CHAPITRE IV – LA GUERRE

 

I

 

De l'heure où j'avais craché l'insulte à la figure de la vieille Mme Verrall, je devins un être représentatif : je me sentais le délégué de tous les déshérités du monde. Pour moi, inutile de prétendre aux satisfactions de l'orgueil et du plaisir… désormais, je clamerais la révolte contre Dieu et les hommes ; désormais, plus d'hésitation, plus de fluctuation de volonté ; mon siège était fait, ma résolution prise : je devais protester et mourir.

Je tuerais Nettie, Nettie qui m'avait souri, qui s'était promise à moi et s'était donnée à un autre, Nettie qui personnifiait maintenant les délices mortes, les imaginations fanées d'un cœur adolescent, toutes les joies de la vie inaccessibles à présent. Je tuerais Verrall, symbole, lui, de tous ceux qui profitaient de l'injustice incurable régnant dans notre ordre social. Je les tuerais tous deux, et, cet acte accompli, je me brûlerais la cervelle, et ma vengeance serait la conséquence de mon refus à me soumettre à cette existence.

Ma décision était irrévocable, et ma fureur croissait monstrueusement, cependant qu'au-dessus de moi, effaçant l'éclat des étoiles, triomphant de la pâle lumière de la lune à son dernier quartier, le gigantesque météore voguait vers le zénith.

« Il faut que je les tue ! Il faut que je les tue ! » criais-je à pleine voix, pendant cet accès de rage frénétique. Depuis longtemps, en proie à une fièvre de faim et de fatigue, j'errais sur la varenne, vers Lowchester, et, maintenant que la nuit était tombée, je me trouvais avoir pris instinctivement le chemin de la maison. J'avais franchi ainsi quelque vingt-cinq kilomètres, sans songer même au repos, et je n'avais rien mangé ni bu depuis le matin. À coup sûr, je devais avoir perdu la raison, mais le souvenir m'est resté de mes divagations.

Parfois je marchais en pleurant à travers cette atmosphère lumineuse qui n'était ni le jour ni la nuit. D'autres fois, j'apostrophais et j'invectivais ce que j'appelais l'Esprit de Toutes Choses, m'adressant toujours au glorieux phénomène du firmament.

– Pourquoi suis-je ici à souffrir tant d'ignominie ? – clamais-je vers le ciel. – Pourquoi m'avoir donné un orgueil que rien ne satisfait ? Est-ce une farce que le monde ? Est-ce un mauvais tour que tu joues à tes hôtes ? Moi-même, j'aurais plus d'esprit que cela… Oui, tu pourrais apprendre, de moi, un peu de décence et de pitié. Pourquoi ne pas anéantir tout cela ? Me suis-je jamais amusé à tourmenter, jour après jour, quelque malheureux vermisseau, gâchant, pour qu'il s'y enlise, une boue répugnante, le meurtrissant, l'affamant, le raillant ? Pourquoi le fais-tu, toi ? Tes plaisanteries sont lourdes ! Essaie autre chose, entends-tu ? Invente un jeu moins infernalement douloureux. Tu éprouves mon âme, tu me façonnes à ta forge ? Allons donc ! Oublies-tu que j'ai des yeux pour voir ?… Comment m'expliqueras-tu le crapaud qu'écrase la charrette, l'oiseau que déchire le chat ?

Et j'accentuais tous ces blasphèmes d'un pauvre geste d'orateur démagogue.

– Répondras-tu ?

Huit jours auparavant, à peine, le clair de lune régnait encore, blanc et noir, à travers le parc et ses futaies ; cette nuit, la lumière était livide et ressemblait à un brouillard diaphane. Une brume blanche roulait nonchalamment au ras du sol, parmi les herbes, et les grands arbres dressaient au-dessus de cette mer translucide leurs silhouettes de fantômes. Immense, étrange et vaporeux m'apparaissait le monde, cette nuit-là, et pas une âme n'était dehors. Moi seul rôdais dans ce désert, et seule ma petite voix fêlée rompait la solennité de ce silencieux mystère. Tantôt j'éclatais encore en blasphèmes ; tantôt je continuais mon chemin, butant aux obstacles, l'esprit vide, et tantôt ma torture morale m'étreignait de nouveau. Parfois, brusquement, un bouillonnement de rage montait en moi, quand je pensais à Nettie, riant et se moquant de moi, quand je les voyais, elle et son Verrall, enlacés dans les bras l'un de l'autre.

– Ça ne sera pas ! – hurlais-je. – Ça ne sera pas !

Dans un de ces accès de furie, je sortis mon revolver de ma poche et je le déchargeai trois fois dans le silence de la nuit. Les balles sifflèrent en déchirant le calme nocturne ; les arbres interloqués se racontèrent, en échos diminués, ce que je venais de faire ; puis, avec la lenteur des choses inéluctables, la nuit vaste et patiente me submergea dans sa sérénité. Mes coups de feu, mes malédictions, mes blasphèmes, mes prières, – car, par instants, j'invoquais et j'implorais les puissances divines, – tout s'engloutit dans le silence inexorable. Ce fut, pourrais-je dire, comme un cri de détresse, tranquillisé soudain, étouffé, dilué dans l'écrasante quiétude du resplendissement de l'astre. Le retentissement de mes coups de feu, leur, choc sur l'ambiance, avait été énorme, puis s'était apaisé graduellement ; et je restai debout, sur place, stupéfait, le revolver à la main, ma surexcitation abattue par quelque chose que je ne parvenais pas à comprendre. Enfin, je levai les yeux, vers le météore, que je fixai longuement.

– Qui es-tu ? – l'apostrophai-je.

