CHAPITRE II – LE RÉVEIL

 

I

 

C'est ainsi que le Grand Jour se leva pour moi. Et, sous cette même aube, ainsi s'éveilla le monde.

Car l'universalité des êtres vivants avait été surprise par la même marée insensibilisante ; dans l'espace d'une heure, le frisson de ce changement catalytique avait fait le tour du globe. On dit que ce fut le nitrogène de l'atmosphère, notre ancien azote, qui, en un clin d'œil, s'était transformé, et qui, au bout d'une heure ou deux, était devenu un gaz respirable, très différent, il est vrai, de l'oxygène, mais activant et doublant son action, comme un bain de force et de santé, pour les nerfs et le cerveau. Je ne sais préciser scientifiquement la nature de cette modification, ni user des mots que nos chimistes ont créés pour l'analyser : mes travaux personnels m'ont tenu à l'écart de ces recherches ; tout ce que je puis dire c'est qu'elle eut pour résultat de rénover tous les hommes.

Je me figure, dans l'espace, cet incident planétaire, la buée du météore tourbillonnant vers la Terre, et celle-ci comme recouverte d'une couche d'ombre, à travers laquelle les rivages des continents lumineux bornaient la tache sombre des océans ; au contact de la Comète cette couche devenait verte, puis se clarifiait de nouveau.

Donc, le phénomène dura trois heures, nous le savons, car les montres et les pendules n'en furent pas arrêtées, et, pendant ces trois heures, tous les êtres vivant à la surface du globe demeurèrent inertes.

Pour tous ceux qui ont vécu ces instants, il y eut le même bourdonnement aux oreilles, les mêmes remous de masse gazeuse, les mêmes crépitations dans l'air, la même pluie d'étoiles. L'Hindou s'était arrêté sur le sillon matinal, pour contempler la merveille et tomber évanoui ; le Chinois vêtu de bleu s'était affaissé devant son bol de riz ; le marchand japonais sorti de sa boutique avait culbuté sur le seuil ; les oisifs qui, le soir, aux Portes d'Or, attendaient le lever de l'astre avaient été surpris à leur tour. L'effet avait été le même dans chaque ville de l'univers, dans chaque vallon solitaire, dans chaque maison, dans chaque abri, dans chaque clairière ; sur les hautes mers, les passagers groupés pour voir la merveille, pris soudain de terreur, tombaient en gagnant les escaliers et les écoutilles, et le capitaine, titubant sur sa dunette, tombait, pendant que tombaient aussi, parmi la houille, les chauffeurs ; et les machines continuaient leur œuvre, dépassaient la barque de pêche d'où ne montait pas un cri d'appel, qui voguait au gré des flots, libre de gouvernail.

À la grande voix de la destinée, criant : " Halte ! ", les acteurs du drame quotidien trébuchèrent, chancelèrent, et s'écroulèrent sur place. À New York, cette métaphore fut la réalité. C'était l'heure du théâtre, et, pour rassurer les spectateurs pris de panique, les acteurs continuèrent leur jeu au milieu de l'obscurité croissante, cependant que le public, éduqué par maints désastres antérieurs, regagnait loges et fauteuils. C'est ainsi que les spectateurs furent atteints par la somnolence universelle, rangés en file dans l'orchestre, les uns tombant en avant, les autres glissant sous les sièges. Parload m'a raconté, bien que je ne sache pas sur quelles données reposent ses affirmations, qu'au bout d'une heure, la combinaison du nitrogène s'étant opérée, l'atmosphère redevint claire comme d'habitude ; mais, dans ce sommeil universel, il n'y eut pas de paupières ouvertes pour contempler les premières heures du Changement. À Londres, la nuit était avancée, mais à New York, par exemple, la population se livrait aux plaisirs de la soirée, et à Chicago l'heure du dîner approchait et tout le monde était dehors. Le clair de lune dut y éclairer les rues et les places semées de corps affalés, à travers lesquels les tramways électriques, non munis de freins automatiques, continuaient leur chemin jusqu'à ce que l'amas des corps eût arrêté leur élan. Les gens gisaient, dans leurs vêtements de soirée, à travers les salles à manger, les salles de restaurants, les escaliers, les vestibules, là où ils avaient été surpris. Les joueurs devant le tapis vert, les ivrognes devant le bar, les voleurs en embuscade, les couples adultères, tous furent frappés inopinément, pour se retrouver, l'âme et la conscience en éveil, au milieu du désordre de leurs méfaits et de leurs folies. Malgré la nuit, l'Angleterre courait le risque d'une bataille navale qui pouvait être une grande victoire ; sur la mer du Nord, ses flottes se rejoignaient, comme les deux bouts d'un filet, autour de l'ennemi. Sur terre, cette même nuit promettait aussi d'être décisive : les camps allemands étaient en armes, de Redingen à Markirch, et les colonnes de l'infanterie s'étaient couchées, comme l'herbe fauchée, surprises pendant une marche de nuit, entre Longwy et Thiaucourt, et d'Avricourt au Donon. Par-delà Spincourt, les collines fourmillaient de tirailleurs français assoupis, et, sur la longue ligne des avant-postes, officiers et soldats dormaient parmi les outils épars, dans les tranchées inachevées qui menaçaient le front des colonnes allemandes, sur la frontière des Vosges.

