CHAPITRE V – À LA POURSUITE DES AMANTS
I
Le train qui m'emporta de Birmingham à Monkshampton m'entraînait non seulement dans des régions où je n'avais jamais mis le pied, mais aussi bien loin de la clarté coutumière du jour et des sensations ordinaires et quotidiennes des choses : vers la nuit étrange et sans précédent que dominait le gigantesque météore des derniers jours.
Le contraste entre la nuit et le jour s'accentua à cette époque de curieuse façon. Une différence accrue sans cesse les sépara en ce qui concernait toutes les affaires de ce monde. Pendant le jour, la Comète était un fait divers dans les journaux, une occurrence que des préoccupations plus immédiates reléguaient au second plan, et ce n'était rien en comparaison des menaces de guerre imminente. C'était un phénomène astronomique, là-bas, très loin, quelque part au-dessus de la Chine, à des millions de kilomètres dans l'immensité. On l'oubliait. Mais aussitôt que le soleil avait sombré à l'occident, les regards se tournaient vers l'orient, et l'astre reprenait son empire.
On s'attendait à son apparition certaine, et pourtant, chaque soir, il surgissait à l'horizon comme une surprise. Chaque soir il surgissait plus brillant qu'on n'avait osé le penser, plus vaste aussi, avec une étrange modification de son contour. À sa surface, le cône d'ombre de la Terre projetait un disque plus lumineux et plus vert, qui s'agrandissait en même temps que l'astre. Le météore étant lumineux par lui-même, cette projection circulaire ne se dessinait pas d'un trait vif et dur ; elle apparaissait phosphorescente et augmentait d'éclat à la chute du jour. Quand il montait dans le sillage du soleil abdiquant, son irradiation livide bannissait les réalités du jour et revêtait toutes les formes d'un aspect fantomatique. Il transformait, autour de lui, le ciel sans étoiles en un abîme d'un extraordinaire bleu foncé, teinte aux profondeurs infinies telles que je n'en revis jamais. Par la portière du wagon qui me trimbalait vers Monkshampton, je remarquai, sans pouvoir me l'expliquer, qu'une lueur d'un rouge animé se mélangeait à toutes les ombres.
Grâce à la Comète, nos hideuses villes industrielles d'Angleterre étaient transformées en cités fantômes ; les autorités municipales économisaient leurs frais d'éclairage ; on pouvait partout lire un journal dans ce resplendissement nocturne. Débarqué à Monkshampton, je suivis, sous cette blême clarté, des rues inconnues dont les globes électriques éteints et leurs colonnes projetaient des ombres indistinctes sur les trottoirs ; çà et là, des fenêtres éclairées faisaient des taches vermeilles sur les façades et semblaient des trous taillés dans quelque rideau de rêve tendu devant un brasier ardent. Un policeman aux pieds silencieux m'indiqua une auberge tissée de clair de lune ; l'homme qui m'accueillit avait une figure verte. C'est là que je passai la nuit. Le lendemain matin, en sortant, je me trouvai dans une rue bruyante et passante, aux petits pavés pointus ; l'auberge de rêve apparut comme ce qu'elle était, un sale petit estaminet empuanti de relents de bière, et l'aubergiste-fantôme révéla une figure maussade au bout d'un long cou tacheté de rouge.
Je partis, ayant réglé mon compte ; les camelots braillaient les nouvelles, excitant l'émulation d'un chien hargneux : « Désastre anglais dans la mer du Nord… Un cuirassé coulé corps et bien.
J'achetai un journal et parcourus, chemin faisant, les détails fournis sur ce résultat triomphal de la vieille civilisation : un grand vaisseau, qui, au seul contact d'une torpille lancée par un sous-marin allemand, avait sauté avec ses canons, ses munitions, toute une machinerie, la plus coûteuse et la plus belle qu'on fût capable de créer à l'époque, et avec lui neuf cents hommes valides, robustes et vigoureux. Une fièvre guerrière m'envahit ; j'en oubliai non seulement la Comète, mais jusqu'au mobile qui me poussait vers la gare, et c'est machinalement que je pris mon billet et m'installai dans le train qui m'emportait vers Shaphambury.
Ainsi le jour imposait une fois de plus sa despotique domination, et les gens ne pensaient plus à la nuit lumineuse.
Chaque soir, cette beauté, cet émerveillement, cette promesse prophétique venue des abîmes, nous inondait de sa splendeur, et nous nous taisions, fascinés, pour une heure… Puis, aux premières lueurs de l'aube grise, c'était de nouveau le grincement des serrures, le tintamarre des voitures de laitiers, et, dans la reprise de la monotonie quotidienne, nous nous étirions, nous bâillions déjà notre ennui. La souillure des fumées de la houille envahissait encore le firmament, et nous nous préparions à reprendre l'incohérente et rebutante routine de l'existence.
La vie a toujours été ainsi faite, nous disions-nous, et elle sera toujours la même.
Ces nuits glorieuses étaient considérées surtout comme un spectacle sans signification pour nous ; dans toute l'Europe occidentale, seule une petite fraction de la classe ignorante voyait dans la Comète le présage de la fin du monde. Les paysans de certaines contrées continentales étaient plus crédules ; mais, en Angleterre, il n'y avait plus de paysans, tout le monde savait lire, et nos journaux, avant que notre soudaine querelle avec les Allemands eût atteint son maximum d'acuité, avaient dissipé toute appréhension possible au sujet du météore. Depuis les chemineaux de la grand-route jusqu'aux enfants de la nurserie, tous avaient appris que ce météore sans consistance pesait à peine quelques tonnes ; ce n'était qu'un nuage étincelant de matières gazeuses. Le fait était démontré péremptoirement par l'angle de déviation qu'avait déterminé dans la trajectoire de la Comète la force attractive de la Terre. Elle avait côtoyé quelques-uns des plus petits astéroïdes sans modifier aucunement leur orbite, tandis qu'elle-même avait décrit une courbe de près de trois degrés. Quand elle en viendrait à heurter notre globe, le spectacle paraîtrait sans doute superbe à ceux qui, placés du bon côté de la planète, en seraient témoins ; c'est là tout ce qui se passerait. Il était peu probable que nous nous trouvions du côté où aurait lieu la collision. Le météore grandirait de plus en plus dans l'espace, mais la projection du cône d'ombre terrestre obstruerait dans une mesure correspondante son éclat ; à la fin, pourtant, il envahirait toute l'atmosphère et l'on verrait un ciel de nuages verts et diaphanes, bordé, à l'orient et au couchant, de luminosités intenses. Puis, une pause suivrait dont il était difficile d'apprécier la durée ; enfin, sans doute, une fulguration d'étoiles filantes qui, peut-être, prendraient une couleur nouvelle à cause de l'élément inconnu dont la présence était indiquée par la ligne verte tant discutée. Il tomberait du zénith une véritable averse d'aérolithes qu'on espérait recueillir et analyser.
