I
Je ne puis me souvenir de ce qu'il s'écoula de temps, entre ce soir-là, où Parload me désigna d'abord la Comète que j'avais feint de contempler – et l'après-midi du dimanche que je passai à Checkshill.
J'avais, en tout cas, eu le loisir de donner mon congé et de quitter mon emploi chez Rawdon, de chercher inutilement, bien qu'avec ardeur, une autre situation, d'accabler ma pauvre mère et Parload de duretés et d'injustices, et de traverser quelques phases de profonde misère morale. J'eus aussi le loisir d'échanger une correspondance passionnée avec Nettie, mais cela s'est échappé de ma mémoire. Je ne me souviens que de l'adieu grandiloquent que je lui écrivis, la rejetant de moi pour toujours. En retour, je reçus une petite missive fort nette, où il était dit que, quand bien même la fin de tout serait proche, rien ne m'excusait d'écrire de pareilles inepties. Je répliquai sur un ton que je voulus rendre satirique. Elle ne répondit pas. Trois ou même quatre semaines durent s'écouler ainsi, puisque la Comète qui, au début, n'avait été qu'un point imperceptible au firmament, visible seulement par le moyen d'un télescope, était devenue un grand astre blanc, plus brillant que Jupiter, et projetait une ombre bien à elle. La Comète préoccupait vivement les hommes ; tous en parlaient ; chacun, au coucher du soleil, observait son éclat croissant. Elle remplissait de sa renommée les journaux, les cafés-concerts, les palissades couvertes d'affiches.
C'est bien cela. La Comète brillait déjà de toute sa gloire, quand je me rendis auprès de Nettie pour une explication définitive. Et Parload avait dépensé une somme de deux livres sterling, lentement amassée, pour s'acheter un spectroscope, de façon à pouvoir, chaque nuit, observer, pour et par lui-même, la ligne mystérieuse et troublante qui rayait la masse verte de l'astre. Combien de fois dus-je, avant de me révolter, contempler ce symbole flou et vacillant de tout l'inconnu qui s'élançait sur nous, hors du vide surhumain ? Je ne sais, mais je finis par éclater sous l'obsession, et je reprochai amèrement à Parload de perdre son temps en dilettantisme astronomique.
– Nous voici, – dis-je, – sur le point de tourner la page la plus tragique de l'histoire de ce pays-ci. Les patrons menacent de fermer leurs ateliers et leurs usines : voici venir la misère et la faim, voici toute l'organisation capitaliste prête à crever comme un abcès purulent, et tu passes tes heures à admirer bouche bée cette petite tache de rien qui luit dans le ciel.
Parload me dévisagea.
– Eh bien ! oui, – fit-il lentement, comme si je venais de lui révéler une idée nouvelle. – Est-ce que ?… Je me demande pourquoi tu me… ?
– Je veux organiser des meetings du soir sur la lande de Howden.
– Tu espères te faire écouter ?
– Ils écouteront tant que l'on voudra.
– Ils n'écoutaient guère, l'autre fois, – remarqua Parload, examinant son cher instrument d'optique.
– Il y a eu une manifestation de sans-travail à Swathinglea, dimanche. On a lancé des pierres.
Parload ne répondit pas d'abord, et je continuai sur le même sujet. Il semblait recueillir sa pensée.
– Somme toute, – déclara-t-il enfin, en tendant timidement la main vers son spectroscope, – elle signifie bien quelque chose.
– La Comète ?
– Oui.
– Que peut-elle signifier ? Tu ne prétends pas me faire croire à l'astrologie ? Qu'importe ce qui brille dans le ciel, quand les hommes meurent de faim sur la terre !
– C'est… c'est de science qu'il s'agit.
– La science… Ce qu'il nous faut aujourd'hui, c'est du socialisme.
Mais il semblait toujours peu disposé à abandonner sa comète.
– Le socialisme… rien de mieux, – dit-il. – Mais si cette affaire, là-haut, venait à heurter la Terre, ça pourrait aussi nous concerner…
– Ce qui nous concerne, ce sont les créatures humaines.
– Et si elle allait nous écrabouiller tous ?
– Oh ! – fis-je. – Nous tombons dans l'extravagance.
– Je me le demande, – murmura Parload, encore bien indécis.
Il jeta un regard vers la Comète, et parut sur le point de répéter ce qu'il savait du croisement de sa trajectoire avec l'orbite terrestre, et des conséquences possibles. Aussi l'interrompis-je par une citation empruntée à un auteur aujourd'hui oublié, Ruskin, volcan de beau langage et de divagations saugrenues, qui avait grand succès auprès des jeunes gens éloquents et émotifs d'alors. Il y était question de la vanité de la science et de l'importance suprême de la Vie. Parload m'écoutait, les yeux mi-clos levés au ciel, caressant du bout des doigts son spectroscope. Il sembla soudain prendre son parti.
– Non, je ne suis pas de ton avis, Leadford. Tu ne comprends rien à la science.
Parload osait rarement de ces contradictions brutales. J'avais si bien l'habitude de mener à ma guise la conversation que sa brève riposte m'étourdit comme un choc.
– Tu n'es pas de mon avis ? – répétai-je.
– Nullement, – fit Parload.
– Mais en quoi ?
– Je crois que la science est plus importante que le socialisme, – expliqua-t-il. – Le socialisme, c'est de la théorie… La science est plus que cela.
C'est là tout ce qu'il trouvait à dire !
Nous nous embarquâmes dans une de ces étranges controverses où les jeunes gens sans culture apportent tant de feu. La science ou le socialisme ? C'était comme si nous eussions discuté pour déterminer lequel vaut le mieux, d'être gaucher ou d'aimer les oignons. Le parallèle était tout à fait impossible à établir. Mais enfin, les ressources de ma faconde me permirent d'exaspérer Parload, et, quant à moi, son opposition seule suffisait à m'exaspérer. Cela se termina sur le ton de la dispute.
– Oh ! fort bien, – m'écriai-je, – du moment que tu en viens là !
Et je refermai la porte derrière moi si violemment qu'on aurait, à moins de bruit, dynamité sa maison. Furieux, je me précipitai dans la rue, bien persuadé qu'avant que j'eusse tourné le coin il serait à nouveau en adoration devant sa sacro-sainte ligne verte.
