IV – RUE D'YARMOUTH

 

Il faisait nuit depuis longtemps déjà lorsque Robert s'engagea dans la vieille rue d'Yarmouth. Pas une lumière ne brillait aux façades des vieux hôtels aux murailles noircies par le temps et les hautes portes seigneuriales s'emplissaient de ténèbres que la lueur des rares becs de gaz faisait seulement paraître plus profondes. Malgré lui, le jeune homme se sentait impressionné par la solennité de ces vieux logis aux volets clos et comme endormis dans la poussière et le silence. Il lui sembla que le bruit de ses pas se répercutait au loin, derrière lui, sur le pavé de grès. En passant devant la rue Pitter, venelle sinistre, bordée de jardins et fermée de barrières qui en interdisaient l'accès aux voitures, il songea à quelque vieux Londres d'il ne savait plus quel siècle, triste, silencieux et barricadé.

Il continua sa route. La flamme d'un réverbère agitée par le vent du soir faisait danser des ombres dans les angles. Il crut un moment voir d'énormes araignées velues et noires se faufiler le long des murs. Un rat bondit d'un soupirail et disparut.

Robert, sans savoir pourquoi, sentit comme une angoisse l'étreindre au cœur. Jamais il ne s'était vu si seul. Il marchait en profane à travers des siècles abolis. C'était comme dans un cimetière de gloires et de passions éteintes qu'il s'avançait. Les toits pointus prenaient des profils revêches, souriaient du rire élargi de leurs gouttières de plomb et arrondissaient, pour voir passer l'intrus, les œils-de-bœuf de leurs lucarnes. Une girouette miaulait doucement dans sa rouille.

Pour la première fois peut-être, dans sa vie aventureuse, il comprit la fragilité du destin et connut le sentiment de la peur. Peur de quoi ? Du passé, de l'avenir et de lui-même peut-être.

Toutes les choses inanimées s'accordaient merveilleusement avec son chagrin et le mystère de ce rendez-vous donné par un inconnu.

– Non, dit-il tout haut, ce n'est pas un simple rendez-vous d'affaires !

Il s'arrêta, surpris du son de sa propre voix. Mais Robert Darvel avait visité les cités mortes du désert sibérien, les temples construits par Oulagou et Timour-Lenk, et dont quelques-uns sont établis sur des fondations de crânes humains. Il avait approché des villes cadavéreuses du désert de Syrie, où n'habitent que des pestiférés et des lépreux atteints de contagions inconnues, de maladies perdues depuis le Moyen Age. Il n'était pas homme à se laisser dominer par la mélancolie romantique d'un vieux quartier de Londres découpant ses toits pointus au clair de la lune nimbée de brouillard.

– Allons, se dit-il, en tâtant dans la poche de son veston un excellent révolver, Colt, ce quartier-là est superbe. On y doit être tranquille pour faire des expériences. À la première bonne affaire que je ferai, j'achète un de ces vieux hôtels.

Dix heures sonnaient à l'église de Saint-Paul, en même temps qu'au couvent des Irlandais, lorsque Robert heurta doucement au marteau de la porte. Un des battants s'entrouvrit, puis se referma si promptement que le jeune homme se trouva dans une spacieuse cour, tapissée de hautes herbes, au centre de laquelle était un vieux puits de fer forgé, sans savoir comment cela s'était fait.

– M. Ardavena, demanda-t-il avec impatience ?

– Que Monsieur veuille bien me suivre, murmura une voix cassée.

Robert se retourna. À côté de lui un domestique vêtu de noir venait d'allumer une petite lanterne. À la lueur rougeâtre de la bougie, Robert distingua un vieillard au geste tremblant, qui tenait à la fois du bedeau de cathédrale et de l'huissier de ministère. Ses cheveux et ses favoris étaient blancs ; sa lèvre inférieure pendait, il s'inclinait obséquieusement en précédant le visiteur par un sentier tracé dans l'herbe. Après un examen sommaire de ce personnage falot, dont les doigts étaient chargés de bagues, Robert le suivit sans mot dire.

Ils montèrent d'abord un escalier large comme une rue, et dont les marches de marbre disjointes par les racines des plantes sauvages s'effondraient. Sur le palier, deux sphinx de bronze de style empire rêvaient au milieu de flaques de vert-de-gris. La pluie les avait lavés de ces rayures et les faisait, dans la pénombre, presque semblables à des tigres.

Le vieillard ouvrit une porte, traversa une antichambre où des portraits de famille se crevassaient, souleva un rideau de cuir et Robert Darvel se trouva seul dans un salon singulièrement meublé. Un calorifère soufflait une chaleur étouffante, des idoles aux bras multiples, aux têtes monstrueuses, s'accroupissaient dans les angles sur des piédestaux de marbre. Des cassolettes obscurcissaient l'air de leurs odorantes fumées et, çà et là, des divans très bas, de velours noir aux arabesques d'or, s'étendaient près de petits guéridons incrustés de burgau et couverts de bibelots disparates. Un houka tout allumé, une fumerie d'opium au grand complet sur un plateau de laque rouge – avec la lampe à huile de coco, les aiguilles d'acier, les pipes au champignon de porcelaine, les vases, les cendriers et les coupes -, faisaient pendant à un dressoir chargé de bouteilles de champagne et d'alcools divers.