J'étais comme un homme qui, dans une contrée déserte, entend soudain une voix…

Et cela aussi passa…

Je me souviens qu'en arrivant au sommet de Clayton Crest, la solitude me frappa ; la foule n'était pas là, qui tous les soirs venait contempler la Comète ; le chétif prédicateur qui exhortait les pécheurs à faire pénitence avant le Jugement n'était pas dans le terrain vague, au bout des palissades. C'est que minuit avait sonné depuis longtemps : tous avaient regagné leurs logis. Mais je n'y pensai pas tout d'abord, et c'est cette solitude qui me rendit perplexe ; même les réverbères, qu'on avait éteints à cause de l'éclat de la Comète, accentuaient l'aspect insolite de ces parages familiers. En passant devant le petit libraire de High Street, qui avait depuis longtemps clos ses volets, un placard oublié frappa ma vue ; j'y lus en grandes lettres ces mots :

LA GUERRE.

Figurez-vous les rues vides, où ne retentissait que l'écho de mes pas, et, soudain, mon arrêt en face du placard, dans le silence absolu de la ville endormie ; l'affiche hâtivement posée, un peu de travers, recroquevillée aux angles, mais distincte et éloquente à la lueur du météore, et sur laquelle hurlait ce mot sans réponse, terrible et prophétique d'un mal sans mesure : la Guerre.

II

 

Je m'éveillai dans cet état d'apaisement qui suit si souvent les violentes secousses morales.

Il était tard ; ma mère se tenait à mon chevet, m'apportant, sur un plateau éraillé, mon déjeuner du matin.

– Ne te lève pas encore, chéri, – dit-elle doucement, en posant le plateau sur mes genoux. – Tu es rentré à trois heures cette nuit, et tu devais être bien fatigué, car tu as dormi comme un plomb. Ah ! Tu m'en as fait une peur, avec ta figure pâle et tes yeux luisants… et tu trébuchais en grimpant l'escalier.

– J'ai été à Checkshill, – répliquai-je, cependant qu'un regard jeté sur la poche de mon veston à la proéminence significative me rassurait ; elle n'avait pas touché à mes vêtements… – Tu sais, peut-être…

– Oui, j'ai reçu une lettre hier soir.

Et, s'inclinant doucement vers moi, elle effleura mes cheveux d'un baiser. Pour un moment, nous restâmes là, sa joue contre ma tempe.

– Ne touche pas à mes frusques, maman, – dis-je vivement, au geste qu'elle fit de les ramasser. – Je suis encore capable de me donner un coup de brosse. – Et, comme elle s'en allait, je l'étonnai en murmurant doucement : – Pauvre vieille mère, va… Oui, je comprends… mais laisse-moi un peu…

Et avec la docilité d'une servante bien dressée, elle s'en fut. Pauvre cœur soumis, dont le vieux monde et moi nous avions si mal usé.

Il me sembla, ce matin-là, que j'étais désormais incapable d'un accès passionnel ; je me sentais l'esprit clair et la volonté ferme ; il n'y avait plus ni amour ni haine en moi, et, dans l'inflexibilité de ma résolution, à peine restait-il une place pour la pitié, pitié de ma mère, de tout ce qui devait lui arriver. Je déjeunai sans hâte, réfléchissant au moyen de me renseigner sur Shaphambury et de m'y rendre ; je possédais pour tout avoir cinq shillings.

M'étant habillé avec soin, et rasé de plus près que d'habitude, ayant choisi le moins élimé de mes faux cols, j'allai à la bibliothèque communale pour étudier la carte. Shaphambury se trouvait sur la côte d'Essex ; le voyage était long et compliqué. Je montai à la gare consulter les indicateurs ; les employés ne purent guère me donner de renseignements exacts, mais le préposé aux billets m'aida à résoudre le problème : il me fallait au moins deux livres sterling. Je regagnai la bibliothèque publique pour réfléchir sur ce que j'avais à faire ; quoique je fusse absorbé dans mon projet, je remarquai une certaine animation de la foule, autour des journaux du matin, qu'on commentait bruyamment ; étonné un instant, je me renseignai vite : c'était la guerre avec l'Allemagne, naturellement. Une bataille navale se préparait, dans la mer du Nord. Que m'importait ! Je repris mes méditations.

Il y avait bien Parload. Irais-je me réconcilier avec lui et lui emprunter la somme ? Je supputai les chances de ce plan. Ensuite, l'idée me vint de vendre ou de mettre en gage quelque chose… Mais quoi ? C'était là le difficile. Je pensai à mon pardessus d'hiver, mais battant neuf il n'avait pas coûté une livre ; et puis à ma montre, mais on ne m'en donnerait que quelques shillings. En additionnant les deux, c'était un commencement. Non sans répugnance, mon esprit se porta sur la petite somme que thésaurisait ma mère en vue du loyer… Elle était très cachottière, à ce sujet ; je savais que les quelques pièces d'or étaient serrées au fond d'une boite à thé, dans sa chambre à coucher. Je savais aussi qu'il me serait presque impossible d'obtenir d'elle, de son plein gré, une partie de cette somme, et, tout en me répétant qu'en face de ma vengeance et de ma mort aucun futile détail ne comptait, je n'arrivais pas à penser à la boite à thé sans être tourmenté de scrupules. Ne pourrais-je trouver ailleurs ? Peut-être qu'après avoir accumulé ce qui pouvait provenir de diverses sources, déciderais-je ma mère à parfaire la somme.

– Ah ! les autres ! – disais-je, sans haine pour la première fois, en pareil cas. – Ah ! ces fils des riches, ils n'en sont pas à baser leurs romans d'amour sur les générosités du mont-de-piété !… Quoi qu'il en soit, il faut aboutir.

Les heures s'écoulaient, mais je ne m'en inquiétais pas outre mesure. « Aller lentement, c'est aller vite », rabâchait en toute occasion Parload. Je voulais préparer soigneusement mon plan et agir ensuite comme une bombe.