Les nuages verts tourbillonneraient et disparaîtraient et il y aurait peut-être des orages. Mais, derrière le voile momentané de la Comète, le vieux firmament, les vieilles étoiles reparaîtraient, et tout serait comme devant. Puisque le phénomène devait avoir lieu entre une heure et onze heures du matin, le mardi suivant (c'est la nuit du samedi que j'avais passée à Monkshampton), on concluait qu'il ne serait que partiellement observable de notre côté de la planète. S'il y avait du retard, peut-être n'en apercevrions-nous que quelques étoiles filantes au ras de l'horizon. Tels étaient les pronostics de la science. N'empêche que ces dernières nuits furent les plus belles et les plus mémorables qu'ait connues l'humanité.
II
Le train que je devais prendre à Wyvern pour Shaphambury avait un retard d'une heure, attribuable, disait-on, à un mouvement de troupes concentrées sur la côte, en prévision d'un débarquement possible des ennemis.
La petite ville de Shaphambury était bizarre, même pour l'époque ; j'avais, au reste, une disposition d'esprit qui me portait à noter la singularité des choses admises. Dans le recul du temps, cette singularité me parait plus grande encore. Le lieu était nouveau pour moi ; la mer même y affectait un aspect inconnu ; il faut dire que j'avais fait deux excursions, par train de plaisir, en un port du pays de Galles, dont les côtes découpées, avec leurs énormes falaises granitiques et les hautes montagnes de l'intérieur, n'offraient en rien l'horizon immense de cette région de l'est où l'on appelait falaise un talus croulant et gris sale qui dominait la mer de cinquante pieds à peine.
Quand le petit train local arriva à l'entrée de la ville, après avoir contourné un épaulement de colline, j'aperçus une série d'herbages onduleux, au milieu desquels étaient dressés de grands châssis de planches couverts d'affiches qui attiraient l'œil et interceptaient l'horizon de la mer. Ces placards vantaient tour à tour les qualités de tel ou tel comestible et les vertus de tel ou tel remède, avec une sollicitude égale pour les estomacs, et leurs couleurs se préoccupaient d'être frappantes bien plus que belles et de ressortir sur les tons gris adoucis du paysage. La plupart de ces réclames, – qui étaient un facteur si remarquable de la vie de cette époque-là, et qui rendaient possible l'existence d'innombrables journaux en papier de bois, – recommandaient des aliments, des boissons, des tabacs et des drogues qui promettaient de restaurer les organismes que les autres articles auraient sérieusement détériorés. On ne pouvait perdre de vue, dans ce « banquet de la vie », le terrible memento mori, griffonné sur l'espace et qui rappelait à chacun que l'homme, content de vivre dans ses tanières, de se nourrir sans révolte de pareilles ordures, consistait en un canal digestif « muni d'appendices propres à en alimenter le fonctionnement », et qu'il n'était guère plus qu'un ver de fumier, aveugle et sourd.
À côté de pareils placards, on en voyait d'autres, affichant, en noir et blanc, des noms sonores de « domaines ». Les idées purement individualistes de ces temps-là avaient entraîné la division par lots et par quartiers des terrains en bordure sur la mer. Presque toute la côte de l'Est et du Sud avait été allotie de cette manière, et si ces projets avaient réussi, la population entière de notre île eût pu se loger dans ces innombrables cottages virtuels. Il va sans dire que rien de pareil ne se réalisa, et que cette défiguration de nos côtes ne fut utile qu'à un petit nombre de spéculateurs. On voyait, tantôt neuves et tantôt pourries, des pancartes d'agences sans clients, dressées sur des terrains coupés par des « voies d'exploitation » que l'herbe avait envahies et que des écriteaux à demi effacés baptisaient pompeusement « Avenue de Trafalgar » ou « Boulevard de la Plage ». Çà et là, quelques boutiquiers avaient consacré les économies d'une vie de travail à s'ériger un cottage, et la piteuse bicoque, grotesque et minable, s'acroquevillait dans l'isolement de terrains vagues, au milieu du petit lot, mal clôturé de planches, dans lequel, sur des cordes tendues, flottaient au vent, comme on ne sait quel symbole de la faillite environnante, les drapeaux versicolores d'une lessive bourgeoise.
Après avoir traversé une route, nous roulâmes entre des alignements de maisons ouvrières identiques, construites en pauvre brique jaune, ayant toutes une arrière-cour avec un hangar en planches noircies. Ce système de lotissement avait eu pour résultat d'attrister et de salir les approches de toute agglomération et en particulier les abords de cette petite ville que les guides qualifiaient, en un langage imagé, d'une « des plus délicieuses stations de cette région fleurie ».
Puis, ce furent d'autres maisons minables, la vaste hideur des usines de force électrique, et l'inévitable cheminée monumentale dont la hauteur accusait notre imbécile impuissance à rendre complète la combustion de la houille ; enfin, la gare, située à un bon kilomètre du centre de cet asile de santé et de plaisir.
Dès mon arrivée, je procédai à une exploration systématique de Shaphambury. Les soirées devenaient très chaudes, et mes vaines recherches dans Shaphambury s'exaspérèrent encore sous l'incomparable gloire de la nuit revenue, quand je pensai que, sous cette bénédiction splendide de la nature, le jeune Verrall et Nettie vivaient leurs amours.
