CHAPITRE PREMIER – L'AMOUR APRÈS LE CHANGEMENT
I
Jusqu'à présent je n'ai rien dit de Nettie, et je me suis écarté fort loin de mon histoire personnelle. Je me suis efforcé de vous faire comprendre les effets du Changement sur l'économie générale de la vie humaine : action prompte, aurore magnifique, invasion toute-puissante, inondation irrésistible d'un flot de lumière, de l'Esprit même de la vie. Mon existence, avant le Changement, se présente dans ma mémoire comme un corridor sombre, à peine éclairé, çà et là, par des lampes sans éclat, d'un rayon de quelque beauté ; tout le reste est douleur sourde et ténèbres. Puis, tout à coup, les murailles qui m'emprisonnaient s'écroulent et s'évanouissent, et je m'élance ébloui, incertain et pourtant joyeux, dans ce monde de douceur et de beauté, indéfiniment varié, inépuisable en satisfactions, et j'exulte de ce glorieux don de la vie. Si le génie de la musique m'avait été donné, je ferais s'enfler et s'amplifier, dans l'orchestre, un motif large comme le monde, motif qui s'adjoindrait tour à tour tel thème, puis tel autre, pour éclater enfin en une extase sonore de triomphe et de joie : j'y mettrais toutes les voix, tous les orgueils, tous les espoirs d'un départ sous l'aube éclatante, toutes les jubilations nées des événements inattendus, toutes les réjouissances intimes d'un effort pénible achevé et soudain récompensé. Ce serait comme les floraisons neuves, comme le jeu folâtre des enfants, comme le sourire des mères à travers les larmes quand elles serrent contre leur cœur leur premier-né, comme des villes qui se bâtiraient au son des instruments, comme de grands vaisseaux tout pavoisés d'oriflammes qui glissent pour la première fois vers la mer, aux acclamations délirantes des foules, leur proue baptisée de vin… Et, au milieu de ce cortège, ce serait l'Espérance radieuse et invincible, rythmant de tous ces motifs combinés sa marche triomphale : l'Espérance victorieuse franchissant, au son des trompettes et dans le vent des bannières, les portails grands ouverts du monde.
Puis, voici surgir, hors de ce lumineux brouillard de joie, Nettie elle-même, transfigurée.
C'est ainsi qu'elle me revint, merveilleuse, incroyablement oubliée.
Elle revient et Verrall est à son côté. Dans ma mémoire, aujourd'hui, elle reparaît, telle qu'elle frappa ma vue ce jour-là, vision d'abord un peu étrange, et pas très distincte, faussée par les vitres décolorées et ondulées du bureau de poste auxiliaire de Menton.
Cela se passa le second jour après le Changement : je venais d'expédier les télégrammes de Melmont, qui se préparait à regagner le palais ministériel de Downing Street. Le couple m'apparut d'abord très petit, déformé : le verre les courbait, et modifiait leurs gestes et leur démarche. Je sentais qu'il m'incombait de leur dire : « La paix soit entre nous », et je sortis, faisant retentir la sonnette de la porte.
En me reconnaissant, ils s'arrêtèrent court, et Verrall s'écria, du ton de quelqu'un qui trouve ce qu'il cherchait :
– Le voici !
Et Nettie de son côté m'appela :
– Willie !
Je m'avançai vers eux et, pendant ces quelques pas, toute la perspective de mon univers reconstruit se modifia. Il me semblait rencontrer ce couple pour la première fois. Comme ils étaient beaux, gracieux et humains ! J'aurais pu croire que je ne les avais jamais regardés, et, de fait, je ne les avais jamais considérés l'un et l'autre qu'à travers un brouillard de passion égoïste. Eux aussi avaient pâti naguère de l'aveuglement et de l'amoindrissement universels, et, aujourd'hui, ils participaient à l'exultation générale du renouveau. Et voici soudain que Nettie, et mon amour, et ma grande passion pour Nettie, renaissaient en moi ce Changement, élargissant le cœur des hommes, avait fait l'Amour sans limites, – l'amour s'en était agrandi et embelli par-delà toute mesure. Ce rêve du monde reconstruit qui remplissait mon esprit, Nettie y entra et l'accapara tout entier. Une mèche folle de ses cheveux caressait sa joue, ses lèvres s'entrouvraient pleines d'émerveillement ; son regard souhaitait la bienvenue, exprimait une amitié courageuse et infinie.
Je pris sa main tendue, et l'émerveillement me posséda aussi.
– Je voulais vous tuer, – affirmai-je simplement, tâchant de comprendre ce que je disais.
C'était comme si on eût parlé de poignarder les étoiles, d'assassiner le jour.
– Après, nous vous avons cherché, – dit Verrall. – Nous n'avons pas pu vous trouver… nous avions entendu une seconde détonation…
Je tournai mon regard vers lui, laissant retomber la main de Nettie. Alors je me représentai comment ils étaient tombés, enlacés, et quelle joie avait dû être la sienne en s'éveillant, avec Nettie à son côté. Je les entrevoyais comme naguère à travers le brouillard sans cesse plus dense, côte à côte, la main dans la main ; sur leurs pas incertains, les vautours verts du Changement étendaient l'ombre de leurs ailes : ils tombèrent… pour s'éveiller, amants unis dans l'aube du Paradis. Quels mots diront combien riants leur parurent ces premiers rayons, combien suaves les fleurs, combien doux le chant des oiseaux ! Ces sentiments remplissaient mon cœur et pourtant mes lèvres disaient :
– En m'éveillant, j'ai jeté mon revolver.
