CHAPITRE III – BELTAINE ET LA VEILLE DU JOUR DE L'AN
I
Finalement, ma mère mourut presque subitement, et sa mort me fut un choc violent. Le diagnostic médical commençait à peine à devenir plus exact et plus assuré. Les docteurs, certes, avaient parfaitement conscience du peu de valeur de leur éducation médicale et faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour y remédier, mais ils étaient encore d'une ignorance profonde. Un symptôme dans la maladie de ma mère fut inintelligemment observé, son état s'aggrava, elle eut un accès de fièvre qui l'emporta très rapidement. Je ne sais quels remèdes furent employés pour combattre son mal ; je n'appris l'événement que lorsque tout fut fini…
À cette époque, mon attention se rapportait toute à l'organisation du Beltaine, le festival qui se donna le premier de Mai, dans l'année de la Reconstruction. Ce fut la première des dix grandes crémations de décombres et de rebut, qui inaugurèrent l'âge nouveau. Les jeunes gens de nos jours ne peuvent s'imaginer l'énorme masse de débris, de vieilleries et de détritus dont nous dûmes nous défaire. Si nous n'avions pas réservé à cet effet certains jours, le monde entier eût été quotidiennement empuanti par les fumées de petits bûchers. La remise en honneur de l'ancienne coutume des feux de joie de mai et de novembre fut heureuse, à mon sens. Cette crémation devait nécessairement faire renaître la vieille idée de purification : on brûlait aussi maintes choses quasi spirituelles mêlées aux matériaux encombrants ; des actes, des documents, des traites impayées, des souvenirs vindicatifs avaient leur place dans ces flammes. Des gens passaient en priant au long des bûchers… et c'était un beau symbole : une tolérance plus avisée régnait désormais parmi les hommes, car ceux qui trouvaient encore leur consolation dans les Fois orthodoxes se rendaient à ces assemblées pour prier librement que toute haine divisant leurs sectes pût être ainsi consumée. Même dans les bûchers de Baal, aujourd'hui que les hommes ont dépouillé toute haine indigne, on peut trouver le symbole du Dieu vivant.
Infinie fut la quantité des choses que nous dûmes détruire, lors de ces gigantesques nettoyages : d'abord, toutes les habitations, tous les édifices du vieux temps ; au bout du compte, nous n'eûmes pas à conserver une construction sur cinq mille de cette Angleterre d'avant la Comète.
D'année en année, à mesure que nous élevions les demeures conformes aux besoins rationnels de nos nouvelles familles sociales, nous balayions un lot de plus de ces hideuses et difformes structures, de ces bâtiments d'habitation construits à la hâte, sans imagination, sans beauté, sans honnêteté, sans confort approprié, et dans lesquels le vingtième siècle naissant s'était abrité. Nous n'épargnâmes – de ces innombrables constructions gauches et mélancoliques – que ce qui pouvait avoir quelque attrait ou quelque intérêt. Évidemment nous ne pouvions porter les maisons mêmes sur nos bûchers, mais nous y jetions les portes mal jointes, les affreuses croisées, les escaliers, terreur des domestiques, les placards humides et noirs, les papiers de tentures infestés de vermine et arrachés aux murs écaillés, les tapis imprégnés de poussière et de boue, les tables et les chaises au vilain galbe prétentieux, les buffets, les commodes, les vieux livres saturés de poussière, les ornements sales, pourris et pénibles à regarder, parmi lesquels on trouvait, je me souviens, des oiseaux morts empaillés. Nous brûlâmes la plus grande partie des édifices privés, avec toutes les boiseries, tous les meubles, hors quelques milliers de pièces d'une beauté remarquable et réelle, desquelles nous tirâmes les modèles que nous avons créés depuis ; nous détruisîmes la presque totalité des vêtements de jadis, et n'en conservâmes que quelques spécimens soigneusement désinfectés qu'on voit encore dans nos musées.