Il me fallut une heure de marche pour retrouver le calme. Et c'était Parload qui m'avait initié au socialisme… le renégat ! Les idées les plus abracadabrantes me traversaient le cerveau en ces jours de folie. J'avoue, ce soir-là, que je vécus, en esprit, la plus belle des Révolutions, d'après le modèle français : je siégeais dans un Comité de Salut Public, et condamnais à mort les renégats. Parload était là, parmi les prévenus, les mains liées derrière le dos, traître et conscient trop tard de ses égarements, prêt pour l'échafaud ; à travers une porte ouverte, on entendait la voix de la justice, la rude justice du peuple. J'étais navré, mais le devoir avant tout…
– Si nous châtions ceux-là qui voudraient nous livrer aux tyrans, – dis-je, la voix triste mais assurée, – combien davantage devons-nous châtier ceux qui se désintéressent de l'État pour s'abandonner aux vaines recherches scientifiques.
Et, avec une sombre satisfaction, je l'envoyai à la guillotine.
– Ah ! Parload ! Parload ! Si tu m'avais seulement écouté !
Néanmoins, notre dispute me peina extrêmement. Il était mon seul interlocuteur, et il m'en coûtait beaucoup de l'éviter, soir après soir, et de penser du mal de lui, sans personne pour écouter mes récriminations. Ce fut une triste période pour moi, avant ma dernière visite à Checkshill. Mes longues heures d'oisiveté me pesaient aux mains. J'étais hors de chez moi toute la journée, moitié pour rendre apparemment plausible la fable que je cherchais assidûment une situation, moitié pour échapper à la persistante question que je lisais dans les yeux de ma mère.
– Pourquoi t'es-tu fâché avec M. Rawdon ? Pourquoi ? Pourquoi ?… Pourquoi persistes-tu à aller rôder avec une figure renfrognée, au risque d'offenser encore ce qui est au-dessus de nous ?
Je tuais le temps, le matin, dans la salle des journaux, à la bibliothèque publique, rédigeant d'invraisemblables demandes pour des emplois impossibles. J'offris, entre autres, mes services à une agence de police privée, sinistre spéculation qui tirait profit de basses jalousies désormais disparues de la terre ; à une annonce demandant des arrimeurs, je répondis que j'ignorais ce que pouvaient être les fonctions d'un arrimeur, mais que j'étais tout disposé à me mettre au courant. L'après-midi et le soir, j'errais entre les ombres et les lumières de ma vallée natale, haïssant toute l'humanité, jusqu'à ce que mes promenades fussent interrompues par suite de cette constatation, que j'usais mes souliers.
Ô l'époque stagnante de torpeur et d'indécision !
Je vois bien que j'étais un jeune homme de caractère exécrable, dévoré de convoitise et capable de beaucoup de haine. Mais enfin… il y avait une excuse à mes ressentiments.
C'était mal à moi de haïr des individus, de me montrer grossier, brutal et vindicatif, mais c'eût été aussi peu digne d'accepter sans révolte la vie telle qu'elle s'offrait à moi. Je sais maintenant clairement que les conditions de mon existence étaient intolérables, mais je ne le ressentais alors qu'obscurément et avec une intensité variable. Mon travail était fastidieux et fatigant, et me prenait une part disproportionnée de mon temps ; j'étais mal vêtu, mal nourri, mal logé, mal instruit, mal éduqué ; ma volonté était réprimée et ligotée jusqu'à la torture ; je n'avais aucune fierté raisonnable de moi-même, ni aucune occasion raisonnable de redresser quoi que ce fût de ces imperfections. Je menais une vie à peine digne d'être vécue. Le fait que, des gens qui m'entouraient, très peu jouissaient d'un sort meilleur et que beaucoup en avaient un pire, ne peut qu'excuser mon ressentiment. Dans de telles conditions d'existence la satisfaction docile eût été une honte. Si certains étaient résignés et contents, le mal pour la collectivité en augmentait. Sans doute, ce fut irréfléchi et sot à moi d'abandonner ma place ; mais tout était à ce point incohérent et vain, dans notre organisation sociale, que je ne me sens pas le courage de blâmer mes actes d'alors, à part la peine et l'inquiétude que je causais à ma mère.
Envisagez un instant le fait qui résume bien tant d'abus : le lock-out, la grève patronale.
Cette année-là avait été mauvaise, une année de désordre économique universel. Par un manque de direction intelligente, le grand trust américain du fer, – groupe de maîtres de forges énergiques, mais sans largeur de vue, – avait coulé plus de fonte que le monde entier n'en pouvait consommer. On ne savait supputer, il est vrai, dans ces temps-là, quelle serait la demande, et y proportionner l'offre. Ces usiniers en avaient décidé ainsi de leur propre chef, sans avertir leurs collègues du dehors. Pendant la période d'excessive activité, ils avaient attiré et embauché un grand nombre d'ouvriers et avaient accru les moyens de production. Il eût été manifestement juste que les gens coupables de telles sottises en souffrissent ; mais il était possible, en ces temps de jadis, il était courant que les auteurs responsables de ces véritables désastres fissent retomber sur d'autres les conséquences déplorables de leur incapacité. On ne voyait rien d'immoral à ce qu'un de ces « rois » industriels, après avoir engagé ses ouvriers dans une surproduction disproportionnée de quelque article, les abandonnât et les renvoyât. Rien, non plus, n'empêchait de provoquer de soudaines baisses de prix destinées à ruiner un concurrent ou à lui voler une clientèle nécessaire pour rétablir des affaires qui périclitaient, rejetant ainsi sur ce concurrent une part du châtiment mérité par le manque de prévoyance d'un autre. C'est cette opération que les maîtres de forges américains tentaient à ce moment sur le marché britannique. Les patrons anglais se préoccupaient naturellement de faire supporter leurs pertes, dans la mesure du possible, par leurs ouvriers ; et, en même temps, ils s'agitaient pour obtenir le vote de lois élaborées non pas dans le but de restreindre la surproduction, mais pour les garantir, eux, contre l'importation d'articles en baisse. On s'ingéniait non pas à guérir la maladie, mais à pallier ses conséquences. La science organisatrice faisait défaut pour corriger ces effets et ces causes, mais personne n'en avait cure, et, pour répondre aux besoins de la situation, il s'était constitué un singulier consortium de protectionnistes, qui, pour riposter aux attaques convulsives de la production étrangère, proposaient de vagues mesures de représailles et combinaient leur plan pour aboutir très évidemment à des spéculations financières. Les éléments malhonnêtes ou aventureux étaient si manifestes dans cette combinaison, que le sentiment ambiant d'insécurité et de défiance menaçait de devenir de l'affolement, et, dans la terreur générale de voir la puissance financière se concentrer entre de pareilles mains, on entendait des hommes d'État, fidèles à des principes d'un autre âge, déclarer véhémentement que ces importations désastreuses étaient un danger illusoire, ou même un bienfait pour l'industrie nationale. Personne n'osait regarder en face la difficulté et démêler la vérité dans l'enchevêtrement de ces questions. Tout cela, pour l'observateur rassis, se résumait en un chaos de récriminations déclamatoires contre une série de cataclysmes économiques irrationnels ; les prix de vente et de revient étaient bousculés comme par un tremblement de terre, culbutaient les uns sur les autres comme des tours qui s'écroulent, et, pendant ce temps, les masses laborieuses s'en tiraient au petit bonheur, vivaient leur vie de souffrance, inquiètes, sans organisation, impuissantes, si ce n'est pour des soubresauts de protestation violente et sans effet.