Ma pensée vide ne s'exprimait plus que par du silence ; je formulais des paroles dénuées de sens :
– Je suis très heureux de ne pas vous avoir tués… heureux que vous soyez si beaux… Je retourne à Clayton après-demain, – ajoutai-je, me réfugiant dans des explications. – Je viens de servir de sténographe à Melmont ; mais j'ai presque fini…
Ni l'un ni l'autre ne répondait, comme si tout avait soudain cessé d'importer ; je continuai de les informer :
– On va le transporter à Downing Street, où il retrouvera ses sténographes ; il n'aura donc plus besoin de mes services… Ma présence auprès de Melmont vous étonne ?… Précisément, je l'ai rencontré par hasard, aussitôt après le Réveil. Il s'était fracturé la cheville dans un chemin creux. Je vais partir maintenant pour les Quatre Villes, y collaborer à la reconstruction. Aussi, suis-je content de vous avoir revus – ma voix eut une défaillance, – heureux de pouvoir vous dire adieu et de vous souhaiter bonne chance.
Voilà à peu près le discours que je leur débitai. Mais ces phrases ne traduisaient ni mes sentiments ni mes pensées. Si je poursuivais mon bavardage, c'était pour éviter un silence. En la revoyant, j'avais aussitôt senti qu'il allait m'être dur de me séparer de Nettie ; mes paroles sonnaient faux, je me tus, et, un moment, nous nous regardâmes l'un l'autre sans parler.
C'est moi sans doute qui lisais le plus vite dans mon cœur ; je me rendais compte inopinément que le Changement avait bien peu modifié le fond de ma nature. Le spectacle des merveilles nouvelles avait repoussé au second plan de ma mémoire cette histoire amoureuse ; j'avais oublié un instant : mais pas plus. Rien n'était perdu de ce que j'avais été, rien n'était sorti de moi, mais ma puissance de pensée et de volonté s'était merveilleusement accrue, et mon attention s'était portée vers de nouveaux objets. Le brouillard vert avait passé sur nous ; nos cerveaux en avaient été balayés et comme remeublés ; mais nous restions nous-mêmes, bien qu'un air plus jeune et plus subtil emplît nos poitrines. Mes affinités n'étaient pas modifiées. Cet élargissement de mes perceptions avivait pour moi la beauté de Nettie, et, debout devant elle, les yeux dans les yeux, mon désir d'elle se réveilla, non plus frénétique, mais sain et sensé.
C'était comme jadis, quand j'allais à Checkshill après quelque épître socialiste.
J'abandonnai sa main : c'était absurde de se séparer de la sorte.
Nous éprouvions tous trois ce même sentiment, et nous demeurions là, maladroits et gênés. C'est Verrall, je crois, qui donna une forme à ma pensée, en proposant pour le lendemain un rendez-vous où nous nous ferions nos adieux : cette rencontre se transformait ainsi en une circonstance purement occasionnelle. Nous convînmes que nous nous reverrions à l'auberge de Menton, tous les trois, et que nous déjeunerions ensemble.
Nous n'avions plus rien à nous dire, à ce moment-là. Nous primes congé assez gauchement. Je descendis la rue du village sans me retourner, étonné de moi-même, extraordinairement désorienté. J'avais, semblait-il, découvert quelque chose d'omis, qui dérangeait tous mes plans, quelque chose d'infiniment déconcertant. Pour la première fois, je retournai préoccupé et sans ardeur vers mon travail auprès de Melmont. J'aurais voulu poursuivre ma méditation au sujet de Nettie ; mon cerveau était devenu soudain d'une activité prodigieuse concernant Verrall et elle.
II
La conversation que nous eûmes, tous trois, à l'aube des temps nouveaux, est gravée dans ma mémoire ; elle fut imprégnée, si je puis dire, de fraîcheur et de simplicité, et comme de jeunesse et d'exaltation. Nous abordions, nous discutions, avec une sorte de timidité naïve, les questions les plus délicates dont le Changement eût proposé la solution à l'humanité. Nous les réduisîmes à leurs véritables proportions. Où en étions-nous ? Tel est le sujet que nous débattions, nous, et des millions de nos semblables.
Le hasard voulut qu'à cette dernière rencontre avec Nettie se trouve associée, en quelque sorte, la femme de l'aubergiste de Menton.
Cette auberge de Menton était un des rares coins agréables du vieux monde : singulièrement prospère, l'établissement servait surtout des déjeuners et des thés à une nombreuse clientèle que lui envoyait Shaphambury. Un vaste boulingrin moussu et verdoyant s'encadrait de bosquets recouverts de plantes grimpantes, au milieu de plates-bandes où la rose trémière se mariait aux mufliers et aux delphinia bleus ; un fond sombre de lauriers et de houx faisait ressortir ces bouquets versicolores ; les pignons de l'auberge s'abritaient sous les gigantesques hêtres pourpres, et son enseigne (saint Georges, sur un cheval blanc, terrassant le dragon) se balançait contre le ciel éclatant. pendant que, dans ce ravissant lieu de rendez-vous, j'attendais Nettie et Verrall, je me pris de conversation avec la patronne, femme à la carrure puissante, au visage affable plein de taches de rousseur ; nous causâmes du matin du Changement. Cette matrone corpulente, florissante, avec son abondante chevelure rousse, ne doutait pas un instant que tout, de par le monde, allait être modifié au mieux. Cette confiance, et un je-ne-sais-quoi dans le son de sa voix, me la firent aimer.
– Nous voilà réveillés, – disait-elle. – Un tas de choses vont être redressées, qui n'avaient ni queue ni tête… Pourquoi ? Hé, parce que j'en suis sûre.
Son regard bleu rencontra le mien avec une expression d'infinie amitié ; ses lèvres, entre ses phrases, assumèrent un sourire léger et joli.
Les vieilles traditions étaient ancrées en nous : dans toute auberge anglaise de cette époque, on avait coutume de corser l'addition, et je me renseignai sur le prix du déjeuner.