On ne saurait désormais parler qu'avec une horreur spéciale de ces vêtements des temps passés. Les hommes portaient leurs costumes pendant plus d'un an, sans le moindre souci d'un nettoyage efficace, si ce n'est un coup de brosse superficiel, de temps à autre ; c'étaient des tissus sombres, aux dessins mêlés, afin de dissimuler l'usure ; ces tissus, feutrés et poreux, étaient admirablement conçus pour recueillir et accumuler toutes les malpropretés ambiantes. Beaucoup de femmes revêtaient des robes faites des mêmes étoffes, longues, incommodes, traînant inévitablement sur toutes les abominations de nos routes fréquentées par les chevaux. Nous nous vantions, en Angleterre, que toute notre population fût chaussée ; la laideur de nos pieds, certes, réclamait des chaussures, mais il est aujourd'hui inconcevable qu'on ait pu emprisonner des pieds dans les étonnantes gaines de cuir ou d'imitation de cuir dont on se servait alors. J'ai entendu dire que la déchéance physique remarquée chez notre peuple pendant les dernières années du XIXe siècle, – due sans doute à la mauvaise nourriture absorbée, – était attribuable aussi, pour une bonne part, à l'ignominie de la chaussure ordinaire. Les gens évitaient l'exercice en plein air, à cause de l'usure ruineuse de ces instruments de torture qui leur comprimaient douloureusement les pieds. J'ai raconté quel rôle jouèrent mes propres souliers dans le drame misérable de mon adolescence, et j'éprouvai un sentiment de triomphe impitoyable, – comme en face d'un ennemi à terre, – quand j'eus à guider, les uns après les autres, les wagonnets remplis de bottes et de brodequins à bon marché, tout le stock de Swathinglea, pour les déverser dans les hauts fourneaux de Glanville.
Vlan ! Toute cette infecte camelote s'engouffra dans l'orifice du cône, lorsque Beltaine arriva, et le rugissement de la flamme qui les consumait emplit l'air… Plus jamais un rhume ne naîtrait de l'humidité de leurs semelles de carton ; plus jamais un cor ne serait la conséquence de leur forme ridicule ; plus jamais un de leurs clous ne blesserait de chair endolorie.
Puis nous eûmes à nous débarrasser des réseaux démodés des chemins de fer à vapeur ; ce furent les gares, les signaux, les barrières, le matériel roulant – tout un système d'appareils mal conçus, propagateurs de fumée et de bruit, qui, dans l'ancien état des choses, auraient perpétué, pendant plus d'un demi-siècle encore, cette vieille vie étiolante et obstructive. Nous fîmes ensuite la grande récolte des clôtures, des panneaux d'affichage, des palissades, des hideuses baraques en volige : toute la vieille ferraille du monde entier, tout ce qui était empuanti de goudron, les gazomètres et les réservoirs à pétrole, tous les véhicules à chevaux, les camions, les haquets, tout fut démoli et brûlé.
Ce n'étaient là que les matériaux les plus grossiers de ces bûchers de Phénix, qui brûlaient par le monde. Ce n'étaient là que les signes extérieurs et visibles des droits de propriété, des contrats, des dettes, des quittances, des mémoires, des actes, des chartes que nous jetâmes au feu. Un énorme amas d'insignes et d'uniformes, ni assez curieux ni assez beaux pour valoir d'être conservés, activèrent le foyer, et, avec eux, tous nos symboles guerriers, tous nos engins meurtriers, à l'exception de quelques trophées vraiment glorieux.