Le paysan hongrois ou italien, s'étirant dans un bâillement, trouvait sombre la matinée, et, se retournant, était saisi par un sommeil sans rêves. Agenouillé sur son tapis de prière, le musulman succombait au sommeil, cependant qu'à Sydney, à Melbourne et dans la Nouvelle-Zélande, le brouillard survenait l'après-midi et dispersait les foules rassemblées aux champs de courses ou aux parties de cricket, interrompait le déchargement des vaisseaux, et inquiétait les gens qui faisaient la sieste et qui, étourdis et chancelants, sortaient joncher les rues.

II

 

Mes pensées s'en vont vers les forêts et les déserts, vers la vie sauvage des jungles, qui connurent, comme l'homme, cet arrêt de toute activité : je vois des millions d'actes de férocité interrompus, suspendus comme les paroles gelées que Pantagruel rencontra sur la mer. Toutes les créatures vivantes, tout ce qui respire, devint insensible et inanimé. Dans l'universel crépuscule, les bêtes féroces et les oiseaux furent paralysés, parmi les arbres, les buissons et les herbes inertes. Le tigre s'allonge auprès de sa victime égorgée qui saigne à mort dans le silence soudain du fourré. Les mouches mêmes, atteintes par la somnolence, se laissent tomber, les ailes éployées ; l'araignée se replie au centre de sa toile surchargée. Je vois flotter, comme un flocon de neige multicolore, le grand papillon qui tournoie et se pose. Par un contraste remarquable, on suppose que le phénomène n'eut aucune action sur la vie des poissons et de tous les animaux aquatiques.

Ce détail me remémore une curieuse exception de cette prostration générale ; l'équipage du sous-marin B 94 eut un sort particulier. Autant que je le sache, ce sont les seuls humains qui n'aient pas vu le brouillard vert envelopper le monde. Pendant tout le temps que dura l'engourdissement des êtres vivants à la surface de la terre et des flots, le sous-marin, sinistre crustacé d'acier, bondé de matières explosives, pénétrait dans l'embouchure de l'Elbe, avec une lenteur et des précautions extrêmes, pour éviter les mines ; rampant sur le lit du fleuve, il traînait derrière lui, pour servir de guide à ceux qui allaient le suivre, une longue amarre qui le reliait au formidable cuirassé des flancs duquel il était sorti : parvenu dans le canal, par-delà les forts de l'embouchure, il remonta enfin à la surface, pour se munir à nouveau d'air respirable et choisir ses victimes. Ceux de l'équipage qui montèrent sur le pont durent sortir de leur carapace au crépuscule du matin, car, par la suite, ils parlèrent de l'extraordinaire éclat des étoiles. Ils furent stupéfaits d'apercevoir, à moins de trois cents mètres d'eux, un cuirassé échoué dans la vase du rivage et que la marée descendante faisait pencher sur le flanc ; il était en feu, par le milieu, du côté des machines, mais nul n'y prenait garde ; dans le grand silence éclairé par l'aube, personne ne prenait garde à rien. Ce vaisseau, et tous les autres cuirassés d'alentour, noirs et massifs, semblaient montés par des équipages de morts.

Ils passèrent là par une épreuve singulière ; ayant échappé aux instants d'immobilisation et d'insensibilité universelles, ce fut, m'a-t-on raconté, soudainement et avec un grand rire, qu'ils respirèrent l'atmosphère renouvelée. Aucun d'eux ne s'est préoccupé de nous laisser une relation écrite de ce qui fut dit et fait alors, et nous n'avons aucun détail de leur surprise et de leur émerveillement. Seuls, donc, ils vécurent la nouvelle vie pendant les deux heures qui précédèrent l'éveil général, et, quand les Allemands surgirent à leur tour du sommeil transformateur, ils trouvèrent leur cuirassé aux mains de ces étrangers souillés et las, qui, avec une ardeur incomparable, s'efforçaient, à la clarté de l'aube éblouissante, d'arracher quelques ennemis, insensibles encore, à l'incendie et à l'immersion.