– Payez ou non, – dit-elle, – et ce qu'il vous plaira. C'est fête, ces jours-ci. Il faudra bien, je suppose, que nous ayons toujours des additions et des recettes, de quelque façon que nous nous arrangions, mais ce ne sera plus le souci d'autrefois, j'en suis sûre. Voyez-vous, cette partie-là n'a jamais été mon fort. Bien des fois, je me suis prise à regarder entre les feuillages et à me demander ce qu'il serait juste pour moi et les miens de demander aux clients, et quelle somme ils paieraient sans se croire écorchés. L'argent, ça m'est égal ! Il y en aura du changement, tenez-le-vous pour dit ; mais moi, je resterai ici, à contenter les gens de mon mieux, tous ceux qui passent sur la route. C'est charmant ici, vous savez, quand on est gai ; ce n'est que quand il y a de la jalousie, de la malveillance, de la fatigue, ou de la gloutonnerie, à manger plus qu'on ne peut tenir, à boire trop… alors le diable est de la partie. J'en ai vu, allez, des figures joyeuses ; on nous revient comme des amis ; mais il n'y a jamais rien eu de pareil à ce qui va se passer, à présent que tout sera remis en place.
Elle sourit, l'excellente femme, du sourire de la joie et de l'espérance.
– Je vous ferai une omelette, – promit-elle. – Vous m'en direz des nouvelles ; on n'en mange comme cela qu'au ciel. J'ai de la cuisine dans les doigts, ces jours-ci, comme je ne m'en suis jamais senti. Vous n'avez pas idée du plaisir que j'y prends.
Nettie et Verrall se montrèrent à ce moment, sous l'arceau rustique revêtu de roses écarlates. Nettie était toute en blanc, avec un chapeau de soleil ; lui portait un complet gris.
– Voilà mes amis ! – m'écriai-je.
Mais, malgré les merveilles du Changement, une légère angoisse attrista la radieuse joie de mon âme, comme un nuage atténue les rayons du soleil.
– Un joli couple, – fit l'hôtesse, en les suivant du regard pendant qu'ils traversaient le tapis vert du boulingrin.
Ils formaient vraiment un beau couple, mais je n'éprouvais que peu de joie à les admirer.
III
Ce premier numéro, nouvelle série, du vrai Nouveau Journal, relique desséchée d'un âge évanoui, me rappelle « l'objet appartenant à la personne », que les gens superstitieux de jadis mettaient entre les mains des « somnambules extralucides ». Rien qu'à effleurer le grain du papier, je franchis rétrospectivement un abîme de cinquante années, et je nous revois tous les trois, attablés sous la tonnelle ; un parfum d'églantine nous enveloppe, et, quand la conversation s'interrompt, c'est le murmure des abeilles, dans les héliotropes des bordures, qui nous berce.
C'est l'aube des temps nouveaux, mais nous traînons encore les stigmates et la livrée des temps anciens.
J'ai toujours mon teint brun, mes mauvais vêtements et, sur ma joue, l'ecchymose jaune et bleue que le poing de lord Redcar y dessina. Le jeune Verrall, assis en coin, mieux pris de taille, mieux vêtu, blond et calme, est de deux ans mon aîné, mais ne le paraît pas, à cause de la fraîcheur de son teint ; Nettie me fait vis-à-vis, et me fixe de ses yeux noirs, plus grave et plus belle que je ne la vis jamais. C'est la même robe blanche que j'avais remarquée quand je la rencontrai dans le parc, et, à son cou, s'enroule encore le même collier de perles où pend un médaillon d'or. Elle est tellement la même et elle est tellement changée ! Une fillette alors, et aujourd'hui une femme ; dans l'intervalle de cette métamorphose, toutes mes angoisses et toutes les merveilles du Changement ont passé. Au bout de la table verte où nous nous accoudons, une nappe immaculée porte le modeste couvert. Derrière moi, à flots prodigues, le soleil inonde le jardin bigarré.
Je revois toute la scène ; je suis encore assis, mangeant gauchement ; ce journal est étalé sur la table, et Verrall parle du Changement :
– Vous ne pouvez pas vous imaginer, – explique-t-il, de sa voix fine et assurée, – combien de billevesées le Changement a détruites au fond de moi. Je ne me sens pas encore éveillé. Les hommes de ma sorte sont à tel point des êtres factices. Je ne le soupçonnais même pas jusqu'ici.
Il se penche vers moi, par-dessus la table, soucieux de se faire bien comprendre.
– Je me sens, dirais-je, comme un mollusque qu'on a sorti de sa coquille, mou, nouveau. On m'a appris à m'habiller selon la mode, à penser, à agir d'une certaine façon ; je vois maintenant l'erreur et l'étroitesse de cette éducation ; c'était le mot d'ordre d'une classe… On était correct et convenable entre soi, mais pour faire corps contre le reste du monde. En vérité, des gentlemen ! Mais c'est déroutant…
J'entends encore sa voix quand il prononça ces paroles ; je vois le mouvement de ses sourcils, et le sourire agréable qui éclairait sa figure.
Il se tut. Il avait éprouvé le besoin d'exprimer ces choses, mais ce n'était pas ce que nous avions à nous dire.
Je m'inclinai légèrement en avant et pris mon verre à pleine main.
– Dites-moi, vous deux, vous allez vous marier ? Ils s'entre-regardèrent.
– Je ne songeais pas à me marier quand je suis partie, – avoua Nettie à mi-voix.
– Sans doute, – fis-je.
Et, relevant péniblement la tête, mon regard rencontra celui de Verrall.
Ce fut lui qui répondit.
– Je pense que nous avons uni nos existences, mais ce qui nous empoigna fut une sorte de folie.
J'approuvai de la tête.
– Toute passion est une folie.
Puis je me pris à douter de la vérité de mes paroles.
– Pourquoi avons-nous fait ces choses ? – interrogea-t-il, en se retournant soudain vers elle.
Elle appuya son menton sur ses mains fermées, et garda les yeux baissés.
– Il nous fallut les faire, – répliqua-t-elle, et elle éclata tout à coup : – Willie, – m'interpella-t-elle, le regard éploré, – je n'avais pas l'intention de te traiter mal, non, vraiment. Je ne cessai de penser à toi, à papa et à maman, tout le temps. Seulement, ça ne me causait aucun chagrin. Je ne m'en écartais pas d'un pas, de la route que j'avais choisie.
– Choisie ! – m'écriai-je.