En rentrant, je m'attardai devant la boutique d'un prêteur, mais je jugeai préférable de n'engager ma montre qu'en même temps que mon pardessus. Je déjeunai en silence, tout à mes projets.

III

 

Après avoir fait justice d'un pudding de pommes de terre, farci çà et là de côtes de choux et de morceaux de lard, j'endossai mon pardessus et sortis de la maison, pendant que ma mère était encore occupée dans son arrière-cuisine.

Cette arrière-cuisine, identique dans tous les sous-sols des maisons comme la nôtre et telles qu'on les concevait jadis, était un réduit humide, fétide et en partie souterrain, en prolongement de la pièce obscure servant de cuisine, de salle à manger et de salon. La saleté caractéristique de ce réduit était augmentée, dans notre cas, par l'ouverture de la soute à charbon, d'où débordaient d'innombrables grains de poussière que le pied écrasait sur le carrelage ; c'était le refuge de la vaisselle à faire, lavage graisseux, consécutif à chaque repas. Il y régnait une atmosphère de vapeur froide, un relent de choux bouillis ; des maculatures noires et circulaires y disaient le passage des casseroles et des bouilloires enfumées ; des épluchures de pommes de terre étaient arrêtées au passage par la grille d'un tuyau d'écoulement ; des loques infectes, dont l'horreur ne se décrit pas, assumaient le nom de torchons à vaisselle. Tout cela surgit en ma mémoire, à ce nom d'arrière-cuisine. L'autel du sanctuaire était l'évier, augette de pierre qui répugnait au toucher, couverte d'une pellicule de graisse et repoussante pour les yeux ; au-dessus de l'évier s'avançait un robinet d'eau froide, disposé de telle façon que l'eau en rejaillissait nécessairement sur quiconque l'ouvrait ; c'était là notre seule prise d'eau. Qu'on se figure dans ce lieu une petite vieille, fort malhabile à ces travaux, une âme d'abnégation et de sacrifice, vêtue de hardes sordides dont les couleurs primitives se sont confondues en un gris sombre et poussiéreux ; aux pieds, des bottines usées et mal ajustées, et la tête couronnée d'une masse de cheveux gris en désordre : c'était ma mère ; ses pauvres mains déformées par un travail cruel étaient, l'hiver, couvertes de gerçures et d'engelures, et un gros rhume la faisait tousser sans cesse. Pendant qu'elle lave la vaisselle dans ce taudis, je sors subrepticement pour aller mettre en gage mon pardessus et ma montre, afin de pouvoir plus vite abandonner la dolente vieille.

J'éprouvai d'étranges hésitations quand le moment fut venu d'engager les deux objets négociables que je possédais. Redoutant, par timidité, de faire la chose à Clayton, où le prêteur me connaissait, je m'en fus jusqu'à Lynch Street, dans Swathinglea, chez l'homme à qui j'avais acheté mon revolver. Puis, peu soucieux de le mettre si à fond dans mes affaires, je revins sur mes pas. La somme que j'obtins finalement du prêteur de Clayton fut un peu inférieure au prix d'un billet simple pour Shaphambury. Sans renoncer à mon idée, je retournai à la bibliothèque, afin de m'enquérir si, en faisant à pied une dizaine de kilomètres, je ne pourrais réaliser une économie sur le parcours en chemin de fer. Mais, voilà ! Mes bottines étaient dans un état déplorable ; la semelle gauche s'en allait par morceaux, et je dus convenir qu'un accident qui me déchausserait entraverait singulièrement l'exécution de mon plan ; la semelle tiendrait encore si je la ménageais, mais il ne fallait pas songer à une marche prolongée. J'allai trouver un cordonnier de Hacker Street, mais il me demanda quarante-huit heures pour la plus sommaire réparation.

Je rentrai chez moi quelques minutes avant trois heures, décidé, en tout état de cause, à prendre le train de cinq heures pour Birmingham. Toutefois, la question d'argent n'était pas résolue ; en vain, cherchai-je dans la maison un article de quelque valeur à mettre encore en gage. L'argenterie de ma mère, deux petites louches et une salière, était chez le prêteur depuis quelques semaines déjà, au juste depuis la veille du terme de juin. Néanmoins, mon esprit ne restait pas à court d'expédients hypothétiques.

En gravissant les marches du perron, je remarquai que M. Gabbitas levait soudain la tête, et, derrière ses rideaux rouge terne, m'épiait avec une expression à la fois alarmée et résolue. Tout à coup, il disparut, et, au moment où je m'engageais dans le corridor, il ouvrit brusquement sa porte et me barra le chemin.

Vous vous figurez assez bien, je pense, mon apparence misérable, mon air maussade et taciturne, avec mes vêtements de camelote, râpés et luisants, avec une cravate écarlate toute décolorée, un col et des manchettes éraillés. Ma main gauche s'obstine à plonger dans ma poche de veston, et serre nerveusement un objet qu'elle préfère ne pas lâcher. M. Gabbitas était moins grand que moi, et sa petite taille, jointe à une agilité de mouvements affectée, donnait à première vue comme une impression d'oiseau. Cette impression, on eût dit qu'il s'efforçait de la produire ; mais, malgré ses petits gestes de tête, il n'avait vraiment rien de cette radieuse vitalité qui caractérise la gent ailée. D'ailleurs, on voit rarement un oiseau essoufflé et le bec ouvert.

