ÉPILOGUE – LA FENÊTRE DE LA TOUR
C'est tout ce qu'avait écrit le beau vieillard à barbe grise. La première partie de son histoire m'avait absorbé au point que j'oubliai l'aimable écrivain, et l'agréable pièce dans laquelle il était installé, au sommet de la haute tour. Mais peu à peu, à mesure que j'approchais de la fin, un sentiment d'étrangeté m'envahit. Il était de plus en plus évident que c'était là une humanité tout autre que celle que j'avais connue, une humanité irréelle, avec des meurs, des croyances, une intelligence et des sentiments différents. La Comète n'avait pas seulement transformé les conditions et les institutions, elle avait opéré une transformation des cœurs et des esprits. Elle avait, d'une manière, déshumanisé le monde, l'avait dépouillé de ses méchancetés, de ses intenses petites jalousies, de ses inconséquences, de ses caprices. À la fin, et particulièrement après la mort de la mère, je n'éprouvai plus aucune sympathie pour l'histoire du vieillard. Ces bûchers de Beltaine avaient consumé en lui quelque chose qui brûlait avec ardeur en moi, et me révoltait contre le retour de Nettie. Mon attention diminua. Je ne me sentais plus d'accord avec lui, et je ne saisissais plus aussi complètement le sens de ses phrases. Son prince Éros, vraiment ! Ces gens transfigurés et lui-même, ils étaient beaux et nobles, comme les personnages des grands tableaux, ou les dieux de la sculpture, mais ils n'étaient pas plus qu'eux conformes à l'homme. À chaque phase du Changement, l'abîme s'élargissait, et il devenait plus malaisé pour moi de suivre le récit.
Je remis sur la table les derniers feuillets, et son regard amical croisa le mien… Il était difficile de ne pas aimer ce vieillard.
J'éprouvais un embarras subtil à poser la question qui me rendait perplexe, et, cependant, il me semblait absolument essentiel de la poser.
– Est-ce que… – demandai-je, – vous êtes devenus amants ?
– Certes oui, – répondit-il, en me considérant avec étonnement.
– Mais votre femme… ?
Il était évident qu'il ne me comprenait pas. La crainte de commettre une indélicatesse me retenait.
– Mais… – bredouillai-je, – votre femme… vous l'avez gardée ?
– Oui.
Je me demandai s'il n'y avait pas de sa part ou de la mienne quelque méprise. Je risquai une question encore plus audacieuse.
– Nettie n'eut-elle pas d'autres amants ?
– Une femme aussi belle ! Je ne sais combien d'autres aimèrent la beauté en elle, et j'ignore chez combien d'autres elle l'aima aussi ! Mais, à dater de ce jour, nous fûmes tous quatre fort intimes, comprenez-vous, nous fûmes amis, et amants personnels dans un monde d'amants.
– Tous quatre ?
– En comptant Verrall.
Je devinai tout à coup que les pensées qui s'agitaient en mon esprit étaient honteuses et viles, que les soupçons incongrus, que les grossièretés et les basses jalousies de mon antique monde n'existaient plus pour ces âmes habituées à une vie belle et noble.
– Alors, – dis-je, voulant faire preuve d'idées larges, – alors, vous vous êtes créé un foyer à quatre ?
– Un foyer ?
Il leva les yeux sur moi, et, je ne sais pourquoi, je baissai les miens jusque sur mes pieds. Quelle chose mal conditionnée, incommode et lourde qu'une bottine ! Et comme mes habits me paraissaient déplaisants et rococo ! Comme je détonnais au milieu des objets parfaits de cette pièce harmonieuse ! Un instant, je ressentis une impulsion de révolte et de haine, avec un désir violent de sortir sur-le-champ. Après tout, rien, dans l'ambiance, n'allait avec mon genre. Je voulus à tout prix dire quelque chose qui le vexerait, qui lui rabattrait le caquet, lancer une accusation offensante qui l'obligerait à préciser et à confirmer mes soupçons. Je relevai la tête. Le vieillard était debout.
– J'avais oublié, – dit-il. – Vous vous figurez sans doute que l'ancien ordre de choses persiste encore. Un foyer !
Il étendit la main et, sans le moindre bruit, la fenêtre s'élargit et s'abaissa devant nous : la splendide perspective d’une cité de rêve s'étendit sous mes yeux. Pendant un moment de lucide clarté, je la contemplai : ses galeries, ses places spacieuses, ses arbres aux fruits dorés, ses eaux cristallines, ses musiques et ses réjouissances, l'amour et la beauté se déroulant par ses rues entrelacées et variées… Je voyais les gens les plus proches distinctement, à présent, et non plus dans le miroir déformateur suspendu au plafond. À coup sûr, ils ne justifiaient guère mes soupçons, et cependant… C'étaient les mêmes gens que l'on voit sur terre… les mêmes, sauf qu'ils étaient changés ! Comment exprimerai-je ce changement ? Comme une femme est changée aux yeux de son amant, comme une femme est changée par l'amour d'un amant. Ils étaient exaltés…
Debout aussi, à côté de lui, j'admirais le spectacle.
J'étais quelque peu troublé, – les pommettes et les oreilles rouges, – par le souvenir de mes curiosités inconvenantes et par le sentiment horripilant des différences morales qui nous séparaient si profondément…
Il était plus grand que moi…
– Le voilà, notre foyer, – dit-il, avec un sourire, fixant sur moi ses yeux pensifs.