– Quelque chose me tenait, – avoua-t-elle. – C'est si inexplicable…
Elle eut un geste de désespoir.
Les doigts de Verrall tambourinaient sur la nappe, puis, se retournant de nouveau vers moi :
– Quelque chose me criait : prends-la ! Tout ! C'était un désir furieux d'elle… Je ne sais. Tout m'y poussait, le reste n'existait pas. Vous…
– Allez toujours, – fis-je.
– Quand je vous connus…
Je fixai Nettie.
– Tu lui avais donc parlé de moi ? – demandai-je. avec, au cœur, comme une piqûre du vieil aiguillon.
Verrall répondit pour elle.
– Non, mais le hasard s'en mêla. Quand je vous rencontrai dans le parc, un soir, mes instincts étaient en éveil. Je devinai qui vous étiez.
– Vous avez triomphé de moi. Si je l'avais pu, j'aurais triomphé de vous. Mais, continuez.
– Tout conspirait pour faire de cette passion la plus belle aventure du monde. Cela vous avait un air de témérité généreuse, de risque capital : tout mon avenir de politique et d'affaires, pour lequel j'avais été élevé, et où il allait de mon honneur de faire figure, pouvait en être compromis. La chose n'en était que plus belle… Aucun homme sensé ou propre n'aurait approuvé ce que je faisais. La chose en devenait sublime… Je disposais de tous les avantages de la position sociale et j'en abusais ignoblement. Que m'importait !
– Oui, c'est vrai, – dis-je. – Et la même vague sombre qui vous avait soulevés m'entraîna à votre suite… balbutiant de haine et de fureur… avec ce revolver. Et le mot d'ordre auquel tu obéissais, Nettie, c'était : Livre-toi ! Jette-toi à l'abîme !
Les mains de Nettie retombèrent sur la table.
– Je ne puis te dire ce que c'était, – fit-elle, parlant à cœur ouvert. – Les filles ne sont pas élevées comme les hommes, à regarder dans leurs pensées. Je n'y vois pas clair encore. Il y avait toute sorte de petits motifs mesquins, mêlés à la force qui disait : il faut ! Quels motifs ?… Je songeais toujours à l'élégance de sa mise. – Elle sourit, avec un rapide coup d'œil sur Verrall. – Je me répétais que je serais comme une dame, installée dans un hôtel, servie par des domestiques. C'est l'abominable vérité, Willie. D'autres choses, aussi pauvres que cela… Et de plus misérables même.
Je la vois encore qui plaide sa cause, la parole franche, claire, et aussi étonnante que l'aube du premier grand matin.
– Non, tout ne fut pas misérable, – protestai-je lentement, après un silence.
– Non, – répondirent-ils ensemble.
– Mais, plus que l'homme la femme choisit, – ajouta Nettie. – Je vis toute l'aventure par petits tableaux séduisants. Tu sais, cette jaquette… elle a quelque chose… ça ne te fait rien que je te le dise ?… peu t'importe, à présent…
J'acquiesçai d'un signe.
Elle continua, comme elle se fût adressée à mon âme, doucement, sérieusement, cherchant à formuler la vérité.
– Ce vêtement avait un vilain aspect cotonneux, – reprit-elle. – Je sais qu'il est ridicule et honteux d'être à la merci de pareilles impressions, mais c'est cela qui me menait… Imagine-toi une pareille confession naguère !… Et puis, je détestais Clayton et sa tristesse. Oh ! cette cuisine, l'horrible cuisine de ta mère ! Et, par-dessus le marché, Willie, tu me faisais peur : je ne te comprenais pas comme je le comprenais, lui. Maintenant, c'est différent… Je savais ce qu'il me proposait… Et puis le son de sa voix !
– C'est vrai, – dis-je à. Verrall, sans me formaliser de toutes ces révélations. – Vous avez un beau timbre de voix. Je n'y avais jamais fait attention.
Nous restâmes un temps silencieux, devant cette table de dissection où gisaient nos passions palpitantes.
– Grand Dieu ! – m'écriai-je. – La voyez-vous, notre petite intelligence, comme un panier ballotté par toutes les vagues de l'instant et du désir indicible, par tout le flot écumeux de nos sens, comme on ne sait quelle cage à poulets qu'un coup de mer a entraînée par-dessus bord et dont les prisonniers piaillent, à la dérive sur l'Océan.
Verrall eut un rire approbateur pour cette image un peu hardie.
– Il y a huit jours, – dit-il, poursuivant ma métaphore, – nous étions cramponnés à nos cages à poulets, montant et descendant avec la houle. C'était vrai, il y a huit jours… mais aujourd'hui ?
– Aujourd'hui, – repris-je, – le vent est tombé, la tempête du monde s'est calmée, et chaque cage à poulets, métamorphosée par miracle, est devenue un vaisseau qui tient tête à la mer.
IV
– Qu'allons-nous faire ? – demanda Verrall.
Nettie choisit un œillet rouge sombre dans le bouquet qui ornait la table, et se mit à arracher les pétales un à un. Son geste continuel sembla rythmer nos paroles ; elle aligna devant elle les pétales arrachés, les rangeant et les dérangeant à sa fantaisie, et plus tard, quand ils furent tous deux partis, je restai seul à considérer son dessin laissé incomplet.
– Eh bien ! – dis-je, – la chose semble assez simple. Tous deux, – je m'armai de tout mon courage, – vous vous aimez ?
Je m'interrompis. Ils ne me répondirent que par le silence, un silence rêveur.
– Vous vous appartenez ; j'y ai réfléchi, j'ai examiné la chose à plus d'un point de vue… J'aspirais à un bonheur impossible. Je me suis mal conduit. Je n'avais pas le droit de vous poursuivre. – Et, me tournant du côté de Verrall : – Vous vous considérez comme lié à elle ?
Il fit un signe d'assentiment.
– Nulle influence sociale, nul obscurcissement de cette clarté généreuse qui nous environne… car la nuit pourra venir !… ne modifiera ?…
Il me répondit, en fixant sur les miens ses regards honnêtes.
