Le découragement de Robert Darvel ne dura guère. Comme il se sentait très fatigué, il se coucha au centre d'un buisson de genêts épineux, où il eut soin de disposer une jonchée d'herbages frais cueillis, en guise de matelas.
Il dormit cinq ou six heures d'un sommeil paisible. L'étude qu'il avait faite du pays l'avait complètement rassuré, tout au moins au point de vue des périls immédiats. Il était sûr que, dans la région où il était parvenu, de si miraculeuse façon, il n'y avait ni animaux nuisibles, ni habitants. Donc rien à craindre.
En se réveillant, il cueillit quelques poignées de noisettes rouges, auxquelles il joignit des châtaignes d'eau et des champignons. Un tel menu eût fait les délices d'un végétarien. Mais Robert ne partageait pas entièrement cette doctrine et il se proposait, dès qu'il aurait choisi le lieu de son installation, de se livrer à la chasse et à la pêche, de trouver le moyen d'allumer du feu et de se créer une demeure, aussi confortable qu'il se pourrait.
Robert était avant tout un homme d'une imagination créatrice, il n'avait emmené avec lui, de la Terre, ni un vaisseau chargé de conserves et d'outils, ni un obus rempli d'appareils perfectionnés ; mais il possédait à fond la chimie, la mécanique, toutes les sciences de l'inventeur, il regardait avec raison ce bagage intellectuel comme plus précieux qu'une flotte entière de provisions et de machines.
D'abord, il se choisirait une demeure, puis il se créerait des instruments de chasse et de pêche, se vêtirait, se chausserait, s'armerait et, une fois sa subsistance assurée, il trouverait le moyen d'extraire des entrailles du rocher, des boues limoneuses des lacs, ou de l'atmosphère même, les substances nécessaires au projet grandiose qu'il venait de concevoir tout de suite après son réveil.
Grâce à son excellente mémoire, il retracerait grossièrement la carte de ces continents martiens qu'il avait tant étudiés autrefois et dont les plus insignifiants étaient présents à son esprit ; il redonnerait pour plus de clarté, aux canaux et aux mers, les noms que les astronomes terrestres leur ont donnés : Erébus, Titanum, Arcus, Gigantum, Cyclopum, Nilus, etc.
Il y avait quelques raisons de se croire dans le voisinage de l'Avernus. Grâce à ses connaissances astronomiques très étendues, il choisirait le point de la planète le mieux en vue, pour les observateurs terrestres, et seul, sans le secours de personne, il trouverait le moyen d'établir des signaux lumineux pareils à ceux qu'il avait lui-même installés, l'année auparavant, dans les déserts de la Sibérie. La seule différence, c'est qu'il ne se servirait pas des mêmes signes. Il reproduirait tout simplement, soit les vingt-quatre lettres de l'alphabet français, soit les points et les lignes du système télégraphique de Morse.
– Alors, s'écria-t-il joyeusement, il est impossible qu'au bout d'un temps donné mes signaux ne soient pas aperçus des astronomes de la Terre. On me répondra, des communications régulières s'établiront. Je raconterai mes incroyables aventures, dans tous leurs détails. Le vieil Ardavena sera arrêté et il faudra bien qu'il mette en œuvre, pour me rapatrier, les mêmes moyens dont il s'est servi pour me faire parvenir jusqu'ici. Je regagnerai la Terre, riche de toute une science nouvelle, et après avoir mené à bien la plus audacieuse expédition qu'un homme ait jamais entreprise…, et peut-être qu'à mon retour, ajouta-t-il, le père d'Alberte…
…………………………………
Depuis que le téméraire espoir de regagner la Terre avait lui à ses yeux, Robert avait senti une transformation complète s'opérer en lui. Finis les découragements, les incertitudes et les terreurs des premiers instants ; un nouveau courage était entré en lui, une force inconnue l'animait et il se croyait capable à ce moment de s'attaquer à toutes les difficultés et de résoudre tous les problèmes.
Il sortit du buisson épineux qui avait abrité son sommeil, et s'étira joyeusement. On était au milieu de la journée, le paysage présentait une succession de marécages et d'étangs, coupés ça et là de petits bouquets de bois, et couverts d'une moisson de roseaux à demi desséchés dont le vent faisait tinter les tiges avec un bruit singulier. Les tiges cassantes évoquèrent aux yeux de Robert qui frissonnait, sous la mince étoffe qui le couvrait, l'image d'une magnifique flambée. Il décida que la première chose qu'il ferait, après avoir pourvu à sa nourriture, serait d'essayer d'allumer du feu. Dans ce pays humide et marécageux, éclairé d'un pâle soleil, sur cette planète dont les régions équatoriales ne devaient guère être plus chaudes que le sud de l'Angleterre, la vie était impossible sans feu.
