CHAPITRE III – LE CONSEIL DE CABINET

 

I

 

Quel événement étrange et sans précédent que ce Conseil de cabinet auquel j'assistai, conseil tenu deux jours plus tard dans la maisonnette de Melmont, et où l'on décida de convoquer la conférence qui devait élaborer la constitution du Nouvel État Mondial. J'étais là, parce qu'il m'était avantageux et facile de rester avec Melmont. Son logis, où le retenait sa cheville fracturée, n'était occupé que par un secrétaire et un valet. Comme je n'avais nulle part où aller en particulier, il me garda pour l'aider dans sa part spéciale du labeur immense qui incombait aux réformateurs du monde. J'avais une pratique suffisante de la sténographie, et, comme il n'avait même pas de phonographe pour enregistrer ses paroles, sitôt que sa cheville fut pansée, je m'installai à son bureau pour écrire sous sa dictée. L'étrange mollesse, la prodigieuse négligence qui allaient de pair avec la violence impulsive et spasmodique de la vieille époque, sont fort bien caractérisées par ce fait que le secrétaire du ministre n'était pas sténographe et qu'il n'y avait pas de téléphone dans l'endroit. Tout message devait être porté au village de Menton, au bureau auxiliaire installé chez l'épicier, à un demi-mille de là… Je m'assis donc dans le fond de la chambre de Melmont, où son bureau avait été poussé, et griffonnai toutes les notes qu'il estima nécessaires. À ce moment-là, cette chambre me paraissait la mieux meublée du monde ; je pourrais reconnaître, aujourd'hui encore, la gaie cotonnade du sofa sur lequel était étendu le grand homme d'État, le luxueux papier de tenture, les gros bâtons rouges de cire à cacheter, la garniture de bureau en argent que j'avais à ma disposition. Je sais maintenant que ma présence dans cette pièce était chose anormale et surprenante ; la porte laissée ouverte, les libres allées et venues de Parker, le secrétaire, tout cela aussi était autant d'innovations. Dans le vieux temps, un conseil de cabinet était un conclave secret ; le mystère et la dissimulation formaient comme la trame et la chaîne de la vie publique d'alors. Tout le monde était sans cesse occupé à cacher quelque chose à quelqu'un, on se tenait continuellement sur ses gardes, on usait d'équivoque, on mentait, on trompait, et la plupart du temps sans raison aucune. Sans qu'on y prit garde, le mystère disparut de la vie.

En fermant les yeux, j'évoque cette réunion et j'entends la voix des ministres qui délibèrent ; d'abord, je les revois, imprécis dans la lumière crue du jour ; puis, groupés et comme concentrés dans l'ombre et sous le voile des abat-jour ; sur ce tableau se détache, dans ma mémoire, le souvenir de miettes de biscuits répandues sur la table et de gouttelettes d'eau scintillantes qu'absorba bientôt le tapis vert.

Je me rappelle surtout la figure de lord Adisham ; il arriva à la maisonnette un jour avant les autres, étant l'ami personnel de Melmont. Cet homme d'État, un des quinze qui décidèrent de la dernière des guerres, mérite que je vous le décrive ; il était le plus jeune des membres du gouvernement et il portait agréablement et sympathiquement la quarantaine ; le profil pur, le teint mat, il avait les yeux souriants, une voix amicale et prudente, des lèvres rasées, un maintien très simple et des manières aisées. Toute son allure était d'homme facilement parvenu à la situation que sa naissance et sa fortune lui réservaient ; il avait le tempérament de ce qu'on appelait alors un philosophe, un indifférent, dirions-nous. – Le Changement l'avait surpris pendant sa récréation hebdomadaire : il pêchait à la mouche ; et même, raconta-t-il, il se réveilla, la tête à un mètre du bord de l'eau. Dans les moments de crise, lord Adisham s'en allait invariablement pêcher à la mouche, du samedi au lundi, pour se rafraîchir le cerveau, et, en l'absence de crise, il se livrait à sa distraction favorite simplement pour le plaisir. Il déclara qu'il avait pris cette résolution, entre autres, de renoncer définitivement à la pêche ; j'étais présent lors de sa rencontre avec Melmont et je l'entendis de ses propres lèvres ; de toute évidence il en était arrivé, par des voies plus naïves, au même point que mon maître. Je les laissai seuls quelques instants, puis je revins rédiger les longs télégrammes qu'ils adressaient à leurs collègues attendus. Lord Adisham avait été atteint par le Changement aussi profondément sans doute que Melmont, mais son habituelle attitude de politesse et d'ironie, de désinvolture moqueuse, lui était restée et, pour exprimer ses émotions transformées, il usa d'un langage d'homme du monde, dont la tenue et la modération affectée traduisaient comme à contrecœur l'enthousiasme dont il était rempli.