M. Gabbitas portait le costume ecclésiastique de l'Église anglicane, qui reste peut-être le plus surprenant entre ceux du vieux monde, et ce costume mal ajusté se présentait sous la forme la moins avantageuse, avec son étoffe noire bon marché, et sa coupe désuète. Les longues basques de la jaquette accentuaient la forme cylindrique du torse et soulignaient les jambes déjà courtes du vicaire. Le nœud blanc, sous le col droit fermant sur la nuque, était visiblement usé. Les yeux derrière les besicles lançaient un regard innocent et le Révérend tenait entre ses dents peu soignées une pipe de bruyère. Son teint était blême, et, bien qu'il eût à peine trente-trois ou trente-quatre ans, sa chevelure poivre et sel s'éclaircissait sur le sommet de la tête.

Si vous pouviez le contempler, en chair et en os, devant vous, il vous apparaîtrait comme la figure la plus étrange dans son insouciance complète de toute beauté et de toute dignité physiques. Vous le trouveriez, à coup sûr, extraordinairement cocasse ; mais, en ces jours-là, il était non seulement acceptable, mais vu avec respect et considération. Il vivait encore il y a quelques années, mais bien changé. Je ne vis en lui, cet après-midi-là, qu'un petit être négligé, empoté, gauche. Son costume, certes, était disgracieux et baroque, mais si vous en aviez dépouillé l'homme, vous auriez aperçu une de ces panses bedonnantes, qui indiquent des muscles flasques et des appétits relâchés ; dans les épaules arrondies, dans la peau jaune et plissée, vous auriez reconnu la même indifférence envers la beauté pure, la même absence de sentiments esthétiques. Vous vous seriez rendu compte que cette déchéance datait de loin, de la naissance, que cette épave physique avait dérivé à vau-la-vie, se nourrissant de ce qu'elle rencontrait, avalant les croyances qu'elle trouvait en chemin, inerte, et soumise aux forces qui la heurtaient ; de la sorte, elle avait assumé une manière d'existence. Ce n'était pas là l'enfant de l'orgueil et de la volonté, le fruit de la splendide passion d'amour c'était une créature de hasard. D'ailleurs, nous étions tous, alors, des créatures de hasard. Mais pourquoi diable prendre ce ton pour parler de ce pauvre vicaire inoffensif ?

– Comment va ? – dit-il, en affectant une familiarité amicale. – On ne vous a pas vu depuis des semaines. Entrez donc faire un brin de causette.

L'invitation de ce locataire de marque équivalait à un ordre. J'aurais bien voulu l'esquiver, mais je n'eus pas la présence d'esprit de trouver un prétexte pour me récuser.

– Heu… Volontiers, – répondis-je maladroitement. Et je franchis la porte qu'il tenait ouverte.

– Tout à fait charmé, mon ami ! Les interlocuteurs intelligents sont rares dans la paroisse.

– Que me veut-il donc ? – me demandais-je à part moi.

Il trottinait çà et là, avec des gestes d'hospitalité empressée, des phrases entrecoupées, se frottant les mains et me regardant par-dessus ses lunettes. Je pris place dans un fauteuil de cuir qui me rappelait, je ne sais trop pourquoi, celui de certain dentiste de Clayton.

– Il paraît que nous allons avoir du grabuge dans la mer du Nord, – remarqua-t-il d'un ton de plaisanterie innocente. – Enfin, on en est donc venu aux mains !

L'atmosphère intellectuelle de la pièce m'en imposait toujours et je m'en sentais, même en cette occasion, gêné malgré moi. Sur la table, devant la fenêtre, s'étalait un matériel photographique à côté des derniers albums de souvenirs continentaux collectionnés par le maître de céans. Des rayons ornés de festons de toile cirée supportaient ce qui me semblait alors un nombre incroyable de volumes ; il y en avait peut-être huit cents, y compris les albums photographiques du révérend gentleman et ses anciens livres de classe ; ces rayons étaient nichés dans les retraits de la muraille, de chaque côté de la cheminée, au-dessus de laquelle, contre la glace, un écu, aux armes de quelque collège d'Oxford, affirmait l'intellectualité du lieu. En outre, le mur opposé s'ornait d'une photographie où M. Gabbitas paradait en robe et en toque d'étudiant. Au-dessous, était placé le bureau, dont le couvercle, fermé en ce moment, dissimulait, je le savais, des casiers ; c'était le bureau d'un écrivain, me semblait-il, et, de fait, le pauvre homme y mettait au net des sermons de sa composition.

– Oui, – dit-il, debout devant la cheminée, – la guerre devait éclater tôt ou tard. Si nous réussissons à détruire leur flotte, ce sera une affaire terminée.

Il se dressa sur ses orteils et se laissa retomber sur les talons, le regard fixé sur une petite aquarelle de sa sœur, représentant un bouquet de violettes, et suspendue au-dessus d'un petit buffet qui servait à la fois de garde-manger et de cave.

– Oui, – fit-il, sentencieusement.

Je toussai, cherchant un prétexte à m'esquiver ; mais lui, m'invita à fumer – bizarre vieille habitude d'alors. Après mon refus poli, il aborda, sur le ton de la confidence, cette abominable question des grèves.

– La guerre n'y portera pas remède, – proféra-t-il gravement.

Puis, ce fut l'éternelle rengaine : l'insouciance des ouvriers pour le bien-être de leurs femmes et de leurs enfants, sacrifiés à la cause des syndicats. Du coup, j'oubliai mon désir de partir.

– Je ne suis pas de votre avis, – dis-je fermement. – Si les ouvriers ne se mettent pas en grève pour défendre leur syndicat, s'ils le laissent dissoudre, qui soutiendra leurs revendications quand on réduira leurs salaires ?

Il répliqua banalement que les patrons ne pouvaient pas accorder le salaire maximum, quand le charbon était au plus bas prix.

– Ce n'est pas la question, – ripostai-je. – Les patrons n'agissent pas loyalement envers les ouvriers, qui ont raison de se regimber.

Mais M. Gabbitas de répliquer :

– Peut-être pas… Il y a longtemps que j'exerce mon ministère dans les Quatre Villes, et l'injustice ne me semble pas toujours du côté des patrons.

