CHAPITRE III – LE REVOLVER

 

I

 

– Cette comète va entrer en collision avec la Terre, – dit un des deux hommes qui pénétrèrent dans le compartiment.

– Ah ! – fit l'autre. – On prétend qu'elle est composée de gaz, cette comète. Nous n'allons pas sauter, j'espère ?

Que m'importait, à moi ? Je pensais à la revanche, à la revanche contre les conditions premières de mon être. Je pensais à Nettie et à son amant. J'étais fermement résolu à ce qu'il ne l'eût pas, et même à les tuer tous deux pour l'en empêcher. Le reste m'était indifférent, pourvu que mon but fût atteint. Toutes mes passions réprimées s'étaient changées en rage. J'eusse accepté les supplices éternels, cette nuit-là, si j'avais été certain de ma vengeance. Cent possibilités d'agir, cent situations orageuses, une tourmente de projets violents, traversaient mon esprit exaspéré. La seule perspective que je pouvais endurer était celle du triomphe inexorable, gigantesque et cruel de mon être humilié.

Et Nettie ? Je l'aimais toujours, mais maintenant avec la jalousie la plus intense, avec la plus âpre et la plus insondable haine qu'inspirent l'orgueil blessé et le désir bafoué.

II

 

Je descendis d'un bon pas la côte de Clayton Crest, car la menue somme dont je disposais me permettait le voyage par le train jusqu'à Two Mile Stone seulement, et il me fallait franchir à pied le reste de la distance. Je me souviens très clairement d'un individu à voix grêle qui haranguait, sous un réverbère, contre une palissade, une maigre foule de ces flâneurs du dimanche soir. C'était un homme de petite taille, chauve, avec la barbe courte et sa couronne de cheveux blonds et frisés. Dans sa prédication quasi démente, il annonçait la fin prochaine du monde.

Je crois que c'était la première fois que j'entendais associer l'idée de la fin du monde avec le fait de l'approche de la Comète. Le prédicateur ajoutait, à ses arguments, un extraordinaire galimatias sur la politique internationale et les prophéties du livre de Daniel.

Je m'arrêtai un instant pour l'écouter. En toute autre circonstance, je ne l'aurais même pas regardé. Mais l'auditoire barrait le chemin, et son expression bizarre et effarée, avec le geste de son doigt levé, me retint.

– Voici la fin de tous vos péchés et de toutes vos folies ! – hurlait-il. – Là ! Voici l'Étoile du Jugement, les jugements du Très-Haut ! L'Heure est venue pour tout homme de mourir… pour tout homme de mourir !…

Sa voix se changea en un curieux jappement.

– Et après la mort, le jugement, le jugement !

Je continuai ma route, me faufilant à travers les assistants, et cette voix étrange et dure me poursuivait. Je repris l'ordre de pensées qui m'avaient occupé auparavant : où je pourrais acheter un revolver et comment j'apprendrais à m'en servir… Probablement, j'aurais tout à fait oublié mon prédicant, s'il n'avait fait partie du rêve hideux qui termina le court somme que je fis cette nuit-là. Presque tout le temps, je restai éveillé, songeant à Nettie et à son amant.

Ensuite trois jours s'écoulèrent, trois jours extraordinaires qui, maintenant, semblent avoir été consacrés principalement à une seule affaire, et cette affaire dominante était l'achat d'un revolver.

Je m'en tenais résolument à l'idée qu'une action d'éclat et de violence me réhabiliterait aux yeux de Nettie, ou bien qu'il me faudrait la tuer. Je ne sortais pas de là. J'avais le sentiment qu'en passant sur cette humiliation mon dernier grain d'honneur et d'orgueil s'en irait et que, pour le reste de ma vie, je me rendrais indigne du moindre respect, indigne de l'amour d'aucune femme. Entre chacun de mes accès de colère, l'orgueil me maintenait dans ma résolution.

Cependant ce n'était pas chose facile que l'acquisition d'un revolver.

J'éprouvais une sorte de timidité en pensant au moment où il me faudrait affronter l'armurier, et je tenais tout spécialement à avoir une histoire toute prête, pour le cas où il croirait à propos de s'enquérir de la raison d'un tel achat. J'avais projeté de raconter que je me rendais au Texas, et que cette arme pourrait me servir là-bas. Le Texas, à cette époque, avait la réputation d'être une contrée sauvage et sans lois. Comme je ne connaissais rien du calibre et de la portée de ces engins, je voulais être capable de demander, sans broncher, à quelle distance, avec mon arme, je pourrais tuer un homme ou une femme. Pour ce qui concernait le côté pratique de mon affaire, j'étais à peu près de sang-froid. J'eus du mal à trouver un armurier. Il y avait bien à Clayton, chez des marchands de bicyclettes, quelques carabines de chasse et autres armes légères. Mais les explications de ces gens m'avaient démontré que leurs quelques revolvers étaient impropres à servir mon projet. Ce fut dans la vitrine d'un prêteur sur gages, dans l'étroite Rue Haute de Swathinglea, que je trouvai l'arme de mon choix, un assez gros revolver suffisamment incommode et étiqueté « d'ordonnance dans l'armée américaine ».

J'avais, en vue de cet achat, retiré les cinquante et quelques francs qui me restaient à la caisse d'épargne, et le marché fut facilement conclu. Le prêteur sur gages m'indiqua où je pouvais faire l'emplette de munitions, et je rentrai chez moi, ce soir-là, les poches bourrées : j'étais un homme armé.

L'achat de mon revolver fut, dis-je, l'affaire principale de cette période. Mais n'allez pas penser que j'étais absorbé au point d'être insensible aux événements inquiétants qui se déroulaient autour de moi, pendant que je parcourais les rues, cherchant le moyen de mettre mon projet à exécution. Partout on entendait d'étranges rumeurs ; la région entière des Quatre Villes grondait et s'irritait sous ses portes basses. Les groupes qui, naguère, se rendaient joyeux au travail passaient maintenant silencieusement, et toute gaieté semblait réprimée. À chaque coin de rue, se formaient des attroupements comme des corpuscules s'amassent dans les veines pendant la première période d'une inflammation. Les femmes paraissaient inquiètes et tourmentées. Les fondeurs venaient de repousser la réduction proposée de leurs salaires ; le lock-out patronal s'en était aussitôt suivi. Le chômage commençait. Le Comité de Conciliation s'efforçait d'empêcher une rupture entre les mineurs et les Compagnies, mais le jeune lord Redcar, le plus grand possesseur de mines, propriétaire de tout Swathinglea et de la moitié de Clayton, assumait une attitude hautaine, qui allait rendre la grève inévitable. C'était un jeune homme d'une beauté et d'une distinction remarquables. Sa fierté se révoltait à l'idée d'être mené par « un tas de mineurs rétifs », et il entendait bien, disait-il, en avoir raison. La vie l'avait somptueusement traité depuis ses plus jeunes années. Un revenu considérable, produit par l'activité de plus de cinq mille individus, avait payé les frais de son éducation aristocratique, et de nobles et romanesques ambitions emplissaient son esprit généreusement nourri. De bonne heure, il s'était distingué à Oxford par ses allures méprisantes envers la démocratie. Quelque chose plaisait dans son duel ardent avec la foule : on voyait, d'un côté, le jeune et brillant patricien, pittoresquement seul, de l'autre, la multitude inexpressive et laide, sordidement vêtue d'habits confectionnés, avec sa culture inférieure, foule mal nourrie, envieuse, basse, ayant l'horreur du travail et un appétit féroce pour les bonnes choses auxquelles elle goûte rarement. Dans les tableaux de ce genre, on omettait ordinairement le gendarme, le solide et vigoureux gendarme, protégeant le jeune noble, et l'on feignait d'ignorer ce fait que, tandis que lord Redcar disposait à sa fantaisie, de par la loi, du pain et du logis de l'ouvrier, celui-ci ne pouvait même effleurer sa personne qu'en enfreignant gravement cette même loi.

Lord Redcar résidait à Lowchester House, magnifique château situé à cinq milles environ au-delà de Checkshill ; mais, pour prouver le peu de cas qu'il faisait de ses antagonistes, et aussi sans doute pour se tenir au courant des négociations qui se poursuivaient encore, il se montrait quotidiennement dans les Quatre Villes ou aux alentours, conduisant sa formidable automobile qui le menait à cent kilomètres à l'heure. Le respect passionné qu'on a, en Angleterre, pour des adversaires aux prises aurait dû suffire, on pouvait le croire, pour enlever tout semblant de danger à ces témérités ; cependant, il reçut parfois, au passage, des insultes ; une fois même une Irlandaise ivre lui montra le poing…

Une foule sombre et tranquille, s'augmentant chaque jour et composée de femmes surtout, – comme souvent un nuage pèse longtemps au sommet d'une montagne, – s'obstinait à rester sur la place du Marché, devant l'Hôtel de Ville, où se tenait la conférence…

Je me croyais le droit, moi aussi, de regarder, avec une animosité spéciale, passer lord Redcar dans son automobile, parce que notre toit était percé.

Nous louions notre petite maison à bail ; le propriétaire, nommé Pettigrew, était un vieillard mesquin et avare qui habitait, à Overcastle, une villa ornée de chiens et de chèvres en plâtre, et, malgré les conditions formelles du bail, il se refusait à procéder aux plus indispensables réparations. Il abusait de la timidité de ma mère. Une fois, très longtemps auparavant, elle avait été en retard pour son loyer et il avait consenti à lui accorder un mois de grâce ; depuis, sentant qu'elle aurait peut-être encore besoin d'une pareille faveur, elle était devenue son esclave soumise. Elle redoutait même de lui parler de la réparation urgente de la toiture, craignant de l'offenser. Mais, une nuit, la pluie inonda son lit et trempa sa misérable couverture rapiécée, ce qui lui valut un rhume épouvantable. Alors, elle me fit écrire au vieux Pettigrew, une lettre polie à l'excès, le suppliant de nous octroyer la faveur de tenir son engagement. Dans l'imbécillité générale de ces temps-là, la loi boiteuse et partiale était un mystère impénétrable pour les gens du commun. Bien que nul ne fût censé ignorer la loi, les stipulations du Code étaient à ce point énigmatiques et incertaines que nul n'arrivait à les interpréter d'une manière précise et fixe, et il était infiniment dangereux, pour les pauvres, de mettre en mouvement la machine judiciaire. En l'absence du Code clair et net qui régit nos relations actuelles, l'étrange législation d'alors demeurait l'indéchiffrable secret des spécialistes professionnels. Les gens sans ressources, et surmenés par le labeur, devaient constamment accepter sans récriminations une foule d'abus mesquins et d'iniquités graves, faute non seulement de pouvoir pénétrer les inextricables subtilités de la loi, mais encore d'être à même de fournir la dépense de temps, d'énergie et d'argent, qu'exigeait une invraisemblable procédure. Point de justice, alors, pour quiconque ne pouvait s'assurer, au prix de monstrueux honoraires, les services loyaux et la déférence d'un avocat fameux ; la masse de la population se contentait de la protection, souvent brutale, de la police, et de quelques avis ironiques accordés à regret par des magistrats. La loi civile, plus que toute autre, était une arme redoutable dans les mains de la classe possédante, et je ne sais pas d'injustice qui aurait incité ma mère à y avoir recours.