La première idée de Robert fut de chercher un silex, puis de retourner sur ses pas, jusqu'à l'endroit où il avait laissé les débris de l'obus de métal, et de tirer de l'acier des étincelles qu'il aurait recueillies sur de la mousse bien sèche, ou sur des débris de son linceul de coton. Malheureusement, il avait fait beaucoup de chemin depuis vingt-quatre heures et, quand il voulut chercher à s'orienter, il s'aperçut à sa grande confusion qu'il lui serait impossible de retrouver le chemin qu'il avait suivi ; il revenait sur ses pas un peu décontenancé, lorsqu'une volée de gros oiseaux s'éleva du fond des herbes, en poussant des cris nasillards.
Instinctivement, Robert se saisit d'une grosse pierre et la lança de toute sa force ; soit hasard, soit adresse, la pierre atteignit un des volatiles qui tomba, l'aile cassée, pendant que le reste de la bande s'envolait avec un redoublement de piaillements discordants.
Robert se hâta de s'emparer définitivement de l'oiseau qui, tout blessé qu'il était, essayait de se réfugier dans un endroit recouvert de glaïeuls. Il le saisit par une patte, malgré ses furieux coups de bec, et réussit, non sans peine, à lui tordre le cou. C'était une bête superbe plus grosse qu'une oie, et qui paraissait une espèce d'outarde ; le plumage était d'une belle couleur brune, et le ventre blanc tapissé d'un duvet très épais.
– Je vois du moins que je pourrai me faire des édredons ! s'écria Robert en riant. Voilà du fin duvet qui doit ne céder en rien à celui de l'eider.
Tout en parlant, il s'était mis à plumer son oiseau. Cette opération terminée – elle ne lui demanda pas moins de trois quarts d'heure – il eut la chance de rencontrer une pierre bleuâtre, de la famille des schistes, une sorte d'ardoise, qui se débitait facilement en feuillets ; avec beaucoup de temps et de patience, il en tailla une longue lame en forme de triangle, en aiguisa les bords et l'emmancha dans un morceau de bois tendre.
À l'aide de ce couteau primitif, il vida et dépeça proprement son gibier, qu'il fut d'ailleurs obligé de manger cru ; mais il y avait si longtemps qu'il n'avait goûté de viande, que cette collation barbare lui fit grand plaisir et lui procura un véritable bien-être.
Pour cette fois, il s'était contenté de manger les deux cuisses. Il suspendit le reste de l'animal à l'aide d'un lien d'écorce dans la partie la plus élevée du buisson qui lui servait de chambre à coucher. Il se promettait bien d'avoir trouvé avant le soir le moyen d'allumer du feu pour faire cuire le restant de son gibier ; il se procurerait du sel en faisant évaporer l'eau de la mer, il se construirait une maison, il se fabriquerait des armes. Avant d'entreprendre son grand voyage d'exploration de la planète, il entendait se bâtir une habitation confortable et ne pas partir en expédition que bien reposé et bien outillé.
Il déploya, cet après-midi-là, une activité dévorante. À l'aide de son couteau de pierre, il scia un jeune tronc d'arbre très droit, qu'à son feuillage et à son parfum résineux il avait reconnu pour être proche parent du pin et du cyprès. Son intention était de se fabriquer un arc et il s'était rappelé qu'au Moyen Age on se servait surtout pour cet usage de branches d'if et d'autres arbres résineux.
Au bout d'une heure de travail, il se trouvait en possession d'une tige parfaitement droite et ronde, longue d'un peu plus de deux mètres. En revanche, il avait cassé la lame de son couteau d'ardoise ; mais il était facile de remédier à cette perte.
Restait la corde. Pour en fabriquer une, Robert arracha des fils de son linceul de coton, les tressa ensemble, puis les tordit de façon à avoir une cordelette solide, qu'il enduisit de la résine même de l'arbre qui lui avait fourni le bois de son arme. Des roseaux bien droits, qu'il arma de pointes aiguës de silex, qu'il empenna et dont il lesta la base d'un caillou pesant, lui donnèrent des flèches excellentes.