Je me souviens de mes interminables allées et venues, au long de la plage, de mes regards indiscrets sous le nez de tout jeunes couples, et toujours la main prête dans ma poche, cependant qu'en mon cœur battait une douleur étrange qui n'était ni de la rage ni de l'impatience. Je ne m'arrêtai que quand je fus seul sous les étoiles, les derniers flâneurs ayant regagné leurs lits. Mes recherches et mes questions furent sans cesse contrecarrées par le désir exclusif qu'éprouvait chacun de mes interlocuteurs de discuter les chances de débarquement allemand avant l'arrivée de l'escadre de la Manche. J'avais passé la nuit dans un petit hôtel borgne, au fond de la ville, où je n'étais arrivé qu'à deux heures de l'après-midi, à cause du petit nombre de trains qui circulent le dimanche, et ce n'est que dans la soirée du lundi que je trouvai un indice qui me mit sur la bonne piste.
Je commençai par une visite minutieuse de la ville ; la rue que j'abordai offrait tout d'abord une rangée de boutiques prétentieuses et sentant la faillite prochaine, puis un café et une station de voitures. Au bout d'une double enfilade de petites villas en briques rouges, emmitouflées de verdure, elle débouchait dans une assez jolie Grande Rue, dont les magasins, dans l'accalmie dominicale, avaient clos leurs devantures ; une cloche sonnait quelque part pour l'office, et des groupes d'enfants endimanchés se rendaient au catéchisme. Traversant une place bordée de maisons aux façades de stuc, qui me rappelaient, en plus propre, mon quartier, je me trouvai soudain dans un grand jardin aux allées bitumées, qualifié somptueusement de « Terrasse Marine ». Du banc de fonte où je m'étais assis, je parcourus du regard la vaste étendue d'une plage de sable boueux avec des rangées de cabines sur roues, couvertes d'affiches préconisant des pilules ; puis, me retournant, j'examinai, du côté de la terre, les maisons qui semblaient hypnotisées par la lecture perpétuelle de ces conseils médicaux. Des pensions de famille, des hôtels, des maisons meublées, étaient groupés en terrasse à ma droite, puis cessaient brusquement ; un échafaudage indiquait l'accroissement de la ville dans la direction du nord, et, au bout d'un grand terrain désert, la silhouette rouge et monstrueuse d'un vaste caravansérail écrasait de sa masse tous les environs. Plus loin, sur les sommets des falaises basses et crayeuses, s'éparpillaient, comme un troupeau, les tentes blanches des volontaires de la région convoqués à la hâte, et, vers le sud, les dunes sablonneuses développaient à l'infini leurs varennes piquées çà et là d'un groupe de pins, de buissons d'arbustes malingres ou d'une affiche tendue à bout de perche. Un ciel bleu et métallique englobait ce paysage, et un soleil ardent y couchait des ombres noires ; à l'orient, blanchoyait la mer. C'était un dimanche, et le déjeuner plus tardif faisait la solitude dans les rues et sur la plage.
Étrange monde que celui-là, pensais-je alors, – et combien il doit vous paraître plus invraisemblable !… Je fis un effort pour reprendre la suite de mes idées. Qui devais-je interroger ? Que fallait-il demander ? Voici la détermination ingénieuse à laquelle je m'arrêtai. Venu à Shaphambury afin d'y passer quelques jours de vacances, je profitais de l'occasion pour rechercher la propriétaire d'un boa de plumes oublié dans l'hôtel de mon oncle, à Wyvern, par une jeune dame voyageant avec un jeune gentleman, apparemment de nouveaux mariés. Ils devaient être arrivés à Shaphambury le mardi. Je me répétai longuement mon histoire imaginaire et inventai, pour mon oncle supposé et son hôtel, des noms plausibles. L'histoire justifierait mes questions.
Ce point décidé, je demeurai assis sur le banc, recueillant mes forces pour me mettre en campagne. Enfin, résolu, je me dirigeai vers un superbe hôtel que son luxe, à mes yeux inexpérimentés, désignait comme le lieu même que devait choisir un jeune homme opulent et distingué.
La porte d'entrée, aux glaces pivotantes, me fut ouverte par un portier ironique et cérémonieux, qui, tout raide dans son uniforme vert chamarré, m'écouta en m'examinant des pieds à la tête, pour en référer aussitôt, avec un accent tudesque, à un somptueux portier-chef qui, à son tour, me mena à un personnage princier trônant derrière un bureau de chêne et de cuivre admirablement polis. Tout en me répondant, l'élégant commis ne détachait pas son regard de mon col et de ma cravate, que je savais dans un état lamentable.
– Je cherche une dame et un monsieur qui sont arrivés à Shaphambury mardi, – déclarai-je avec assurance.
– Des amis à vous ? – fit-il, avec une ironie impitoyablement subtile.
Finalement, je parvins à la certitude que les jeunes gens n'étaient pas descendus là et n'y avaient pas retenu de chambre. Je ressortis par le majestueux tourniquet que manœuvra le portier narquoisement obséquieux, et je me trouvai dans un état de désarroi et de malaise tel que je n'affrontai de l'après-midi aucun autre établissement. Je me sentais abattu, et ma résolution chancelait. Les promeneurs chics du dimanche m'en imposaient. Le sentiment de ma médiocrité personnelle me faisait perdre de vue le but poursuivi ; la bosse que faisait à ma poche de veston l'indéfectible revolver devait se remarquer et j'en avais honte. J'allai m'étendre parmi les galets et les glauciers, à quelque distance de la ville, en face de la mer. Cette lassitude me tint toute l'après-midi ; vers le coucher du soleil, je m'en fus interroger, devant la gare, les portefaix, mais je constatai que cette classe d'hommes se souvenait plus facilement des malles que des gens et j'ignorais totalement quels bagages avaient emportés les amants.
J'engageai ensuite la conversation avec un bonhomme à jambe de bois, occupé à balayer les marches qui menaient à la plage ; je n'en tirai que des plaisanteries assez risquées sur les jeunes couples en général, mais rien de précis sur ce qui m'intéressait. Ce dialogue me rappela désagréablement les motifs sensuels de ma jalousie : aussi fus-je soulagé quand l'apparition d'un torpilleur au large fixa l'attention du bonhomme et coupa court à ce déplaisant entretien.