Pour incroyable que tout ceci puisse paraître, c'était l'exacte vérité.

Cependant, quand j'appris que le vieux Pettigrew était venu raconter à ma mère une histoire de rhumatismes, qu'il avait inspecté le toit et l'avait déclaré en état satisfaisant, je me laissai aller à un de ces mouvements d'indignation qui m'étaient alors habituels, et me décidai à prendre l'affaire en main. J'écrivis au vieil avare en termes hautains et techniques autant que je le pouvais, lui enjoignant d'avoir à réparer notre toiture « suivant conventions », et que, si cette réparation n'était effectuée sous les huit jours, des poursuites lui seraient intentées. Je n'avais pas prévenu ma mère de cette arrogante mise en demeure ; aussi, quand le vieux Pettigrew se présenta tenant ma lettre à la main et en proie à une émotion mal dissimulée, ma mère ne fut guère moins émue que lui.

– Comment as-tu pu écrire à M. Pettigrew sur ce ton-là ? – me demanda-t-elle quand je rentrai.

Je ripostai que le vieux Pettigrew était une abominable canaille, ou quelque chose de semblable, et quand je sus qu'elle avait tout arrangé avec lui, peu s'en fallut que, je la traitasse de même, je l'avoue à ma honte. Comment avait-elle arrangé l'affaire ? Elle se refusa à me le dire… Je ne le devinais que trop. Aussi, quand elle voulut me faire promettre de ne plus m'en mêler, je refusai de mon côté.

Complètement libre de mon temps, je m'en fus du même pas, et furieux par-delà toute expression, chez le vieux Pettigrew, dans l'intention de lui exposer la question tout au long et, selon moi, sous son vrai jour. Le vieux Pettigrew m'aperçut montant les marches de son perron. Je crois voir encore, à travers la jalousie, son vieux nez, son front plissé au-dessus des yeux, et son petit toupet de cheveux gris. Il donna l'ordre à la domestique de mettre la chaîne à la porte et de me répondre qu'il ne voulait pas me recevoir. Aussi je dus de nouveau recourir à la plume.

Une idée lumineuse me vint. Ne sachant quel genre de procédure employer au juste, je m'avisai d'en appeler à lord Redcar, puisqu'il était le propriétaire foncier, et le seigneur féodal, pour ainsi dire, en lui démontrant que le gage du revenu qui lui était dû se dépréciait entre les mains du vieux Pettigrew. J'ajoutai quelques observations générales sur les baux à longs termes, sur l'impôt des terrains de rapport et sur la propriété privée de la terre. Mais lord Redcar, qui tenait à prouver sa répugnance pour la démocratie en manifestant un mépris injurieux envers ses inférieurs, s'attira pour longtemps ma haine en faisant griffonner, par son secrétaire, une lettre qui contenait, avec ses compliments, la prière de ne pas l'importuner de mes affaires et de laisser les siennes tranquilles. Je ressentis une colère violente et déchirai la lettre en mille morceaux que je lançai aux quatre coins de la chambre, ce qui m'obligea à les ramasser un à un, à quatre pattes, afin que ma mère ne s'aperçût pas de cette nouvelle incartade.

J'en étais encore à méditer une riposte terrible, une mise en accusation de la classe à laquelle appartenait lord Redcar, et la condamnation de la morale, des mœurs, des crimes économiques et politiques de tous ces riches, quand l'infidélité de Nettie vint chasser tous autres soucis, pas assez complètement, toutefois, pour que je ne me sois maintes fois soulagé en proférant à haute voix des invectives, lorsque, dans ma longue recherche d'une arme à ma convenance, je croisais l'automobile ronflante du jeune lord.

Quelque temps après, je découvris que ma mère s'était blessée au genou et qu'elle boitait. Pour éviter de me fournir un nouveau prétexte à emportement, elle avait poussé seule son lit pour qu'il ne restât pas sous la fissure du toit, et, dans ses efforts, s'était violemment cognée. Tous ses pauvres meubles, maintenant, se réfugiaient contre les murs délabrés de la mansarde ; le plafond s'écaillait et se décolorait ; une cuvette occupait le centre de la pièce…

Il est nécessaire que je replace les choses devant vous telles qu'elles étaient, que je vous étale les preuves du peu de confort et de commodité dont on jouissait alors ; que je vous indique quel vent de révolte soufflait cet été là par les rues torrides, l'inquiétude que faisait naître la perspective de la grève, les rumeurs, les indignations, les réunions publiques et les attroupements, les articles combatifs des journaux locaux, la gravité qui croissait sur les figures des agents de police, les piquets de grévistes qui dévisageaient quiconque approchait des forges silencieuses d'où la fumée ne s'élevait plus. Mais ces impressions, dans mon cerveau, s'entrechoquaient sans ordre, elles formaient un fond mobile, aux teintes changeantes, pour le noir projet que je méditais et dont un revolver devait être l'instrument essentiel.

Le long des rues qui s'assombrissaient, parmi les foules moroses, la pensée de Nettie, de ma Nettie et de son aristocratique amoureux, entretenait, dans mon esprit, mon ardent désir de vengeance.

III

 

Ce fut trois jours après – c'est-à-dire le mercredi – que se produisit la première des sinistres échauffourées qui finirent par la sanglante affaire de Peacock Grove et la totale inondation des houillères de Swathinglea. De ces troubles, c'était le seul que je devais voir, et ce fut seulement un des conflits préliminaires de la lutte.

Les comptes rendus qui en ont été publiés varient à l'infini. À les lire, on conçoit l'extraordinaire mépris de la vérité qui a déshonoré la presse d'alors. J'ai, dans mon bureau, plusieurs des journaux de cette époque, – à vrai dire, j'en ai réuni toute une collection, – et je viens d'en relire trois ou quatre de cette date-là, pour me rafraîchir la mémoire au moment de relater mes impressions.

Ils sont là devant moi, sous la forme d'étranges feuilles effrangées ; le papier bon marché est devenu brun et cassant, et s'est coupé dans les plis ; l'encre est effacée ou déteinte, et il me faut un soin extrême pour les manier, pour relire leurs articles fulminants. À les feuilleter ainsi dans ce calme, leur caractère général, leur disposition, leur ton, leurs arguments et leurs exhortations semblent provenir de la collaboration incohérente d'hommes ivres et fous. Ils font l'effet de ces rauques hurlements, de ces clameurs de foule que l'on entend, affaiblis, à travers un phonographe…

C'est seulement le lundi que, casées après les nouvelles de la guerre, parurent quelques dépêches relatant que des choses graves se passaient à Clayton et à Swathinglea.

Vers le soir se déroulèrent les événements dont je fus le témoin. Après le déjeuner, désirant m'exercer à tirer le revolver, j'avais gagné, à quatre ou cinq milles de distance, par-delà une lande déserte, un petit bois retiré, plein de jacinthes bleues, à mi-chemin de la grande route, entre Leet et Stafford. Toute l'après-midi, je m'habituai au maniement de l'arme et, avec une âpre persistance, m'entraînai à perfectionner mon tir. J'avais apporté, pour me servir de cible, un vieux cadre de cerf-volant, garni de papier épais, sur lequel je notai et numérotai chacun des trous percés par mes balles, de façon à m'assurer des progrès que je ferais. À la fin, je constatai avec plaisir qu'à trente pas je pouvais, neuf fois sur dix, atteindre une carte à jouer ; au jour tombant, je finis par ne plus distinguer les cercles et le point de mire que j'avais tracés au crayon, et je retournai chez moi par Swathinglea, dans cette humeur chagrine qui souvent accompagne la faim chez l'homme en proie à la révolte.

La route que je suivais s'encaissait entre deux rangées de pauvres habitations ouvrières, entassées les unes sur les autres ; à partir du réverbère et de la boîte aux lettres, qui marquaient le point de départ du tramway à vapeur, elle s'arrogeait le titre de Grande Rue de Swathinglea. Jusqu'à cet endroit, la route sale, dans une atmosphère étouffante, avait été d'un rare calme et d'un vide inaccoutumé ; mais, après le coin où se groupaient les cabarets, elle devenait très animée et populeuse. Tout était encore paisible ; les enfants eux-mêmes restaient tranquilles ; mais on voyait de nombreux groupes qui semblaient tous regarder dans la direction des grilles qui fermaient l'entrée du puits de mine, dénommé Bantock Burden.

Des piquets de grévistes surveillaient les approches, bien que les mineurs n'eussent pas encore officiellement quitté le travail et que les conférences entre patrons et ouvriers se poursuivissent à l'Hôtel de Ville de Clayton. Mais un des ouvriers employés à la mine de Bantock Burden, Jack Briscoe, un socialiste, s'était fait remarquer par une lettre violente publiée dans le principal journal socialiste anglais, le Clairon, lettre dans laquelle il osait critiquer l'attitude de lord Redcar. Cette publication avait été suivie d'un renvoi immédiat. Ainsi que lord Redcar l'écrivit, un jour ou deux plus tard, au Times, – j'ai ce numéro du Times, avec la collection complète des journaux de Londres d'un mois avant le Changement, – « l'homme fut payé et mis à la porte : tout patron qui se respecte doit faire de même ». Le renvoi avait eu lieu la veille, et les ouvriers, dans cette conjoncture qui était après tout embarrassante et bien discutable, ne surent pas tout de suite adopter une ligne de conduite précise. Presque aussitôt les mineurs des houillères de lord Redcar, au-delà du canal qui divise Swathinglea, se mirent en grève sans avertissement préalable, commettant ainsi, par cette brusque cessation du travail, une rupture de contrat. Mais, dans ces sortes de conflits, les ouvriers de ces temps-là se plaçaient constamment en fâcheuse posture, à cause de cet irrésistible désir, si naturel aux esprits sans éducation, d'agir avec une promptitude dramatique. Pourtant tous les ouvriers n'étaient pas sortis du puits de Bantock Burden. La mésintelligence régnait, ou l'indécision pour le moins ; la mine continuait à fonctionner, on y travaillait encore, et le bruit courait que lord Redcar, prévoyant la grève, avait fait venir de Durham des équipes qui étaient déjà descendues dans le puits. Mais il est absolument impossible de démêler avec certitude ce qui se passa alors. Les journaux affirment bien des choses, mais rien qui soit digne de confiance.

Je crois que j'eusse assisté fort placidement, somme toute, à cette crise stagnante du drame industriel, si, en même temps que j'y pénétrais moi-même, lord Redcar n'était apparu sur la scène et n'en eût incontinent troublé la sérénité.