Il était enchanté de ce résultat. Aucune des inventions compliquées qu'il avait faites jadis ne lui avait causé autant de plaisir. Heureux comme un enfant amusé d'un jouet nouveau, il se demandait s'il allait lancer ses flèches debout et la main à la hauteur de l'épaule comme les Grecs, à genoux comme certains archers du Moyen Age, ou couché sur le dos, un pied arc-bouté contre le bois de l'arme, ainsi que les premiers croisés et les Indiens Cabôclos du Brésil.
Il fut bientôt tiré de sa perplexité, une volée d'oiseaux pareils au premier qu'il avait tué s'élevait de nouveau du marécage. S'abritant derrière un tronc d'arbre, il eut le plaisir d'essayer ses armes nouvelles, avec le plus grand succès ; sept outardes furent abattues et Robert fut étonné lui-même de sa vigueur, en constatant que plusieurs d'entre elles avaient été transpercées de part en part.
En y réfléchissant, il s'étonna moins. N'avait-il pas lu dans l'Histoire de la Conquête de la Floride, de Garcilaso de la Vega, qu'un chevalier espagnol eut la cuisse complètement traversée et fut littéralement cloué à son cheval d'une flèche, décochée pourtant à une très grande distancé par les Indiens.
Il acheva ses victimes à coups de bâton et les accrocha triomphalement dans son garde-manger. Désormais, il était sûr de ne pas mourir de faim. Puis, avec le duvet de ses oiseaux, dont maintenant il se croyait sûr de pouvoir tuer autant qu'il voudrait, il se confectionnerait un matelas et des oreillers ; la jeune écorce des bouleaux lui fournirait l'étoffe nécessaire, les joncs du marécage lui serviraient pour le reste. Grelottant sous le ciel brumeux, il se voyait déjà dans un proche avenir couvert d'un chaud vêtement de joncs tressés, ouatés intérieurement de duvet d'outarde, et d'un bonnet de même matière ; avec cela, il pourrait braver toutes les intempéries. Ce n'était pas le seul profit qu'il croyait tirer de sa chasse ; dans les os, il taillerait des aiguilles, des hameçons et des poinçons. Avec la partie la plus fine de la graisse mélangée avec de l'argile rouge, il ferait de l'encre.
Enfin, il comptait bien retrouver les débris de l'obus d'acier, qu'il saurait transformer en outils et en armes de toute espèce, haches, sabres, couteaux, scies, limes marteaux, etc., tout un arsenal d'armurier et de quincaillier.
Mais, pour cela, il faut que j'arrive à faire du feu. Cela m'est indispensable et cela ne doit pas être bien difficile ; il faudra pourtant que j'en découvre les moyens !
Enorgueilli par ces nombreux succès, Robert se croyait certain de réussir. Il quitta l'espèce de presqu’île où il avait établi son campement provisoire et remonta vers les collines rocheuses. Tout en marchant, il recueillait avec soin les feuilles sèches et les mousses qu'il rencontrait sur son passage, il les broyait en une poudre fine qu'il amassait dans une large feuille de nénuphar dont il avait eu soin de se munir.
Quand la provision lui parut suffisante, il choisit deux silex pointus et en fit jaillir des étincelles au-dessus de son amadou improvisé ; mais il eut beau s'épuiser en efforts, les étincelles jaillissaient et tombaient sans produire aucune combustion, les menues parcelles de silex que le choc avait fait étinceler se refroidissaient sans avoir mis le feu à la mousse.
Robert ressentait vivement le manque d'un briquet d'acier. Il s'obstina pourtant avec une patience digne d'éloges, essayant de mille moyens dont aucun ne réussissait. Il mêla de la poudre de résine à sa poussière de feuilles sèches, il essaya comme briquet un caillou qui lui avait paru contenir des traces de fer. Rien n'y fit.
Cependant, le soir tombait lentement sur l'immense marais. Absorbé par ces travaux, l'après-midi avait passé comme un rêve.
Étendu sur sa couche de feuilles, rassasié de la chair saignante des oiseaux, Robert ne pouvait trouver le sommeil. Il avait froid, des cris étouffés, des bruissements de bêtes dans la forêt le faisaient frissonner malgré lui.
Très agité, mécontent aussi de l'insuccès de sa tentative, il résolut de se promener un peu à la clarté éblouissante de Phobos et de Deïmos, autant pour se réchauffer que pour calmer l'agitation de ses nerfs.