Il vous est à peu près impossible de vous figurer aujourd'hui la construction défectueuse et le mauvais fonctionnement de la machine sociale d'alors. Il fut un moment où des milliers d'hommes mouraient de faim dans les Indes, alors qu'en Amérique on brûlait le blé surabondant et inutilisable. Tout ceci, n'est-il pas vrai, a des allures de cauchemar ? C'était un rêve, en effet, un rêve dont personne sur terre n'espérait plus s'éveiller. À nous autres, jeunes gens positifs et rationnels, comme l'est la jeunesse, il ne semblait pas possible d'attribuer à la seule ignorance, au seul manque de réflexion et de sentiments humains, ces grèves, ces lock-outs, ces surproductions et leur corollaire de misères. Il nous fallait, au drame, des personnages plus vivants que ces intelligences brouillées, que ces démons impalpables comme des fantômes. Nous cherchions un refuge dans ces leurres communs aux ignorants misérables, dans la croyance à de vastes complots, cruels et insensés, ourdis contre les pauvres. Vous vous rendrez assez bien compte de notre état d'esprit à cet égard en consultant, dans les bibliothèques, les collections des journaux socialistes publiés en Allemagne et en Amérique, à cette époque, et en examinant les caricatures qui représentaient le Capital et le Travail.
II
J'avais donné congé à Nettie dans une épître éloquente, et je cherchais à me persuader que l'affaire était terminée.
– Fini avec les femmes ! – avais-je dit à Parload.
Puis, il y eut un silence de plus d'une semaine.
Avant que les huit jours fussent écoulés j'étais déjà à me demander, pris d'une émotion croissante, ce qui allait se passer entre Nettie et moi.
Je me surpris bientôt à penser sans cesse à elle, me la figurant, tantôt avec une satisfaction stoïque, tantôt avec un remords sympathique, livrée aux lamentations, aux regrets, devant cette ruine définitive de nos amours. Au fond du cœur, je ne croyais pas plus à la fin de nos relations qu'à la fin du monde. N'avions-nous pas échangé des baisers, ne nous étions-nous pas rapprochés dans une atmosphère de susurrements intimes, n'avions-nous pas perdu l'un par l'autre notre virginale timidité ? Elle était à moi, sans aucun doute possible, et moi à elle, et nos séparations, nos querelles définitives, nos âpres récriminations n'étaient que le commentaire varié de ce fait positif et indiscutable. Tels étaient mes sentiments véritables, quelque forme que prissent mes pensées.
Nettie entrait naturellement dans toutes mes prévisions d'avenir, elle était mêlée à tous mes rêves. Le samedi soir, je la vis en songe, les cheveux en désordre, la figure toute rougie et baignée de larmes ; elle se détourna quand je lui adressai la parole. Ce songe me laissa comme une sensation de détresse et d'inquiétude. Au réveil, j'éprouvai un désir fou de la revoir.
Ce dimanche-là, ma mère me pria avec insistance de l'accompagner à l'église. Elle avait pour cela deux motifs : la bienfaisante influence qu'aurait sur mes efforts de la semaine suivante, pour trouver une place, cet acte religieux, et puis, M. Gabbitas, avec quelque mystère, avait déclaré, de derrière ses lunettes, qu'il s'occuperait de moi ; il s'agissait de le garder en haleine. Prêt d'abord à m'exécuter, je finis par refuser, tout entier à mon désir de revoir Nettie ; et je partis de pied ferme pour franchir les vingt-cinq kilomètres qui nous séparaient de Checkshill.
Un accident de chaussure, dirai-je, allongea mon voyage. Une de mes semelles céda, et après que j'eus amputé la blessée un clou trouva moyen de me torturer. Toutefois, l'opération avait rendu à mon brodequin une apparence tout au moins décente et rien ne trahissait sa triste situation.
Après m'être réconforté, dans une auberge, d'un morceau de pain et de fromage, je parvins à Checkshill vers quatre heures.
Je ne pris pas l'avenue qui mène directement au château, par le milieu du parc ; mais, coupant par le chemin de traverse, je dépassai la loge du second jardinier, et je m'engageai dans une allée que Nettie fréquentait de préférence. Contournant un ravin, on atteignait un joli bouquet de bois où nous nous donnions nos rendez-vous ; puis, de là, bordé de houx, un étroit sentier longeait la haie du parc.