Ces quinze hommes qui gouvernaient l'Empire britannique ne répondaient en rien à l'idée que je m'en étais faite ; je les considérais avec attention chaque fois que je pouvais lever les yeux de mon travail. Ils formaient une classe à part, ces politiciens, ces hommes d'État anglais, classe aujourd'hui totalement disparue. Par certains côtés, ils différaient des hommes d'État des autres pays, et je n'ai trouvé dans aucun livre une analyse vraiment complète de leurs caractéristiques… Si vous lisez parfois de vieux bouquins, vous trouverez leur type exagéré avec hostilité par Dickens dans Bleak House ; tracé en traits flatteurs, mais un peu poussés à la caricature, par Disraeli qui parvint accidentellement au pouvoir en se méprenant totalement sur cette catégorie de gens et en profitant de son habileté à plaire à la Cour ; en outre, dans les romans de Mme Humphry Ward, leurs prétentions sont exposées mélodramatiquement et présomptueusement peut-être, mais avec une certaine vérité, pour autant que les gens de la classe officielle permanente en pouvaient juger. Tous ces livres sont encore à la disposition des curieux ; joignez-y le philosophe Badgehot, l'historien pittoresque Macaulay, qui laissent entrevoir quelque chose de leur méthode de pensée, et le romancier Thackeray, qui dévoile timidement quelques dessous de leur vie sociale ; ajoutez quelques passages ironiques, des descriptions et des souvenirs personnels rassemblés dans « le grenier du XXe siècle » et dus à la plume de personnages renseignés comme Sidney Low. Mais on ne les a jamais dépeints dans un portrait d'ensemble. On les voyait de trop près, et leur grandeur en imposait ; depuis lors, ils sont très vite devenus inintelligibles.

Nous autres, gens du commun, dans le vieux monde, nous nous faisions nos idées sur les hommes d'État presque exclusivement d'après la caricature, qui était l'arme la plus puissante et la plus redoutable dans les batailles et les controverses politiques. De même que la plupart des manifestations importantes du vieil état de choses, cet art de la caricature s'était développé anormalement, comme une excroissance parasitique, aux dépens du vague petit idéal de justice populaire qu'il étouffait presque complètement. La caricature présentait sous des aspects risibles, vulgaires et déshonorants, non seulement les personnalités dirigeantes, mais les conceptions fondamentales les plus sacrées de notre organisation sociale, au point d'en détruire le prestige et de tuer tout sentiment de gravité et de respect vis-à-vis des choses de l'État. La Grande-Bretagne était généralement représentée sous les traits d'un fermier cossu, la face enluminée, le ventre proéminent, dans son costume traditionnel. Ce beau rêve de liberté, les États-Unis, était figuré en la personne d'un coquin dégingandé, rusé, au visage émacié, vêtu d'un pantalon à rayures et d'un habit bleu. Les principaux ministres devenaient tantôt des pickpockets, tantôt des blanchisseuses, des pitres, des baleines, des ânes, des éléphants et Dieu sait quoi, et les affaires qui concernaient le bien-être de millions d'hommes étaient persiflées et ridiculisées, comme les acteurs burlesques de quelque pantomime imbécile. La tragique guerre sud-africaine, qui avait désolé des millions de foyers, ruiné deux grandes provinces, causé la mort ou la mutilation de cinquante mille hommes, fut présentée comme une dispute comique entre un individu saugrenu et violent, nommé Chamberlain, orné d'un monocle et d'une orchidée, et « le vieux Krugère », vieillard obstiné et fort matois, coiffé d'un affreux chapeau haut de forme. Le conflit fut mené, tantôt avec une brutalité coléreuse, tantôt avec une insouciance absolue ; l'heureux concussionnaire annexa son joyeux commerce à cette inepte bagarre, et, derrière ce combat de fantoches que masquaient toutes ces sottises, la destinée marchait… Elle écartait du geste les saltimbanques et leurs caricatures pour laisser voir la faim et la souffrance, la lueur sinistre des incendies, l'éclair des épées, le voile rouge de la honte… Ces hommes que j'avais devant moi étaient parvenus à la célébrité et au pouvoir dans cette atmosphère de simagrées burlesques, et ils m'apparurent, ce jour-là, un peu comme des acteurs qui ont renoncé tout à coup à leur rôle grotesque et futile ; le fard avait été essuyé, la pose scénique abandonnée.