Il avait déclaré que si les ouvriers voulaient la lutte il était prêt à leur livrer la plus belle bataille qu'ils eussent jamais rêvée, et, toute l'après-midi, il s'était activement employé à provoquer les hostilités et à embaucher avec le plus d'ostentation possible les « jambes noires » qui, disait-il, – et on le croyait, – devaient remplacer les grévistes dans ses mines.

Je fus témoin oculaire de toute l'affaire et… je ne sais pas ce qui s'est passé.

Imaginez-vous comment la chose se présenta à moi.

Je descendais une route raide et pavée, creusée entre deux trottoirs surélevés de peut-être six pieds, sur lesquels s'ouvraient, en séries monotones, les portes des petits cottages bas et noircis. La perspective des toits d'ardoises trapus et des cheminées pelotonnées allait à la dérive vers les terrains irréguliers qui précédaient la mine, – terrains couverts d'une boue noire, sillonnée par les roues des chariots, avec un coin d'herbe desséchée vers la gauche et les grilles du carreau de la mine sur la droite. De là partait la Grand-rue, avec ses boutiques et les rails des tramways à vapeur, tantôt brillant sous l'éclat des lumières, tantôt se perdant dans l'ombre, pour scintiller à nouveau sous les rayons jaunâtres d'un réverbère qu'on venait d'allumer.

Plus loin, s'étendait un marécage ténébreux de maisonnettes aux toits fumants, d'où émergeaient çà et là de pauvres églises, des cabarets, des écoles, jusqu'aux cheminées gigantesques des usines de Swathinglea. À droite, s'érigeant par-dessus les alentours, une grande claire-voie, portant une roue énorme, marquait les puits de Bantock Burden, et d'autres structures semblables se profilaient, selon une perspective irrégulière, au long du filon. C'était, sous la voûte immense et harmonieuse du soir, une vision de vie concentrée et sombre, que dominaient ces grandes roues, et là-haut, merveilleuse souveraine des profondeurs célestes, glissait la grande Comète livide et éblouissante.

La lueur pâlissante du couchant projetait toutes les silhouettes contre l'ouest ; la Comète s'élevait dans l'est, au-dessus du vacarme et de la fumée des forges. La lune ne paraissait pas encore.

La Comète commençait à prendre cette forme nuageuse que des milliers de dessins et de photographies nous ont rendue familière. D'abord, elle n'avait été visible qu'au télescope ; puis, elle avait grandi et était devenue peu à peu l'étoile la plus belle et la plus brillante des cieux ; maintenant, ses dimensions dépassaient celles de la lune, et notre firmament n'a jamais contenu d'astre plus éclatant. Aucune photographie n'a jamais rendu sa beauté ; jamais, à aucun moment, on ne lui vit cette sorte de chevelure que l'on prête aux comètes. Les astronomes parlaient de sa double queue dont l'une, selon eux, la précédait et l'autre traînait derrière elle : mais, en réalité, elle avait la forme d'un ovoïde lumineux dont le centre était plus opaque et plus resplendissant. Elle se leva, ce soir-là, dans une brume teintée jaune, et ce ne fut que plus tard, dans la soirée, qu'elle s'affirma d'un blanc livide.

L'attention se trouvait forcément attirée vers elle ; malgré mes préoccupations terrestres, je ne pus m'empêcher de la contempler un moment et de m'imaginer qu'après tout cet étrange et glorieux astre devait avoir sa signification, et je prévoyais qu'il influencerait ma vie d'une façon quelconque. Mais comment ?

Je pensais à Parload ; je songeais à la frayeur et à l'inquiétude que produisait la Comète et à l'assurance que donnaient des savants qu'elle ne pesait au plus que quelques centaines de tonnes et qu'alors même qu'elle viendrait à heurter la Terre rien de bien grave ne s'ensuivrait. Quoi qu'on prétende, me dis-je enfin, quelle influence réelle les astres ont-ils jamais eue sur les choses humaines et terrestres ?

Mais, à mesure qu'on descendait la côte, à travers la masse plus dense des maisons, au milieu des groupes de gens, la situation critique faisait oublier la Comète.

Préoccupé de moi-même, de mes noirs projets concernant Nettie et mon honneur, je me faufilais au travers de cette foule compacte, réunie là on ne sait pourquoi, lorsque, soudain, toute la scène se changea en drame…

Un irrésistible magnétisme, qui s'empara de moi aussi, comme les flots attrapent un brin de paille, attira l'attention de tous vers la Rue Haute. Tout à coup la foule fit entendre un mugissement uniforme. Ce n'était pas un mot, mais un son où se mêlaient la menace et la protestation ; quelque chose comme des « ah ! » et des « oh ! oh » ! prolongés qui s'enflaient avec une rauque intensité. « Tou-ou tou-ou », soufflait la trompe de lord Redcar en ridicule répartie : « tou-ou, tou-ou ». On entendait l'auto bourdonner et haleter, tandis que la foule le forçait de ralentir à la descente.

Tout le monde se dirigeait vers les grilles de la mine ; je suivis les autres.

Soudain, un cri s'éleva et, entre les formes noires qui s'agitaient devant moi, je vis l'automobile s'arrêter, puis se remettre en marche, et j'aperçus quelque chose qui se tordait sur le sol…

On a certifié, plus tard, que lord Redcar avait volontairement renversé un gamin qui ne se rangeait pas ; on affirma, avec autant d'acharnement, que le prétendu gamin était un homme qui, ayant voulu traverser la chaussée devant l'automobile, n'y parvint que tout juste à temps et que son pied glissa sur le rail du tramway. J'ai les deux comptes rendus sous des titres flamboyants, dans les journaux fanés du temps. On n'arriva jamais à savoir la vérité. Mais, dans ce tumulte aveugle de colère, pouvait-il exister même une vérité ?

Il y eut une ruée en avant ; la trompe de la voiture lança ses appels ; en une poussée violente, la foule s'écarta de dix mètres vers la droite, et on entendit une détonation comme celle d'un revolver.

Au premier moment, tout le monde voulut fuir ; une femme portant un enfant enveloppé d'un châle se jeta sur moi, dans son égarement, et m'envoya rouler en arrière. On avait cru à une détonation d'arme à feu, mais en réalité le bruit provenait des gaz mal carburés qui avaient fait explosion dans le tuyau d'échappement, produisant une fumée légère et bleuâtre. La foule, dans son recul, avait laissé libre un large espace autour de l'auto.

L'homme ou le gamin était resté seul à terre, bras et jambes étendus. La voiture était arrêtée, et six ou sept formes noires l'entouraient et s'y cramponnaient comme pour l'empêcher de repartir ; l'une d'elles, Mitchell, un meneur bien connu, discutait, sur un ton bas mais enflammé, avec lord Redcar. J'étais trop loin pour entendre ce qu'ils se disaient. Derrière moi, les grilles du puits s'ouvraient, et de cette direction allait peut-être venir du secours pour l'automobile. Entre la voiture et la grille s'étendaient environ cinquante mètres d'espace libre, tout boueux, et les roues et la tête du puits s'élevaient noires contre le ciel. J'étais là, avec plusieurs autres qui, rangés en demi-cercle, regardaient, sans avoir encore pris parti dans la discussion.

Il était naturel, je suppose, que ma main serrât mon revolver dans ma poche.

Je m'avançai avec les plus vagues intentions, bousculé par quelques hommes qui me dépassaient, dans leur hâte de grossir le groupe entourant la voiture.

Lord Redcar, dans sa pelisse de fourrure, dominait l'attroupement ; ses gestes étaient menaçants et sa voix tonnait. Il faisait grand effet, je dois l'avouer, ce superbe jeune homme, avec sa tête énergique et le beau timbre de sa voix, prenant d'instinct l'attitude impressionnante. Mes yeux ne le quittaient pas. Il était comme le symbole triomphant des privilèges aristocratiques, de tout ce qui remplissait mon âme de haine et de ressentiment. Le chauffeur, ramassé sur son siège, épiait la foule par-dessous le bras de son maître. Mais Mitchell, lui aussi, apparaissait en puissant relief, et sa voix était ferme et vibrante :

– Vous avez renversé ce gamin, – répétait inlassablement l'ouvrier, – et vous ne partirez pas sans qu'on sache s'il est blessé.

– Je partirai ou je resterai, si ça me plaît, – répondait Redcar.

Puis, s'adressant au chauffeur :

– Descendez, vous, et allez-y voir.

– Vous ferez mieux de ne pas bouger, – dit Mitchell.

Et le chauffeur demeura courbé et hésitant sur le marchepied.

L'homme assis à l'arrière de la voiture se dressa, et, se penchant, murmura quelque chose à Redcar. Je le remarquai pour la première fois. C'était le jeune Verrall. Sa belle figure se dessinait clairement à la lueur verte de la Comète.

Je cessai d'entendre la suite de la querelle qui s'envenimait entre lord Redcar et Mitchell. Ils étaient rejetés à l'arrière-plan de mon esprit par ce nouvel incident : le jeune Verrall était là !

La vengeance que je projetais venait s'offrir à moi.

Une collision se produisait ici, qui certainement dégénérerait en échauffourée ; et voilà que…

Qu'avais-je à faire ? Je réfléchis rapidement, et, si ma mémoire ne me trompe pas, je dus agir sans perdre une seconde. Ma main serra plus violemment mon revolver, et je me souvins qu'il était déchargé. Ma décision fut prise aussitôt. Tournant les talons, je me frayai un passage dans la foule irritée qui, maintenant, s'avançait en larges flots vers l'auto.

Là, de l'autre côté de la route, parmi les tas de gravats et de mâchefer, je serais tranquille et hors de vue pour charger mon arme…

Un grand gaillard me croisa, les poings crispés, et s'arrêta un instant à ma vue.

– Quoi ! – s'écria-t-il. – Vous n'avez pas peur d'eux, j'espère ?

Je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule, puis, regardant l'homme en face, je lui montrai presque mon arme. Son expression changea. Il parut perplexe et s'en fut avec un grognement.

Derrière moi, les voix se faisaient de plus en plus âpres et courroucées.

J'hésitai l'espace d'une seconde, attiré par la dispute, puis je courus vers les talus. Quelque chose me disait de ne pas me laisser surprendre en train de charger. J'étais donc assez de sang-froid pour songer aux suites de ce que j'allais faire.

J'observai une fois encore la scène de l'altercation devenue bataille, peut-être, puis, sautant dans un creux, je m'agenouillai dans l'herbe et pris mon arme avec des doigts tremblants. Je glissai une balle dans le barillet, me relevai, revins sur mes pas, songeai aux éventualités, restai un instant en suspens, et enfin je retournai glisser les cinq autres balles. Je le fis lentement, car je me sentais un peu nerveux ; j'inspectai le tout : si j'avais oublié quelque chose ? Pendant quelques secondes, je m'affaissai sur mes talons, luttant contre une impulsion contraire. Je réagis, et le grand météore livide envahit momentanément toute ma pensée. Pour la première fois, je rattachai son apparition à la crise de violence féroce qui semblait fondre sur l'humanité ; j'unissais ce fait à celui que j'étais résolu d'accomplir. J'allais tirer sur le jeune Verrall sous la bénédiction, pour ainsi dire, de cette lueur livide…

Mais, dans ce projet, que devenait Nettie ?