Je crois suivre encore ces chemins. Tout le long parcours qui avait précédé s'efface de ma mémoire ; il ne m'en reste qu'une impression de poussière et de pied endolori. Mais la petite vallée, où je fus saisi d'un tourbillon de doutes, de pressentiments, d'espoirs, est présente aujourd'hui, dans mes souvenirs, comme symbolique, inoubliable, cadre essentiel à l'intelligence de ce qu'il me faut narrer maintenant… Où la rencontrerais-je ? Que dirait-elle ? Ces questions, je me les étais déjà posées, en leur donnant une réponse. Elles se formulaient de nouveau, plus pressantes, plus troublantes, et je n'avais plus rien à répondre. À mesure que je me rapprochais de Nettie, elle cessait d'être la projection de mon égoïsme, la gardienne de ma vanité sexuelle ; elle prenait corps et s'affirmait une individualité distincte de la mienne, un mystère, un sphinx, que je n'avais évité que pour l'affronter de face. J'éprouve quelque difficulté à décrire avec netteté le caractère de ces amours d'autrefois, si étrangères à nos mœurs d'aujourd'hui.
La jeunesse d'alors abordait sans préparation aucune l'éveil et les émotions de l'adolescence. Une conspiration de silences énervants enveloppait les jeunes gens. Aucune initiation n'intervenait. On écrivait des livres, des romans étrangement conventionnels, qui insistaient sur certains côtés de l'amour et stimulaient le désir naturel de le connaître. Il n'était question que de confiance absolue et réciproque, de loyauté parfaite, d'attachement ne finissant qu'avec la mort. L'essentiel de l'amour, dans sa complexité, était en grande partie voilé. On lisait ces fictions, on entrevoyait ceci ou cela, selon les hasards de l'éducation, on s'étonnait, on oubliait, et l'on grandissait de la sorte. Puis, survenaient d'étranges émotions, des désirs nouveaux et troublants, des rêves singulièrement alourdis de sensations ; un besoin bizarre d'abandon de soi bouleversait l'habituel égoïsme de l'enfance des deux sexes. Comme des voyageurs égarés, qui se seraient couchés dans le lit d'un torrent tropical, se réveillent avec de l'eau jusqu'au cou, notre être s'échappait hors de soi à la recherche d'un autre être, et nous ne savions pourquoi. La passion, sans répit, de nous abandonner à un être de l'autre sexe nous poussait irrésistiblement. Nous étions torturés de honte en souffrant de ce désir ; nous nous en cachions comme d'une faute, prêts, néanmoins, à le satisfaire envers et contre tout l'univers. C'est dans de pareilles conditions que nous entrions en contact inopiné et des plus accidentels avec un autre être poussé par un désir aussi aveugle.
Nous étions obsédés par nos lectures, par les conversations qu'on tenait autour de nous sur l'éternité des liens conjugaux. Puis nous découvrions bientôt que l'autre être était, comme nous, fait d'égoïsme, d'idées, d'impulsions en désaccord avec les nôtres. Il en était ainsi pour tous les jeunes gens de ma classe sociale et pour la plupart des jeunes gens du monde entier.
Je m'en allai à la recherche de Nettie, ce beau dimanche, et la rencontrai soudain, élancée et gracile, avec ses yeux de gazelle, son doux visage qu'ombrageait un chapeau de paille, jolie Vénus dont j'avais résolu de m'assurer la possession exclusive.
Ignorante encore de ma présence, debout, immobile, elle m'apparut comme mon complément féminin, comme l'incarnation de ma vie intime, et elle était, pourtant, un être différent et inconnu, une individualité comme moi.
Elle tenait à la main un petit livre, qu'elle avait dû lire en marchant. Telle elle se présenta à ma vue, les yeux levés vers la haie grise et, comme je le crois maintenant, elle écoutait, elle attendait. Ses lèvres étaient entrouvertes et infléchies par un léger sourire.
III
Avec quelle précision je revois encore son sursaut quand elle entendit mon pas, son ébahissement, et la stupéfaction de ses yeux ; nous étions tous deux trop ignorants et trop gauches pour que notre dialogue soit intelligible, strictement rapporté ici ; pourtant, je relaterai nos premières paroles, car, insignifiantes pour moi alors, elles prirent dans la suite tout leur sens.
– Vous, Willie ! – fit-elle.
– Oui, me voici, – dis-je, tout à coup oublieux de toutes les phrases que je me proposais de lui débiter. – J'ai voulu vous surprendre…
– Me surprendre ?
– Oui.
Elle me dévisagea un instant. Je puis évoquer nettement l'image de sa jolie figure, son doux masque impénétrable avec ses yeux qui scrutaient mes traits. Elle eut un drôle de petit rire, pâlit, et, dès qu'elle eut parlé, sa joue redevint rose.
– Me surprendre à quoi ? – demanda-t-elle, en élevant la voix.
J'étais trop avide de m'expliquer pour saisir l'étrangeté de cette question et l'interpréter.
– Je voulais vous démontrer que je n'avais pas l'intention de dire tout ce que j'ai mis dans ma lettre…
IV
À seize ans, nous étions du même âge, nous étions camarades… Deux ans avaient passé, la métamorphose était complète chez elle, cependant que moi j'abordais à peine la longue adolescence de l'homme.
Elle eut tôt fait de démêler cette situation nouvelle ; les motifs secrets de son petit cerveau vif et déjà mûri déterminèrent instantanément son attitude. Elle me traita désormais avec cette intelligence précise qu'une jeune femme possède du caractère d'un enfant.
– Mais comment êtes-vous venu ? – demanda-t-elle.
Je lui répondis que j'étais venu à pied.
– À pied !
Et aussitôt elle m'entraîna vers le jardin. Je devais être fatigué, il fallait rentrer bien vite avec elle pour me reposer ; c'était l'heure du thé (les Stuart avaient l'habitude démodée du thé de cinq heures), tout le monde serait tellement surpris de me voir !
– À pied ! quelle idée ! Mais, – supposait-elle, – ce n'est rien pour un homme. À quelle heure êtes-vous donc parti ?
Et, pendant tout ce temps, elle me gardait à distance, sans même un effleurement de main.
– Mais, Nettie, je suis venu pour vous parler.
– Mon cher ami, du thé avant tout, s'il vous plaît ; et puis, ne sommes-nous pas en train de causer ?