Je repris ma place sur le banc de la promenade et contemplai, à l'horizon, le rouge lever du phénomène dont l'éclat humiliait les couchers de soleil et les aurores. Je retrouvais mon énergie, et, – à mesure que la lueur poussiéreuse du jour laissait la place aux lueurs nocturnes, entraînant avec elle la précision des choses quotidiennes, – le sentiment romanesque me reprenait, la passion réchauffait mon sang, et je m'exaltais de nouveau à l'idée de mon honneur et de ma vengeance.
En ces temps-là, la nuit et la clarté des astres éveillaient en nous un sens plus intime de nous-mêmes et des choses. Le grand jour, avec le spectacle des villes, des rues encombrées, était attachant, mais n'influençait que comme un tintamarre ; l'effet en était dispersif en même temps qu'accablant. Les ténèbres, au contraire, couvrant de leur voile uniforme l'aspect absurde des agglomérations humaines, rendaient les esprits à eux-mêmes, leur permettaient de se ressaisir on pouvait exister pour soi, vivre pour son imagination.
Or, cette nuit-là, j'eus l'étrange pressentiment que Nettie et son amant étaient tout proches, que j'allais soudain me trouver en face d'eux. Vous ai-je déjà dit que, dans le crépuscule, j'avais dévisagé tous les couples que je rencontrais, dans l'espoir de les reconnaître ?
Je m'endormis, ce soir-là, dans une chambre décorée de citations bibliques enluminées, me maudissant d'avoir gaspillé ma journée.
III
Le lendemain matin, mes recherches furent vaines ; mais, vers midi, plusieurs pistes, découvertes coup sur coup, me désorientèrent quelque peu. Jusque-là, je n'avais rien obtenu qui correspondit au signalement de Nettie et de Verrall, et voici que quatre couples s'offraient à mes investigations.
L'un quelconque d'entre eux pouvait être celui que je recherchais, sans que j'eusse pour aucun d'indications spéciales : tous étaient arrivés depuis le mercredi ou le jeudi. Je me fus bientôt assuré que deux de ces couples n'avaient pas quitté la ville ; ils étaient en promenade aux alentours. Vers trois heures, je réduisis ma liste en éliminant un jeune homme vêtu d'un costume gris fer, orné de favoris et de longues manchettes, qui accompagnait une dame très comme il faut, âgée d'une trentaine d'années. J'enrageai à leur vue ; et je m'installai à surveiller la pension qu'habitaient les deux autres, pour ne pas manquer leur retour, me distrayant entre-temps à admirer la montée du météore qui se mêlait à un couchant flamboyant : je les manquai néanmoins, car je les aperçus plus tard dans la salle à manger, assis à une petite table placée contre les vitrages de la véranda ; des bougies à abat-jour roses éclairaient l'argenterie, et tous deux contemplaient, à travers les glaces, le magnifique spectacle du ciel. La jeune dame, vêtue d'un costume de soirée, était fort jolie, assez pour me mettre en fureur : ses beaux bras, ses épaules bien tombantes, le profil de sa joue que chatouillait une mèche follette, étaient prometteurs de toutes les délices ; mais ce n'était pas Nettie, et son heureux compagnon représentait le type dégénéré de notre vieille aristocratie : menton fuyant, grand nez osseux, tempes étroites, cheveux albinos, expression languissante, et le cou protégé moins par un faux col que par une manche empesée. Du dehors, sous l'éclatante lumière du météore, je débitai tout bas, à leur adresse, de haineuses injures pour m'avoir ainsi fait perdre mon temps. Je demeurai là assez longtemps pour qu'ils me remarquassent, silhouette noire de l'envie contre le ciel éblouissant.
Dès lors, j'en avais fini avec Shaphambury ; il me restait à décider maintenant lequel des deux autres couples j'allais suivre à la piste.
Je retournai à petits pas jusqu'au jardin public, discutant tant bien que mal les décisions à prendre, car, sous la luminosité merveilleuse de ce ciel, on se sentait le cerveau un peu brouillé et la tête légère.
Allons ! un des couples était reparti pour Londres, l'autre, m'avait-on dit, s'était installé dans un des chalets rustiques qu'on louait pour la saison d'été, à Bone Cliff. Où cela pouvait-il bien être ?
Au sommet de l'escalier de la plage, je retrouvai mon homme à la jambe de bois.
– Eh bien ! – l'interpellai-je.
Il montra la mer du bout de sa pipe.
– Mazette ! – fit-il.
– Qu'est-ce que c'est ? – demandai-je.
– Des projecteurs, de la fumée, de grands bâtiments qui cinglent vers le nord… Si ce n'était cette maudite espèce de Voie lactée, je pourrais distinguer quelque chose.
À ma demande de renseignement, il ne répondit pas d'abord ; puis, condescendant, et par-dessus son épaule :
– Si je connais les chalets de Bone Cliff ?… Plutôt ! Des artistes et autres. Il s'y passe de jolies choses… Hommes et femmes, tout ça se baigne ensemble. On ne s'y embête pas… du scandale, quoi…
– Mais où est-ce que ça se trouve ? – insistai-je, exaspéré par ces réflexions.
– Voyez donc cette lueur… c'est un coup de canon, le diable m'emporte !
Plus moyen de rien tirer de lui. Cependant, à force d'obstination, et en l'assurant que je l'importunerais jusqu'à ce qu'il m'ait fourni les renseignements que je voulais, je l'arrachai à la contemplation de ces allées et venues fantomatiques entre l'extrême horizon du large et l'irradiation du firmament. Finalement, je le secouai par le bras ; il se retourna avec un juron.
– Ça se trouve à sept milles sur cette route-ci, tout droit… Maintenant allez au diable et fichez-moi la paix.
Je le remerciai par quelque sarcasme désobligeant et lui tournai les talons.
Vers l'extrémité de la terrasse, je rencontrai un policeman, occupé aussi à surveiller le ciel, et je vérifiai auprès de lui l'exactitude des renseignements du bonhomme.
– Un peu déserte, la route ! – me cria-t-il de loin.