Une grande bibliothèque en ébène incrustée d'opales était remplie de manuscrits dont quelques-uns n'étaient formés que de feuilles de palmier ou de planchettes de bois de santal.

– Je suis certainement chez quelque industriel anglais, retour des Indes, se dit Robert, en prenant place, sans façon, sur un divan.

Il était à peine assis qu'il entendit un grognement sous son siège. Il se leva et se recula de quelques pas.

La sueur de l'angoisse mouilla son front, quand un tigre sortit de dessous le meuble en s'étirant et s'avança jusqu'au milieu de la pièce avec les mouvements onduleux d'un gros chat. Le félin s'aplatissait sur ses pattes de derrière, essayait sa griffe contre le tapis et marchait doucement vers le visiteur, l'échine sinueuse comme s'il allait bondir.

Robert avait pris son revolver et l'avait abaissé le long de sa cuisse, prêt à tirer lorsque bondirait le fauve. Il était très pâle, son cœur battait ; mais il gardait tout son sang-froid. Le doigt sur la gâchette de son arme, il attendait. Trois secondes s'écoulèrent, qui lui parurent comme trois années ; l'homme et le tigre s'étudiaient et se regardaient. Si Robert avait baissé les yeux, il était mort.

Tout à coup, une des portières à ramages d'or s'entrouvrit et une voix creuse et sombre qui semblait venir de très loin cria : Mowdi ! Mowdi !

Le tigre avait reconnu son maître. Il poussa un grognement et promptement alla se recoucher sous le divan.

Robert s'était tourné vers le nouveau venu.

– Sir, lui dit-il avec colère, je trouve vos plaisanteries du plus mauvais goût, pour ne pas dire plus. Votre mise en scène orientale et plutôt un peu ridicule ne m'impose pas le moins du monde. Je ne sais quel a été votre but en m'attirant dans ce quartier désert ; mais je vous préviens que, si c'est pour me voler, vous faites fausse route. Je n'ai sur moi qu'une dizaine de shillings et – je vous préviens – un excellent revolver…

Robert se tut, réduit au silence par une volonté supérieure à la sienne et profondément troublé par la physionomie de l'inconnu qui se trouvait devant lui.

C'était un homme de petite taille et si maigre que, sous la mince robe de soie noire qui le couvrait, on distinguait nettement les moindres détails de son squelette. Les muscles atrophiés, réduits à rien, n'étaient plus que de simples ficelles ; les mains étaient sèches et terreuses comme celles des momies. Les personnages de la Danse macabre eussent été presque gras par comparaison.

Le visage à lui seul était stupéfiant. Qu'on se figure une tête de mort au front démesuré, où vivraient deux yeux d'un azur clair, pétillants de jeunesse comme ceux d'un enfant : un crâne et deux bleuets. Les oreilles, toutes petites, étaient diaphanes comme deux feuillets de cire. Et pourtant le personnage n'avait rien de macabre, le profil était noble, il s'exhalait de ce quasi-squelette une puissance et une énergie considérables et comme un rayonnement de vitalité surabondante. Les gestes étaient pleins d'aisance, la taille était droite et le sourire plein de bonté.

– Asseyez-vous, dit-il, d'un ton très doux.

Robert s'assit. Il se sentait en proie au vertige ; mille suppositions incohérentes tourbillonnaient dans son cerveau et il comprit avec une indicible terreur qu'il était entièrement au pouvoir de l'inconnu.

Celui-ci essaya de le rassurer et il y parvint, en dépit de sa voix toujours creuse et comme lointaine.

– D'abord, fit-il en un français excellent, bannissez de votre esprit toute crainte. Je comprends votre mécontentement et je regrette, croyez-le, d'avoir oublié que mon pauvre Mowdi faisait sa sieste dans ce salon. C'est un animal inoffensif que j'ai pris tout jeune dans la jungle et qui n'a jamais fait de mal à mes amis.

– Et à vos ennemis ?

– Je n'ai pas d'ennemis. Mais il suffit.

– Enfin, murmura Robert avec effort, que voulez-vous de moi ? Et d'abord, qui êtes vous ?

– Vous avez peut-être entendu parler du brahme Ardavena ?

– Mille pardons ! balbutia Robert, c'est le nom dont vous avez signé votre lettre ; mais il n'éveille en moi nul souvenir précis.

– Cela n'a pas d'importance. Je suis supérieur du monastère de Chelambrum, véritable ville de temples et de palais, qui loge dans son enceinte une population de dix mille brahmes.

– Je ne vois pas en quoi je puis vous être utile.

– Un peu de patience. Vous n'ignorez pas que, nous autres religieux indous, sommes parfois capables de miracles que toute la science des Européens n'a jamais pu ni reproduire, ni expliquer. De votre côté, vous possédez un savoir d'un autre genre, une puissance matérielle et plus pratique que la nôtre.