Si même les caricatures ne présentaient pas leurs victimes sous un jour franchement bouffon et dégradant, les articles des gazettes induisaient en erreur. Quand je lis, par exemple, ce que l'on écrivait sur le compte de Laycock, je me figure un être d'une intelligence large et active, sinon très sûre, dans un corps herculéen, débitant, comme un défi à la Goliath, le discours qui avait précipité les hostilités. Cette image ne correspond aucunement au personnage que je vis, bégayant, la voix aiguë, le crâne dépouillé, tourmenté de remords et bien plus près de l'esquisse méprisante que Melmont m'en avait tracée. Je doute que le grand public se forme jamais une idée juste de ces hommes, tels qu'ils étaient avant le Changement. D'année en année, ils s'éloignent incroyablement de notre compréhension sympathique. Et si la part qu'ils prirent aux événements du passé ne saurait leur être enlevée, leur personnage se fait, pour nous, de plus en plus irréel. Leur rôle historique nous semble de plus en plus rattaché à quelque étrange drame barbare joué il y a longtemps dans une langue oubliée. Ils se démènent, vus à travers la bizarre déformation des caricatures, ces Premiers ministres, ces présidents, démesurément grandis par le cothurne politique, leurs traits cachés par de grands masques sonores sans rien d'humain, leur voix traduite dans l'idiome ridicule des réunions publiques, – ne présentant, sous leur déguisement, aucune ressemblance avec une humanité saine, et tous hurlant et criant par l'organe de la presse. La voilà, cette exhibition de cabotins aux costumes fanés, pitres jetés de côté, silencieux aujourd'hui et dénués de tout intérêt ; leur vanité est désormais aussi inexplicable que les cruautés de la Venise du Moyen Age ou que la théologie de Byzance. Pourtant, ils furent le pouvoir et influencèrent la vie de presque un quart de l'humanité, ces politiciens ; leurs luttes clownesques ébranlèrent l'univers, provoquèrent le rire peut-être, causèrent des bouleversements et résultèrent en une misère infinie.

Je voyais donc ces hommes, régénérés par le Changement, il est vrai, mais portant encore les étranges costumes de jadis, conservant les allures, les façons conventionnelles du vieux temps ; bien que dégagés du point de vue ancien, ils devaient s'y référer sans cesse pour établir un commun point de départ. Mon intelligence renouvelée étant capable d'un jugement sain, je crois les avoir bien vus. Il y avait là Gorrell-Browning, le chancelier du duché ; je me souviens de lui comme d'un gros homme à face ronde, dont la vanité innée, l'expression niaise, l'habitude des phrases redondantes et plates triomphaient absurdement, de temps en temps, du nouvel esprit éveillé en lui ; il luttait contre cette intrusion du passé, se moquait de lui-même en riant de bon cœur. Tout à coup, simplement, avec un grand sérieux, – et ce fut pour chacun de nous un moment de malaise réconfortant, – il dit :

– Je n'ai été qu'un vaniteux, qu'un présomptueux. Je suis de peu d'utilité ici ; je me suis adonné à la politique et à ses intrigues, et la force de vivre m'a abandonné.

Puis il demeura longtemps silencieux.

Il y avait aussi Carton, le lord Chancelier, un homme de bon sens ; son visage pâle, aux traits lourds, était rasé de près ; il aurait pu figurer parmi les bustes des Césars ; sa voix était lente, d'une élocution laborieuse ; sa lèvre quelque peu oblique donnait à sa bouche une expression satisfaite et triomphante, et il avait, par moments, des clins d'œil spontanés et facétieux.