Une intuition bizarre me certifia que j'étais sur la bonne piste. Laissant derrière moi la masse noire de Shaphambury, je m'enfonçai dans la pâle lumière nocturne, du pas assuré d'un voyageur qui atteint son but.
Je n'ai souvenir d'aucun des incidents qui durent marquer cette longue étape, sinon d'une fatigue croissante, d'une mer étale comme un grand miroir, une coulée d'argent barrée par de lentes ondulations que, par instants, une brise faible comme un soupir chiffonnait de rides miroitantes qui, lentement, progressivement, s'effaçaient. La route, par places, était faite d'un sable incolore dans lequel les pieds enfonçaient profondément, puis, sur une certaine distance, c'était un cailloutis crayeux, dont les cassures avaient des facettes brillantes. Des broussailles noirâtres, par touffes ou par taillis, garnissaient les dunes ; dans un pâturage, de grands moutons se mouvaient comme des fantômes sur un fond de grisaille uniforme. Puis, l'ombre lourde d'une pinède couvrait le chemin jusqu'à une orée d'arbres fantastiquement rabougris ; parfois, des pins solitaires semblaient faire, sur mon passage, des gestes de sorciers. C'est dans cette solitude que je me trouvai soudain face à face avec un écriteau annonçant à tout ce silence, à ces ombres, et à la lueur du météore, que « les maisons seraient construites au gré des acquéreurs ».
L'aboiement lointain d'un chien me fit saisir instinctivement mon arme et l'examiner avec soin. Sans doute, dans ce geste, l'idée de Nettie et de ma vengeance était incluse, mais je n'en ai nul souvenir. Ce que je revois distinctement, c'est la lueur verte qui semblait ouater le canon et le chien de l'arme, cependant que je la retournais dans ma main.
Mais ce qui m'impressionnait plus que tout, c'était la vue du ciel, merveilleux, lumineux, sans étoiles ni lune, et, entre l'horizon de mer et les bords de la Comète, cet abîme de profondeur bleue. Tout à coup, fantômes étranges silhouettés contre la lueur, minuscules dans le lointain, apparurent trois vaisseaux de guerre sans mâts, sans voiles, sans fumée, sans feux, sombres, mortels, furtifs, faisant route à toute vitesse en conservant strictement leurs distances. Puis, tout cela disparut, englouti dans la brume lumineuse.
Une sorte d'éclair, que je pris pour la lueur d'un coup de canon, parcourut le ciel ; mais, levant les yeux, je remarquai une traînée verte qui s'attardait au firmament. Aussitôt, il y eut comme un frisson dans l'air ; le sang me battit plus vite aux artères : c'était une sensation de soulagement, et comme une énergie nouvelle qui m'envahissait.
La route bifurqua : je continuai au hasard. Ma lassitude croissait, je me heurtais à des tas de varechs et d'algues, butais dans des ornières laissées en tous sens par les charrettes ; toute trace de chemin s'effaça et je pressai le pas, glissant et trébuchant parmi les dunes. Je débouchai finalement sur une plage sablonneuse toute parsemée de reflets scintillants. Des traînées phosphorescentes m'attirèrent jusqu'au bord des flots et j'examinai les petits points lumineux qui ballottaient sur les ondulations.
Me redressant tout à coup, je contemplai longuement cette nuit merveilleuse dont rien ne troublait la paix. La Comète avait maintenant étalé son filet brillant sur l'immensité des cieux et s'en allait vers son déclin ; à l'orient, l'azur reprenait possession du ciel ; la mer barrait d'une ligne noire l'horizon ; et, luttant avec une persistance audacieuse contre le resplendissement du météore, une seule étoile tremblotante se balançait au bord de l'abîme.
Quelle beauté ! Quel silence et quelle splendeur ! Quelle paix ! la paix qui passe toute intelligence, la paix descendue vers nous dans sa robe de lumière… Mon cœur débordait et je me pris à verser des larmes.
Quelque chose était entré dans mon sang, et cette pensée me vint que vraiment je ne voulais pas tuer.
Non, je ne voulais pas tuer, je ne voulais plus être l'esclave de mes passions. Je souhaitai de fuir la lumière du jour, de déserter la vie qui n'est qu'effort consumant, bataille implacable, désirs déçus, – de m'échapper vers cette nuit fraîche et éternelle, vers le repos. J'avais joué mon rôle : j'en avais assez.
L'esprit de la prière, d'une prière inarticulée, envahissant mon être, debout sur la rive de l'océan immense ; je désirai ardemment la paix intérieure, la paix avec moi-même.
Mais bientôt, à l'orient, voici la déchirure quotidienne du mystère : l'aube grise éclairerait encore une fois le monde étroit et positif. Je savais que ma résolution allait reprendre toute sa force. Ces quelques moments n'avaient été qu'un intervalle de repos, un intermède ; demain, je serais de nouveau William Leadford, le mal nourri, le mal vêtu, le mal équipé, le maladroit, le voleur éhonté, une souillure sur la face du monde, un être de tourments et de douleurs pour sa mère elle-même, pour sa mère qu'il aimait… Non, il n'y avait plus d'espoir pour moi que dans la vengeance. Quelle pauvre histoire !… Il me vint pourtant à l'esprit que je pouvais en finir tout seul et abandonner les autres à leur sort.
M'avancer dans cette mer, me livrer aux tièdes caresses de ces vagues et de cette lumière, plonger jusqu'aux épaules et me tirer un coup de revolver dans la bouche…
Pourquoi pas, en somme ?
Je m'arrachai à cette obsession avec effort et remontai lentement la plage… Encore une fois, je me retournai, avec un regard de regret, vers la mer, mais quelque chose en moi me criait : « Non ! » Ne fallait-il pas réfléchir ?
La marche, dans ce terrain inégal et broussailleux, devenait pénible ; je m'assis, le menton aux genoux, parmi des touffes noires… Prenant mon revolver, je le chargeai minutieusement et le gardai à la main ; la vie ou la mort ?