Ce spectacle sublime ne peut détourner longtemps ma pensée des sinistres et des horreurs qui furent comme la rançon et le prix du bien-être dont nous jouissons. Que de vaisseaux, dont la barre avait été lâchée par des pilotes somnolents, se brisèrent sur les rochers et sombrèrent. Combien, sur les routes du monde, d'automobiles précipitées vers la destruction. Combien de trains continuèrent, malgré les signaux, à filer à toute vapeur, et que les mécaniciens ahuris retrouvèrent, les feux éteints, sur des voies inaccoutumées ; et combien d'autres, moins heureux, présentèrent, au regard épouvanté des paysans ou des hommes d'équipe s'étirant sur des talus, le spectacle de leurs ruines amoncelées et fumantes. Les hauts fourneaux de nos Quatre Villes vomissaient toujours vers le firmament la souillure de leur fumée ; les foyers sans surveillance s'étendirent ; les feux brûlaient, il est vrai, plus ardents dans cette atmosphère plus carburante et se propagèrent…

III

 

Se figure-t-on bien les événements qui séparèrent la composition et le tirage de ce numéro du Nouveau Journal que j'ai là devant moi ? C'est le premier journal imprimé sur terre après le Grand Changement ; la pâte en est durcie et brisée aux plis, car elle ne fut jamais fabriquée pour durer. Je trouvai ce numéro sur la table, dans un bosquet de l'auberge où j'attendais Nettie et Verrall, précisément avant la conversation que j'aurai à vous raconter tout à l'heure. La vue de cette vieille feuille me remet tout en mémoire : Nettie, toute blanche contre le fond bleu vert du jardin ensoleillé, me regardait attentivement pendant que je lisais… et Verrall se penchait pardessus mon épaule, ce que je n'aimais guère. Cette lecture contribua à dissiper la légère gêne de notre première rencontre ; mais gardons tout cela pour mon prochain chapitre…

Il est facile de constater que le Nouveau Journal avait été mis en pages la veille et qu'un bon nombre de clichés avaient été enlevés et remplacés au matin. Je ne connais pas assez les détails de fabrication de l'imprimerie d'autrefois pour vous expliquer ces remaniements, mais on a la certitude que des fragments entiers de copie composée durent être retranchés pour permettre d'insérer d'autres articles ou dépêches. L'ensemble du journal offre un aspect discordant et hétéroclite. Les insertions nouvelles sont d'une impression plus noire et plus barbouillée que le reste, excepté sur le bord gauche où l'encre a dû manquer et forme des échancrures. Un de mes amis, mieux au courant de ces choses, est d'avis que les presses du Nouveau Journal avaient dû être endommagées pendant la nuit et que Banghurst fut forcé de faire tirer par un imprimeur voisin qui lui avait peut-être des obligations financières.

Les feuilles extérieures appartiennent entièrement à l'âge précédent ; seuls, les deux feuillets du milieu ont subi des modifications ; c'est là que, sur quatre curieuses colonnes, nous lûmes ce titre : CE QUI EST ARRIVÉ. Cet espace rectangulaire empiétait sur une autre colonne où se lisait : La Grande Bataille Navale a lieu. Le sort de deux Empires en jeu. Perte nouvelle de deux…

On sentait que toutes ces choses n'auraient plus aucune importance désormais. Selon toute probabilité, du reste, c'étaient des nouvelles de pure imagination, fabriquées pour les besoins de la dernière heure.

Il est amusant de rapprocher les fragments de ce vieux journal et de lire les premiers comptes rendus de l'époque transformée. Comme ces quelques phrases simples et d'une netteté insolite me parurent singulières dans ce cadre de mauvais anglais et de jargon tonitruant ; elles produisent aujourd'hui l'effet d'une voix d'homme de bon sens au milieu de paroles violentes et tumultueuses qui cessent brusquement, mais elles témoignent surtout combien Londres fut prompt à revenir de son engourdissement, quelle énergie nouvelle animait cette vaste population. Je suis encore étonné, en relisant ces lignes, de constater quelle somme de recherches, d'expériences, d'inductions, il fallut dépenser dans le court espace qui précéda le tirage de cette feuille… Mais tout cela dit en passant ; pendant que je m'abandonne à ma rêverie, devant ces feuilles détériorées, la curieuse et lointaine vision me revient de ces bureaux et de ces imprimeurs immobilisés soudain en pleine effervescence.