Il avait à peine cheminé pendant quelques minutes sur la lisère des flaques d'eau qu'il s'arrêta stupéfait.
Il marchait jusqu'aux épaules dans un brouillard pesant, sorti des marais et qui n'enlevait rien à la pureté du ciel, car il ne dépassait pas les bas-fonds.
Au travers de ces ténèbres légères, au ras de l'eau, dansaient des milliers de flammes bleues qui s'allumaient, s'éteignaient, voletaient, s'arrêtaient, disparaissaient et reparaissaient avec des alternatives et des caprices inouïs.
– Des feux follets ! s'écria Robert.
Et les vieilles légendes des campagnes de France, contées autrefois par sa nourrice, ou lues dans les beaux livres de contes à tranches d'or, lui revinrent en mémoire et il soupira amèrement. Comme il était loin de la Terre, et de son enfance, et de tous ceux qu'il aimait ! Il allait vieillir tristement dans un monde solitaire, oubliant jusqu'au son de la parole humaine.
Chez lui, par bonheur, les découragements ne duraient guère. Le chimiste eut vite fait de prendre le pas sur le rêveur et le sentimental.
– Les feux follets ! déclara-t-il, d'une voix aussi grave que s'il eût répondu à un examen de Sorbonne, les feux follets ne sont autre chose que du gaz de marais ou éthylène. On suppose assez généralement que leur combustion est due à la présence des phosphores organiques qui se dégagent des matières en décomposition dans les eaux stagnantes…
Il quitta tout à coup le ton doctoral
– Sapristi ! Mais à quoi pensais-je ? Et moi qui veux faire du feu ! Mais en voilà et de magnifique. Il n'y a, comme on dit, qu'à se baisser pour en prendre…
Mais Robert n'ignorait pas, ne l'eût-il su que par les récits de son enfance, que les feux follets sont d'un naturel fort capricieux. Si l'on approche d'eux, ils s'enfuient, si l'on s'enfuit, ils vous suivent. Si l'on s'arrête, ils gambadent ou s'éteignent, obéissant au moindre souffle d'air. Il résolut de prendre ses précautions en conséquence.
Il cassa donc la tige longue et droite de deux jeunes pins, qu'il ébrancha ; il les avait choisis à peu près d'égale longueur ; ainsi précautionné, il s'avança jusqu'au bout d'une longue terre bordée à droite et à gauche de lagunes où les flammes bleues paraissaient plus nombreuses qu'en tout autre endroit. Puis il se mit à remuer la vase, des bulles de gaz se dégagèrent en bouillonnant, presque aussitôt enflammées par les météores voisins ; un instant, une véritable flamme brilla.
Encouragé par cette expérience préparatoire, Robert, à l'aide d'un silex tranchant, creusa l'écorce et le tronc de la seconde gaule, de façon à former à l'extrémité une sorte de cuiller, qu'il remplit d'une espèce d'amadou artificiel formé de mousse, de feuilles broyées et d'un peu de coton.
Son cœur battait d'émotion. D'une main tremblante, il remua le fond des boues, une grande flamme bleue brilla, il en approcha aussitôt son amadou. Mais si prompt qu'il fût, la flamme s'éteignit et il dut recommencer.
Enfin, après trois tentatives infructueuses, la poussière prit feu. Avec quels soins il ramena à lui la précieuse gaule, et comme il aviva doucement l'étincelle naissante qu'il avait aussitôt déposée au milieu du combustible bien préparé sur une large ardoise.
Oh ! comme il soufflait avec attention, retenant sa respiration, de peur de faire envoler son fragile bûcher.
Enfin, nouveau Prométhée, il eut l'indicible joie de voir crépiter une petite flamme, qu'il entretint avec des brindilles de roseau, puis avec de menues branches, jusqu'à ce qu'elle devînt un vrai brasier, en face duquel il se réchauffa joyeusement.
En étendant ses mains devant la flamme, il pensa qu'il était certainement le premier homme qui eût fait du feu dans la planète Mars.
Quand il y eut un grand tas de braise rouge, il en chargea son ardoise, en guise de pelle, et emporta son feu comme un trésor jusqu'à son gîte.
Ce soir-là, il ne se coucha pas sans avoir savouré un morceau d'outarde grillée, qu'il trouva délicieuse. Il couvrit son feu d'une masse énorme de branches, afin d'être sûr d'en avoir le lendemain, et s'endormit d'un sommeil peuplé de songes dorés.