Cette expression « mon cher ami » était nouvelle dans sa bouche et sonnait bizarrement à mon oreille. Nettie hâta le pas.
– Je voulais vous expliquer… – commençai-je.
Quoi que j'eusse voulu expliquer, je n'en eus pas l'occasion et je lui bredouillai quelques paroles décousues, auxquelles elle répondit par des exclamations plus que par des mots.
Quand nous eûmes dépassé la charmille, elle ralentit un peu son pas et nous descendîmes ainsi la côte, sous les hêtres, jusqu'aux jardins ; pendant tout ce trajet, elle ne me quitta pas des yeux, ses yeux clairs et francs de jeune fille, mais je me rends compte, aujourd'hui, qu'elle jetait de temps à autre vers la charmille un regard furtif, et son bavardage insignifiant dissimulait une pensée active.
Son costume marquait bien la distance qui nous séparait. Le décrirai-je ? Les termes familiers aux femmes me manqueraient pour cette tâche. Toujours est-il que sa brune chevelure aux reflets brillants, qui, naguère, pendait sur son dos, en natte épaisse nouée d'un ruban rouge, se relevait maintenant en ondulations compliquées au-dessus de son oreille et des douces lignes de sa nuque ; sa robe était blanche et lui frôlait la pointe des pieds, sa taille svelte, naguère encore indiquée par une ligne circulaire et conventionnelle, était à présent superbe et flexible. Une année auparavant à peine, sa jolie figure svelte de fillette sortait d'une gaine insignifiante que supportait une paire de bas marron extrêmement agiles ; aujourd'hui, un corps se dessinait avec insistance sous son vêtement : tout, en elle, le geste de sa main ramassant les plis de sa jupe, l'attitude gracieusement penchée qui lui était devenue naturelle, faisait les délices de mes yeux. Une légère écharpe de mousseline vert d'eau, qu'un nouvel instinct de coquetterie avait jetée sur ses épaules, se moulait par instants sur les rondeurs naissantes de son buste, ou tantôt volait en avant, poussée par un souffle de brise, et, comme un bras indépendant et timide, ayant à s'acquitter de quelque tâche secrète, venait continuellement m'effleurer. S'en apercevant soudain, elle saisit l'impudent et le fixa à sa taille, en l'accablant de reproches.
Les jardins étaient entourés d'un mur de clôture élevé. Une grille verte y donnait accès. Je l'ouvris en m'effaçant devant ma compagne, car c'était là une de mes rares notions de politesse, et aussi, parce qu'en passant ainsi devant moi Nettie me frôlait une seconde. Puis, ce fut l'élégant arroi des parterres fleuris, autour de la loge du jardinier, et la longue perspective des serres. Nous cheminâmes dans l'ombre d'une épaisse haie d'ifs, qui contournait cette pièce d'eau près de laquelle nous avions échangé nos serments ; et nous parvînmes au porche tout couvert de glycines retombantes.
La porte était grande ouverte, et Nettie en franchit le seuil devant moi.
– Devinez qui vient nous voir ! – cria-t-elle.
La voix de son père s'entendit indistincte, venue du fond de la salle, en même temps que le bruit d'une chaise, ce qui me fit penser qu'on interrompait sa sieste.
– Mère ! – appelait-elle de sa jeune voix claire. – Mimi !
Mimi, c'était sa sœur. Nettie leur raconta, sur le ton de l'émerveillement, comment j'étais venu à pied de Clayton, et, groupés autour de moi, ils faisaient écho à sa surprise.
– Assieds-toi, Willie, – dit le père, – maintenant que te voilà arrivé. Comment va ta mère ?
Le brave homme m'examinait curieusement en parlant ; il avait revêtu ses habits du dimanche en drap marron, mais, pour dormir plus confortablement, il avait déboutonné son gilet. Le jardinier Stuart était un roux aux yeux bruns, et je me souviens encore de l'éclat de ses cheveux fauves qui tombaient sur ses joues et se mélangeaient à sa barbe épaisse ; il était de courte taille, mais solidement bâti, et il n'y avait d'énorme en sa personne que sa barbe et sa moustache. Sa fille avait hérité de tout ce qui, chez lui, pouvait être un élément de beauté, – sa peau blanche, ses yeux noisette au regard animé, – et elle avait marié tout cela à une certaine vivacité qu'elle tenait de sa mère. Je me rappelle celle-ci comme une femme au regard perçant et d'une activité inlassable ; je ne la vois plus aujourd'hui qu'en train d'apporter ou de remporter des plats, et elle m'accueillait toujours aimablement, par amitié pour ma mère et pour moi-même. Mimi était une jouvencelle de quatorze ans, qui se résume dans ma mémoire par un regard clair et fixe, dans un visage pâle comme celui de Mme Stuart. Tous ces gens se montraient très aimables à mon égard et s'accordaient pour me reconnaître une intelligence éveillée ; ils se tenaient autour de moi comme un peu gênés.
– Approche-lui une chaise, Mimi.
Nous causâmes sans abandon ; tous étaient pris à l'improviste par ma soudaine apparition, par ma tenue poussiéreuse, mon allure fatiguée, ma mine hâve. Et Nettie ne resta pas pour soutenir la conversation.
– Allons, bon ! – s'écria-t-elle soudain ; puis, comme ennuyée, elle ajouta : – C'est assommant !
Et elle sortit en courant.
– Mon Dieu ! quelle fille nous avons là ! Je ne sais pas ce qui lui arrive, – dit Mme Stuart.
Une bonne demi-heure se passa avant que Nettie reparût. Cela me sembla bien long, et pourtant elle avait couru, car elle rentra tout essoufflée. Dans l'intervalle, j'avais laissé entendre, dans la conversation, que j'avais quitté ma place chez Rawdon.
– Je puis trouver une meilleure situation, – conclus-je.
– J'avais laissé mon livre dans le bosquet, – fit Nettie hors d'haleine. – Le thé est-il prêt ?