– Nous avons beaucoup à pardonner, – opina-t-il,

– beaucoup à pardonner à nous-mêmes pour commencer.

Ces deux ministres étaient assis au bout de la table, de sorte que je pouvais bien voir leurs figures. Madgett, le ministre de l'Intérieur, petit homme aux sourcils froncés, au sourire gelé sur des lèvres minces, était à côté de Carton ; il se mêla peu à la discussion, si ce n'est par des commentaires avisés ; et, quand les lampes électriques s'allumèrent, l'ombre de son arcade sourcilière lui donna l'aspect cocasse d'un gnome ironique. Près de lui se trouvait un des plus fameux pairs du royaume, le comte de Richover, dont l'indolence avait accepté le rôle de patricien cultivé, dans cette Rome britannique du XXe siècle ; il avait partagé également son temps entre ses jockeys, ses occupations politiques et la composition d'études littéraires au diapason du rôle assumé.

– Nous n'avons rien accompli qui vaille, – dit-il. – Quant à moi, j'ai fait assez pauvre figure…

Il réfléchit sans doute à ses belles années patriciennes, aux somptueuses demeures qui étaient le cadre de sa grandeur, aux hippodromes qui avaient retenti de son nom victorieux, aux foules enthousiastes qu'il avait nourries de beaux espoirs, à ses futiles débuts d'Olympien…

– J'ai été un sot, – résuma-t-il, et tous l'écoutaient dans un silence sympathique et respectueux.

Gurker, le Chancelier de l'Échiquier, m'était en partie caché par le dos de lord Adisham. Avec un mouvement en avant souvent répété, Gurker prenait part à la discussion. Il avait une grosse voix rauque, un grand nez, une grande bouche à la lèvre inférieure pendante, des yeux perçants enfoncés dans des amas de rides et de plis de la peau. Il fit sa confession au nom de sa race :

– Nous autres juifs, nous avons subsisté dans les sociétés de ce monde, ne créant rien, consolidant bien des choses, en détruisant beaucoup d'autres. Notre vanité de race a été monstrueuse. Il semblerait que nous n'ayons fait usage de notre vaste et grossière intellectualité que pour développer, accaparer et perpétuer la propriété individuelle, changer la vie en une sorte de jeu d'échecs mercantile, et dépenser nos gains sans discernement… Nous n'avons en rien compris les services dus à l'humanité, et la beauté, qui est divine, nous en avons fait une marchandise dont on trafique.

Ces hommes et leurs paroles me restent gravés dans la mémoire ; peut-être ai-je pris des notes sur le moment, je ne saurais le dire. Quant à sir Digby Privet, à Revel, à Markheimer et aux autres, ils ne vivent dans mon souvenir que par quelques interruptions, quelques phrases, quelques observations, que j'aurais peine à leur attribuer individuellement…

On gardait l'impression que tous, hors peut-être Gurker et Revel, n'avaient jamais ambitionné bien nettement le pouvoir qu'ils détenaient, et qu'une fois en place ils n'avaient pas souhaité d'accomplir quoi que ce fût. Ils s'étaient trouvés membres du cabinet, et, jusqu'à cette aube révélatrice, ils n'en avaient pas eu honte ; toutefois, soucieux de garder la correcte attitude du gentleman, ils s'étaient abstenus des grands airs du parvenu qui s'étonne lui-même de son élévation. Huit d'entre ces quinze hommes étaient sortis de la même école, avaient reçu la même éducation : un peu de grec, des éléments de mathématiques, quelques notions émasculées de sciences, un peu d'histoire, quelques lectures choisies dans les ouvrages timides et orthodoxes de la littérature anglaise des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, et, à tous les huit, on avait inculqué la même tenue traditionnelle et un peu morne du gentleman, – tradition enfantine, dépourvue de toute ressource imaginative, sans éclairs d'épées, sans art lyrique, tradition apte aux effusions sentimentales, et qui, lors d'une crise morale, érige en vertu sublime l'accomplissement maladroit d'un très simple devoir. Aucun de ces huit personnages n'avait été en contact brutal avec la vie ; dès l'enfance, ils portaient des œillères comme des chevaux ; la nourrice les avait transmis à la gouvernante ; de la gouvernante, ils avaient passé à l'école préparatoire, de là à Eton et à Oxford, et en quittant Oxford ils étaient entrés dans la routine politico-sociale. Même leurs vices et leurs défaillances avaient été réglés par certaines conventions de bon ton ; tous étaient allés aux courses en cachette, pendant leurs années d'Eton ; tous, lors de leur séjour à Oxford, avaient fait des escapades à Londres pour y voir la vie, la vie des music-halls ; après quoi ils reprenaient place dans le rang… Et voilà que, soudain, ils s'apercevaient de tout ce qui leur manquait.