Je sondais, me semblait-il, les plus intimes profondeurs de mon être… De fait, je m'assoupis insensiblement, et mon sommeil fut agité de rêves…
IV
Je m'étais éveillé. Deux êtres se baignaient dans la mer. La lumière était toujours merveilleusement blanche, et la bande bleue de l'horizon ne s'était pas élargie ; ces gens avaient dû arriver au moment même où je m'endormais et m'avaient réveillé presque aussitôt. Ils revenaient vers la plage, avec de l'eau jusqu'à la poitrine : la femme portait sa chevelure abondante relevée au sommet de la tête, et l'homme la poursuivait ; leurs bustes se silhouettaient en noir sur un fond d'argent, et traçaient un sillage de petites lames aux scintillements verts. Soudain, l'homme se mit à frapper l'eau des deux mains, éclaboussant sa compagne qui ripostait. En quelques pas, ils n'eurent de l'eau que jusqu'aux genoux et bientôt leurs pieds rompirent la souple bordure d'argent que se tissaient les vagues.
Tous deux avaient, pour unique costume, des maillots collants qui ne dissimulaient rien de la beauté de leurs jeunes formes. La femme lança un coup d'œil par dessus son épaule, et, voyant que l'homme l'avait presque rejointe, elle tressaillit, gesticula et poussa un cri qui me perça jusqu'au cœur ; elle précipita sa fuite, passa comme le vent près de moi, et se perdit dans l'ombre des broussailles, suivie de près par son compagnon dont j'entendis la voix mâle et le rire que saccadait l'essoufflement.
Tout à coup, une fureur bestiale me secoua des pieds à la tête. Je bondis, les poings tendus dans un geste d'impuissante menace vers le ciel… car cette ombre légère et vive c'était Nettie, et l'homme, c'était l'amant pour qui elle m'avait trahi.
Quoi ! j'aurais pu mourir là, dans une minute de défaillance, quand la vengeance était à portée de ma main. Alors, le revolver au poing, je m'élançai à la poursuite des deux baigneurs insouciants… À chaque pas, je trébuchais parmi les obstacles ou enfonçais dans le sable mouvant et silencieux.
V
Du haut de la crête, je découvris le village que je cherchais, niché au creux des dunes. Une porte se referma avec bruit : les deux baigneurs avaient disparu.
L'œil fixe, je fis halte.
Un groupe de trois maisonnettes basses était tout proche et c'est dans l'une d'elles qu'ils avaient disparu ; mais j'étais survenu trop tard pour les voir entrer. Les fenêtres et les portes, sans nulle lumière à l'intérieur, bâillaient confiantes sur la nuit.
Cette petite plage où j'étais enfin arrivé devait son existence à une réaction de l'esprit artistique, au besoin de désinvolte simplicité qu'éprouvaient les gens indépendants, écœurés du luxe onéreux, des simagrées mondaines et du manque de confort qui caractérisaient les grandes plages à la mode. Comme, depuis un assez bon nombre d'années, les compagnies de chemins de fer se débarrassaient à des prix avantageux de leurs vieux wagons, quand ils étaient hors de service, un individu avisé avait eu l'idée de génie de transformer ces caisses hors d'usage en de petites cabines habitables pendant la belle saison. Ces installations avaient un vif succès dans un certain monde bohème ; on accolait cabine contre cabine, et ces chalets improvisés, peints de couleurs gaies, agrandis et enjolivés de marquises et de larges vérandas, formaient le plus ravissant contraste avec les mornes rigidités des stations estivales fréquentées par la société mondaine. Sans doute, pour se plaire dans ces campements, il fallait accepter, de gaieté de cœur, bien des incommodités qui faisaient, d'ailleurs, que cette vaste plage de sable restait réservée plus sûrement à la jeunesse et à la belle humeur. Les mousselines artistiques, les guitares et les mandolines, les lanternes vénitiennes et le chant de la friture formaient la gamme d'impressions qu'on gardait de pareilles villégiatures. Pour moi, tout était mystérieux et déroutant dans la vie de ces nomades du plaisir ; j'en aggravais plutôt que je n'en mitigeais l'impression anormale, au souvenir de ce que m'en avait insinué le balayeur à la jambe de bois. Je ne vis pas tout cela sous un riant aspect de paresse joyeuse et de cœur léger, mais sombrement, avec le regard du pauvre qu'empoisonne la privation éternelle de toute joie. Car le pauvre, l'ouvrier calleux n'avaient nul droit à la beauté et à la propreté ; du fond d'une vie crasseuse et sordide, du fond de son désir boueux, il regardait de loin, d'un œil d'envie, ces êtres heureux. Imaginez cette société où les gens du commun voyaient l'amour sous une forme bestiale et comme le frère jumeau de l'ivrognerie.
L'amour sexuel, à cette époque lointaine déjà, avait un fond de cruauté et de tristesse ; c'est du moins l'impression que j'en ai rapportée de par-delà le Grand Changement. Réussir en amour semblait un tel triomphe que tout autre succès pâlissait auprès, mais n'y pas réussir entachait comme d'une tare ou d'une souillure.
Cet accès de sauvagerie qui traversait mes émotions, qui les fondait toutes en un besoin de tuer, ne m'était nullement personnel. J'avais des motifs plausibles de croire, – et je me donne encore raison, – que l'étreinte de tous les vrais amants était comme un défi, et que, formant un monde égoïste à eux seuls, ils bravaient et raillaient le monde du dehors ; on aimait alors contre le monde, et ces deux là aimaient contre moi. Ils s'occupaient uniquement d'eux-mêmes, sous la menace d'une férocité qui les épiait, avec la mort qui se cachait sous les bosquets de roses. Quel que soit le plus ou moins de vérité de ces aphorismes, mon imagination les considérait comme une certitude. Je ne fus jamais de ces amants badins ou moqueurs ; mon désir s'affirmait absolu, impatient : c'était lui, peut-être, qui m'avait dicté mes lettres brutales, car je ne pouvais considérer comme un jeu cette ardeur toute-puissante.
Le souvenir de la forme lumineuse de Nettie, du don hardi qu'elle faisait d'elle-même à son facile vainqueur, m'enflammait d'une rage presque trop forte pour la résistance que pouvait opposer mon être physique. Je descendis lentement, à travers les dunes, vers ce village d'insouciante sensualité ; tout mon corps chétif restait froidement insensible à la douleur et à la mort ; ma haine me consumait comme un feu sombre ; j'étais l'épée de malheur brandie sur leurs têtes.