Elle ne s'embarrassa d'aucune autre excuse. Même l'intimité de la table dressée ne nous mit pas à l'aise. Le thé, dans le ménage du jardinier-chef, était un repas sérieux : un grand gâteau, des pâtisseries diverses, des confitures, des fruits, tout un bel étalage garnissait la table. J'étais là, sombre, gauche, préoccupé, intrigué par ce que je ne m'expliquais pas dans l'attitude de Nettie, ne parlant qu'à peine, reluquant la jeune fille par-dessus le grand gâteau, et toute l'éloquence emmagasinée dans mon esprit, depuis vingt-quatre heures que je préparais mon discours, tout avait fui, tout avait culbuté dans quelque coin obscur de mon cerveau. Le père s'ingéniait à me faire parler ; il avait du goût pour la facilité avec laquelle je discourais, car il ne formulait ses idées qu'avec de pénibles efforts et il se complaisait dans l'étonnement que lui causait ma volubilité. À vrai dire, dans cette société, je me montrais d'habitude plus loquace qu'avec Parload, bien que, pour le monde en général, je fusse un jeune garçon timide.
– Tu devrais écrire cela pour les journaux, – avait-il coutume de me dire. – Voilà ce que tu devrais faire ! Je n'ai jamais entendu si bien débiter tant de sornettes ! – Ou encore : – Tu en as un bagou jeune homme, on aurait dû faire de toi un avocat.
Mais cet après-midi-là, même à ses yeux, je ne fus pas brillant. À défaut d'autre sujet, il en revint à la situation que je cherchais, mais sans un meilleur résultat.
V
Longtemps je craignis d'être obligé de m'en retourner à Clayton sans plus échanger un mot avec Nettie ; elle semblait indifférente au désir que j'avais d'une conversation particulière et j'étais sur le point de lui demander devant tout le monde un moment d'entretien. Je ne dus qu'à une manœuvre visible de sa mère, qui avait étudié ma figure, de sortir avec Nettie pour aller faire je ne sais plus quoi dans l'une des serres. Notre mission, – une porte à fermer, ou une fenêtre à ouvrir, – n'était qu'un prétexte, et ne fut pas remplie, que je sache.
Nettie, après avoir hésité, obéit. Elle me précéda à travers les serres. Dans une atmosphère chaude et moite, une longue allée au dallage de briques suivait une claire-voie supportant, des deux côtés, des pots de fougères et des plantes grimpantes qui tapissaient la route de leur feuillage, et, dans cette pénombre verte, Nettie se retourna vers moi, comme une créature aux abois.
– Cette fougère est charmante, n'est-ce pas ? – me dit-elle, et le regard de ses yeux interrogeait : – Eh bien ?
– Nettie, – débutai-je, – j'ai été un sot en t'écrivant comme je l'ai fait.
Elle m'étonna par le geste d'assentiment qui lui échappa. Sa figure s'empourpra, mais, sans proférer un mot, elle attendit.
– Nettie, – bafouillai-je, – je ne puis me passer de toi, je t'aime.
– Si vous m'aimiez, – fit-elle de sa voix nette, suivant des yeux le jeu de ses doigts blancs dans les feuilles d'une sélaginelle, – pourriez-vous m'écrire de pareilles choses ?
– Ce n'était pas ce que je voulais dire, – répliquai-je, – du moins, pas toujours.
À part moi, je les trouvais très bien, ces lettres, et je pensais que Nettie était bien sotte de ne pas les apprécier. Mais je sentais l'impossibilité, en ce moment-là, de lui exprimer cette opinion.
– Toujours est-il que vous les avez écrites.
– Oui, et j'ai fait aussi dix-sept milles à pied pour te dire qu'elles traduisent mal…
– Vous le dites, mais peut-être qu'elles traduisent bien…
J'étais décontenancé, puis je bredouillai :
– Elles traduisent mal mes sentiments.
– Vous vous imaginez que vous m'aimez, Willie, mais, en réalité, vous ne m'aimez pas.
– Si, je t'aime, Nettie, tu le sais bien.
Pour toute réponse, elle secoua la tête.
J'eus alors un mouvement que je crus héroïque.
– Nettie, je te préfère… à mes opinions.
Elle effeuillait toujours la sélaginelle et articula, sans lever les yeux.
– Vous le croyez à présent.
J'éclatai en protestations.
– Non, non, – interrompit-elle, – ce n'est plus comme autrefois.
– Mais pourquoi deux lettres changeraient-elles tout… ?
– Ce n'est pas seulement les deux lettres, mais tout a changé entre nous… et pour de bon.
Elle avait hésité, cherchant ses expressions ; puis, levant brusquement les yeux, elle fit un pas, comme pour me notifier que la conversation avait assez duré.
Mais je n'entendais pas que l'entretien se terminât si brusquement.
– Pour de bon ? – répétai-je. – Ah ! Non ! Nettie, tu ne penses pas ce que tu dis.
– Si fait, – répondit-elle fermement, l'attitude résolue et me regardant bien en face.
Elle semblait prête à affronter l'éclat qui devait suivre sa décision.
Vous ne doutez pas que mon éloquence me revint. Mais je ne submergeai pas la récalcitrante sous le flot de mes paroles. Elle tint bon, opposant une digue de contradictions à mes arguments. Nous en arrivâmes absurdement à discuter si j'étais capable ou non de l'aimer. Ma détresse s'augmentait de la voir là, devant moi, plus jolie et plus ravissante que jadis, mais hostile, et, pour quelque cause mystérieuse, désormais inaccessible pour moi.
Jamais nous ne nous étions trouvés seuls, auparavant, sans échanger quelques caresses innocentes, sans éprouver une petite exaltation, comme coupable, mais délicieuse.
Je plaidai ma cause, j'abondai en arguments. J'en tirai de la brutalité même de mes lettres, pour prouver la force de l'amour qui me poussait vers elle. J'exagérai avec éloquence la longueur des heures passées loin d'elle, et le crève-cœur que j'avais éprouvé à la trouver changée et indifférente. Elle me regardait, comprenant le sentiment de mes discours, bien qu'elle perçût difficilement le sens des mots. Bref, mon éloquence fut réelle, j'y avais mis mon cœur et mon âme.