– Qu'allons-nous faire ? – demanda Melmont. – Nous voici réveillés et l'Empire est dans nos mains…

Je sais que, de toutes les choses que j'ai à raconter du vieil ordre social, celle-ci est la plus fabuleuse, mais je la vis de mes yeux et l'entendis de mes oreilles. Il est constant que ce groupe d'hommes constituaient le gouvernement d'un cinquième de la terre habitable. Ils disposaient d'un million de soldats, d'une marine telle que l'humanité n'en avait jamais connu d'aussi puissante, et d'un empire composé de tant de nations, de langues, de peuples dissemblables qu'on en est étonné encore de nos jours. Et il est tout aussi constant qu'ils n'avaient pas une idée commune sur ce qu'ils allaient faire de ce monde. De fait, il n'y avait nulle part d'idée commune, et ce grand empire n'était qu'une épave à la merci des flots, un organisme incohérent qui mangeait, buvait et dormait, brandissait ses armes, incroyablement infatué de soi, parce qu'au hasard seul il devait son existence. Il n'y avait ni plan, ni but, aucun clair dessein. Les autres grands empires, dérivant, eux aussi, comme de dangereuses mines au ras des flots, se trouvaient dans le même cas. Quelque absurde que puisse vous paraître aujourd'hui un conseil des ministres britanniques, il n'était pas plus grotesque que le ganglion directeur, que le conseil autocratique, que le comité présidentiel, que le gouvernement, en un mot, des autres empires, ses rivaux aveugles.

II

 

Une chose me frappa grandement : ce fut l'absence de toute discussion, de toute divergence d'opinions sur les principes généraux qui furent la base de notre état actuel. Ces hommes avaient vécu jusque-là dans un système de conventions et de convictions acquises, – la loyauté due au parti, la loyauté due à certains accords et compromis secrets, la loyauté due à la Couronne. Ils s'étaient docilement pliés à la règle des précédents ; ils avaient ignoré le doute subversif et les questions brûlantes ; ils exerçaient le plus parfait contrôle sur leurs émotions religieuses, ils semblaient protégés, par des barrières invisibles mais impénétrables, contre les spéculations aventureuses et destructives, les théories socialistes, républicaines, collectivistes, qui ont laissé leurs traces dans toute cette littérature des derniers jours d'avant la Comète. Soudain, au moment même du réveil, ces palissades s'étaient évanouies, comme si les brouillards verts, en traversant les cerveaux, y avaient renversé cent obstacles, cent frontières dressées. Ces hommes avaient accepté, et s'étaient assimilé du coup, tout ce que contenaient de sain ces doctrines turbulentes et disparates, propagées naguère jusqu'au seuil de leur esprit fermé ; ils s'éveillaient d'un songe absurde et mesquin ; et ils arrivaient naturellement, de front, sur la grande plate-forme de l'entente raisonnable et nécessaire, base désormais de notre ordre mondial.