VI
Irais-je frapper successivement aux trois maisonnettes ?… Et si c'était un domestique qui m'ouvrait ?…
Devais-je attendre et surveiller les portes, jusqu'au matin ?… Mais pendant ce temps-là…
Aucun bruit ne venait de cette direction. Si je me glissais à pas de loup, peut-être qu'un mot surpris, quelque chose entr'aperçu par une fenêtre, me guideraient. Devais-je faire un détour pour m'approcher des chalets, ou m'avancer franchement jusqu'à leur seuil ? Il faisait assez clair pour qu'elle pût me reconnaître de loin. Sans doute, une question posée à la première personne rencontrée aurait pu me fixer, mais alors je me serais trouvé en face des « traîtres », avec, autour de moi, des gens prêts à arrêter mon geste, à immobiliser mes mains. Et puis, quel nom portaient-ils ici ?
Boum !… Un sourd bourdonnement envahit mes sens et se répéta ; je me retournai impatiemment, comme on se rebiffe à une impertinence, et j'aperçus, à quatre milles à peine du rivage, un grand cuirassé fendant à toute vapeur la nappe d'argent. Ses cheminées vomissaient dans le ciel un nuage d'étincelles éblouissantes ; l'éclair de ses canons braqués vers le large provoquait, en retour, d'autres éclairs, comme un écho renvoyé par la ligne de fumée qui traînait au ras de l'horizon. Je restais pétrifié devant l'irruption inopinée de ce vacarme. Mais que m'importait tout cela ?
Le sifflement frissonnant d'une fusée jaillit du promontoire et s'éparpilla en or contre la lueur du zénith ; un troisième et un quatrième coup de canon retentirent.
Successivement, aux fenêtres du village, brilla, en carrés rouges, la lueur des lampes vite allumées : des ombres de têtes s'y encadraient ; une porte s'ouvrit, laissant échapper du seuil une coulée de lumière jaune qui se fondit dans la clarté de la Comète. Ce remue-ménage me rappela à mes affaires.
Boum ! Boum !… Derrière les cheminées du cuirassé j’aperçus une spirale de flamme et j'entendis le halètement et le ronflement de ses machines surchauffées.
Des voix s'interpellaient dans le village ; une forme drapée de blanc, encapuchonnée dans un peignoir de bain, rappelant grotesquement la silhouette d'un Arabe en burnous, sortit d'une des maisonnettes les plus proches et se dressa sans ombre dans la lueur diffuse.
De la main protégeant ses yeux, l'homme observa l'horizon, et, avec de grands éclats de voix, il invita à le rejoindre ses voisins restés chez eux.
Ses voisins, c'était mon couple. Mes doigts se crispèrent sur mon revolver. Quel intérêt pouvait avoir pour moi cette canonnade ? J'allais faire le tour des maisonnettes, et les prendre de flanc. La bataille navale favorisait mon projet : en cela seul elle m'intéressait. Boum ! Boum ! les concussions de l'air m'ébranlaient physiquement. Qu'importe ! Nettie allait peut-être se montrer, elle aussi. En effet, une, puis deux formes drapées rejoignirent le premier spectateur : celui-ci, le bras tendu, expliquait le combat.
– C'est un Allemand, il est cerné.
Quelqu'un contesta son opinion ; il s'ensuivit une discussion que je ne saisis pas. Cependant j'opérais sans hâte mon mouvement tournant, l'œil sur le groupe. Un cri unanime, que leur arrachait un incident nouveau, m'arrêta, et je me tournai aussi vers le large ; une gerbe d'eau jaillit sous la chute d'un projectile qui avait manqué son but, une seconde trombe d'eau surgit de la mer, puis une troisième et une quatrième, qui se rapprochaient de nous à chaque fois ; enfin, une colonne de poussière s'éleva du promontoire d'où était montée la fusée et se dispersa de gauche et de droite. Presque en même temps un fracas formidable éclata et l'homme à la voix de ténor cria :
– Touché !
Voyons !… Mais je devais faire le tour de la maisonnette et aborder le groupe par-derrière.
À ce moment, une voix de femme se fit entendre, aiguë et claire.
– Hé ! les amoureux ! Il n'y a pas que la lune de miel ! Arrivez donc en voir une autre.
L'ombre de la dernière maisonnette s'éclaira et, de l'intérieur, un homme riposta par quelques paroles, que je ne perçus pas ; mais soudain la voix de Nettie prononça distinctement :
– Nous rentrons du bain.
Puis, ce fut la voix du ténor.
– N'entendez-vous pas le canon ? On se bat à moins de cinq milles du large.
– Comment ? – cria-t-on dans le chalet, et la fenêtre s'ouvrit.
– Oui, là-bas !
Je n'entendis pas la réponse, car j'avais fait du bruit en marchant. À coup sûr, tout ce monde était trop absorbé par la bataille pour regarder de mon côté ; je marchai donc droit devant moi, dans les ténèbres qui cachaient Nettie.
– Voyez donc ! – cria quelqu'un, en montrant le ciel.
Je levai les yeux, moi aussi. Tout le firmament était strié de brillantes bandes vertes. Elles rayonnaient autour d'un point situé à mi-distance de l'horizon occidental et du zénith ; un mouvement flottant se manifestait dans la masse nuageuse du météore qui semblait à la fois se déverser vers l'ouest et retomber vers l'est, et l'on entendait un crépitement incessant, comme si toute l'atmosphère pétillait d'une fusillade continue. La Comète venait à mon secours, me semblait-il, voilant de ce rideau de bruit les sottises qui se jouaient au large.
Boum ! fit un canon du grand cuirassé. Boum ! Lança-t-il encore, et aussitôt les pièces des croiseurs qui le pourchassaient tonnèrent à leur tour.
Cette écume lumineuse qui bouillonnait dans toute l'étendue du ciel donnait le vertige dès qu'on la regardait. Je restai un instant étourdi ; la tête me tournait. Une pensée soudaine, curieusement étrangère à mes soucis du moment, me traversa l'esprit : si, après tout, ce qui s'était dit de la fin du monde allait s'accomplir ? C'est Parload qui aurait eu raison !