Il me fut impossible de résoudre cette évidente difficulté.

Je regrimpai le talus et me dirigeai lentement vers la bagarre.

Pas de doute possible, je devais le tuer…

Je veux que vous soyez bien convaincu que, à ce moment particulier, je n'avais nullement l'intention d'assassiner le jeune Verrall. Je ne m'étais jamais représenté des circonstances comme celles-ci ; je n'avais jamais pensé qu'il pût avoir quelque rapport avec lord Redcar et notre noir monde de l'industrie. Il faisait partie de ce Checkshill si lointain, et si différent, d'un monde de parcs et de jardins, de la contrée aux émotions chaleureuses et ensoleillées : il était à côté de Nettie.

Son apparition ici me déroutait… J'étais pris par surprise, trop épuisé de faim et de fatigue pour réfléchir bien clairement. Je ne voyais plus que le fait brutal de notre antagonisme. Dans le tumulte de mes émotions passées, j'avais constamment songé à notre rencontre probable, à des agressions, à des voies de fait, et à présent toutes ces pensées me revenaient comme d'irrévocables résolutions.

Un cri aigu de femme, et la foule se ferma de nouveau sur le groupe : la lutte avait commencé. D'un bond, lord Redcar avait terrassé Mitchell et du secours lui arrivait de la mine ; je jouai des coudes et fus emporté jusqu'au centre de la bataille, entre deux grands ouvriers qui me soulevaient sans que je pusse mouvoir les bras ; la poussée m'échoua contre l'angle de l'auto, et je me trouvai face à face avec le jeune Verrall, qui descendait du tonneau ; ses traits, sous la lumière jaune du phare, semblaient contorsionnés, car les ombres s'y allongeaient de la lueur projetée par la Comète ; l'effet ne dura qu'un instant, mais j'en fus décontenancé. Dès son premier pas, et bien qu'il ne m'eût pas reconnu, il devina mon intention de l'attaquer ; son coup de poing, lancé au hasard de l'ombre, m'atteignit à la joue. Lâchant mon revolver, je sortis vivement ma main droite de ma poche, esquissai une parade, puis mon poing détendu le frappa en pleine poitrine.

Il chancela, et, sous le reflet qui l'éclaira pendant une seconde, je vis son expression d'étonnement quand il me reconnut.

– Tu me reconnais, pourceau ! – hurlai-je, en lui portant un second coup. Un poing énorme s'abattit sur ma mâchoire et me fit tournoyer sur moi-même tout étourdi. J'entrevis, dominant le remous, la carrure poilue de lord Redcar, dressé comme un héros d'Homère.

Ma chute me donna l'impression qu'il surgissait de terre comme un géant. Je perdis l'équilibre, et il m'ignora. De sa grande voix blanche, il criait des conseils au jeune Verrall.

– File, Teddy, ça se gâte !

Je fus foulé aux pieds ; les clous d'un soulier de mineur m'écorchèrent la cheville ; on trébuchait sur mon corps, et le tourbillon de cris et de jurons passa au-dessus de moi ; dans l'intervalle d'une seconde, j'aperçus le chauffeur, le jeune Verrall et lord Redcar, – celui-ci retroussant grotesquement les longs pans de sa pelisse, – qui gagnaient à toute allure, sous les rayons froids de la Comète, les grilles de la mine. Je me soulevai sur les poignets. Le jeune Verrall… J'avais complètement oublié mon revolver, je n'étais qu'une masse de boue noire… Accablé par un sentiment d'impuissance ridicule, je me remis péniblement sur mes jambes. J'eus un moment d'hésitation, mais, me détournant de la mine, je repris en boitant le chemin de la maison ; vaincu, endolori, confus et honteux, je n'eus pas même assez de courage pour prêter la main à la démolition et à l'incendie de l'automobile.

IV

 

Pendant la nuit, la fièvre, la douleur physique, la fatigue, et peut-être aussi l'indigestion de mon souper de pain et de fromage, m'éveillèrent d'un sommeil agité pour me mettre en face de mon désespoir. J'étais une âme perdue au milieu des chagrins, de la honte, du déshonneur, des mauvais traitements, des ruines irréparables. Ma rage s'en prit au Dieu que je niais et que je blasphémais. Ma fièvre, due autant à la surexcitation de mes passions juvéniles qu'à la souffrance et à l'accablement, dressait devant moi l'image de Nettie, une image étrangement déformée, et, dans les cauchemars qui m'assaillaient pendant les intervalles d'assoupissement, sa présence dominait ma misère. Son charme physique, sa grâce et sa beauté m'apparaissaient avec une intensité exagérée ; elle incarnait mon honneur blessé ; elle résumait tous mes désirs et tout mon orgueil ; et ce n'était pas seulement une perte que d'en être dépossédé, mais un opprobre. Elle me représentait la vie et toutes les joies dont je serais privé, et elle narguait en moi un être impuissant et vaincu. Mon âme s'élevait vers elle, et, aussitôt, je retombais, la mâchoire endolorie, la tête lourde, foulé dans la boue par mes rivaux.

Ma fureur s'exaspérait en folie ; je grinçais des dents, mes ongles s'incrustaient dans mes paumes, et, si je cessais mes invectives et mes blasphèmes, c'est que les mots me faisaient défaut. Vers l'aube, je quittai mon lit et allai m'asseoir devant la glace, mon revolver à la main. M'étant ressaisi, je replaçai l'arme dans un tiroir que je fermai à clef, et, à l'abri de cette sinistre tentation, je m'endormis pour quelques heures.

De pareilles nuits d'insomnie et de misère n'étaient pas rares sous le règne du vieil ordre aboli. Dans quelque ville du monde que ce fût, pas une seule nuit de l'année ne se passait sans qu'à côté de gens qui goûtaient le repos bienfaisant du sommeil il y eût ceux qui veillaient, plongés dans les dernières profondeurs de l'affliction et du désespoir. Et c'est par milliers que des malheureux, assaillis par les déboires et les maux de tous genres, aux confins de la folie, agonisaient au milieu d'un univers enténébré et dévasté, et songeaient à se délivrer du poids intolérable de l'existence.

Le lendemain, je fus en proie à une morne léthargie. Assis dans l'ombre de notre cuisine en sous-sol, le pied bandé, je m'abandonnai à mon rêve éploré et m'essayai à lire par intervalles ; ma visite projetée à Checkshill était devenue impossible. Autour de moi, ma vieille mère s'occupait, et le regard de ses yeux bruns suivait avec étonnement, sur mes traits, les ombres et les froncements silencieux de mes pensées ; je ne lui avais rien raconté de mes aventures, dont elle ne voyait que les effets. Simplement, de grand matin, pendant que je sommeillais, elle avait brossé la boue de mes vêtements.

Ah ! sans doute, aujourd'hui on ne traite plus de la sorte une mère ; cela doit, je suppose, m'être une consolation. Et puis comment pourriez-vous vous imaginer cette petite pièce sans lumière, sale, sans ordre, avec sa table de bois blanc, son papier de tenture déchiré, les casseroles, les bouillottes groupées sur le petit fourneau bon marché, mais si peu économique, les cendres accumulées sous le foyer, le garde-feu rouillé où s'appuyait mon pied malade. Vraiment, jusqu'à quel point pouvez-vous même vous figurer le garnement hâve que j'étais, avec ses traits tirés, sa barbe de deux jours, son cou nu, assis dans un fauteuil au siège de paille, et, active autour de lui, allant, venant, cette petite vieille timide, au tablier sale, rayonnant d'entre ses paupières plissées le muet dévouement de l'amour maternel.

Sortie dans la matinée pour faire emplette de quelques légumes, elle m'avait rapporté un journal à un sou, comme ceux que j'ai là sur mon bureau, avec cette différence, que la feuille était encore humide de la presse, tandis que celles-ci, desséchées et raides, craquent sous le toucher ; je possède encore l'exemplaire de cet organe, qui s'appelait emphatiquement : le Nouveau Journal, mais ses acheteurs, c'est-à-dire tout le monde, l'appelaient : le Braillard. Ce matin-là, les colonnes étaient pleines de nouvelles sensationnelles, sous des manchettes plus sensationnelles encore, à ce point que je fus tiré de mes rêvasseries égoïstes par des préoccupations plus générales : il n'était question de rien moins que de la guerre imminente entre l'Angleterre et l'Allemagne.

De tous les phénomènes monstrueusement irrationnels de l'époque passée, la guerre fut certainement le plus fou. En réalité, elle fut peut-être moins malfaisante que d'autres maux de ce temps-là, que par exemple l'acquiescement général à la propriété individuelle du sol ; mais l'horreur des effets de la guerre était si clairement perceptible que, même dans ces jours de désordre étouffant, elle scandalisait.

Les guerres modernes n'avaient aucune raison concevable ; les résultats en étaient nuls, hors le massacre et la mutilation de milliers de malheureux, la destruction d'un matériel incalculable et le gaspillage d'énergies inappréciables. La vieille guerre, dite barbare, avait au moins cet effet que la tribu qui y faisait preuve de supériorité physique et de discipline annexait les terres de sa voisine, confisquait les femmes, perpétuant et augmentant ainsi sa propre supériorité, transformant le développement de l'humanité. Hors donc quelques modifications dans le coloris des cartes, quelques émissions de timbres-poste nouveaux et quelques volte-face dans les relations de plusieurs personnalités accidentellement en vue, ces guerres dites modernes n'avaient que des effets négatifs. Dans l'une des dernières de ces crises épileptiques internationales, par exemple, les Anglais, à grand renfort de dysenterie et d'exécrables couplets patriotiques, et en perdant environ trois cents hommes sur le terrain, finirent par subjuguer les Boers de l'Afrique du Sud, à raison de quelque trois mille livres sterling par tête, alors que la dixième partie des frais de cette folle expédition aurait suffi pour l'achat de gré à gré de cet absurde pastiche de nation. Au reste, la substitution de quelques fonctionnaires à d'autres et l'accession au pouvoir d'un nouveau syndicat aussi corrompu que celui qu'il remplaçait furent les seules modifications amenées par cet immense effort. Ajoutons, pour être complet, qu'un jeune homme un peu exalté, habitant l'Autriche, se suicida à la nouvelle que le Transvaal avait cessé d'être une « nation ». Ceux qui parcoururent le théâtre de la guerre, quand tout fut fini, durent reconnaître que la population n'avait pas changé ; appauvrie sans doute, elle reprenait le cours de ses vieilles habitudes et de ses erreurs, le Noir se terrait dans son kraal misérable, le Blanc dans sa bicoque laide et mal distribuée.