– Non, Leadford, jamais.
– Je ne vous connaissais pas, – continuai-je. – Je vous croyais tout autre que vous vous montrez aujourd'hui…
– J'étais autre, – répliqua-t-il.
– Maintenant, – continuai-je, – tout est changé.
Et je m'arrêtai, ayant perdu le fil de ma pensée.
_ Quant à moi, – poursuivis-je, en jetant un coup d'œil à Nettie, qui baissait la tête, et contemplant ensuite les pétales qui jonchaient la table entre nous, – puisque je suis possédé par une affection pour Nettie, puisque cette affection est grosse de désir, puisque, de la voir à vous et tout entière à vous, m'est un spectacle intolérable, je dois m'éloigner ; vous devrez m'éviter, comme je devrai vous éviter… Il faut que nous nous partagions la terre, comme le firent Esaü et Jacob… Je me consacrerai, avec toute la puissance de ma volonté, à quelque occupation absorbante. Somme toute, cette passion n'est pas la vie. C'est peut-être la vie pour des brutes et des sauvages, mais non pas pour des hommes. Nous devons nous séparer et je dois oublier. Quoi d'autre à faire ?
Je ne relevai pas mon regard, fixant, jusqu'à les graver dans mes yeux, les pétales rouges étalés sur la nappe ; mais je devinais l'assentiment de Verrall. Le silence se prolongea ; Nettie le rompit.
– Mais… – commença-t-elle, et elle s'arrêta.
J'attendis un moment, poussai un soupir et m'appuyai au dossier de ma chaise.
– C'est très simple, – fis-je, avec un sourire, – maintenant que nos têtes ne sont plus échauffées.
– Est-ce si simple que cela ? – ajouta Nettie, et son doute anéantit tout mon discours.
Je levai les yeux : elle regardait Verrall.
– Voyez-vous, – lui dit-elle, – c'est que j'aime Willie. Il est difficile de bien exprimer ce qu'on ressent. Mais je ne veux pas qu'il s'en aille ainsi.
– Mais, – objecta Verrall, – comment ?…
– Non… – interrompit Nettie, amassant ses pétales d'œillet et s'occupant à les aligner ensuite en file. C'est si difficile… Jamais jusqu'ici je n'avais essayé de voir jusqu'au fond de mon cœur. D'abord, j'ai mal agi à l'égard de Willie. Il comptait sur moi, je le sais ; j'étais toute son espérance, sa joie promise, comme la couronne de sa vie, un bonheur comme il n'en avait jamais eu, un orgueil intime. Il vivait de moi. Je le savais… quand nous avons commencé nos rendez-vous, tous deux… Je me suis rendue coupable d'une sorte de trahison.
– De trahison ! – me récriai-je. – Non, tu marchais à tâtons à travers toutes les perplexités.
– Tu as pensé, pourtant, que c'était une trahison – Avant, oui, mais plus maintenant.
– Je l'ai pensé et je le pense encore, car tu avais besoin de moi.
Je protestai faiblement, et me pris à réfléchir.
– Oui, même pendant qu'il nous poursuivait pour nous tuer, je sympathisais avec sa douleur, tout au fond de moi, – dit-elle à Verrall. – Ah ! je me rends compte de toutes ses tristesses, des humiliations qu'il subissait…
– Certes, – concédai-je. – Mais je ne vois pas…
– Et moi je ne vois pas mieux… J'essaie de voir. Toujours est-il, Willie, que tu fais partie de ma vie. Je te connais depuis plus longtemps que je ne connais Edward ; je te connais mieux, je te connais, comment dire ?… de tout mon cœur. Tu as cru que les choses que tu me disais étaient paroles perdues, que je n'avais jamais compris ce côté de toi-même, tes ambitions et le reste. Eh ! bien, non ! je comprenais tout, et bien mieux que je ne croyais alors… Tout est clair à présent. Ce que j'avais à comprendre en toi était plus profond que ce que m'apportait Edward. Je l'ai senti, tu fais partie de ma vie, et je ne veux pas retrancher et rejeter de moi tout cela, maintenant que je l'ai compris.
– Mais tu aimais Verrall…
– L'amour est une chose si bizarre… Y a-t-il un amour… n'y a-t-il qu'un seul amour, veux-je dire ? – Et, se retournant vers Verrall : – Je sais que je vous aime, je peux le dire tout haut désormais. Mon cœur s'est échappé d'une prison… Mais qu'est-ce, au juste, que cet amour que j'éprouve pour vous ? C'est un tas de petites choses… des façons d'être à vous, des aspects de vous, ce sont les sens… et le sentiment de certaines beautés. Il y a aussi de la vanité, des flatteries, des mots que vous avez dits, des espoirs, des erreurs à propos de moi. Et tout cela réuni a été renforcé par les émotions profondes qui dormaient dans mon être ; cela embrassait tout, cela semblait être tout. Mais non, comment le décrirai-je ? Ce fut comme une lame brillante à l'abat-jour épais ; presque toute la chambre est voilée d'ombre, vous enlevez l'abat-jour, et toute la pièce est claire ; c'est la même lumière, seulement elle éclaire tout le monde.
Elle se tut. Pour un moment, personne ne dit mot, et Nettie, d'un rapide mouvement, forma une pyramide avec les pétales.
Le langage imagé m'a toujours troublé, et cette phrase : « C'est toujours la même lumière », me revenait à l'esprit comme un refrain.
– Il n'y a pas de femme qui admette ces choses et y ajoute foi, – affirma-t-elle soudain.
– Quelles choses ?
– Aucune femme ne partagerait cette opinion.
– Il vous faut choisir un homme, – dit Verrall, la comprenant avant moi.
– Nous sommes élevées avec cette idée. On nous dit… c'est dans les livres, dans les contes, dans ce que les gens rabâchent, dans la façon dont ils se conduisent… « Un jour un homme viendra… » Il sera tout « et rien ne comptera plus. Quittez tout et vivez en lui…
– À l'homme aussi on dit cela d'une certaine femme, – répliqua Verrall.