Essaierai-je de vous énumérer les principales illusions qui s'étaient évanouies de leur esprit ? D'abord le vieux mystère de la propriété, qui avait embarrassé d'un inextricable filet administratif le sol sur lequel nous vivions. Jadis, personne ne croyait à la justice et à l'absolue commodité de ce système, mais chacun l'acceptait ; la communauté humaine qui vivait sur le sol était censée avoir renoncé à tout lien avec ce sol, exception faite des grandes routes et des biens communaux. Tout le reste du pays était partagé de la façon la plus insensée en parcelles de toutes formes et de dimensions différentes, qui allaient de milliers d'hectares à quelques arpents de superficie, et qui étaient placées sous l'autorité absolue d'une classe d'administrateurs appelés propriétaires. La terre leur appartenait à peu près comme aujourd'hui votre chapeau vous appartient ; ils achetaient la terre, la vendaient, la morcelaient comme du fromage ou du jambon ; ils étaient libres de la ruiner, de la laisser à l'abandon ou d'y dresser d'horribles constructions. Si la communauté avait besoin d'une route ou d'un tramway, si elle voulait édifier une ville ou un village dans une position choisie, – bien mieux, si elle voulait aller et venir à sa guise, elle ne le pouvait qu'en subissant les exigences exorbitantes que lui imposaient ces monarques dont il était nécessaire d'acquérir les territoires. Aucun homme ne pouvait trouver, sur la face de la terre, de la place pour ses pieds, avant qu'il eût payé un loyer, et rendu hommage à l'un d'entre eux. Ces propriétaires n'étaient astreints, en fait, à aucune obligation, à aucun devoir envers le gouvernement municipal ou national dont les plus vastes possessions englobaient leurs domaines. Ceci semble, je le sais, un rêve de fou ; mais le genre humain était fou. Et cette folie ne régnait pas seulement dans les vieilles contrées de l'Europe et de l'Asie, où ce système provenait, à l'origine, d'une délégation rationnelle du contrôle local aux possesseurs du sol, qui, grâce à l'universelle anarchie de ces temps-là, avaient fini par éluder et déserter entièrement leurs devoirs. Mais les « pays nouveaux », comme nous les appelions alors, les États-unis, la Colonie du Cap, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, passèrent la majeure partie du XIXe siècle à concéder à perpétuité des territoires à toute personne qui voulait bien les prendre. Y avait-il une mine de charbon ou d'or, des sources de pétrole, une terre fertile, une rade hospitalière, un site naturel pour y édifier une ville, ces gouvernements idiots et imprévoyants réclamaient à cor et à cri des pionniers, et, sur ces richesses, s'abattait une nuée d'aventuriers faméliques et de forbans loqueteux, qui fondaient une section nouvelle de l'aristocratie territoriale. Après un siècle de confiance et d'orgueil, la grande République des États-Unis, espoir de l'humanité, s'était peuplée, en grande partie, d'une foule de gens sans biens et sans résidence fixe ; les maîtres de la terre et ceux des chemins de fer, ceux de la nourriture (car la terre est nourriture) et ceux des minéraux la gouvernaient et organisaient son existence. Ils lui donnaient des universités, comme on donne l'aumône aux mendiants, et dépensaient toutes ses ressources en fantaisies criardes et prétentieuses telles que le monde n'en avait encore vu de pareilles. C'était là une des choses qu'avant le Changement les hommes d'État auraient considérées comme dans l'ordre naturel du monde et que, maintenant, pas un seul d'entre eux ne regarderait autrement que comme une folle illusion d'une période de démence.

Il en était ainsi non seulement de la question du sol, mais de cent autres systèmes, institutions, facteurs compliqués et falsifiés de la vie de l'homme.

Les ministres parlèrent du commerce et je me rendis compte, pour la première fois, qu'il était possible d'acheter et de vendre, sans qu'il en résultât de perte pour personne ; ils parlèrent d'organisation industrielle, et on la put concevoir aux mains de chefs qui n'y chercheraient pas des avantages honteux. Le brouillard des vieilles associations, des incohérences particulières, des préjugés courants, s'était levé, et l'on voyait clairement la méthode et les procédés d'éducation sociale de l'humanité. Des choses longtemps cachées se découvrirent étonnamment simplifiées et en pleine lumière. Ces hommes, qui s'étaient réveillés, eurent un rire libérateur, et le vieux méli-mélo d'écoles, de collèges, de manuels et de traditions, le vieil enseignement tâtonnant, formaliste et figuratif des Églises, le fatras des suggestions et des allusions confuses et énervantes entre lesquelles l'orgueil et l'honneur de l'adolescence hésitaient pour chopper et se meurtrir aux réalités, – tout cela ne fut plus pour eux qu'un souvenir qu'on était heureux de voir se perdre dans le lointain.

– Il faut une éducation commune pour la jeunesse, une initiation franche de tous les jeunes gens. Jusqu'ici, nous les avons moins éduqués que nous ne leur avons dissimulé la vie et posé des traquenards. Et cela aurait pu être si facile… Nous le ferons sans difficulté.