La vague catalytique avait dû envahir l'immeuble en pleine fièvre nocturne, fièvre que la Comète et la guerre, celle-ci surtout, devaient rendre plus intense. Le Changement avait pénétré là inaperçu, au milieu du bruit des voix, du tintamarre des machines, de l'éblouissement des lampes électriques ; on y avait dû prendre les premières vapeurs vertes pour quelque brouillard prématuré, car Londres, en ces temps-là, même à la belle saison, était aveuglé par des brouillards impénétrables. Tout à coup, le Changement entra de toutes parts et paralysa cette affolante activité.

Le seul avertissement de la venue du phénomène ne put être que le silence soudain de la rue, succédant à un tumulte inhabituel.

La vapeur dut engourdir le personnel avant qu'on ait pensé à arrêter les presses. Le brouillard se glissa dans tous les recoins des locaux, enveloppa les hommes, et les coucha, endormis, à terre, – et ce tableau a toujours frappé mon imagination, parce que, sans doute, c'est le premier que je me sois représenté de ce qui s'était produit dans les villes. De même aussi, ai-je, jusqu'à ce jour, considéré comme particulièrement étrange le fait que, malgré l'intervention du phénomène, les machines continuèrent à fonctionner. Je ne sais précisément pourquoi ce fait me parut spécialement bizarre, mais je n'ai jamais pu me débarrasser de cette impression. Je suppose que cette activité indépendante des machines, alors que s'était interrompue soudain l'activité humaine, nous paraît anormale à cause de l'habitude que nous avons de considérer la force mécanique comme une simple extension de la force musculaire de l'homme et comme une annexe inséparable de nos opérations cérébrales.

Les lampes électriques, par exemple, percèrent, pendant quelque temps au moins, de leur incandescence nébuleuse, le brouillard enveloppant ; dans les ténèbres croissantes, les grandes presses poursuivirent leur grondante besogne, imprimant, pliant, empilant, exemplaire sur exemplaire, les comptes rendus mensongers de la bataille ; les vastes locaux continuèrent à trépider et à retentir du fracas des machines, et cela bien que toute direction humaine eût cessé.

Quand elles eurent épuisé leur provision d'encre et de papier, les machines poursuivirent leur mouvement à vide, avec des craquements, des à-coups, des grincements assourdissants, puis les foyers, que nul n'alimentait plus, s'éteignirent, la pression faiblit sur les pistons, un ralentissement général se produisit, et, avec lui, un fléchissement intermittent dans l'intensité des lampes solidaires de la rotation des dynamos. Qui peut s'imaginer tout cela avec précision ?

Et, alors que ces bruits s'affaiblissaient et se taisaient, le brouillard vert s'éclaircit et se dissipa. En moins d'une heure, il eut disparu, et peut-être qu'une brise s'éleva et parcourut la Terre…

Toutes les rumeurs de la vie s'éteignirent, mais il en est que rien ne ralentit et qui persistèrent triomphalement dans l'universel déclin. Sur un monde indifférent au temps, les cloches des tours et des églises annoncèrent deux heures, puis trois heures. Partout, d'un bout à l'autre de la Terre, les horloges s'opiniâtrèrent à sonner pour des oreilles assourdies…

Enfin parurent les premiers rayons de l'aube, s'entendirent les premiers bruissements du réveil. Dans les bureaux du journal, les filaments des lampes rougeoient encore, quelque machine gémit imperceptiblement, les formes, affaissées dans toutes les positions, se secouent mollement, se dressent et redeviennent des hommes qui promènent autour d'eux des regards ahuris. Le prote fut sans doute fort scandalisé de constater qu'il avait dormi. L'énorme organisme du Nouveau Journal se réveilla, clignotant, étonné devant son propre aspect. L'une après l'autre, les horloges de la ville sonnèrent quatre heures. Les rédacteurs, les vêtements en désordre, les cheveux ébouriffés, mais avec, dans les veines, un sentiment étrange de renouveau, entouraient les presses endommagées ; les questions étonnées se croisaient dans l'air ; le rédacteur en chef relisait ses manchettes de la veille avec un rire incrédule : ce matin-là fut sonore de rires involontaires. En bas, dans la rue, les cochers des voitures de distribution flattaient le cou et bouchonnaient les jambes de leurs chevaux qui s'éveillaient.