Lentement, une autre expression envahit sa physionomie, comme l'aurore, imperceptiblement, éclaire l'aube : j'eus l'espoir que je parviendrais à l'attendrir, que sa dureté mollirait, que la fermeté céderait à l'indécision. Notre vieille familiarité était un atout pour moi, mais Nettie se raidit de nouveau, ne me permettant pas de l'approcher.
– Non, – dit-elle, faisant un pas encore pour fuir.
Elle posa la main sur mon bras. Une bienveillance imprévue et délicieuse sonnait dans sa voix.
– Ce n'est pas possible, Willie. Tout a changé… tout… Nous nous sommes leurrés. Jeunes sots que nous étions, nous nous sommes trompés. Ce n'est plus la même chose, aujourd'hui, tout cela est fini.
Et elle s'en fut.
– Nettie ! – appelai-je, la poursuivant, dans l'étroite allée, de mes protestations d'amour qui l'accompagnaient comme une accusation ; elle fuyait, comme honteuse d'une faute, je m'en rends bien compte aujourd'hui.
Elle refusa tout nouveau tête-à-tête.
Mais je vis que mes paroles avaient modifié du tout au tout l'attitude tranchante qu'elle avait eue. À plusieurs reprises, j'avais senti sur moi le regard de ses yeux noisette, empreint d'une expression toute nouvelle, faite d'étonnement et de pitié sympathique, comme si elle eût convenu à part elle qu'un lien nous unissait. Et pourtant, elle gardait une réserve défensive.
En rentrant dans la salle du cottage, je me pris à causer plus librement, avec son père, de la nationalisation des chemins de fer. De savoir que je pouvais encore exercer quelque action sur Nettie m'éclaira l'esprit et m'allégea le cœur, au point que j'émis des plaisanteries à l'intention de « Mimi ». Mme Stuart en conclut que mes affaires de cœur allaient mieux, hélas ! et sa bonne figure en fut tout illuminée.
Quant à Nettie, elle demeura pensive, et parla peu. Elle était tiraillée par des forces contradictoires que je ne pouvais deviner ; soudain, elle sortit furtivement de la pièce et monta l'escalier.
VI
J'étais trop las pour retourner à pied à Clayton, mais j'avais en poche un shilling et un penny, prix du billet de Checkshill à Two Mile Stone. Quand le moment arriva de me diriger vers la gare, Nettie m'étonna par la sollicitude qu'elle manifesta à mon endroit : il fallait à tout prix partir par la route… la nuit était trop obscure pour s'aventurer dans la traverse… J'arguai du clair de lune.
– Il aura le clair de comète, par-dessus le marché, – ajouta le vieux Stuart.
– Non, – insista Nettie, – il faut que vous preniez la route.
Je résistai. Elle était debout à mon côté.
– Pour me faire plaisir ? – implora-t-elle, à mi-voix et avec un regard extraordinairement persuasif, qui m'intrigua. Même, alors, je me demandai pourquoi ce détour pouvait lui « faire plaisir ».
J'eusse sans doute cédé, si elle n'avait malencontreusement ajouté :
– Auprès des massifs de houx et de la charmille, il fait noir comme dans un four ; et puis, il y a le chenil.
– Je n'ai pas plus peur du noir que des chiens de chasse, – affirmai-je.
– Mais la meute ! – supplia-t-elle. – Si un des chiens vient à s'échapper !
C'était bien une raison de jeune fille, à qui il reste à apprendre que la peur n'est un argument que pour ses pareilles. Je me figurai ces grandes bêtes efflanquées, hurlant à bout de chaînes, et le tintamarre qu'elles feraient au bruit de mes pas, dans la nuit, à l'orée du bois, et cette idée bannit le désir que j'avais de lui faire plaisir. Sensible, comme tous les tempéraments imaginatifs, à la terreur, et capable de panique, mais préoccupé sans cesse de dissimuler ces faiblesses et de les vaincre, il m'était impossible d'éviter une traverse, la nuit, à cause d'une vingtaine de chiens sûrement enchaînés.
Je partis donc malgré elle, tout fier et joyeux de me montrer brave à si bon compte, mais quelque peu fâché de la contrarier…
Un léger nuage voilait la lune et le sentier sous les hêtres était sombre et indistinct. Mes amours ne m'absorbaient pas au point que, suivant mon habitude, je ne prisse la précaution de me confectionner une massue en nouant un gros caillou dans le coin de mon mouchoir, que je fixai ensuite à mon poignet ; puis, glissant la main ainsi armée dans ma poche, je poursuivis ma route sans appréhension.
En débouchant d'entre les massifs de houx, au coin de la charmille, je tressaillis en me trouvant inopinément en face d'un homme en habit, le cigare à la bouche.
Je marchais sur l'herbe, qui étouffait le bruit de mes pas. L'homme était éclairé en plein par la lune, son cigare luisait comme une étoile rouge, et je ne me rendis pas compte, sur le moment, que je m'avançais vers lui silencieusement et abrité par l'ombre lourde des feuillages.
– Hé bien ! – fit-il, sur un ton de provocation aimable, – je suis le premier.
Sortant de l'ombre, je lui répondis sur le ton du défi :
– Premier ou second, je m'en moque un peu.
J'avais eu vite fait d'interpréter ses paroles. Cette traverse était un sujet continuel de contestations entre les habitants du village et les gens du château : il est inutile de dire dans quel camp je me rangeais.
– Comment ? – interrogea-t-il, interloqué.
– Vous pensiez que j'allais filer, peut-être ? – fis-je, en m'avançant sur lui.
Toute ma haine pour sa classe avait bouillonné en moi à la vue de son habit, et à ce que je prenais naïvement pour une provocation. Je le reconnus. C'était Édouard Verrall, le fils de la propriétaire de cet immense domaine, qui possédait en outre la moitié des actions de la manufacture Rawdon et avait des intérêts, des commandites, des revenus et des hypothèques dans tout le district des Quatre Villes. Édouard Verrall était un beau garçon, disait-on, et très intelligent. On parlait déjà pour lui d'un siège au Parlement. Il avait remporté des succès flatteurs à l'Université, et l'on s'ingéniait à le rendre populaire parmi nous. Il acceptait avec tranquillité, et comme une chose toute naturelle, des avantages pour lesquels j'aurais donné ma tête à couper. Pourtant je me croyais fermement mieux que son égal. Il se dressait là, comme le symbole de mes humiliations et de mes amertumes. Je ressentais encore à sa vue la fureur où m'avait mis le regard admirateur de ma mère, un jour qu'il avait arrêté son automobile devant notre porte.