– Ma foi non, le poids de l'injustice retombe toujours sur les ouvriers, – rétorquai-je, en dénaturant volontairement sa phrase.

L'entretien dégénérait en discussion.

– Au diable les patrons et les grèves, – grommelai-je tout bas ; mais j'étais incapable de trouver une excuse pour filer, et mon irritation se trahit dans le ton de ma voix.

Trois petites taches rouges apparurent sur les joues et le nez de M. Gabbitas, mais sa voix, à lui, ne manifesta aucunement le dépit que lui causaient mes contradictions.

– Voyez-vous, – repris-je, – je suis socialiste, et je ne pense pas que le monde ait été créé pour qu'une petite minorité danse sur toutes les autres têtes.

– Mon cher garçon, je suis aussi socialiste que vous, – riposta le Révérend Gabbitas. – Qui n'est pas socialiste, aujourd'hui ? Mais cela ne comporte nullement la haine des classes.

– C'est que vous n'avez pas senti sur vous le talon de la maudite Société. Moi, je l'ai senti.

– Allons, – commençait-il, quand un bruit, dans le corridor, lui coupa la parole.

Ma mère avait ouvert à quelqu'un et frappait timidement à la porte.

– Ouf ! – fis-je, mentalement, et je me levai d'une pièce ; mais son geste me retint.

– Non, non, restez, ce n'est que pour le secours des Dorcas. Entrez ! – Et, se retournant vers moi : – Notre conversation commençait à devenir intéressante. Accordez-moi un instant.

Miss Ramell, une personne un peu mûre, très adonnée aux bonnes œuvres paroissiales, pénétra dans la pièce. Je restai inaperçu, cependant qu'il la saluait et s'installait devant son bureau.

– Je ne vous interromps pas ? – fit miss Ramell.

– Oh ! nullement, – dit-il, tout en ouvrant le meuble.

J'étais debout et placé de façon à suivre tous ses mouvements. J'étais si vexé de mon impuissance à prendre congé que, sur le moment, en le voyant manier des pièces de monnaie, je ne songeai nullement à mes démarches du matin pour m'en procurer. L'air maussade, j'écoutais la conversation, et je vis, seulement « avec le devant de mes yeux », comme on dit au pays de Galles, le petit tiroir plat sur le fond duquel étaient éparpillés une quantité de souverains d'or.

– Ils sont si déraisonnables ! – se lamentait miss Ramell.

Qui donc aurait pu rester sage dans une organisation sociale qui frisait la démence ?

Je leur tournai le dos, posai un pied sur le garde-feu, et, un coude sur la tablette de la cheminée couverte de peluche à franges, j'étudiai les photographies, les pipes et les cendriers qui l'ornaient. Qu'avais-je donc à me procurer avant de retourner à la gare ?

Mais oui, c'est cela. J'éprouvai comme un soubresaut moral, mon esprit franchit d'un bond involontaire un abîme sans fond, et mon attention se porta sur les pièces d'or, au moment même où M. Gabbitas repoussait le tiroir.

– Je serais désolée de vous déranger plus longtemps, – minauda miss Ramell, reculant vers la porte.

M. Gabbitas, plein de prévenances, la reconduisit, la précéda dans le vestibule, et, un instant, j'eus la sensation nette que ses dix ou douze souverains étaient à ma portée.

La portée d'entrée se referma et M. Gabbitas reparut ; l'occasion de m'échapper était perdue.

IV

 

– Mais il faut que je parte, – protestai-je, pris du désir plus vif encore de décamper.

– Mon cher ami, insista-t-il, – jamais de la vie. À coup sûr, rien ne vous appelle ailleurs.

Et aussitôt, pour nourrir la conversation interrompue, il me posa cette question inattendue :

– À propos, vous ne m'avez jamais dit ce que vous pensiez du petit livre de Burble.

Furieux d'être ainsi retenu, je me demandai pourquoi, après tout, je mitigerais et atténuerais mes opinions par déférence pour mon hôte ? Pourquoi afficherais-je une sorte d'infériorité intellectuelle et sociale en face de lui ? Il me demandait mon opinion sur Burble, je la lui donnerais et sans périphrase… Peut-être qu'alors il me laisserait partir. Refusant de m'asseoir, je m'appuyai au coin de la cheminée.

– Vous voulez parler du petit livre que vous m'avez prêté l'été dernier ?

– C'est raisonné serré, n'est-ce pas ? – fit-il, me réitérant, du geste de sa main plate, son invitation à user du fauteuil et s'armant d'un sourire persuasif.

Je restai debout.

– Je ne fais pas grand cas de sa puissance de raisonnement, – répliquai-je.

– Il fut un des évêques les plus distingués que Londres ait jamais connus, – objecta-t-il.

– Ça se peut, mais la cause qu'il défend de son mieux m'a paru fameusement faible.

– Vous voulez dire ?

– Tout bonnement qu'il fait fausse route et qu'il n'arrive pas à démontrer ce qu'il veut. Le Christianisme, du reste, est une fable, votre bonhomme sait bien qu'il s'abuse avec ça, et il déraisonne à gogo.

M. Gabbitas pâlit, et l'aménité disparut de son attitude ; ses yeux et sa bouche s'arrondirent, ses sourcils s'arquèrent prodigieusement, et sa figure sembla toute ronde.

– Je suis fâché que vous jugiez de la sorte, – souffla-t-il enfin, en reprenant haleine.

Il ne m'invitait plus à m'asseoir, mais, marchant d'un pas saccadé vers la fenêtre, il se retourna tout d'une pièce.

– Vous voudrez bien admettre, je suppose… – commença-t-il d'un ton de condescendance intellectuelle peu fait pour me calmer, et la discussion continua.