Puis, tout cela me parut machiné pour consacrer ma vengeance : en bas, cette bataille, là-haut, ce firmament de feu, n'étaient que le vêtement orageux de mon action. La voix de Nettie s'éleva à moins de cinquante mètres, réveillant ma colère. Je devais la retrouver, – dans cette heure de terreur, je devais lui apporter une mort inattendue. Elle serait à moi : je la reprendrais, d'une balle de revolver, sous les grondements du tonnerre et dans les affres de l'épouvante. À cette pensée, je poussai un cri sauvage qui se perdit dans le tumulte, et je m'avançai, téméraire, l'arme au poing.
Cinquante, quarante, trente mètres… le petit groupe, insoucieux de mon approche, s'augmentait de nouveaux arrivants ; mon but seul m'accaparait : la bataille navale, les feux du météore me devenaient indifférents. Quelqu'un, en courant, sortit de la maisonnette, et, une phrase inachevée aux lèvres, fit halte soudain à ma vue : c'était Nettie, coquettement drapée dans un manteau sombre. La lumière verte éclairait en plein ses traits charmants et son cou d'ivoire. Elle offrit l'expression de la surprise et de la terreur, en me voyant avancer sur elle ; on eût dit qu'une force l'avait saisie au cœur et l'immobilisait pour servir de cible à mes balles.
Boum ! hurla le cuirassé d'un ton comminatoire.
Bang ! glapit le revolver dans mon poing crispé. Le geste avait été plus fort que moi… je ne voulais pas tirer sur elle à ce moment-là, non ! Bang ! fit mon arme une seconde fois, tandis que j'avançais encore. Des deux coups, aucun n'avait porté, semblait-il.
Elle fit deux pas vers moi, le regard fixe, puis quelqu'un s'interposa, en qui je reconnus le jeune Verrall.
Un gros homme, l'individu au burnous, surgit brusquement devant eux comme un bouclier absurdement inefficace. Son visage convulsé exprimait la frayeur et l'effarement. Il se précipita au-devant de moi, les bras ouverts, en criant quelque bêtise, avec l'allure de qui barre la route à un cheval emballé. Il s'efforçait, compris-je, de me dissuader. C'était bien le moment de déconseiller !
– Imbécile ! – l'invectivai-je, la voix rauque, – ce n'est pas à vous que j'en ai.
Mais il n'en fit pas moins à Nettie un écran de sa corpulence.
Par un effort terrible de volonté, je me retins de lui tirer au travers du corps. Malgré ma surexcitation, j'avais encore conscience que je ne devais pas le tuer, celui-là. Pendant quelques secondes, je ne sus vraiment à quoi me résoudre, puis, me décidant brusquement, je fis un bond de côté, fonçai sous son bras gauche étendu, et me trouvai en face de deux autres individus à l'attitude assez irrésolue. Je tirai un troisième coup en l'air, par-dessus leur tête, et courus sur eux ; ils s'écartèrent à droite et à gauche. Je m'arrêtai pour attendre un jeune homme à museau de renard qui accourait de côté et projetait sans doute de m'assaillir de flanc. Il recula d'un pas devant mon offensive résolue, courba l'échine et, de son coude levé, se protégea la tête. Ma route était libre et j'aperçus, devant moi, Nettie que Verrall entraînait par le bras dans une fuite éperdue.
– Parfait ! – me dis-je.
Ma quatrième balle se perdit dans leur direction. Exaspéré par ces maladresses successives, je me lançai furieusement à leur poursuite, déterminé à les pourchasser jusqu'à bout de forces, et à ne plus tirer qu'à bout portant.
– C'est à ceux-là que j'en veux ! – criai-je, écartant tous les importuns. – À un mètre ! – me répétais-je, haletant. – À un mètre… Ne risque pas une balle avant d'être à un mètre, pas une balle !…
J'entendis courir derrière moi, mais au train où nous allions, les deux amants et moi, ces gêneurs eurent tôt fait d'abandonner la course.
Nous détalions à toutes jambes, et, pendant un moment, je fus tout entier absorbé par la monotonie de ce galop rapide. Le sable tourbillonnait sous mes pas en nuages teintés de vert. L'atmosphère était assourdie par des grondements incessants de tonnerre ; un brouillard vert et lumineux roulait sur le sol, autour de nous. Qu'importaient de pareils détails ? Nous courions toujours… Gagnais-je du terrain ou non ? Telle était ma préoccupation. Ils franchirent la brèche d'une clôture soudain interposée et filèrent à droite ; nous nous trouvions sur une route. Mais ce brouillard vert qui s'épaississait ! Il semblait qu'on dût le fendre pour avancer. Les fuyards commençaient à y disparaître ; mon énergie redoubla et je gagnai une douzaine d'enjambées.
Elle faillit tomber ; il la soutint et l'entraîna en avant. Ils tournèrent à gauche, quittant la route et passant à travers champs. Un faux pas me fit rouler dans un fossé qui semblait plein de fumée. En me relevant, je ne distinguai plus qu'à peine la silhouette des fugitifs dans le brouillard livide. Mais je repris ma course opiniâtre.
En avant ! En avant ! La violence de l'effort me tirait des gémissements intermittents. Je trébuchai de nouveau, et proférai des jurons furibonds. Les concussions des pièces de gros calibre, dans l'air opaque, me faisaient bourdonner les oreilles…
On ne les voyait plus. On ne voyait plus rien, mais j'allais toujours. Mon pied choppa encore une fois. De hautes herbes ou des bruyères m'entravaient les jambes. Je ne voyais pas sur quoi je marchais, car la couche de brouillard tournoyait maintenant à hauteur de mes genoux. Mon cerveau était pris de vertige. Quelque chose tourbillonnait et ronflait dans ma tête, tandis que je me débattais en vain sous les plis multipliés de ce rideau vert sombre qui s'écroulait sur moi. Des ténèbres impénétrables enveloppaient toutes choses.
Dans un dernier et frénétique effort, je tendis mon revolver à bout de bras et je fis feu au hasard en m'affalant, de tout mon long, sur le sol.
Le lourd rideau vert était devenu tout noir, et rien ne subsista du monde et de moi.