Les pseudo-chefs-d'œuvre de nos anciens beaux-arts bâtards, mi-industriels, mi-artistiques, furent condamnés séance tenante : les vastes toiles peintes, barbouillées pour satisfaire le goût de notre bourgeoisie mi-éduquée, jetèrent une grande flamme et disparurent dans le Néant. Des marbres académiques se transformèrent en chaux utile ; une grossière multitude de groupes absurdes, de statuettes stupides, de faïences décorées, des tas de tapisseries, de broderies, de mauvaise musique et d'instruments sans valeur, eurent la même destinée. Des livres innombrables, des ballots d'imprimés et de journaux, à leur tour, haussèrent les bûchers. Dans les seules maisons particulières de Swathinglea, – dont je jugeais les habitants, apparemment avec raison, totalement illettrés, – nous recueillîmes toute une charretée d'exemplaires à bon marché des « classiques anglais », insipides pour la plupart et presque dans leur état neuf… et nous eûmes de quoi surcharger un vaste camion avec les romans à deux sous, en livraisons usées et maintes fois feuilletées, lavasse littéraire, dégorgement de l'hydropisie intellectuelle de la nation… Et il me semblait, en recueillant ces publications, que nous amassions là plus que du papier imprimé – tout un capharnaüm d'idées ratatinées et biscornues, d'incitations basses et contagieuses, de formules, de tolérances résignées et d'impatience stupide, tout un lot d'ingénieux paradoxes, certifiant des habitudes de paresse intellectuelle, toute l'évasive nonchalance de la pensée apeurée… Et j'en éprouvais mieux qu'une satisfaction maligne, à prêter mon concours à cette besogne.
J'étais si absorbé, disais-je, par ce travail de « boueux », que je ne remarquais pas, comme je l'eusse fait dans d'autres circonstances, les changements imperceptibles qui modifiaient l'état de ma mère. À vrai dire, je la croyais mieux portante ; elle avait le teint plus animé, elle causait davantage.
La veille de la fête de Beltaine, notre nettoyage de Lowchester ayant été mené à bonne fin, je remontai la vallée jusqu'à l'extrémité de Swathinglea, pour aider au tri d'une faïencerie, dont la principale production avait consisté en ornements de cheminées en faux marbre ; il y avait peu à choisir. C'est là que le message de la garde-malade Anna me parvint par téléphone, m'informant que ma mère était morte le matin, soudainement, et très peu de temps après mon départ.
Je ne pus d'abord y croire ; cet événement très attendu m'abasourdit, comme si je ne l'avais jamais prévu un seul instant. Je continuai mon travail ; puis, mécaniquement, comme mû par une curiosité involontaire, je partis pour Lowchester.
J'y arrivai comme on achevait la toilette mortuaire ; on me fit voir le visage livide et calme de ma vieille mère, si paisible, mais, à mon sens, un peu froid et dur d'expression, changé et peu familier, parmi les fleurs blanches.
J'entrai seul auprès d'elle, dans la pièce silencieuse, et demeurai longtemps debout à son chevet. Puis, je m'assis et méditai.
Enfin, cédant à un étrange besoin de silence, avec un abîme de solitude béant devant mes pas, je sortis de cette chambre et redescendis vers la vie, vers un monde aux regards clairs, un monde actif, bruyant, heureux, et occupé à ces derniers préparatifs de la grande Crémation du passé et des choses désuètes.
II
Je me souviens que la Vigile de cette première fête de Beltaine fut la plus terriblement solitaire des nuits que j'ai vécues ; dans ma mémoire, elle reste fragmentaire, débordant d'émotions, avec des vides.
C'est d'abord, très distinctement, le grand escalier de la maison de Lowchester, où je me trouvai, sans savoir comment, ni par où j'avais passé, et sur le palier, voici Anna qui monte à ma rencontre. Elle venait seulement d'apprendre mon retour ; nous nous arrêtâmes, et, pendant que nous nous serrions les mains, son regard, comme parfois le regard des femmes, scrutait mon visage. Cela dura une seconde, deux secondes ; je ne pouvais rien lui dire, mais je sentais son émoi me gagner. Ma main répondit à la pression de sa main, que je laissai retomber, et, après une singulière hésitation, je continuai à descendre, retournant à mes préoccupations. L'idée ne me vint pas alors de me demander quels pouvaient être ses sentiments à elle et ses pensées.