Je vous en épargnerai les détails. Si vous en êtes curieux, vous en retrouverez les éléments dans quelque coin de musée ou de bibliothèque ; feuilletez, par exemple, les brochures de l'Association de la Presse Rationaliste, où j'avais puisé mes arguments, et, pour les ripostes de mon contradicteur, elles traînaient dans ces limbes étranges où grouillent les « Réfutations » de l'orthodoxie ; toute cette littérature gît aujourd'hui, confondue et oubliée, comme dans la fosse commune les morts de quelque grande bataille. Nos jeunes contemporains ne liraient tout cela qu'avec une impatience étonnée ; on se figure mal que des individus sains d'esprit se soient imaginé qu'ils finiraient par s'entendre dans ces controverses amphigouriques. Toutes les vieilles méthodes de raisonnement systématique, les absurdités saugrenues de la vieille logique d'Aristote ont rejoint dans l'oubli les grimoires des alchimistes et les précis de magie.

Vous ne pouvez pas plus comprendre nos disputes théologiques que les scrupules de ces anciens peuples qui ne parlaient de leurs dieux que par allusions, ou ceux des sauvages qui se laissaient mourir pour avoir été photographiés, ou encore ceux des paysans du temps d'Elisabeth, qui se détournaient de leur chemin et regagnaient leur cabane parce qu'ils avaient vu trois corbeaux ; moi-même, qui ai passé par tout cela, je ne puis me rappeler nos controverses qu'avec incrédulité.

Aujourd'hui, nous comprenons la foi, nous vivons tous par la foi ; mais, en ces vieux temps, la foi se confondait pour tous avec la croyance à une foule de traditions peu authentiques. Je pense même que croyants ou athées en étaient tous au même point ; leurs moyens intellectuels ne leur permettaient pas de concevoir la foi que nous connaissons ; il leur fallait quelque chose à toucher, quelque chose à dire, un objet, une formule, comme leurs ancêtres barbares n'admettaient pas l'échange sans un signe monétaire. S'ils n'en étaient plus à adorer des fétiches de bois ou de pierre, ou à chercher l'exaucement de leurs désirs dans des pèlerinages et des cérémonies, ils en étaient encore aux images parlées, aux mots imprimés, aux formules consacrées… Mais pourquoi ressusciter les échos de ces vieilles logomachies ?

Toujours est-il que nous nous échauffâmes promptement la bile à rechercher Dieu et la vérité, et que, d'un côté comme de l'autre, de jolies bêtises furent proférées ; impartialement, avec l'expérience de mes soixante-seize ans, je puis affirmer sans injustice que si ma dialectique était faible celle du Révérend Gabbitas valait encore moins.

De petits points roses se promenaient sur ses joues, sa voix prenait des tons aigus, nous nous interrompions de plus en plus vivement ; nous inventions des faits, nous invoquions des autorités dont j'écorchais les noms. Au cours du débat, ayant remarqué que la haute critique allemande en imposait à Gabbitas, je lui lançai, avec un effet foudroyant, les noms de Karl Marx et d'Engels, que je proclamai de grands exégètes ! Toute la discussion fut d'une sottise désarmante ; le ton se haussait et l'irritation allait croissant. Ma pauvre mère, besognant dans l'escalier, entendait certainement ma voix, et, tout alarmée, devait m'adjurer tout bas :

– Mon cher enfant, n'offense pas la société ni la religion. Oh ! ne les offense pas ! M. Gabbitas est bien avec elles, efforce-toi de penser ce que pense M. Gabbitas.

Quoi qu'il en fût, nous conservions encore, dans cette controverse, le ton de la déférence mutuelle. Je ne sais comment la supériorité morale du Christianisme sur toute autre religion fut mise en cause : dès lors la hardiesse de nos affirmations et de nos généralisations ne connut plus de limites, nos données historiques étant de part et d'autre des plus vagues. J'en arrivai à prétendre que la morale chrétienne n'était qu'une morale d'esclaves et je citai Nietzsche, un philosophe allemand fort en vogue à l'époque, et dont je me déclarai le disciple.

Pour un disciple, je dois avouer que je connaissais mal les ouvrages de mon auteur. Au vrai, tout ce que je connaissais de lui me venait de la lecture d'un article de deux colonnes paru la semaine précédente dans le Clairon, mon journal socialiste. Mais voilà : le Révérend Gabbitas ne lisait pas le Clairon.

Est-ce demander grand effort à votre crédulité que de dire que M. Gabbitas ignorait absolument jusqu'au nom de Nietzsche, malgré les attaques ingénieuses et imprévues que cet écrivain avait dirigées contre la religion que le révérend gentleman avait mission de défendre ?

– Je suis un disciple de Nietzsche ! – m'écriai-je derechef, avec l'air d'en avoir dit long.

Il se cabra si drôlement en entendant ce vocable insolite que je ne pus résister au désir de le répéter encore une fois.

– Naturellement, vous savez ce qu'en dit Nietzsche ? – questionnai-je malicieusement.

– Il a été réfuté victorieusement, – répondit-il, espérant sans doute s'en tirer par cette affirmation aventurée.

– Et par qui, s'il vous plaît ? – lui répliquai-je, du tac au tac. – Je vous serais bien reconnaissant de me renseigner.

Et, avec une satisfaction impitoyable, j'attendis sa réplique.

V

 

Un incident heureux permit à M. Gabbitas d'esquiver le défi, mais il fut cause aussi que je fis un pas de plus vers ma perte.

Le piaffement d'un équipage, qui s'arrêta dans un grondement de roues, attira mon attention.

– Tiens ! – s'exclama le Révérend, se précipitant vers la fenêtre. – Mais, c'est Mme Verrall ! Voilà Mme Verrall ! Que peut-elle bien me vouloir ?