Cependant nous autres, en Angleterre, nous voyions tout cela à travers le mirage des journaux et sous une lumière de folie. Mon adolescence, de ma quatorzième à ma dix-septième année, marcha au rythme de ce grand tumulte futile : les applaudissements, les cris de la foule, les angoisses, les chansons patriotiques, les drapeaux qu'agitaient au vent des mains fébriles, les injustices dont fut victime le généreux Buller, la gloire de l'héroïque Dewet, qui toujours s'échappait (car en cela consistait son héroïsme). Et il ne nous vint jamais à l'esprit que la population totale que nous combattions était moindre que la moitié de celle qui grouillait ici à l'étroit entre les limites des Quatre Villes.

Mais, avant comme après ce stupide conflit, un antagonisme plus vaste prenait corps, s'affirmait lentement, silencieusement, comme l'inévitable ; échappant un instant à l'attention publique, il surgissait soudain sous une forme plus vive, ou étendait ses effets à quelque nouvelle province de la pensée : c'était l'antagonisme de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne.

Il m'est vraiment peu aisé de me faire comprendre. Ce qui fut clair et facilement intelligible aux pères de la génération actuelle ne saurait être conçu par celle-ci sans un effort d'imagination rétrospective dont les éléments font défaut.

D'une part, voici quarante et un millions d'Anglais, dans un état indescriptible d'incohérence économique et morale, et n'ayant ni le courage ni l'énergie, voire l'intelligence, d'y porter remède, dans un état que personne n'osait analyser ni éclaircir ; et toute l'activité, tous les intérêts de ces Anglais sont inextricablement liés aux états d'incohérence variée de trois cent cinquante millions d'individus épars sur la face du globe. D'autre part, voici contre nous cinquante-six millions d'Allemands, dans un état de confusion sociale égal au nôtre… Cependant, les petits êtres bruyants qui rédigeaient les journaux, écrivaient des livres, débitaient des discours, et prétendaient figurer, en ces temps de démence mondiale, le cerveau de l'humanité, – s'ingéniaient à déterminer, déterminaient de fait les nations à consacrer à la préparation d'une guerre dévastatrice et ruineuse leurs communes réserves d'énergies matérielle, morale et intellectuelle. Je suis forcé de vous affirmer ces choses, que vous y croyiez ou non, car elles sont d'une importance essentielle pour l'intelligence de ma narration, et je dois ajouter qu'il ne se serait pas trouvé un homme capable de vous exposer quel bénéfice permanent on tirerait de cette formidable collision, quel profit compenserait tant de destruction et de souffrances, – quelle que dût être l'issue de la lutte.

Cette obsession guerrière correspondait, dans le microcosme national, à l'envie haineuse et égoïste qui agitait mon microcosme individuel. Par elle, on pouvait mesurer de combien l'émotivité générale dépassait l'intelligence commune ; en elle, se retrouvait l'héritage de fureur animale que nous légua la brute dont nous descendons primitivement. De même qu'esclave de mon dépit et de mon ressentiment j'errais, mon revolver au poing, en quête d'on ne sait quel crime vague et indéterminé, de même ces nations, surexcitées et délirantes, parcouraient le globe avec leurs marines et leurs armées formidables, prêtes à en venir aux coups.

Toutefois, elles n'avaient pas même une Nettie comme prétexte. Il n'existait, de part et d'autre, que des griefs illusoires.

Et la presse était l'instrument principal qui entretenait l'hostilité réciproque de ces deux peuples innombrables. La presse, – ces « journaux » qui nous paraissent aujourd'hui d'aussi étranges phénomènes que les « nations », les « empires », les « trusts » et les autres monstrueux groupements de jadis, – la presse était un accident imprévu dans ce développement irrationnel de toutes choses. Elle était survenue, comme la mauvaise herbe dans un jardin abandonné, – comme tout, en somme, était survenu dans notre monde, – parce qu'une claire volonté avait manqué pour faire lever quelque chose de mieux. Vers la fin, la presse était aux mains de ce type de « jeunes arrivistes » sans cerveau, incapables de se rendre compte que leur travail était sans but, et besognant le néant avec un zèle et un orgueil inconcevables ; car, pour comprendre vraiment cette étrange époque, à laquelle la Comète mit un terme, il faut se la figurer débordante d'énergie vaine et d'une activité aussi fébrile que futilement dirigée.

Laissez-moi vous expliquer comment se « fabriquait » quotidiennement un journal. Figurez-vous tout d'abord un bâtiment hâtivement construit, d'après des plans conçus plus hâtivement encore, au fond de quelque ruelle infecte et encombrée de chiffons de papier, dans les bas-fonds du vieux Londres. Avec une vélocité de projectiles, une nuée d'hommes mal vêtus y entre et en sort ; à l'intérieur, au fond d'une sorte de cuisine infernale, des machines, sous le pianotage précipité des compositeurs, fondent et classent des caractères de métal ; au-dessus, dans des alvéoles très éclairés, des hommes échevelés écrivent, courbés sur leur papier. La pulsation sonore des téléphones, le cliquetis du télégraphe, la hâte des exprès se mêlent au va-et-vient affolant d'hommes en sueur qui serrent des paquets d'épreuves et de copie. Voici maintenant le tintamarre des machines, les grands cylindres multipliant leurs révolutions, comme atteints à leur tour de folie ; des mécaniciens, qui, semble-t-il, n'eurent jamais le temps de se laver les mains depuis leur naissance, se précipitent, armés de burettes, et le ruban indéfini du papier se déroule avec une rapidité frissonnante. Le directeur arrive comme un bolide, sur une auto aux explosions sonores : il a sauté à terre avant que la machine fût arrêtée ; les mains pleines de manuscrits et de lettres, il s'engouffre dans la fournaise, décidé à talonner son personnel et réussissant, en effet, à se fourrer dans les jambes de tout le monde. À sa vue, les petits messagers qui attendent sur le banc du vestibule se lèvent et courent çà et là. Animez encore le tableau, en imaginant des collisions, des jurons, un brouhaha assourdissant, une incohérence illimitée. À mesure que la nuit s'avance, tous les rouages complexes de cette machine folle fonctionnent vertigineusement dans un crescendo de hâte et de surexcitation. Dans les locaux bourdonnants et trépidants, seules les aiguilles de l'horloge poursuivent leur course lente et mesurée.

Enfin, le résultat de tous ces efforts va paraître. Sous l'aube grise, les rues sombres et désertes sont soudain envahies par un flot de voitures au galop et d'hommes au pas de course. L'édifice crache des journaux à chaque issue, des paquets, des rouleaux, des torrents de papier qui sont lancés et attrapés en une sorte de joute turbulente, et la horde frénétique se disperse aux quatre coins de l'horizon, comme des semeurs fantastiques. Le bâtiment a vomi son activité, qui devient désormais tout extérieure ; les scribes des petits alvéoles bâillent, descendent de leurs sièges et regagnent leur logis ; les compositeurs s'en vont étirant leurs membres ankylosés, les machines se ralentissent et se taisent : le journal est fait.

On le distribue à présent.

D'immenses ballots encombrent les gares, des trains les emportent qu'une seconde de plus ils auraient manqués ; en route, ils se fragmentent, et, sous forme de projectiles, sont jetés au passage sur des quais de gares où avidement on les recueille, ils se fragmentent encore en paquets de toutes dimensions, par cent, par dix journaux, par unités enfin. L'aube arrive, sans qu'on le remarque dans le tumulte des crieurs qui parcourent les rues à toutes jambes, glissent leurs journaux dans les boîtes aux lettres, les poussent sous les portes, les disposent à la devanture des kiosques et des étalages. Pendant l'espace de quelques heures, le pays entier est parsemé de feuilles blanches ; des placards sont affichés où des titres énormes vocifèrent, pour l'œil du passant, le mensonge du jour ; hommes, femmes, lisent dans les compartiments des wagons, à la table du déjeuner, dans leurs lits ; des mères, des fils, des filles attendent impatiemment que le père ait fini ; – des millions d'êtres, épars sur la surface du pays, lisent, lisent sans désemparer, ou aspirent fiévreusement à lire – c'est une inondation de papier imprimé. L'océan a projeté son écume dont les blancs flocons ont pointillé la grève, et, avant que la vague se retire, l'écume s'est évaporée, tout cet effort, tout ce paroxysme tapageur, toute cette surexcitation superflue n'est plus que néant et ne fut jamais qu'insanité, sottise malfaisante, force gaspillée, dépourvue de sens et de raison d'être.

C'était une de ces feuilles que je tenais, assis auprès de ma mère dans la cuisine en sous-sol, entre le garde-feu où reposait mon pied et les épluchures de pommes de terre tombant des doigts actifs de la ménagère. Les en-têtes m'avaient secoué comme un glapissement, et j'en oubliais mes propres malheurs. Ce papier répandait un miasme de fièvre, le mal me saisit comme il saisissait les quarante et un millions d'Anglais qu'infectaient ces mensonges. Provoquant au même instant une réaction identique, la feuille sensationnelle dressait, en ligne de bataille debout et face à l'ennemi, toutes ces inconsciences.

La Comète était oubliée ; en vain, à la seconde page, une manchette énonçait : « Les savants disent que la Comète entrera en collision avec la Terre ; les conséquences en seront-elles graves ? » ; nous n'avions d'yeux que pour l'Allemagne ; cette entité malveillante surgissait à mes yeux sous les apparences d'un empereur corseté, aux moustaches agressives, déployant une envergure héraldique et noire, et muni d'un sabre colossal. Cet entêté avait insulté notre drapeau. Le monstre, à en croire le Nouveau Journal, avait apparu dans notre ciel, le geste menaçant, et crachant, sans métaphore, sur l'étendard impollué de ma nation. Somme toute, quelqu'un avait hissé un drapeau anglais sur la rive droite d'un fleuve des Tropiques, dont je n'avais jamais entendu parler, et un officier allemand ivre, obéissant ou n'obéissant pas à des instructions d'ailleurs ambiguës, l'avait jeté bas. En suite de quoi, un des si précieux indigènes de ces régions, indiscutablement sujet britannique, avait reçu une balle dans le mollet. Les circonstances de l'incident étaient rien moins que clairement établies ; de fait, rien n'était bien établi, si ce n'est que nous n'étions pas disposés à supporter les outrages de l'Allemagne ; de quelque façon que les choses se fussent passées, nous étions décidés à exiger des excuses et une réparation que, de leur côté, les Allemands n'étaient nullement disposés à nous accorder.

ENFIN ! NOUS AVONS LA GUERRE ! ! !

disait la manchette, et mon cœur bondissait d'un patriotique assentiment.