Je me rappelle le vestibule plein d'une lumière dorée, et comment je fis quelques pas, machinalement, vers la salle à manger. Puis, à la vue de toutes ces petites tables, et au bruit des voix que la porte entrouverte m'envoya en bouffée, je réfléchis que je n'avais pas envie de dîner… Ensuite, je me vois traversant les pelouses devant la maison, et prenant le chemin des brandes solitaires. Un passant prononça le mot chapeau, et je m'aperçus que j'étais sorti nu-tête…
Les ombres s'allongeaient sur le gazon, doré des rayons du soleil couchant… Le monde était étrangement vide, me semblait-il, sans Nettie et sans ma mère : les choses n'avaient plus de raison d'être… Nettie reprenait sa place dans mes pensées…
Puis, me voici sur les brandes. J'évite le sommet des collines où s'entassent les bûchers ; je recherche les lieux déserts. Je me souviens, très nettement, de m'être assis sur une barrière, un peu plus loin que le parc, dans un creux de la colline dont le sommet me cachait le feu de joie de Beacon Hill et les foules qui l'entouraient. Je regardais et j'admirais le soleil couchant. La terre et le ciel m'apparurent comme une bulle de savon irisée, flottant dans la sphère des vanités humaines. Puis, au crépuscule, je m'engageai dans un sentier inconnu, hanté des chauves-souris, entre de hautes haies.
Je ne dormis pas sous un toit, cette nuit-là. Mais j'eus faim, et me restaurai vers minuit dans une petite auberge près de Birmingham, à bien des milles de chez moi. Instinctivement, j'avais évité les hauteurs où les foules s'assemblaient autour des feux de joie ; mais il y avait, à l'auberge, de nombreux soupeurs, et je dus partager ma table avec un homme qui portait une liasse d'hypothèques inutiles, pour les jeter au feu. J'en causai avec lui, mais mon âme était loin de mes lèvres.
Bientôt, les sommets se fleurirent d'une petite tulipe de flammes : de minuscules silhouettes noires l'entouraient, tachetant la base de ses pétales ; le reste de l'humanité vagabonde restait enseveli dans les ténèbres… À force de m'écarter des routes et des sentiers frayés, je parvins à m'isoler, bien que le fruit confus des voix, le rugissement et le pétillement des grands brasiers parvinssent à mes oreilles.
Je pensai à ma mère, à ma nouvelle solitude… et au désir de Nettie, qui me rongeait le cœur.
Je pensai à bien des choses, cette nuit-là, mais surtout à l'amour qui débordait de moi et à la tendresse qui m'était venue dans le sillage du Changement, du besoin plus pressant où j'étais de ce seul être qui pouvait combler mes désirs.
Aussi longtemps qu'avait vécu ma mère, elle avait, en une certaine mesure, occupé mon cœur : l'amour que je lui vouais avait nourri suffisamment mes affections, avait mitigé le vide de mon âme… mais, soudain, cette consolation m'était enlevée. Bien des gens, au moment du Changement, avaient cru que cet ample élargissement de l'humanité entraînerait l'abolition de l'amour individuel : il ne l'avait rendu, au contraire, que plus délicat, plus absorbant, d'une nécessité plus vitale. Certains s'étaient imaginés que les hommes, – désormais tout remplis de la passion d'agir et de créer, heureux, aimants, serviables entre eux, – n'éprouveraient plus le besoin de cette communion intime et confiante qui fut la plus belle chose de l'ancienne vie. Et, pour autant que cet amour résultait d'avantages matériels et de la lutte pour l'existence, ils n'avaient pas tort. Mais, en tant qu'émotion de l'âme, que sensation exquise de la vie, ils se trompaient du tout au tout.
Nous n'avions pas éliminé l'amour individuel, nous n'avions fait que le dépouiller de ses enveloppes grossières, de sa vanité, de ses soupçons, de ses éléments intéressés, de ses rivalités, jusqu'à le dresser, éblouissant et invincible, devant notre esprit. À travers toutes les manifestations belles et divergentes de la vie nouvelle, nous comprîmes avec plus d'évidence encore que, pour chacun de nous, telles personnes, mystérieusement et inexprimablement accordées au même rythme que nous-mêmes, nous offraient une joie par leur présence, exigeaient notre tendresse par leur existence même ; et, servie par les circonstances, leur idiosyncrasie, en s'unissant à celle de leurs amants prédestinés, devait former une harmonie complète et prédominante. Ces personnes étaient l'essentiel de la vie ; sans leur appoint, le beau spectacle du monde rajeuni ressemblait à quelque destrier caparaçonné, mais sans cavalier, à un vase qui ne contiendrait pas une fleur, à un théâtre où il n'y aurait pas de représentation…
Pour moi, au cours de cette vigile de Beltaine, il était clair, comme les grandes flammes blanches dans l'ombre, que Nettie, et Nettie seule, pouvait éveiller en moi ces harmonies. Mais elle était partie ! Je l'avais renvoyée de moi, je ne savais où la trouver. Dans un accès de vertu inconsidérée, je l'avais retranchée à jamais de ma vie.