Se retournant vers moi, il me montra une figure où un rayonnement de satisfaction avait effacé les traces de la contrariété. Ce n'est pas tous les jours, pensai-je, que Mme Verrall lui rend visite.

– Nous sommes si souvent interrompus ! – dit-il, avec un sourire bienveillant. – Vous m'excusez une minute ? Après quoi… je… je vous dirai ce qu'il faut penser de ce… comment donc ?… de cet écrivain. Ne partez pas… Je vous assure, c'est très intéressant… très intéressant.

Et il sortit en coup de vent, me repoussant du geste au fond de la pièce.

– Mais il faut que je parte ! – lui criai-je dans le dos.

– Non, non ! restez ! – répondit-il dans le corridor. – Je tiens une réfutation.

Et, de la fenêtre, je pus le voir dégringoler le perron et tomber en courbette devant la vieille dame. Mon exaspération se soulagea en blasphèmes. Je fis trois pas et me trouvai à portée de main du maudit tiroir, que je reluquai involontairement ; mes regards se portèrent vers la vieille dame à qui sa richesse donnait une puissance absurde, et, d'emblée, l'image de son fils et de Nettie surgit dans mon cerveau. Les Stuart avaient sans doute accepté le fait accompli, et moi aussi, apparemment.

Qu'est-ce que je faisais là ? Pourquoi m'attardais-je, au risque de laisser échapper ma juste vengeance ? Je sortais comme d'un rêve ; mon énergie se réveilla, un regard encore jeté sur l'échine courbée du vicaire, sur le nez pointu de la vieille dame, sur sa main tremblante, et, avec la vivacité de l'éclair, j'avais ouvert le tiroir, empoché quatre souverains, refermé le meuble… À travers la vitre, je les vis qui continuaient à causer.

Tout allait bien. Il ne vérifierait pas avant des heures peut-être le contenu de son tiroir. Un coup d'œil à la pendule : j'avais vingt minutes pour le train de Birmingham, le temps de m'acheter une paire de chaussures et de filer… Mais comment arriver à la gare ?

Délibérément, je gagnai le corridor, pris ma canne et mon chapeau. Allais-je sortir maintenant et passer auprès de lui ?

Oui, le moyen était excellent. Il n'oserait insister longuement pendant qu'une personne aussi importante l'occupait.

Je descendis crânement le perron.

– Vous me dresserez une liste, mon cher monsieur Gabbitas, de tous les cas vraiment méritoires, – disait la vieille Mme Verrall.

Chose singulière, il ne me vint pas un instant à l'idée que c'était là la femme dont je me proposais d'assassiner le fils. Je ne la vis pas du tout sous cet aspect-là. Elle m'apparut comme le symbole des injustices, de l'imbécillité sociale, qui accordait à cette vieille femme le pouvoir de dispenser ou de refuser, suivant ses pauvres fantaisies, les nécessités vitales à des milliers de créatures, ses semblables.

– J'établirai une sorte de liste provisoire, – bredouillait M. Gabbitas, qui, en m'apercevant, me lança un regard inquiet.

– Il faut que je parte, – fis-je, en réponse à son évidente interrogation. – Je serai de retour dans vingt minutes, – ajoutai-je sans m'arrêter.

J'étais extraordinairement calme et résolu, autant qu'enchanté de ce vol si promptement et si aisément accompli. Somme toute, je me trouvais en mesure à présent d'exécuter ma grande résolution. La crainte des obstacles ne m'oppressait plus… Je me sentais capable d'affronter toutes les difficultés et de les tourner à mon avantage. Je pris la direction de Hacker Street, où, en dix minutes, je ferais l'emplette d'une paire de solides bottines ; puis, en cinq minutes, je serais à la gare, et… en route !

Je me croyais aussi énergique et amoral que si j'eusse été le Surhomme même de Nietzsche. Je n'oubliais qu'un détail : c'est que la pendule du vicaire pouvait retarder.

VI

 

Je manquai le train.

La pendule du vicaire et les lenteurs du cordonnier étaient responsables du contretemps. Au surplus, j'avais donné à ce dernier une fausse adresse, le priant de m'y faire parvenir mes vieux souliers, ruse destinée à dépister toute poursuite. Bref, je ne cessai d'être le Surhomme nietzschéen qu'en voyant filer mon train.

Cette déception même ne me fit pas perdre la tête. Je me rendis compte, presque aussitôt, qu'il valait infiniment mieux, au cas d'une poursuite immédiate, que je n'eusse pas pris le train à Clayton, et qu'une heureuse chance, en somme, m'épargnait cette erreur. J'avais en effet attiré l'attention sur moi, à la gare de Clayton, par mes demandes de renseignements concernant Shaphambury, et, une fois sur la piste, l'employé se fût certainement souvenu de moi. Désormais, il était bien peu probable qu'il eût à intervenir dans l'affaire. J'évitai toute démonstration de dépit d'avoir manqué mon train et je m'abstins même d'entrer dans la gare. Je descendis tranquillement la route, franchis la passerelle de fer, et, en contournant la briqueterie White et les corons, je revins à la route de Two Mile Stone, où, calculai-je, je devais pouvoir prendre un train à 6 h 13, ce qui me laissait de la marge.

Je ne ressentais que peu d'inquiétude.

– Supposons, – me disais-je, – que le vicaire visite tout de suite son tiroir : s'apercevra-t-il de la disparition de quatre pièces d'or sur les douze ou quinze qu'il contenait ? Si oui, me soupçonnera-t-il immédiatement ? Admettons qu'il me croie le coupable : n'attendra-t-il pas mon retour ? Agira-t-il sans retard ? Renseignera-t-il ma mère ou appellera-t-il aussitôt la police ? En outre, il y avait une dizaine de routes et autant de lignes de chemin de fer pour quitter la région de Clayton. Comment devinerait-il laquelle j'ai prise ? Comment saurait-il en quel endroit je me rends ? Et quand il tomberait juste, quand il irait à la station par où je devrais partir, personne ne se rappellerait m'avoir vu, pour la bonne raison que je n'y serais pas allé. Mais l'employé de la gare ? Il était bien invraisemblable que, ne m'ayant pas revu, il m'identifiât avec le personnage qui l'avait consulté au sujet de Shaphambury.