Mon imagination ne me montrait plus que batailles et victoires sur terre et sur mer, bombardements, tranchées, amoncellements de cadavres… Ah ! Nettie reculait bien loin de ma pensée.

Le lendemain, toutefois, je me mis en marche vers Checkshill, plein d'un espoir nouveau, tout à moi-même et à mes amours, complètement insoucieux des comètes, des grèves et des guerres.

V

 

Je dois le répéter, en partant pour Checkshill, je n'avais pas de projets meurtriers ; à vrai dire, je n'avais aucun projet. Sans doute, mon esprit débordait d'imaginations dramatiques, de scènes de menaces, de reproches terribles, mais l'idée d'un meurtre ne m'était pas venue. Le revolver devait seulement compenser mon infériorité d'âge et de vigueur, en face de mon rival ; et encore, ce revolver, je l'emportais parce que j'étais un jeune imbécile et que sa possession dramatisait un peu mon geste.

Mon pied avait repris de la force et tout au long de cette course de vingt-cinq kilomètres, je me sentais envahi par un espoir irraisonné. Était-ce la continuation d'un rêve interrompu, mais, au réveil, j'étais persuadé que Nettie se repentait de son attitude à mon égard, qu'elle me rendait toute son affection, en dépit de ce que j'avais imaginé. Nettie allait dissiper tous mes soupçons. J'en arrivai même à me convaincre que mon interprétation de ce que j'avais vu était absolument chimérique… Mais tout de même le revolver faisait bien dans ma poche.

Quand je pénétrai dans le parc, ces réflexions m'absorbaient encore. Mes yeux baissés rencontrèrent quelques dernières jacinthes, et ainsi je revécus la scène de nos aveux : avoir cueilli ces fleurs ensemble, pour ne devenir l'un pour l'autre que des étrangers indifférents, ce n'était pas possible ! Un attendrissement m'envahissait, et le cœur m'en battait encore, quand j'abordai l'allée des houx ; puis, soudain, l'image éthérée de mon premier amour se précisa, ce fut la Nettie du désir, celle que guettait dans l'ombre le monsieur en habit dont la silhouette m'était apparue au clair de lune ; la lumière printanière pâlit, et je me retrouvai dans les ténèbres de mon ressentiment. Le cœur lourd, je traversai les jardins et, au seuil de la petite porte verte qui donne accès dans l'enclos, je fus pris d'un tremblement tel que je ne pus saisir le loquet. Je vis clairement, dans mon esprit, l'aboutissement fatal de tout ceci ; un froid m'envahit, je devais être blême ; j'eus pitié de moi-même, et m'étonnai de la grimace involontaire qui plissa mes joues mouillées de larmes. Vaincu par mon émotion, je cédai à une violente crise de désolation. Lâchement, je réclamais une minute de répit. Tournant le dos à la porte, je m'éloignai en titubant et m'affalai enfin sur l'herbe, la poitrine secouée de sanglots… Le calme me revint peu à peu, et je restai quelques minutes étendu sans bouger ; l'idée me hantait de renoncer à mes desseins. Puis, soudain, mon émotion s'évanouit comme un nuage et je pénétrai fort posément dans l'enclos.

À travers le vitrage d'une des serres, j'aperçus le vieux Stuart : il regardait devant lui, les mains dans les poches, si profondément absorbé qu'il ne me remarqua même pas ; l'aspect général du cottage présentait quelque chose d'insolite. Quand, après une courte hésitation, je fus arrivé devant la façade, je remarquai qu'une des fenêtres du premier, entrebâillée, laissait pendre un brise-bise au bout de sa tringle décrochée ; cela donnait à la maison une physionomie négligée fort peu en rapport avec son apparence coutumière. La porte était grande ouverte et le silence régnait, absolu. Chose inouïe, à deux heures de l'après-midi, il y avait encore, sur une des chaises de la salle, trois assiettes sales l'une dans l'autre, avec des couteaux et des fourchettes. J'entrai, déconcerté par ce désordre ; mais soudain, revenant sur mes pas, je saisis le heurtoir et rompis le silence en appelant d'une voix que je rendis aussi gracieuse que possible. Pas de réponse. J'étais là, immobile, et, dans l'attente, ma main glissa instinctivement jusqu'à mon arme. Un pas se fit entendre au premier et tout retomba dans le silence. La tension de mes nerfs me rendit toutes mes facultés : je portais la main de nouveau sur le heurtoir quand Mimi se montra dans l'encadrement de la porte ; nous nous dévisageâmes un instant sans mot dire ; elle était toute décoiffée et sa figure portait des traces de larmes ; elle sembla sur le point de parler, puis descendit quatre à quatre le perron.

– Écoute, Mimi, – m'écriai-je, en courant après elle. – Qu'est-ce qu'il y a, Mimi ? Où est Nettie ?

Mais la fillette disparut à l'angle de la maison. Au moment où je me demandais si je devais la rejoindre, j'entendis une voix au premier.

– Willie ! – C'était la voix de Mme Stuart. – Willie, est-ce toi ?

– Oui, c'est moi, – criai-je. – Où êtes-vous tous ? Où est Nettie ? J'ai quelque chose à lui dire.

Elle ne répondit pas, mais, au frou-frou de sa jupe, je jugeai qu'elle avait gagné le palier. J'avançai jusqu'au pied de l'escalier, espérant qu'elle allait descendre. Et tout à coup, le plus étrange amalgame de sons, de sanglots, de paroles inarticulées, retentit au-dessus de ma tête ; c'étaient des bruits gutturaux, des exclamations angoissées, des paroles étouffées qui éclatèrent enfin en un grand cri de détresse. On aurait pu supposer que c'étaient les vagissements d'un enfant désolé.

– Je ne peux pas ! – geignait la voix. – Peux pas… peux pas… – continua-t-elle à bredouiller.

Cette émission de sons étranges ne pouvait, me disais-je, provenir d'une petite femme aux allures maternelles et bienveillantes, en qui je n'avais vu jusqu'alors que l'inégalable confectionneuse de gâteaux secs : j'en fus littéralement épouvanté. Gravissant l'escalier quatre à quatre, je me trouvai en face de Mme Stuart qui, affalée, les coudes sur la commode, devant la porte de sa chambre à coucher, était en proie à un accès de larmes, comme je n'en vis jamais ; une torsade de cheveux, échappée de son chignon, pendillait en spirale entre ses épaules. Je n'avais jamais remarqué qu'elle eût des cheveux gris. Entre deux sanglots, Mme Stuart se lamentait.

– Oh ! faut-il que j'aie la honte de te dire une chose pareille, Willie !

Et sa tête retombait, le flot de larmes coupant ses paroles. Je restai muet d'étonnement, puis me rapprochai d'elle. Je me rappelle encore que son mouchoir était trempé comme un linge qu'on sortirait de l'eau.

– Oh ! faut-il que j'aie vécu jusqu'à ce jour maudit ! – répétait-elle, larmoyante. – J'aurais préféré la voir morte à mes pieds !

Je commençais à comprendre.

– Où est Nettie ? Parlez, parlez, je vous en supplie, – articulai-je, la gorge serrée.

– Faut-il que j'aie vécu jusqu'à ce jour ! – reprit Mme Stuart, en guise de réponse.

J'attendis que le calme lui fût revenu. Je ne pensais plus à mon arme et ne pouvais plus desserrer les dents. Bientôt, Mme Stuart parut plus maîtresse d'elle-même, et, se redressant, elle essuya ses paupières boursouflées.

– Willie, elle est partie, – dit-elle, dans son dernier sanglot. – Elle s'est sauvée, elle a quitté les siens. Oh ! quelle honte, Willie ! Quel péché !

S'affalant sur mon épaule, elle m'étreignait, dans sa douleur, souhaitant encore que sa fille fût morte. Tremblant de tout mon être, mais d'une voix dont je cherchais à maîtriser l'émotion :

– Savez-vous où elle est allée ?

Je ne pus rien tirer de la pauvre femme, toute à son affliction, et je dus lui prodiguer des paroles d'espoir et de consolation, alors que mon âme succombait sous le poids des choses irrévocables.

– Nous n'en savons rien, – soupira-t-elle. Puis, avec une sorte de volubilité : – Hier matin, elle est sortie. « Tu te fais belle, lui ai-je dit, pour une visite du matin. » – « À belle journée, belle parure », répliqua-t-elle. Oh ! Willie, ce sont ses dernières paroles… pas un mot de plus, Willie, à moi qui l'ai nourrie de mon lait !

– Calmez-vous, voyons, calmez-vous, – murmurai-je. – Vous ne savez pas où elle est ?

– Elle est partie toute souriante, tirée à quatre épingles, partie pour toujours de cette maison, comme heureuse de s'en aller. – (Et un écho dans mon cœur répétait : « heureuse de s'en aller ».) – « Tu es bien belle, ce matin, lui ai-je dit, bien belle. » « Laisse la fillette se pomponner, pendant qu'elle est jeune », fit le père. Et elle avait préparé un paquet de ses effets, qu'elle avait caché dans la haie. Oh ! elle est partie pour toujours, c'est sûr !

Mme Stuart s'était calmée, et, après une courte interruption, elle reprit :

– Qu'elle se pomponne, pendant qu'elle est jeune !… Comment continuer à vivre maintenant, Willie ?… Oh ! il n'a rien dit, lui, mais il est comme une bête frappée à mort. C'est au cœur que le coup a porté, c'était sa fille préférée ; jamais il n'a aimé Mimi comme il aimait celle-là. Ah ! elle lui fait saigner le cœur…

– Mais où donc est-elle partie ?

– Est-ce que nous savons, nous ? Elle a abandonné les siens, elle veut agir à sa guise. Oh ! Willie, j'en mourrai ! Ah ! je voudrais qu'elle et moi nous fussions couchées dans la même tombe…

– Mais, – dis-je avec effort et en humectant de ma langue mes lèvres desséchées, – il se peut qu'elle vous ait quittés pour se marier.

– Oh ! si cela pouvait être ! J'ai prié pour cela ! J'ai prié le bon Dieu qu'il ait pitié d'elle… de lui, de celui avec qui elle est…

Je sursautai.

– Qui ça ?

– Dans sa lettre, elle a dit que c'était un gentleman, oui, elle l'a dit que c'était un gentleman.

– Elle vous a donc écrit ? Puis-je voir la lettre ?

– C'est son père qui l'a.

– Mais alors, si elle a écrit ?… Quand a-t-elle écrit ?

– La lettre est arrivée ce matin.

– Mais d'où venait-elle, cette lettre ? On peut savoir par le cachet…

– Elle ne dit pas où elle est. Elle nous prévient seulement qu'elle est heureuse… Elle raconte que l'amour l'a prise comme un ouragan…

– Quelle blague ! – interrompis-je avec un juron. – Où est la lettre ? Montrez-la-moi. Et quant à votre gentleman…

Elle me fixa tout à coup.

– Vous savez qui c'est ? – soufflai-je.