– Seulement, les hommes ne le croient pas. Ils sont plus obstinés… Les hommes ne se sont jamais conduits comme s'ils le croyaient. Il n'est pas besoin d'être vieux pour savoir ça. Par leur nature même, ils en doutent. Mais la femme n'écoute pas sa nature. Elle s'enferme dans un moule, se cachant à elle-même ses pensées.
– Oui, autrefois, – dis-je.
– Vous ne vous êtes pas caché les vôtres, en tout cas, – remarqua Verrall.
– Je suis sortie de moi-même. C'est la Comète, et Willie. Et parce que, au fond, je n'ai jamais cru au moule, même quand je pensais que j'y croyais. Je trouve bête de renvoyer Willie, peiné, déçu, et sans espoir de le revoir jamais, quand je l'aime. C'est cruel, c'est méchant et c'est laid de se jeter sur lui, comme sur un ennemi vaincu, et de faire semblant de pouvoir être heureuse quand même. Il n'y a pas de bon sens dans une règle de vie qui prescrit ça. C'est égoïste, brutal, insensé. Je… – Il y eut un sanglot dans sa voix. – Willie ! Je ne veux pas !
J'étais assis, rêveur, et mes yeux suivaient ses doigts agiles.
– C'est brutal, en effet, – prononçai-je enfin, avec un ton calme, posé, résolu. – Néanmoins, c'est dans la nature des choses… Non !… Vois-tu Nettie, nous sommes après tout plus qu'à moitié des brutes. Et les hommes, comme tu dis, sont plus obstinés que les femmes. La Comète n'a pas changé cela ; elle a rendu la chose plus claire. Nous devons notre existence à un tumulte de forces aveugles… Je répète ce que je disais tout à l'heure ; nous constatons que nos pauvres intelligences, notre raison, notre bonne volonté de vivre selon le bien, s'en vont à la dérive, ballottés sur les flots des passions, des instincts animaux et stupides… Et nous voici donc comme des naufragés s'accrochant à une épave, comme des gens s'éveillant sur un radeau.
– Nous revenons à ma question, – observa Verrall doucement. – Qu'avons-nous à faire ?
– Nous séparer, – déclarai-je. – Vois-tu, Nettie, les corps que nous avons ne sont pas ceux des anges. Ils ont les mêmes organes qu'avant… J'ai lu quelque part que l'on pouvait trouver dans nos corps la preuve d'une origine très basse ; que, dans l'intérieur de nos oreilles, je crois, et dans nos dents, il y a quelque chose du poisson ; que nous avons des os rappelant… qu'est-ce déjà ?… les os d'ancêtres marsupiaux, et cent traces du singe. Même ton beau corps, Nettie, renferme ces tares. Non, écoute ! – Je me penchai vers elle, vivement. – Nos émotions, nos passions, nos désirs, leur substance, comme la substance de nos corps, forment un animal, une chose combative aussi bien qu'une chose de désirs. Tu nous parles en ce moment comme un esprit à des esprits… C'est facile lorsqu'on a pris de l'exercice, lorsqu'on a bien mangé et que l'on n'a rien à faire… Mais lorsqu'on retourne à la vraie vie, on retourne à la matière.
– Oui, – dit Nettie, me suivant lentement. – Mais on peut la vaincre.
– En lui obéissant dans une certaine mesure. Il n'y a pas de magie là-dedans… Pour conquérir la matière, nous devons diviser notre ennemie et la prendre pour alliée. Il est absolument vrai que, de nos jours, un homme, par la foi, peut transporter des montagnes ; il peut dire à une montagne : « Sois déplacée et que la mer t'engloutisse. » Mais il ne réussit que parce qu'il aide ses frères, les hommes, et se fait aider par eux, parce qu'il a l'esprit, la patience et le courage de s'adjoindre le fer, l'acier, la dynamite, les grues, les machines, l'argent des autres… Pour vaincre mon désir de toi, je ne dois pas le stimuler perpétuellement par ta présence, il faut que je m'en aille, afin de ne plus te voir… Il me faut chercher d'autres intérêts, me jeter dans le tourbillon de luttes et de débats…
– Et oublier ? – intervint Nettie.
– Non, pas oublier, – protestai-je. – Mais en tout cas cesser de te regretter.
Elle réfléchit pendant quelques instants.
– Non, – dit-elle. Puis, démolissant le dessin de ses fleurs, elle regarda Verrall, qui s'agitait.
Verrall se pencha en avant, les coudes sur la table, et les mains croisées.
– Vous savez que je n'ai guère pensé à ces questions, – déclara-t-il. – Au collège et à l'Université, on ne s'en préoccupe pas… le système d'éducation prohibe soigneusement ce sujet. On va changer tout ça, sans doute… Nous semblons, – continua-t-il pensivement, – nous semblons patiner sur des questions que nous avions entrevues dans le grec, avec variantes, dans Platon, mais qu'aucun de nous ne songea jamais à transporter de cette langue morte dans les faits réels de la vie…
Il s'arrêta, et répondit à une interrogation intérieure qu'il s'était posée :
– Non, je pense, comme Leadford l'a dit, qu'il est dans la nature de l'homme d'être exclusif. Les esprits sont libres et vagabondent par le monde, mais une femme ne peut être possédée que par un seul homme. Elle doit écarter les rivaux. Nous sommes faits pour la bataille de la vie… Nous sommes la bataille de la vie ; les choses qui vivent sont le combat incarné de la vie, et cela fait que les hommes se battent pour leur compagne ; pour chaque femme, un homme seul prévaut. Les autres s'en vont.
– Comme les animaux, – se moqua Nettie.
– Oui…
– Il y a bien des incertitudes dans la vie, – déclarai-je, – mais celle-là est la dure, brutale et universelle vérité.
– Cependant, ç'a été changé réfuta Nettie, – vous ne combattez plus, depuis que l'humanité possède une raison.