Néanmoins, je résolus de compliquer mon voyage ; de Birmingham j'irais à Monkshampton, de là à Wyvern, enfin à Shaphambury, que j'atteindrais par la voie du Nord.

Ce détour nécessiterait sans doute un arrêt d'une nuit à l'une de ces villes intermédiaires, mais je parviendrais mieux ainsi à dépister les poursuites, peu actives probablement, car il ne s'agissait pas encore d'un meurtre, mais seulement du vol de quatre souverains.

Avant même d'atteindre Clayton Crest, j'avais éliminé ainsi, une à une, toutes les causes d'anxiété.

Arrivé au sommet de la montée, je me retournai pour contempler la ville.

Quel monde s'étalait sous mes yeux ! Et soudain l'idée me frappa que je le voyais pour la dernière fois. Si je rejoignais les fugitifs et si j'accomplissais mon projet, je mourrais avec eux ou je serais pendu. Ma contemplation de cette large et laide vallée devint plus attentive.

C'était ma vallée natale. J'allais en sortir sans retour ; et pourtant, dans ce dernier coup d'œil panoramique, cette agglomération de villes où j'étais né, qui m'avait amoindri, comprimé et déformé, qui m'avait moralement estropié, qui m'avait fait ce que j'étais, me donna une impression indéfinissable.

Mes occupations journalières me rendaient son aspect nocturne plus familier ; je l'avais rarement contemplée sous un soleil d'après-midi ; peut-être aussi les émotions de cette semaine avaient-elles rendu plus intenses mes facultés sentimentales… Toujours est-il que, pour la première fois, la promiscuité de ce tohu-bohu de mines et de corons, de manufactures et de hauts fourneaux, de gares de marchandises, de canaux, d'écoles, de forges, d'églises, de bicoques, – agglomération irrégulière, enfumée où s'accumulaient des vies humaines, heureuses comme des grenouilles dans la cendre, – frappa mon imagination. Il était évident que toutes ces choses avaient été accolées au hasard, sans souci des commodités voisines : la fumée des hautes cheminées salissait la terre blanche des potiers ; le tintamarre des trains assourdissait les fidèles dans leurs sanctuaires ; les cabarets versaient leur corruption au seuil même des écoles, et les tristes demeures s'écrasaient misérablement au milieu de ces monstruosités de l'industrialisme, comme si une imbécillité tâtonnante avait présidé à toute cette incohérence. L'humanité s'étouffait sous ses propres produits, et ses énergies aboutissaient au désordre, comme un être frappé de cécité se débattrait dans une fondrière en s'enlisant par son propre effort.

Certes, tout cela ne m'apparut pas si clairement cet après-midi-là ; encore moins me demandai-je, accaparé par mes projets meurtriers, comment j'avais supporté ces difformités ; c'est plutôt mes impressions d'aujourd'hui que je vous donne là, et je les relate comme une traduction des sentiments obscurs éprouvés à la contemplation de ce spectacle que je ne devais plus revoir.

En tout cas, je n'avais nul regret ; au moins mourrais-je au grand air et sous un ciel pur.

Du lointain de Swathinglea, un petit bruit m'arriva, les hurlements soudains d'une émeute, puis trois coups de feu, qui arrêtèrent un instant mon attention. Qu'importait, après tout ? Je quittais cet enfer pour toujours. Dieu merci, c'en était fini, et, me retournant pour reprendre ma course, le souvenir de ma mère passa dans mon esprit. C'était tout de même un bien vilain monde pour l'y laisser seule ; ma pensée s'envola vers elle et je la vis très nettement : elle allait et venait dans la lumière de l'après-midi, ignorante encore de ce qu'elle perdait, courbée, furetant dans l'ombre de son sous-sol… peut-être même pénétrait-elle, une lampe à la main, dans l'arrière-cuisine ; ou encore, assise, patiente, devant le feu, m'attendait-elle pour le thé… Une immense pitié m'étreignit, un grand remords pour tous les malheurs qui s'amassaient comme un nuage noir sur sa tête innocente. En somme, pourquoi avais-je entrepris cette expédition ?

Pourquoi ?

Et soudain, immobile sur la crête même de la colline, je fus sur le point de rebrousser chemin pour rentrer auprès d'elle.

Mais les souverains du vicaire nous séparaient ; s'il s'était aperçu déjà de leur disparition, vers quelle honte retournerais-je ? Et s'il n'avait rien découvert encore, comment les replacer dans le tiroir ? Quelle nuit passerais-je, si je renonçais à ma vengeance ? Et que ne souffrirais-je pas au retour du jeune Verrall et de Nettie ?

Non, cet acte devait s'accomplir.

Pourtant j'aurais pu embrasser ma mère avant de partir ; j'aurais pu lui laisser un petit mot qui l'eût rassurée, ne fût-ce que pour quelques heures… Elle passerait la nuit à m'attendre, attentive au moindre bruit… Si, de la gare, je lui envoyais un télégramme ?

Allons, trop tard, trop tard ! C'eût été défaire tout ce que j'avais combiné, c'eût été attirer sur moi une poursuite trop sûre de m'atteindre ; non, décidément, mieux valait laisser ma mère dans l'angoisse…

J'arrivai à Birmingham dans la soirée, juste à temps pour le dernier train de Monkshampton, où je projetais de passer la nuit.