Puis, tout ce monde perplexe, s'interrogeant mutuellement, se remit lentement en devoir de terminer le journal. Imaginez ces gens ahuris et désorientés, emportés par la routine de leur besogne coutumière, faisant de leur mieux pour achever un travail dont la vanité leur était soudain apparue. Ils reprirent leur labeur avec entrain, échangeant leurs impressions. Mais à chaque moment il devait se produire des entractes occupés par des discussions inévitables. Le numéro n'arriva au village de Menton que cinq jours plus tard.

IV

 

Voulez-vous, maintenant, que je vous rapporte les impressions toutes vives d'un personnage prosaïque ? Il s'agit d'un épicier du nom de Wiggins. J'ai entendu le récit qu'il en fit dans le bureau de poste de Menton, le soir du premier jour, quand l'idée me fut venue de télégraphier à ma mère : ce bureau était installé dans une épicerie, et je trouvai Wiggins en conversation avec le propriétaire du magasin. Ils se faisaient une concurrence acharnée et, de la boutique rivale, de l'autre côté de la rue, Wiggins était venu pour rompre un silence hostile qui durait bien depuis quelque vingt années. Le reflet du Changement brillait dans leur regard, sur leurs joues plus rosées, dans leurs gestes plus dégagés, dans tout leur être physique rénové.

– Ah ! notre vieille haine, – me dit M. Wiggins, comme pour m'expliquer l'émotion de cette rencontre, – quel bénéfice en avons-nous tiré, nous et notre clientèle ? Voilà ce que je suis venu lui dire… Mettez-vous cela dans la tête, jeune homme, si jamais vous ouvrez boutique. C'est une malveillance idiote qui nous tenait ! Comment ne nous en sommes-nous pas aperçus plus tôt ? Mais ce fut bien moins de la méchanceté que de la bêtise : une jalousie stupide. Pensez donc un peu : voilà deux êtres humains qui ont vécu pendant vingt ans à portée de voix et qui n'ont pas trouvé moyen de se parler, tant leurs cœurs s'étaient endurcis l'un contre l'autre.

– Je ne comprends pas comment nous en sommes arrivés là, – répondit l'épicier concurrent, tout en ficelant, d'un geste machinal, par paquets d'une livre le thé qu'il avait pesé minutieusement. – Ce fut de l'orgueil et de l'obstination. Nous savions parfaitement, et tout le temps, à quel point nous étions bêtes.

Tout en écoutant, j'affranchissais mon télégramme.

– Tenez, – reprit-il en s'adressant à moi, – l'autre matin seulement, j'étais en train de liquider une caisse d'œufs, je les vendais à perte pour m'en débarrasser. Ne voilà-t-il pas qu'il affiche les siens à neuf pence la douzaine ? Je vois ça en arrangeant mon étalage et je riposte du tac au tac : « Œufs à huit pence la douzaine, les mêmes qui sont vendus ailleurs neuf pence. » Une baisse d'un penny d'un coup… presque à prix coûtant… et notez bien, – ajouta-t-il d'un ton impressionnant, en se penchant au-dessus du comptoir : – ce n'étaient pas du tout les mêmes œufs.

– Eh bien ! je vous le demande, ne fallait-il pas être fou pour en arriver là ? – renchérit l'ancien adversaire.

Je remis mon télégramme, dont le boutiquier se chargea complaisamment, et, à mon tour, j'entamai alors la conversation avec M. Wiggins. Il n'en savait pas plus long que moi sur la nature du Changement survenu. Si alarmé fût-il par les lueurs vertes qu'après les avoir considérées quelque temps de derrière les persiennes de sa chambre à coucher il s'était levé et habillé, avait fait endosser à ses proches leurs vêtements du dimanche afin que tous fussent prêts « pour le départ ». Tout ensemble ils sortirent dans le jardin, partagés entre l'admiration du spectacle grandiose et une terreur qui allait croissant. Fervents méthodistes et très religieux, hors des heures d'affaires, il leur sembla, dans ces derniers moments de magnificence céleste, que la science s'était leurrée et que les fanatiques avaient raison. Les vapeurs vertes les convainquirent que la fin du monde approchait et ils se préparèrent à comparaître devant leur Dieu.