– Willie ! – protesta-t-elle.

– Vous savez qui c'est, qu'elle l'ait nommé ou non ?

Son regard essaya une muette dénégation.

– C'est le jeune Verrall ?

Nos regards s'étaient compris.

Elle retomba affalée sur la commode, serrant dans sa main son mouchoir trempé, et je vis bien que je n'en tirerais plus rien, qu'elle avait fui l'obsédante interrogation de mes yeux.

Toute la pitié qu'avait pu m'inspirer son chagrin se dissipa du coup. Elle savait aussi bien que moi que le séducteur de sa fille était le fils de leur maîtresse ; elle le savait depuis longtemps, elle l'avait deviné. Je la regardai un instant encore, stupéfait et écœuré. Puis, ma pensée se reporta soudain vers le vieux Stuart, debout là-bas, dans la serre, et je redescendis l'escalier ; en levant les yeux une dernière fois, je vis la mère Stuart qui, courbée encore à moitié, se relevait pour regagner sa chambre.

VI

 

Le vieux Stuart faisait pitié.

Je le retrouvai, toujours inerte, dans la serre où je l'avais d'abord aperçu. Il ne fit pas un mouvement à mon approche ; un simple coup d'œil de mon côté, puis il reprit sa contemplation des pots et des fleurs, devant lui.

– Eh bien, Willie, c'est un jour noir pour nous tous, – dit-il.

– Qu'allez-vous faire ? – questionnai-je.

– La mère en est si affectée que je suis venu ici.

– Qu'avez-vous l'intention de faire ?

– Que veux-tu qu'un homme fasse en un cas pareil ?

– Qu'un homme fasse ! – criai-je. – Qu'un homme fasse !…

– Il devrait l'épouser.

– Pour ça oui ! – répliquai-je – il faudra bien qu'il l'épouse !

– Il le devrait, – reprit le père. – C'est… c'est cruel. Mais moi, que veux-tu que je fasse ? Supposons qu'il ne veuille pas réparer… Et c'est probable qu'il ne le voudra pas… que faire, alors ?

Sa tête retomba sous le poids de son désespoir.

– Tiens, vois-tu ce cottage ? – fit-il, poursuivant l'argumentation intérieure que j'avais dû interrompre, – nous y avons passé notre vie, on peut dire… En déguerpir ! À mon âge… on ne peut pourtant aller mourir dans un taudis !

Je restais muet, m'efforçant, dans l'intervalle de ses phrases décousues, de deviner sa pensée. Je n'hésitais pas à trouver abominables sa léthargie morale et la flottante pauvreté de ses raisonnements.

– Vous avez sa lettre ? – demandai-je brusquement.

Il glissa la main dans sa poche de gousset, demeura immobile un temps, puis, comme sortant d'un songe, tira la missive de son enveloppe et me la tendit. Enfin, se tournant vers moi pour la première fois :

– Qu'est-ce que tu as au menton, Willie ?

– Ce n'est rien, je me suis cogné.

Et j'ouvris la lettre. C'était un papier de fantaisie vert pâle, et le style me parut plus médiocre et plus banalement prétentieux encore que de coutume.

L'écriture ne trahissait aucune émotion ; les caractères étaient arrondis, droits et nets, au point de rappeler un cahier de classe. Les lettres de Nettie m'avaient toujours fait l'effet d'un masque sur son image ; elles s'abaissaient comme un rideau devant le charme changeant de son visage ; le son clair de sa voix légère s'étouffait dans le souvenir, comme si l'on se fût trouvé tout à coup en face d'un autre être, né de cette page calligraphiée.

Voici la lettre :

Ma chère Mère,

Ne vous tourmentez pas de mon départ. Je suis en lieu sûr avec quelqu'un qui m'entoure d'affection. Je suis désolée à cause de vous tous, mais cela devait arriver. L'amour est chose étrange et s'empare de vous, soudain, on ne sait comment. N'allez pas croire que j'éprouve de la honte ; je suis fière de mon amour, et vous n'avez pas à vous soucier outre mesure de mon sort. Je suis très, très heureuse (ceci souligné plusieurs fois).

Mille baisers à Père et à Mimi.

Votre fille qui vous aime.

NETTIE.

Le drôle de petit document ! Je le vois maintenant tel qu'il est, enfantin et simple, mais, à ce moment-là, je ne le lus qu'avec un sentiment d'angoisse et de rage contenue. Cette lecture me plongea dans un abîme de honte et de désespoir. Il me semblait que je ne pouvais plus relever la tête avant d'avoir accompli ma vengeance. Je restai en contemplation devant cette écriture d'écolière, redoutant de parler ou de bouger ; enfin, je jetai les yeux sur Stuart ; il tenait l'enveloppe entre ses doigts calleux, et fixait, de son regard baissé, le timbre de la poste.

– On ne peut même pas savoir où elle est, – dit-il en retournant l'enveloppe avec un geste impuissant. – C'est dur pour nous, Willie… elle n'avait vraiment pas à se plaindre… Choyée par tous, on ne lui laissait même pas faire le ménage, et la voilà envolée comme un oiseau qui a senti ses ailes… Pas un mot de confiance envers nous, c'est ça qui me renverse… Elle risque… Mais voilà… qu'est-ce qui va lui arriver ?

– Et à lui, qu'est-ce qui va lui arriver ?

Il remua la tête, comme pour témoigner que la solution de ce problème dépassait ses moyens.

– Vous allez les relancer, – continuai-je d'une voix tranquille. – Vous allez le forcer à l'épouser.

– Où veux-tu que j'aille ? – interrogea-t-il, désarmé, en me tendant l'enveloppe, – et qu'est-ce que je pourrais faire, quand même je saurais… Comment veux-tu que je laisse les jardins ?

– Bon Dieu ! – m'écriai-je. – Les jardins ! Il s'agit de votre honneur, mon bonhomme. Si elle était ma fille… si… si elle était à moi, je… je mettrais la terre sens dessus dessous… Et vous allez supporter ça !…

Je suffoquais.

– Que faire ?

– Forcez-le à l'épouser ! Cravachez-le, je vous dis, cravachez-le !

Il se gratta pensivement les poils de la joue, entrouvrit la bouche, et secoua la tête. Puis, avec un ton d'intolérable et douce sagesse, il dit :

– Des gens comme nous, vois-tu, Willie, ne peuvent pas faire ces choses-là.

Je manquai devenir fou ; je l'aurais giflé. Jadis, étant gamin, je trouvai un jour un oiseau mutilé par un chat, et, dans un accès d'horreur et de pitié, je l'achevai. C'est ce sentiment que j'éprouvais devant cette âme éclopée, se débattant dans la poussière devant moi ; puis, tout à coup, je me désintéressai de lui et de sa misère.

– Voyons ? – fis-je.

Il me tendit l'enveloppe, comme à contrecœur.

– Voilà, – dit-il, et son gros doigt m'indiqua le timbre. – Y connais-tu quelque chose ?

Le timbre adhésif, habituel en ces temps-là, était oblitéré par le cachet circulaire de la poste, lequel portait le nom du bureau expéditeur et la date d'expédition ; l'impression était imparfaite, par défaut d'encrage, et la moitié des lettres manquaient. Je pouvais distinguer :

HAP AMP. et au-dessous

D. S. O.

Je devinai le nom, dans un éclair intuitif : Shaphambury !… Les lacunes mêmes façonnaient ce nom pour mon esprit, et peut-être aussi, à peine visibles, d'autres lettres se laissaient-elles deviner. C'était une ville de la côte est, dans le Norfolk ou le Suffolk.

– Comment ! – m'écriai-je.

Mais je m'interrompis soudain. Pourquoi le lui dire après tout ?

Le vieux Stuart avait vivement levé les yeux, et me dévisageait presque peureusement.

– Tu n’as pas trouvé ? – balbutia-t-il.

Je casai ce nom, Shaphambury, dans ma mémoire, et lui repassai l'enveloppe.

– J'ai cru d'abord que ça pourrait être Hampton.

– Comment, Hampton ? Où trouves-tu Hampton, Willie ? Tu y vois encore moins que moi.

Il glissa la lettre dans l'enveloppe et se redressa pour la replacer dans son gousset.

Décidé à mettre tous les atouts dans mon jeu, j'écrivis, très vivement et à l'abri de son regard, sur ma manchette défraîchie, le mot Shaphambury. Je me retournai ensuite d'un air fort tranquille et commençai une phrase banale… laquelle ? Je ne sais, mais je n'eus pas le temps d'achever, car, en levant les yeux, je vis une troisième personne devant la porte de la serre.

VII

 

C'était Mme Verrall, mère.

Je voudrais vous dépeindre exactement cette vieille petite dame, extraordinairement blonde, au profil aquilin, avec une physionomie timide, malgré un grand air de dignité assumée. Elle était fort richement mise. « Richement mise », j'aimerais souligner ces mots. Il n'est personne au monde aujourd'hui qui soit aussi richement mis que l'était cette vieille dame ; cette somptuosité nous est inconnue désormais. Mais n'allez pas vous figurer des coupes extravagantes ou des splendeurs de coloris : le noir et le marron dominaient dans cette toilette, dont toute l'opulence provenait de la valeur des étoffes et des garnitures. Elle affectionnait les soies brochées, aux dessins compliqués, les coûteuses dentelles noires sur transparents de satin crème ou mauve, les empiècements et parements ouvragés où s'enlaçaient des tortils de velours, et, en hiver, des fourrures rares. Elle était exquisément gantée ; des chaînes d'or et de perles orgueilleusement simples et d'innombrables bracelets enserraient sa petite personne ; il était évident que le moindre détail de sa toilette avait plus coûté que la garde-robe d'une douzaine de jeunes filles comme Nettie ; son chapeau affectait une modestie qui dédaignait toute parure. La richesse, voilà la première impression que donnait cette vieille dame ; la seconde était une irréprochable propreté : on sentait que la vieille Mme Verrall était impeccablement propre. Vous auriez pu faire bouillir ma pauvre vieille mère dans l'eau de cristaux pendant un mois qu'elle n'aurait jamais été aussi propre que Mme Verrall l'était manifestement et tous les jours. Mais ce qui dominait sa tournure générale, c'était la confiance en soi et la certitude de la subordination du monde entier à sa grandeur.

Bien que pâle et un peu essoufflée, ce jour-là, elle n'avait rien perdu de cette assurance ; elle venait évidemment entretenir le vieux Stuart de l'explosion de passion qui avait jeté un pont naturel sur l'abîme qui séparait leurs deux familles.