– Tu vois, c'est M. Verrall fils, qu'on dit si intelligent !
– Tant mieux, – lui avais-je répliqué, – qu'il aille au diable, lui et sa clique.
Cela dit en passant.
La surprise du jeune gentleman parut sans bornes de se trouver en face d'un étranger. Il changea de ton.
– Qui diable êtes-vous donc ?
– Et vous ? – ripostai-je.
– Et alors ?
– Et alors, je suis ce sentier parce que ça me plait ; c'est un passage communal, tout comme cette terre appartenait à la commune avant que vous ne l'ayez accaparée. Vous avez volé la terre et vous voudriez voler encore le passage. Vous nous prierez demain de déguerpir de la face du globe. Pour ma part, je n'y suis pas disposé, entendez-vous bien ?
Plus âgé que moi de deux ans, il avait l'avantage de la taille ; mais je serrais, dans ma poche, la massue improvisée, et j'étais tout prêt à accepter le combat. Il recula d'un pas quand je marchai sur lui.
– Socialiste, j'imagine, – fit-il, sur le qui-vive, mais calme et sûr de lui, et d'un ton quelque peu protecteur.
– Nous sommes un million de socialistes, – m'écriai-je.
– Oui, nous sommes tous socialistes, aujourd'hui, – observa-t-il sans émotion, – et je n'ai pas la moindre prétention de discuter votre droit de passage.
– Et vous faites bien, – rétorquai-je.
– Vraiment ?
– Vraiment.
Il tira une bouffée de son cigare et il y eut un silence.
– Vous allez prendre le train ?
Comme il eût semblé grotesque de ne pas répondre, je lui dis que oui.
– Jolie soirée pour une promenade, – ajouta-t-il.
J'hésitai un instant ; le sentier, libre désormais, m'invitait à continuer ma route, et je n'avais pas autre chose à faire.
– Bonsoir, – prononça-t-il, en me voyant partir. – Bonsoir, – grommelai-je entre les dents.
Je bouillonnais, je sentais que j'allais éclater en jurons, tant, dans cette rencontre, il s'était adjugé le beau rôle.
Deux souvenirs, sans aucun rapport entre eux, sont unis ici dans ma mémoire.
Le sentier franchissait une prairie ; c'est là que je m'aperçus soudain que mon corps projetait deux ombres devant moi.
La chose me saisit au point d'interrompre le cours de ma colère. Me retournant d'une pièce, je levai les yeux vers la lune et vers la grande comète blanche, qu'un nuage venait de dévoiler.
Cette dernière se trouvait à quelque vingt degrés de la lune. Quel merveilleux spectacle, en somme, que cette masse livide, flottant dans l'azur sombre du ciel ! Son éclat semblait plus intense que celui de l'astre, mais l'ombre portée par elle, bien que très nette de contour, était cependant moins dense que l'ombre lunaire… Je continuai mon chemin, suivant mes deux silhouettes.
C'est à ce moment que, sans me rendre compte de ce mélange d'idées, devant ces ombres, l'une plus légère et comme féminine, l'autre plus longue et mieux accusée, la pensée me vint, certaine, que le jeune homme de tantôt était venu à un rendez-vous, et que Nettie, debout à son côté, mêlait, comme à mes pieds, son ombre avec celle de Verrall. J'en eus la certitude.
Je tenais le fil : toute cette journée, étrange pour moi jusqu'alors, se reconstruisait ; les faits s'ordonnaient logiquement, chaque détail prenait un sens ; l'inexplicable, l'étrange attitude de Nettie s'expliquait.
Le regard coupable qui m'avait accueilli, sa présence insolite dans le parc, sa hâte à m'introduire dans le cottage, le livre oublié qu'elle était partie chercher en courant, son insistance pour que je prenne la grande route, sa pitié à peine dissimulée, tout me fut clair.
Dans la vaste prairie, toute baignée de clair de lune, et qu'entourait confusément une ligne lointaine d'arbres peu élevés, sous le dôme de cette nuit merveilleusement sereine et lumineuse, je m'arrêtai soudain, comme frappé d'immobilité, avec ces deux petites ombres symboliques qui raillaient mon désespoir… Puis, au bout d'un long moment, avec un geste impuissant et un cri de rage étouffé, je retrouvai mes forces. Toutefois, cette tardive conviction de mon infortune laissait mon esprit abasourdi ; mes pensées semblaient avoir fait halte pour contempler avec ébahissement ma découverte. Cependant, mes jambes avaient machinalement repris leur activité, et, dans les ténèbres tièdes, m'emportaient vers les petites lumières de la gare de Checkshill, jusqu'au guichet de distribution des billets et jusque dans le train…
Je me souviens encore de la façon dont je me réveillai de cet étourdissement : j'étais seul dans un de ces sordides compartiments de troisième classe, tels qu'il en existait alors, et je fus subitement pris d'un accès de rage frénétique. Avec un hurlement d'animal blessé, je me levai, et, de toute ma force, je frappai à coups de poing répétés le panneau de bois qui me faisait face…
Il est quelque peu singulier que je ne puisse renouer complètement la suite de ces sensations ; mais je me retrouve, quelques instants plus tard, penché hors de la portière ouverte, envisageant la possibilité d'un saut dans le vide. Ce devait être un saut tragique, qui m'eût ramené à toutes jambes vers elle, le reproche aux lèvres, le geste vengeur. Combien de temps cela dura-t-il ? Je tergiversai, j'hésitai, et, au bout du compte, à l'arrêt suivant, j'étais blotti dans un coin du compartiment, ayant abandonné toute idée de rejoindre l'infidèle. Je serrais sous mon bras mon poing meurtri, dont je ne sentais pas encore la douleur, et je retournais dans mon esprit de mirifiques projets d'action, de quelque action d'éclat où s'exprimerait mon indignation sans bornes.