C'est ainsi qu'alors je jugeais ma situation, étendu, invisible, dans l'obscurité, pleurant et appelant Nettie à voix sourde. La figure dans l'herbe, je versais des larmes, pendant que la foule joyeuse allait et venait, que la flamme des brasiers montait vers les étoiles lointaines, s'illuminait de reflets rouges, épaississait ses ombres et dansait sur la face de la terre.
Non, le Changement nous avait délivrés de nos passions moins nobles, de la concupiscence vulgaire et animale, des pauvres éventualités, des imaginations grossières ; mais de la passion d'aimer il ne nous avait pas affranchis. Il avait rendu à Éros, prince de la vie, son empire. À travers cette longue nuit de tristesse, moi, qui l'avais repoussé, je reconnaissais sa puissance, au milieu de mes larmes et des regrets que je ne pouvais apaiser. Je ne me rappelle pas, même vaguement, à quel moment je me relevai, ni comment j'errai à travers les vallées, entre les brasiers nocturnes, ni comment j'évitai le rire et la joie des multitudes, dont le flot regagna, entre trois et quatre heures, les habitations. Mais, vers l'aube, une aube grise et froide qui me faisait frissonner sous mon vêtement léger, quand les cendres de la joie universelle se ternirent, j'arrivai, en traversant une clairière, à un petit taillis tapissé de jacinthes bleues ; une bizarre sensation de déjà vu arrêta mes pas et je restai là, intrigué, à une douzaine de pas du sentier. Bientôt, un arbre étrangement tordu éveilla mes souvenirs. L'endroit m'était connu, certes. C'est là que j'avais attaché mon vieux cerf-volant, et c'est d'ici que je m'exerçais à tirer sur cette cible avec mon revolver, me préparant à ma rencontre avec Verrall.
Cerf-volant et revolver, tout ce passé irascible et mesquin n'existait plus, et ses derniers vestiges s'étaient recroquevillés, étaient montés en fumée parmi les tourbillons des brasiers de Beltaine. Ainsi, je marchais, enfin, à travers un monde de cendres grises vers la grande maison où reposait, morte, l'image, la dépouille abandonnée de ma pauvre chère mère.
III
Je revins à Lowchester dans un état lamentable, épuisé par mes vains désirs de Nettie, sans me demander même ce que l'avenir me réservait.
Une fascination curieuse m'attira vers la grande maison, pour y contempler la quiétude silencieuse qui avait été la figure de ma mère. À mon entrée dans la chambre, Anna, qui était assise devant la fenêtre ouverte, s'avança à ma rencontre. Elle avait l'air de quelqu'un qui attend ; elle aussi était pâle, d'avoir veillé toute la nuit, souhaitant ma venue, veillé entre la morte reposant dans la pièce et les grands feux de Beltaine au-dehors.
Je restai muet entre elle et le lit mortuaire.
– Willie, – dit-elle, à voix basse, semblant, dans ses regards et son attitude, incarner la pitié.
Une présence invisible nous poussa l'un vers l'autre. Le visage de ma mère me parut prendre une expression résolue, impérieuse.
Je me tournai vers Anna, comme un enfant se tourne vers sa nourrice. Je posai mes mains sur ses fortes épaules ; elle m'entoura de ses bras, et mon cœur céda. Je cachai ma figure sur son sein et, défaillant, j'éclatai en sanglots passionnés.
Elle me serra dans ses bras avides.
– Allons ! Allons ! – murmura-t-elle, comme pour consoler un enfant.