– Je voudrais bien voir un de ces miracles, que vous prétendez réaliser.

– Rien n'est plus facile, fit le brahme Ardavena, avec un sourire plein de condescendance. Essayez de vous lever.

Il étendit la main vers Robert en dardant sur lui ses yeux bleus qui semblaient jeter des feux comme des pierres précieuses.

Le jeune homme s'efforça vainement de changer de place. Il lui semblait que tout son corps était devenu aussi lourd qu'un lingot de plomb et il ressentait une intolérable souffrance dans ses efforts inutiles. Il ne put même parvenir à lever les bras.

– Vous voyez, dit Ardavena, que, si j'avais de mauvaises intentions, vos armes ne vous protégeraient guère. Maintenant, je vous rends votre liberté.

Robert se leva machinalement et fit quelques pas en proie à une émotion grandissante. Toutes ses données sur le réel et le possible étaient bouleversées. Il était profondément humilié.

– Vous êtes le plus fort, dit-il avec un cri de révolte. Mais enfin, que voulez-vous de moi ?

– Je ne veux en rien influencer votre décision. Si mes projets ne vous agréent pas, vous sortirez d'ici tel que vous y êtes entré ; je tiens même, en cas de refus de votre part, à vous indemniser.

– Je ne réclame rien.

– Entendons-nous, je n'ai pas à vous indemniser d'un préjudice matériel, mais j'estime que la déconvenue que vous aurez éprouvée, votre espoir trompé, vous ont causé un tort à peine réparable. Voici ce que j'attends de vous avec l'imagination créatrice, vous possédez la science telle du moins qu'on la comprend ici. Je vous propose de réunir nos deux puissances. Vous m'initierez à la chimie, à la médecine, à la mécanique ; moi, aux secrets de la psychologie et de la philosophie. Notre labeur commun doit enfanter des merveilles. Nous devons être le chaînon mystérieux qui unira la science perdue de l'univers antique à la science vigoureuse, mais brutale et folle, du jeune univers.

Robert se taisait, plongé dans un monde de pensées. Le brahme Ardavena continua, un peu mélancoliquement :

– J'ai frappé aux portes de bien des hommes de génie, partout l'on m'a éconduit comme un charlatan ou comme un fou ; par bonheur, ma science, à moi, m'a permis de vous découvrir dans la foule des hommes, comme on trouve un diamant dans les sables du fleuve de Golconde. Si vous aimez la Science et la Vérité pour elles-mêmes, suivez-moi.

– Mais… objecta Robert déjà fasciné par la beauté et la gravité de ce langage…

– J'ai compris d'avance votre pensée, soyez tranquille ; je connais les luttes misérables auxquelles est contraint l'homme pauvre dans votre Occident. Vous vivrez avec le luxe d'un radjah et je vous rendrai si riche que vous mépriserez la richesse.

Ardavena avait entraîné Robert dans la pièce voisine. Il n'y avait là que des murs nus, décolorés par l'humidité, une natte de paille et une cruche d'eau.

– Voici mes appartements, lui dit-il, et je suis « milliardaire », pour parler comme vous.

– On peut tout, quand on sait se priver de tout.

– Eh bien, dit brusquement Robert, c'est une chose entendue. Je mets mon faible savoir au service de votre sagesse.

– Réfléchissez encore. Une fois que vous aurez donné votre consentement, vous devrez m'obéir.

– Ma résolution est prise ; nous nous reverrons demain si vous le voulez.

– Pourquoi demain ? Rien ne vous retient à Londres.

– Eh bien ! soit. Je partirai quand vous voudrez, dit Robert séduit et captivé par les manières à la fois affables et impérieuses d'Ardavena. Mais ne vous faut-il pas quelque temps pour faire vos préparatifs ?

– Ils sont faits ; j'étais sûr d'avance que vous accepteriez.

Ardavena ouvrit une porte et précéda son hôte par un long corridor pavé de carreaux de marbre noir et blanc disposés en damier, puis, ils descendirent un escalier et, tout à coup, se trouvèrent, en sortant d'une allée obscure, sur le trottoir d'une autre rue. Au milieu de la chaussée, une voiture de maître stationnait. Ils y prirent place. Cinq minutes après, ils étaient à la gare Victoria et onze heures n'avaient pas encore sonné que Robert Darvel et son bizarre associé, installés dans un sleeping-car du rapide de Douvres, dévoraient le rail avec une vitesse de 120 kilomètres à l'heure.

Le lendemain à midi, Robert fumait un cigare sur le pont du Petchili, grand steamer en acier, chauffé au pétrole, en route pour l'Extrême-Orient, depuis deux heures déjà.

Bientôt, la colonne blanche du phare de Land's End, puis les côtes grises et pâles de l'Irlande se fondirent dans la brume violette des lointains.

Robert Darvel allait vers l'Inde mystérieuse, le seul pays qui, au lieu de notre civilisation pratique, soit encore demeuré le royaume de la féerie et des prestiges.