XII – LE PROGRÈS

 

Des mois s'étaient écoulés, Robert Darvel jouissait maintenant des prérogatives d'un véritable souverain. Sur ses plans, les Martiens lui avaient élevé une habitation confortable et vaste qu'il pouvait sans outrecuidance, par comparaison avec les huttes qui l'environnaient, appeler un palais présidentiel, sinon royal.

Les Martiens avaient appris à ne plus redouter les Erloor. Le moindre hameau entouré d'ateliers et de champs cultivés était maintenant défendu pendant la nuit par un cercle de foyers et chacun d'eux édifié sur un massif de pierre dure, protégé par un toit en auvent solidement construit et à l'épreuve de la pluie aussi bien que de la cendre, défiait les entreprises des Erloor et les menées souterraines de leurs alliés.

Une aisance, inconnue jusqu'à ce jour, et une parfaite sécurité régnaient maintenant sur une immense étendue de territoire.

Partout se déployait une activité formidable, on construisait des navires plus vastes et plus commodes, suivant des gabarits nouveaux que Robert avait indiqués ; la pêche et la chasse avaient été perfectionnées, des arcs, des sarbacanes, des nasses, des hameçons, sans compter une foule d'autres engins, étaient venus compléter, en attendant mieux l'outillage primitif des Martiens.

Des greniers et des réserves avaient été établis en vue de la saison d'hiver, et la fabrication des conserves, jusqu'alors inconnue, avait pris une extension remarquable. On voyait maintenant dans toutes les cabanes, des jambons de bœuf salé, des outardes fumées et des provisions de légumes conservés dans une huile que Robert avait trouvé le moyen d'extraire des châtaignes d'eau et des faines.

En explorant les montagnes, il avait trouvé des buissons d'une sorte de vigne sauvage et il en avait replanté les ceps avec grand soin sur la pente d'un coteau bien exposé au soleil ; il comptait avant peu faire déguster aux Martiens un cru de sa façon, et devenir le Bacchus ou le Noé de ces braves gens, comme il avait été déjà leur Prométhée, leur Solon et leur Annibal.

À sa grande joie, il avait découvert dans les rochers d'excellent minerai de fer et, en le traitant par la méthode primitive, encore utilisée dans les forges catalanes, il parvint à fabriquer quelques blocs de métal pur, dont il forgea des coutelas, des marteaux aciérés à l'aide du charbon en poudre, dans un four d'argile.

Beaucoup, à la place de Robert, se fussent trouvés heureux ; mais, maintenant qu'il avait réussi dans une partie de ses entreprises, qu'il espérait même parvenir à entrer un jour en communication avec la Terre, une sourde mélancolie l'envahissait ; il eût voulu pour beaucoup se retrouver sur le quai de Londres, dans le vieux cabaret de Mrs Hobson, en compagnie de son ami Ralph Pitcher.

Puis, il y avait autre chose qui l'ennuyait.

La petite Eeeoys s'était éprise de lui et voulait l'épouser, suivant le cérémonial martien, qui ne comportait guère qu'un opulent banquet, suivi de chansons discordantes.

Robert, pour beaucoup de raisons, avait résisté à cette offre. Il avait toujours présent à la mémoire le souvenir de miss Alberte Téramond et, chaque fois qu'à travers les étoiles, par un ciel sans nuage, il voyait scintiller la planète mère, son cour volait vers la jeune fille et il regardait toutes les Martiennes aux joues roses et au clair sourire avec la plus complète indifférence.

Cependant Eeeoys maigrissait, elle ne quittait plus Robert d'une minute et elle parlait maintenant suffisamment le français pour lui faire des scènes de jalousie à propos de tout. Son amour pour Robert l'avait poussée à une coquetterie exagérée ; elle ne sortait plus de la chambre qui lui avait été réservée dans l'habitation présidentielle que vêtue de fourrures précieuses, parée de colliers de graines et de cailloux brillants.

Robert était de plus en plus fatigué de cette poursuite, et il entreprenait souvent de longues pérégrinations sur les canaux pour se distraire de ses ennuis. C'est ainsi qu'il avait reconnu la majeure partie des contrées septentrionales et qu'il en avait esquissé la topographie.

D'ailleurs, dans toute la région qu'il avait visitée, les aspects ne variaient guère. Partout, c'était l'interminable forêt aux frondaisons rouges et l'interminable marécage, vastes solitudes où de loin en loin il rencontrait une petite peuplade, semblable, à peu de chose près, à celles qu'il connaissait déjà.

Il savait qu'au Sud de la planète existaient, vers l'équateur, des contrées d'une végétation luxuriante ; mais, chose digne de remarque, les bateliers refusaient énergiquement de tourner vers cette direction la proue de leurs esquifs, et ils donnaient à entendre que ces beaux pays étaient le domaine des Erloor et d'autres êtres aussi redoutables ; cette circonstance ne faisait que rendre plus vif son désir d'y pénétrer.

– Je ne connais, assurément, pensait-il, que les régions les plus sauvages de la planète, il faudrait que je la parcourusse dans son entier.

Ce désir croissait en lui de jour en jour. Et la pensée des dangers à courir ne faisait qu'aiguillonner son ardeur.

Il en vint à penser que l'Erloor qu'il avait capturé le soir du combat pourrait lui servir d'initiateur aux mystères de ce territoire interdit.

Il employa donc tous ses soins à approvisionner l'animal, qu'il avait enchaîné dans un souterrain, et qu'il nourrissait de viande crue{3}