Et bientôt, telle une mère compatissante, elle m'embrassa avec une passion anxieuse et profonde, couvrant de baisers mes joues et mes lèvres. Et sa bouche sur la mienne était amère du sel de ses larmes.
Je lui rendis ses baisers, puis, cessant soudain ces caresses, nous nous écartâmes, nous observant l'un l'autre, en silence.
IV
Le souvenir, tantôt si intense, de Nettie s'évanouit totalement de mon esprit au contact des lèvres d'Anna. J'aimais Anna.
Nous nous rendîmes devant le conseil de notre groupe (qu'on appelait « commune » à cette période provisoire) et elle me fut accordée en mariage. Dans l'année, elle me donna un fils.
Nous nous vîmes très souvent pendant cette période et nos conversations nous rapprochèrent beaucoup.
Elle devint mon amie fidèle et l'est toujours restée. Quelque temps même nous fûmes des amants passionnés. Elle m'a toujours aimé et m'a rempli l'âme d'une gratitude tendre et d'un sincère attachement pour elle. À chacune de nos rencontres, nos mains se serraient et nos yeux se saluaient en un accueil amical, et, pendant toute notre vie, depuis cette heure, nous avons été l'un envers l'autre prompts à nous secourir, francs, doux et ouverts dans nos paroles…
Puis, après un certain temps, mon amour et mon désir pour Nettie me revinrent comme s'ils ne s'étaient jamais évanouis.
Aujourd'hui personne n'éprouvera de difficulté à comprendre cette récidive, mais, dans les mauvais jours de fièvre de l'ancien monde, on en eût considéré le simple aveu comme une monstruosité. Il m'aurait fallu étouffer ce retour de ma première tendresse, la bannir de mes pensées, la cacher à Anna, et mentir, sur ce point, à l'univers entier. La théorie du vieux monde n'admettait qu'une affection. Nous autres, qui voguons sur un océan d'amour, nous nous imaginons difficilement même cette théorie. L'homme tout entier, supposait-on, se donnait, se remettait à la jeune fille ou à la femme qui le possédait, et celle-ci, en retour, se donnait, se fondait tout entière en lui ; on ne devait rien réserver de soi. C'était une faute déshonorante de ressentir un surplus d'amour. À eux deux, avec les enfants qui naissaient, l'homme et la femme formaient un système secret et à part ; l'homme était condamné à ne trouver ni beauté, ni douceur, ni intérêt aux autres femmes, et l'épouse, de son côté, devait en agir de même avec les autres hommes.
Les hommes et les femmes du vieux temps s'en allaient à l'écart par couples, se réfugiant dans de petites maisons comme des bêtes dans leur tanière, et, dans ces foyers, ils s'installaient avec l'intention de s'aimer. En réalité, ils en arrivaient promptement à une surveillance jalouse, née de ce sentiment extravagant de propriété mutuelle. Tout imprévu s'effaçait bientôt de leur conversation ; tout orgueil disparaissait de leur vie commune. Se permettre une liberté réciproque eût été une infamante dépravation.
Que des époux qui s'aiment, comme nous nous aimions, Anna et moi, vivent après leur voyage nuptial, d'une existence séparée, chacun vaquant à ses occupations particulières, prenant ses repas aux tables publiques jusqu'au jour où la maternité interrompt momentanément, pour la femme, cette indépendance, – voilà qui aurait paru jadis un danger de tous les instants pour notre stricte et implacable loyauté. Le fait encore que j'avais l'audace de continuer à aimer Nettie, Nettie qui aimait à la fois et différemment Verrall et moi, eût été considéré comme un scandaleux outrage à la quintessence même de l'antique convention matrimoniale.
Dans les vieux jours, l'amour était une affaire de féroce propriété. Aux temps nouveaux, Anna pouvait permettre à Nettie de s'épanouir dans le monde de mon imagination, aussi librement qu'une rose tolère auprès d'elle la floraison d'un beau lys blanc.