Ces paroles de Richover hantent ma mémoire, comme exprimant le refrain de cette conférence.

« Cela peut se faire si facilement. » Et elles m'arrivaient aux oreilles, animées, dirai-je, d'une force régénératrice extraordinaire… Tout peut se faire si facilement, avec de la franchise, avec du courage… Il fut un temps où ces axiomes eurent la fraîcheur et le rayonnement d'un Évangile.

Dans ces perspectives agrandies, la guerre avec les Allemands parut un épisode clos (car l'Allemagne représentée comme une virago mythique, héroïque, armée et cuirassée, n'habitait plus sous ces traits-là l'imagination des hommes). Melmont avait déjà fait conclure un armistice, et ce groupe de ministres, après quelques étonnements rétrospectifs, avait classé le règlement définitif de la Paix comme une simple question d'arrangements particuliers. L'organisation entière de l'ancien monde avait pris, dans leur esprit, le caractère du provisoire ; ils rejetaient le tout, du petit au grand : l'enchevêtrement des édilités, des municipalités, des communes, des districts, des comtés, des États, des ministères, des nations ; les autorités débordant les unes sur les autres et sans cesse en conflit ; le capitonnage de petits intérêts, de litiges, de procès, de pouvoirs, de réclamations d'ayants droit, où s'embusquaient une multitude d'avocats, d'hommes d'affaires, de représentants, de gérants, comme autant de mites dans un vieil habit crasseux ; toutes les toiles d'araignées de la procédure, de la concurrence, tout le bâclage hâtif des besognes individuelles, – ils repoussèrent tout cela du pied.

– Quels sont nos nouveaux besoins ? – conclut Melmont. – Ce gâchis est vraiment trop pourri pour qu'on le manipule. Nous reprenons sur nouveaux frais. Faisons d'abord table rase… et recommençons.

III

 

« Recommençons ! » Ce verdict du bon sens me parut alors la parole la plus courageuse et la plus noble, et mon cœur bondit de joie en entendant Melmont la prononcer. Pourtant elle était, ce jour-là, aussi vague qu'elle était vaillante : nous n'entrevoyions même pas l'esquisse de ce que nous entreprenions. Seule, nous apparaissait l'inéluctable nécessité de faire cesser les vieux errements. Bientôt, mue par une fraternité hésitante, mais effective, l'humanité se mit en devoir de refaire le monde. Ces années du début, ces deux premières décades des temps nouveaux, furent une suite continue et quotidienne de joyeux labeur. Chacun concevait surtout sa part de l'œuvre, et fort mal l'ensemble. C'est maintenant seulement, avec l'expérience de toute une vie, du haut de cette tour, que je peux démêler l'enchaînement dramatique de ces transformations, revoir la cruelle confusion de ces vieux temps s'éclairer progressivement, se clarifier, se simplifier, s'évanouir.

Où est ce vieux monde, à présent ? Où est Londres, cette sombre cité de fumée et de ténèbres flottantes, pleine du sourd rugissement, de l'obsédante rumeur de son activité désordonnée, avec son fleuve huileux, luisant, aux rives vaseuses, et sillonné d'innombrables embarcations ; ses clochers et son dôme noircis, sa morne étendue de maisons maculées de suie, ses cohortes de prostituées immondes, ses millions d'employés surmenés ? Les feuilles mêmes de ses arbres étaient souillées et boueuses…

Où est Paris aux façades blanches, avec ses feuillages verdoyants et disciplinés, son goût sévère et sûr, son vice élégamment organisé, et les myriades de ses travailleurs, aux pieds tapageurs, traversant les ponts sous la lumière froide et grise de l'aube ?

Où est New-York, la haute cité du vacarme et de la folle énergie, balayée du vent, tourmentée par la concurrence ? Où sont ses énormes constructions se bousculant l'une et l'autre, montant à l'escalade du ciel, et couvrant de leur ombre impitoyable les édifices plus modestes ? Où sont ses quartiers de luxe lourd et ostentatoire, le vice honteux et sanglant, la corruption menaçante de ses dessous à l'abandon, et toute la laideur extravagante et disloquée de sa vie intense ? Où sont encore Philadelphie, aux innombrables habitations isolées, et Chicago, ses manufactures et ses usines colossales, où ruisselle de toutes parts le sang frais, où grouille une populace polyglotte, exaspérée de sa servitude ?