– Oui, et c'est la femme qui décide elle-même de son choix, – rétorquai-je.
– Et si je ne veux pas choisir ?
– Ton choix est fait.
– Oh ! – fit-elle, avec un peu d'impatience. – Pourquoi les femmes sont-elles les esclaves du sexe ? Est-ce que cet âge de Raison et de Lumière ne va rien changer à cette situation ? Il me semble que tout est bête. Je ne crois pas que ce soit là la solution juste du problème, ce n'est qu'une mauvaise habitude du temps révolu… L'instinct ! Il est une foule d'autres choses où vous ne laissez pas vos instincts vous diriger. Me voici entre vous. Voici Edward. Je … l'aime parce qu'il est gai et agréable et parce que… parce qu'il me plait. Voilà Willie… une partie de moi-même, mon premier secret, mon plus vieil ami. Pourquoi ne puis-je les avoir tous les deux ? Ne suis-je pas aussi un esprit, que vous ne me consultiez qu'en tant que femme, qu'en chose à posséder, à conquérir par la lutte ?…
Elle se tut, et nous ne songions pas à lui répondre. Soudain, elle formula son inquiétante proposition.
– Ne nous séparons pas. Se séparer, c'est se haïr, Willie. Pourquoi ne serions-nous pas amis quand même ? On se verrait souvent. On causerait…
– On causerait ! – me récriai-je. – De tout cela ?
Par-dessus la table, je rencontrai les yeux de Verrall, et nous nous étudiâmes l'un et l'autre. C'était le loyal et pur examen d'un antagonisme honnête.
– Non, – décidai-je. – Entre nous, rien de la sorte n'est possible.
– Jamais ? – insista Nettie.
– Jamais ! – affirmai-je, convaincu.
Avec un violent effort pour rester maître de mon émotion, je continuai :
– Nous ne pouvons toucher aux lois et aux coutumes qui régissent ces problèmes ; ces passions se rattachent trop intimement à notre être essentiel. Plutôt une amputation qu'une pluie languissante. De Nettie, mon amour veut tout. L'amour d'un homme n'est pas le dévouement, le sacrifice… c'est une exigence, un défi. Et d'ailleurs, – ici, j'outrai mes développements, – je me suis donné maintenant à une autre maîtresse, et c'est moi, Nettie, qui suis l'infidèle. Derrière toi et au-dessus de toi s'élève la Cité du monde à venir, et ma place y est marquée. Cher cœur ! Tu es seulement le bonheur… et cela… oui vraiment, cette vocation m'appelle. Quand bien même mon sang devrait baptiser la pierre angulaire… et je voudrais espérer que ce sera là mon sort, Nettie, … je suis prêt à répondre à l'appel… – Et dans ces derniers mots je mis toute ma conviction : – Nul conflit de passion ne doit me détourner.
Il y eut un silence après cette conclusion quelque peu boiteuse.
– Alors, nous devons nous séparer, – articula Nettie, qui avait l'expression d'une femme qu'on frappe à la face.
Je fis un signe d'assentiment.
Un nouveau silence, et je me levai. Nous étions à présent debout tous les trois. Nous nous quittâmes presque de mauvaise humeur, sans un mot de plus, et je restai seul dans le berceau de verdure.
Je ne crois pas les avoir suivis des yeux. Je me souviens seulement de moi-même, demeuré là, affreusement vide et seul. Je m'assis de nouveau et m'abandonnai à une vague rêverie.
Soudain, je levai les yeux. Nettie était devant moi et me regardait.
– Depuis notre conversation, j'ai réfléchi, – dit-elle. – Edward m'a laissée revenir vers toi. Et je sens que peut-être je pourrai mieux te parler en tête à tête.
Je ne soufflai mot, et ce mutisme l'embarrassa.
– Je ne pense pas que nous devions nous séparer, – répéta-t-elle. – On vit de différentes façons. Je me demande si tu comprendras ce que je vais te confier, Willie. C'est difficile de formuler ce que je sens, mais il faut que ce soit dit. Si nous devons nous quitter pour toujours, il faut que ce soit spécifié clairement… Auparavant, j'avais toujours cet instinct féminin, cette éducation de femme qui fait qu'on se cacha. Mais… Edward n'est pas tout de moi. Pense bien à ce que je dis… Edward n'est pas tout de moi… Je voudrais pouvoir mieux t'exprimer comment je vois cela. Je ne suis pas tout de moi-même non plus. Toi, en tous cas, tu es une partie de moi, et je ne peux endurer l'idée de te laisser. Et je ne vois pas pourquoi je te laisserais. Il y a comme un lien du sang entre nous, Willie. Nous avons grandi ensemble. Nous faisons partie l'un de l'autre. Je te comprends. Oui, maintenant, je te comprends vraiment. J'en suis venue en quelque sorte à te comprendre tout à coup. Assurément je te comprends, toi et ton rêve. Je veux t'aider. Edward… Edward n'a pas de rêve… Cela m'est insupportable, Willie, de penser que nous deux devons nous séparer.
– Nous avons décidé pourtant, n'est-ce pas ? Il faut nous séparer.
– Mais… Pourquoi ?
– Je t'aime.
– Eh bien ! pourquoi le cacherais-je, Willie ?… Je t'aime…
Nos yeux se rencontrèrent. Elle rougit, puis continua résolument :
– Tu es ridicule. Le tout est ridicule. Je vous aime tous les deux.
– Tu ne sais pas ce que tu dis, Nettie.
– Tu veux que je parte ?
– Oui, oui, pars.
Un instant, nous nous dévisageâmes, sans prononcer une parole comme si, par-delà les ténèbres insondables, par-delà la surface et la présente réalité des choses, quelque révélation muette se faisait pressentir. Elle voulut parler, mais se retint.
– Faut-il donc que je parte ? – s'écria-t-elle enfin, les lèvres tremblantes et des larmes aux yeux, comme des étoiles. Elle voulut m'objurguer encore.
– Willie…
– Pars – interrompis-je. – Oui, pars !