Puisque je pouvais percevoir des notes que sa voix ne me donnait pas, Anna était heureuse, parce qu'elle m'aimait, que j'entendisse d'autre musique que la sienne. Et elle aussi était sensible à la beauté de Nettie. La vie, à présent, est si riche et nous dispense, avec une telle profusion, l'amitié, les consolations, l'entraide, mille occasions d'affectueuse tendresse, que nul ne marchande aux autres la jouissance pleine et multiple de la beauté. Depuis le commencement, Nettie était, pour moi, l'image de la beauté, la forme et la couleur du principe divin qui illumine le monde. Pour chacun, il existe des types, des visages et des formes, des gestes, des voix et des intonations qui ont ce caractère inexplicable et inanalysable. On les rencontre dans la foule amicale et bienveillante, et on les reconnaît pour siens. Ils nous émeuvent mystérieusement, ils agitent en nous des profondeurs que rien d'autre ne troublerait, ils font percevoir et interpréter le monde. S'en détourner, c'est refuser la lumière du soleil, c'est assombrir, c'est immoler la vie… J'aimais Nettie, j'aimais tout ce qui lui ressemblait, dans la mesure de cette ressemblance, j'aimais toutes les femmes qui me la rappelaient, par la voix, les yeux, les formes ou le sourire. Entre Anna, mon épouse, et moi, il n'y avait aucune amertume de ce que la grande déesse, l'immortelle génitrice, l'Aphrodite, reine des mers vivantes, visitât ainsi mon imagination. Notre amour n'en était en rien diminué, puisque maintenant, dans notre monde transformé, l'amour est sans limites. C'est un filet d'or jeté sur le globe et qui enveloppe l'humanité entière.
Je songeais beaucoup à Nettie ; et, chaque fois que j'étais ému par des choses belles, – musique affinée, couleurs pures et profondes, toutes les pensées tendres et solennelles, – son image m'apparaissait. Les étoiles et le mystère du clair de lune étaient à elle. De la lumière, elle en avait les cheveux poudrés ; dans ses boucles, comme des fils d'or, s'entrelaçaient des rayons de soleil…
Un jour, à l'improviste, une lettre d'elle me parvint ; c'était la même écriture large et claire, – mais, avec des expressions nouvelles, Nettie me disait maintes choses. Elle avait appris la mort de ma mère, et, depuis, ma pensée avait fini par l'obséder à un point tel qu'elle se risquait à rompre le silence que je lui avais imposé. Nous échangeâmes plusieurs lettres, comme des amis ordinaires, avec une certaine contrainte entre nous, au début, car, dans mon cœur, croissait une fois de plus un désir douloureux de la revoir. Je m'obstinai quelque temps à ne pas lui faire part de ce désir, mais à la fin je ne pus y résister plus longtemps.
Et c'est ainsi que le premier jour de l'An Quatre elle vint me trouver à Lowchester.
Avec quelque netteté, par-delà un abîme de cinquante années, je me rappelle cette arrivée. J'allai au bout du parc au-devant d'elle, afin que notre rencontre n'eût pas de témoins. Le matin était clair et froid, sans un souffle ; une neige immaculée tapissait le sol, et les arbres étaient festonnés d'une dentelle immuable, où luisaient, en cabochons, des cristaux de glace. Le soleil levant illuminait cette blancheur d'une coulée d'or, et mon cœur bondissait et chantait dans ma poitrine. Oui, je me rappelle l'épaule neigeuse de la colline, brillant au soleil contre le bleu profond du ciel. Soudain j'aperçus la femme aimée qui s'en venait, entre les arbres blancs et immobiles…
J'avais fait une déesse de Nettie, et voici la mortelle adorée. Elle s'acheminait vers moi, chaudement emmitouflée et frissonnante, des larmes de tendresse au bord des yeux, les mains tendues – et son cher sourire tremblait sur ses lèvres. Elle descendit de mon rêve, réelle, humaine, avec ses aspirations et ses regrets, sa bonté tendre. La déesse transparaissait en elle, rayonnait dans tout son corps, elle m'était un temple d'amour adorable : mais je tenais, comme une joie inimaginée, la chair vivante de ses douces mains de femme.