Me voici de nouveau réduit à employer des mots inintelligibles pour mes plus jeunes lecteurs. Ceux qui connaissent notre monde tel qu'il est depuis le Grand Changement jugeront inconcevable une bonne partie de ce que je vais raconter. Je ne puis plus m'en référer au témoignage des journaux de jadis : l'état de choses que je décris était si bien accepté par tous qu'on n'eût jamais songé à l'analyser ni à le commenter. L'Angleterre et l'Amérique, tout comme le reste du monde civilisé, étaient alors partagées en deux classes : les gens bien assis et ceux qui se tenaient debout : – ceux qui jouissaient de la sécurité et ceux qui en manquaient totalement. Il n'y avait dans ces deux pays aucune vraie noblesse ; les lords anglais, par une erreur commune, étaient considérés comme nobles, mais ni la loi ni les coutumes n'anoblissaient leurs familles ; la noblesse pauvre de Russie, par exemple, ne trouvait nulle analogie parmi nous ; une pairie était un titre de possession héréditaire, qui, comme le domaine foncier, n'intéressait que les aînés de la maison ; il n'entraînait, ce titre, aucun lustre de noblesse oblige ; tout le reste du monde était, en droit et en fait, roturier. Mais, par suite de l'établissement de la propriété privée du sol, – née en Angleterre grâce à la déchéance progressive des obligations féodales, en Amérique grâce à l'absence absolue de prévoyance politique, – de vastes domaines avaient fini par se fixer entre les mains d'une petite minorité avec laquelle toutes nouvelles entreprises publiques ou privées devaient nécessairement compter. Cette minorité était amalgamée non pas par quelque tradition de services antérieurs et de distinction originelle, mais par la sympathie naturelle qui lie ceux dont les intérêts sont identiques et qui mènent une existence large et luxueuse. Cette classe était sans frontières bien définies : de vigoureuses individualités, par des moyens le plus souvent violents et douteux, se poussaient sans cesse au rang des gens bien assis, hors de l'insécurité, et vers la certitude du lendemain ; par contre, les fils et les filles des familles assises pouvaient souvent, soit en gaspillant leurs biens, soit en se mariant dans la classe sans sécurité, soit à la suite d'une conduite dépravée, retomber dans la vie d'anxiété et d'incertitude matérielle, lot commun du plus grand nombre, c'est-à-dire de ceux qui, dépourvus de tout bien foncier, n'arrivaient à exister légalement qu'en travaillant directement ou indirectement pour la classe solidement assise. Et telle fut, avant le Grand Changement, la pauvreté de notre intelligence, tel fut l'égoïsme de nos sentiments que fort peu de ces jouisseurs auraient pu concevoir que cet ordre de choses ne fût fatal et naturel.

C'est la vie de ceux que talonnait cette insécurité quotidienne que j'expose ici, et je voudrais vous faire sentir quelque peu son amertume désespérée ; toutefois, n'allez pas vous imaginer que les autres vécussent des heures de bonheur paradisiaque. Ils étaient forcés de contempler à leurs pieds, sans rien y démêler, l'abîme où grouillait la foule en détresse ; la vie autour d'eux était laide ; laides les sordides masures, laide la cohue en guenilles ; laids les étalages vulgaires où s'approvisionnait un peuple miséreux. Sous la tranquillité superficielle de leur esprit s'agitait un doute, une appréhension, et non seulement ne se préoccupaient-ils pas des questions d'économie sociale, mais ils affichaient un désir instinctif de n'y pas penser. Leur sécurité n'était pas telle qu'ils ne redoutassent de reglisser à l'abîme, et leur ingéniosité s'inquiétait sans cesse et peu noblement de s'unir les uns aux autres par de nouveaux liens, de cultiver leurs « relations » et leurs intérêts, de consolider et d'améliorer leur position. Lisez seulement ceux de leurs livres qui nous restent : c'est dans Thackeray que vous trouverez la plus savoureuse description de ces existences. La maladie n'avait nul égard aux distinctions de classes, et leurs serviteurs donnaient aux gens bien assis de constants ennuis ; à chaque génération ils se lamentent sur la décadence de la fidélité chez les serviteurs, fidélité hypothétique qu'aucune génération ne connut jamais : un monde pourri dans un de ses membres est pourri dans tout le corps social. Persuadés qu'il n'y avait pas assez de biens pour tous, les gens bien assis attribuaient une fatalité divine à cet état de choses et ils sauvegardaient passionnément leurs prétendus droits à la part disproportionnée qu'ils détenaient. Ils se groupaient mondainement en « Société », et leur choix de ce mot pour qualifier leur groupement dit assez bien la valeur de leur philosophie sociale ; aussi bien, si vous pouvez vous rendre compte de ces idées qui forment la base du vieux système, vous percevrez facilement l'horreur que provoquait chez ces gens le mariage d'un des leurs dans la classe dépourvue de sécurité matérielle. Leurs filles et leurs femmes se prêtaient rarement à ces mésalliances, et pour l'un et l'autre sexe, la chose prenait l'allure d'un crime et d'un désastre social : tout était préférable à cette monstruosité.

Le sort abominable des filles pauvres qui, cédant à la nature, avaient négligé la formalité du mariage ne vous est guère connu, et vous ne concevez pas sans difficulté la situation de Nettie et du jeune Verrall l'un ou l'autre devait nécessairement pâtir, et comme tous deux étaient en proie à une grande exaltation émotionnelle, et capables par conséquent des plus étranges générosités réciproques, voici la question qui se posait à cette mère inquiète : son fils serait-il la victime élue, et Nettie, en conclusion de ce commerce téméraire, ne reparaîtrait-elle pas comme la maîtresse légale du château de Checkshill ? Les chances n'étaient pas grandes en faveur de cette éventualité, mais il y en avait des exemples.

Ces lois sociales et ces coutumes nous semblent aujourd'hui l'invention de quelque fou à l'esprit pernicieux ; c'étaient toutefois des faits incontestés et la règle quotidienne de ce monde évanoui. Par contre, tout rêve d'amélioration y était taxé de démence. Pensez-y un instant. La jeune fille que j'adorais de toute mon âme et à laquelle j'étais prêt à sacrifier ma vie n'était pas digne d'épouser le jeune Verrall ! Et pourtant, je n'avais qu'à regarder ce beau jeune homme à la figure sans caractère, pour reconnaître en lui un être plus faible et nullement meilleur que moi. Elle serait son jouet jusqu'à ce que, lassé, il la rejetât, et le poison social avait à ce point corrompu la nature de Nettie, l'habit du jeune oisif, son allure dégagée, son argent lui avaient paru choses si belles, comparées à ma misère, qu'elle avait consenti à tout sans arrière-pensée. Et, néanmoins, le fait de critiquer ces conventions sociales était la marque, alors, de ce qu'on appelait : la haine des classes, et des prédicateurs bien nés nous sermonnaient longuement, à la moindre récrimination contre une injustice tellement criante qu'aucun homme aujourd'hui vivant ne consentirait à la subir ou à en profiter.

À quoi bon prêcher l'amour et la paix, quand ce n'était partout que lutte et exécration ? S'il existait, dans le désarroi de ce vieux monde, un espoir, on ne le pouvait entrevoir que dans la révolte et la guerre à mort.

Si vous avez saisi tout ce qu'avaient de honteux et de grotesque ces conditions d'existence, vous êtes à même de conjecturer de quelle façon j'interprétai d'emblée l'apparition de Mme Verrall.

Elle venait proposer un compromis. Et les Stuart étaient prêts à transiger, ce n'était que trop évident.

Une révolte de dégoût, en face de ces pourparlers qui allaient avoir lieu entre Stuart et la châtelaine, m'amena à agir avec violence et avec un manque de bon sens absolu. J'éprouvais le besoin de m'évader, pour ne pas être témoin de la scène, pour ne pas même voir le premier geste du vieux Stuart, de m'évader à tout prix.

– Je file, – dis-je, en lui tournant le dos sans dire adieu.

Je ne pouvais m'esquiver qu'en passant devant la vieille dame ; aussi, je marchai droit sur elle : à mon approche, elle ouvrit la bouche, écarquilla les yeux, plissa le front. Elle me prenait évidemment, à première vue, pour un quidam assez alarmant et, devant ma façon de foncer sur elle, pour ainsi dire, elle demeura bouche bée, en haut des trois ou quatre marches qui descendaient dans la serre. Mon allure était si déterminée qu'elle recula d'un pas pour me laisser place, avec un air de dignité offensée.

Je ne fis aucun signe de salutation, et pourtant je la saluai, somme toute, à ma façon. Ce n'est pas le cas ici de m'excuser, et si j'ai seulement pu vous exposer clairement les circonstances de temps, de lieu et de personnes, vous comprendrez et vous me pardonnerez… Je débordais du désir brutal et irrésistible d'insulter une opulente propriétaire.

J'interpellai cette pauvre petite vieille, si richement accoutrée, dans les termes suivants, où je l'englobais dans un pluriel injurieux :

– Odieux voleurs de terre, vous voilà donc venus pour leur offrir de l'argent ?

Et, sans attendre sa riposte, je la dépassai brutalement, les poings fermés, ayant hâte de me sentir loin d'elle.

Quel effet avais-je pu produire sur cette vieille dame pour qui je n'avais été, jusqu'à ce jour, qu'une petite entité humaine, entr'aperçue peut-être comme une tache noire insignifiante, cheminant au long de ses futaies ? Que signifiait pour elle mon apparition, au moment précis où, en proie à une douleur intime, elle venait, parée de son prestige, chercher dans ses propres serres le vieux Stuart, son jardinier ? Avec un grossissement cinématographique, je m'étais avancé vers elle, du fond de l'allée, grandissant à chaque pas, jusqu'à me dresser, magnifié, au-dessus d'elle, comme le fantôme presque d'une révolution, cependant qu'à ses oreilles retentissait le grondement déplacé de mes insultes inintelligibles. Elle avait cru sans doute voir surgir l'anéantissement ; puis, soudain, le fantôme s'était évanoui, le monde reprenait, à ses yeux, son cours normal, et mon passage ne laissait dans son esprit que le sentiment d'un vague péril.

Mon erreur d'alors était de considérer globalement les riches comme de volontaires exploiteurs, pleinement conscients de l'iniquité de leurs privilèges, clairement renseignés sur leurs injustices qu'ils se refusaient obstinément à redresser. De fait, la vieille Mme Verrall était aussi incapable d'un doute sur la parfaite moralité des droits de sa famille à dominer toute une partie du pays qu'elle eût été incapable de critiquer les Trente-Neuf Articles fondamentaux de l'Église Établie, ou d'examiner la légitimité des autres assises sur lesquelles reposait sa sécurité.

Elle avait pu ressentir de la peur, mais y démêler quoi que ce soit, elle ne l'avait certainement pas essayé.

Nul de sa classe ne comprit, en ces jours de révolte, les soudaines lueurs de haine jaillies de l'ombre. Pour ces gens, c'était comme une sinistre figure de chemineau qu'éclaire soudain la lanterne d'une voiture et que la nuit engloutit de nouveau, – un cauchemar auquel il ne faut pas attacher d'importance, et dont on écarte l'obsession au réveil.