Nous ne bougeâmes ni l'un ni l'autre.
Elle restait là, en larmes, attendrie et apitoyée ; soupirant après moi, me plaignant. Quelque chose de cet amour plus large, qui mènera nos descendants au-delà de toutes les limites, de toutes les rigoureuses et claires obligations de notre vie personnelle, nous émut, comme le premier souffle d'un vent venant du ciel, qui s'agite et passe. J'eus l'envie de prendre sa main et d'y poser mes lèvres, mais je savais qu'en la touchant toute ma force m'abandonnerait…
Ainsi, debout, à distance, nous nous quittâmes, et, à contrecœur, regardant derrière elle, Nettie s'en fut avec l'homme qu'elle avait élu, vers le sort qu'elle s'était choisi, hors de ma vie… comme le soleil hors de ma vie…
Ensuite, je suppose que j'ai dû plier le journal et le mettre dans ma poche. Mais mon souvenir de cette rencontre se termine avec le visage de Nettie se tournant pour partir. Je me rappelle fort distinctement toute cette scène. Je pourrais presque garantir l'exactitude de chaque parole que j'ai mise dans nos bouches… Puis, vient une lacune. J'ai le vague souvenir d'être retourné dans la maisonnette, près des terrains du jeu de golf, d'avoir assisté aux préparatifs et au départ de Melmont, d'avoir trouvé importune l'activité de Parker, le secrétaire, et d'avoir été me poster sur la route, avec le désir profond d'être seul pour dire au revoir à Melmont.
Peut-être étais-je déjà ébranlé dans ma résolution de me séparer de Nettie pour toujours, car je me proposais, je crois, de raconter à Melmont tout ce qui avait été fait et dit.
Je ne pense pas que j'aie eu avec lui la moindre conversation ou autre chose qu'une poignée de main. Ce détail m'est sorti de l'esprit. Mais j'ai conservé la mémoire de la crise de désolation que j'ai traversée, du moment où l'auto de Melmont eut disparu au sommet de Mapleborough Hill ; c'est alors que s'imposa à moi la conviction que le Changement et la tâche nouvelle qui m'était fixée dans la vie ne me procureraient pas le parfait bonheur. Une protestation s'éleva en moi, comme contre une injustice extrême, lorsque mes compagnons de ces derniers jours m'eurent quitté.
– C'est trop tôt, – murmurai-je, – c'est trop tôt pour me laisser seul.
Mon sacrifice était excessif, pensais-je. Après cet adieu à la vie de passion ardente et immédiate, après ce renoncement à Nettie, à mon désir, à la rivalité physique et personnelle, après cette mutilation de moi-même, il était cruel de me laisser seul, le cœur saignant, de m'envoyer tout de suite vers l'inexorable austérité du labeur, réclamé par la vie plus large. Il me semble que je renaissais, soudain dépouillé de tout, abandonné, perplexe.
– À l'œuvre ! – dis-je, me contraignant à l'héroïsme.
Je pressai le pas en soupirant, heureux toutefois que le chemin à suivre me menât vers ma mère… Mais, chose curieuse, je me rappelle que je fus plutôt gai dans la ville de Birmingham, ce soir-là. J'éprouvais le besoin d'agir, de m'intéresser à quelque chose. J'avais dû m'arrêter pour la nuit, parce que le service des trains était quelque peu troublé. J'assistai à un concert donné dans le parc, – un orchestre qui jouait sur les vieux instruments de cuivre une musique du vieux monde, – et je liai conversation avec un homme qui, me dit-il, avait été reporter d'un des journaux locaux. Il manifestait une curiosité avisée sur les projets de reconstruction qui se formaient pour la vie de l'humanité, et ses propos ravivèrent tout l'intérêt que je prenais à ce noble rêve. En nous promenant au clair de lune, nous arrivâmes à un endroit appelé Bourneville, et nous discutâmes alors des nouveaux groupements sociaux qui devaient remplacer les anciens domiciles particuliers et isolés, et de la façon dont les gens seraient logés.
Ce Bourneville se prêtait bien au sujet. De gros manufacturiers y avaient essayé d'améliorer les habitations de leurs ouvriers. Pour nos idées d'aujourd'hui, ce qu'ils firent paraîtrait le plus faible des efforts, mais, à cette époque, on venait de loin pour voir des cottages coquets, avec leurs bains dissimulés dans le plancher de la cuisine (l'emplacement était bien choisi, en vérité !), et autres ingénieux aménagements. Personne, dans cet âge agressif, ne voyait qu'on attentait à la liberté en faisant, des ouvriers, les locataires et les débiteurs de leurs patrons, bien qu'une loi eût été depuis longtemps votée, qui interdisait toutes les tentatives peu importantes de ce genre. Mais, mon compagnon de rencontre et moi, nous paraissions avoir toujours prévu les développements possibles dans ce sens, et nous ne doutions pas que le devoir de loger les gens ne fût une responsabilité publique. Notre intérêt se portait plutôt vers la possibilité d'établir des nurseries, des cuisines et des salles publiques qui économiseraient le travail et donneraient au peuple plus de temps et plus de liberté.
C'était un sujet très captivant, mais qui n'avait rien de particulièrement gai, et, quand je fus étendu dans mon lit, cette nuit-là, je songeai à Nettie, aux bizarres raisons qu'elle avait invoquées pour justifier sa double préférence, et ma rêverie se transforma en une sorte de prière. Je priai, cette nuit-là, laissez-moi vous l'avouer, ou plutôt j'exposai mes aspirations à une image que je m'étais forgée dans mon cœur, et qui me sert encore de symbole pour tout ce qui est mystérieux et inconcevable ; j'adressai ma requête à un Maître Artisan, au capitaine invisible de tous ceux qui contribuent à l'édification du monde, au façonnement de l'humanité.
Après comme avant ma prière, j'imaginai que je causais et raisonnais et me rencontrais encore avec Nettie… Mais elle n'entra jamais avec moi dans le sanctuaire de mon culte.