Toutes ces vastes cités sont démolies, ont été rasées, comme il en fut de mes « Poteries » natales et du « Pays-Noir ». Et ces créatures qu'elles happaient, qu'elles estropiaient et mutilaient parmi leurs labyrinthes, dans leur désarroi, leur chaos, leur machinisme industriel immense, inhumain et mal conçu, – s'en sont échappées vers la Vie. Ces villes, nées du hasard et sans cesse accrues, ont entièrement disparu ; aucune cheminée ne vomit plus sur notre monde ses impures fumées. Les enfants harassés et faméliques, le désespoir muet des mères ployant sous le fardeau, le tumulte des rixes brutales au fond d'impasses, tous les plaisirs honteux et toute la hideuse grossièreté de la richesse infatuée, tout cela a disparu avec les cités monstrueuses et tentaculaires. Quand mes regards se reportent vers le passé, je vois s'élever, dans la claire atmosphère qui succéda aux vapeurs vertes, un nuage radieux de poussière montant des maisons éventrées, des bouges et des palais abattus, des ruines et des décombres accumulés par cette dévastation volontaire.

Je crois revivre l'année des Tentes, l'année des Échafaudages : comme l'essor triomphal d'un motif nouveau dans une symphonie générale, les grandes villes des temps nouveaux surgissent. Voici Caerlyon et Armedon, les cités jumelles de la Basse-Angleterre, reliées par les méandres de la ville d'été de la Tamise. Le spectre sordide du vieil Édimbourg s'évanouit pour se redresser, éblouissant et superbe à l'ombre de son antique colline. Dublin de même, refaçonnée, enrichie, ravissante et spacieuse, la ville du rire opulent et des cours chaleureux, scintille là-bas, gaiement, sous un rai de soleil qui perce la molle et tiède ondée. Je contemple les vastes cités que l'Amérique a conçues et construites : la Cité d'Or, avec des fruits sans cesse mûrissant au long des larges voies, et la Ville aux Cent Clochers qu'égayent ses carillons. J'évoque encore, telles que je les ai vues, la ville des Théâtres et des lieux de réunions, la Ville de la Baie du Soleil, et la ville nouvelle qui a conservé le nom d'Utah. Puis, dominée par le dôme de son Observatoire et les lignes simples et nobles de la façade de son Université construite sur la montagne, c'est Martenabar, la grande station d'hiver, blanche au milieu des plateaux neigeux. Ce sont enfin les villes moindres, aussi bien que les bourgs, les calmes asiles du repos, – villages forestiers avec le murmure des ruisseaux au long de leurs rues, villages aux spacieuses avenues bordées de cèdres, villages de jardins, de roseraies, de fleurs merveilleuses, où chante le bourdonnement indiscontinu des abeilles. Et par tous les chemins de la terre s'en vont nos enfants, nos fils, dont l'ancien monde eût fait des commis serviles et des boutiquiers, des gars de charrue et des hommes de peine ; nos filles, jadis anémiées par des labeurs asservissants, réduites à la prostitution, à l'infamie, ployées sous des maternités angoissantes, ou desséchées par les regrets d'une vie stérile. Ils vont, nos enfants, sur les chemins de ce monde, actifs, heureux, pleins de joie, vaillants et libres. Je les vois errant dans la lumineuse quiétude des ruines de Rome, parmi les tombeaux de l'Égypte, ou les temples d'Athènes ; je les vois arriver à Mainington pour y goûter un délicieux bonheur ; débarquer à Orba et admirer la merveille de ses frêles tourelles blanches…

Qui trouvera des mots pour dire la plénitude et le charme de la Vie ? Et qui dénombrera les villes de notre nouveau monde, villes édifiées avec amour par la main des hommes vivants, villes où, en entrant, le voyageur verse des larmes, si grande est leur beauté, si parfaite leur grâce, si illimitée leur bonté…

Une vision de cet avenir dut m'être accordée, pendant que j'écoutais Melmont étendu sur son sofa, mais ma connaissance de ce qui a été accompli se superpose à mes souvenirs et la réalité efface les espoirs du rêve. Certes, j'ai dû prévoir alors quelque chose de tout cela, sans quoi mon cœur eût-il bondi de joie ?