le remplir de charbons ardents qu'il recouvrit de plusieurs poignées de cendre.

Il compléta son œuvre en attachant solidement sa corbeille de feu au centre d'un long bâton dont Aouya prit l'un des bouts, tandis que lui-même prenait l'autre. Eeeoys les précédait, chargée du gibier, de l'arc, des flèches. C'est ainsi que s'opéra le retour triomphal de Robert Darvel au village. Avant de quitter son ancien campement, il avait eu soin de jeter sur son brasier de nouveaux aliments, de façon qu'il brûlât ainsi pendant plusieurs heures, au cas où le trésor qu'il emportait eût été détruit par quelque accident.

En arrivant au village, Robert et ses compagnons furent accueillis par des cris de joie. La population massée sur la place les attendait avec une vive impatience. L'enthousiasme devint du délire et de la frénésie lorsque Robert, aidé d'Aouya et d'Eeeoys, déposa solennellement ses charbons dans un lieu sec et élevé et alluma un grand feu, dont les spirales de fumée bleue montèrent majestueusement au ciel.

Une heure après, le village martien tout entier était embaumé d'une odeur de cuisine. Des chapelets de canards et d'outardes se doraient à la flamme ; solidement installé sur des pieux en croix, un bœuf entier cuisait lentement, le ventre bourré d'herbes aromatiques ; des monceaux de châtaignes d'eau se rissolaient sous les cendres chaudes et exhalaient une bonne odeur de pain frais.

Jamais les Martiens n'avaient été à pareille fête. La plupart, attentifs sous leur robe de plumes, se tenaient armés de cuillers de bois, prêts à recueillir la portion qui leur serait attribuée de ce repas pantagruélique.

Leur admiration pour le feu était si grande qu'ils avaient commencé de construire une solide palissade tout autour.