Ce Wiggins était un petit homme d'aspect commun, en manches, de chemise, le ventre sanglé dans un tablier d'épicier. Avec un accent qui sonnait pauvre et bref à mes oreilles habituées à la prononciation large du Staffordshire, il me narra son histoire, sans une pensée d'orgueil, et pourtant elle me donna parfois la sensation de l'héroïsme.

Ces gens ne s'enfuirent pas çà et là comme tant d'autres ; le père, la mère et les deux filles, groupés parmi les groseilliers de leur jardinet, sentant s'appesantir sur eux la terreur de leur Dieu et de leur Juge, unirent leurs voix dans un cantique.

Tous quatre, à pleine voix et d'une façon un peu languissante et criarde, selon la commune habitude, chantèrent jusqu'à ce que, l'un après l'autre, ils se fussent affaissés sur le sol. Dans les ténèbres qui s'épaississaient, le receveur des postes avait distingué les paroles de leurs hymnes.

C'était vraiment la chose la plus extraordinaire du monde que d'entendre cet homme rougeaud, aux gros yeux pleins de gaieté, qui racontait l'histoire de sa mort récente. Il semblait impossible que tout cela se fût passé douze heures auparavant à peine. Le tableau était lointain déjà, diminué dans la perspective, de ces gens chantant, au milieu des ténèbres croissantes, les louanges de leur Dieu. On eût dit qu'il me montrait une miniature édifiante pour médaillon.

Toutes choses antérieures avaient subi cette réduction, cette minimisation, si je puis dire ; cette sensation, ai-je appris par la suite, ne me fut pas personnelle : il semblait que nous eussions grandi. Le petit être, qui avait traversé furieusement l'Angleterre à la poursuite de Nettie, n'eut plus qu'à peine un pouce de hauteur dans le recul des heures. Cette vie d'hier n'avait été qu'une tragi-comédie pour marionnettes, jouée dans un jour crépusculaire.

V

 

Ces scènes du Changement ne me reviennent jamais en mémoire sans que je songe à ma mère.

Je me souviens de la confession qu'elle me fit. Elle dormit mal cette nuit-là, et prit les détonations produites par les étoiles filantes pour des feux de salve. Toute la journée, l'émeute avait fait rage, dans Clayton et Swathinglea ; inquiète et persuadée que j'étais mêlé à ces troubles, elle se leva pour regarder par la fenêtre. Elle n'assista pas au début du phénomène.

– Mais, – disait-elle, – en voyant cette pluie d'étoiles, je pensai que tu étais sous l'averse, et je murmurai une petite prière à ton intention. Tu ne peux m'en vouloir de cela, n'est-ce pas, mon enfant ?

Et voici un autre de mes tableaux : surprise par les vapeurs vertes, agenouillée au chevet de son grabat, la chère vieille joint ses mains noueuses pour une prière vers Cela, sa divinité vague. Et, à travers l'étoffe jaune des rideaux, à travers les stores baissés, je vois, au-dessus des cheminées, les étoiles pâlir dans le ciel, l'aube envahir l'espace, cependant que vacille encore, au fond du bougeoir, la flamme mourante de sa chandelle. À mon insu, j'étais accompagné, à travers le sommeil et la paix, par cette muette figure agenouillée, par cette prière vers Dieu, prière stagnante, soudain silencieuse dans un monde de silence, suspendue dans le vide de l'espace.

VI

 

Avec l'aube, ce réveil fit le tour de la Terre. Je vous ai dit comment il me vint, et comment je marchai, émerveillé, à travers le champ d'orge de Shaphambury. Il vint de même à tous. Non loin de moi, et pour quelque temps complètement oubliés, Verrall et Nettie s'éveillèrent, l'un auprès de l'autre, et chacun entendit, avant tout autre son, dans ce silence lumineux, la voix de l'autre. Et les locataires des maisonnettes, dispersés çà et là, s'éveillèrent. Les habitants endormis du village de Menton, sursautant, s'assirent dans leur lit, désorientés par cette nouveauté… Les ombres contorsionnées du jardin, avec, sur leurs lèvres encore, l'hymne interrompu, bougèrent parmi les fleurs, et se touchèrent timidement de la main, en pensant au Paradis… Ma mère se retrouva blottie contre son lit, et se leva, forte de la conviction que sa prière était exaucée…

Nous nous éveillions à peine que déjà les soldats allemands, entassés entre les files de peupliers poudreux, sur la route d'Allarmont, bavardaient et partageaient leur café avec les tirailleurs français, qui leur avaient envoyé le salut, de leurs tranchées bien dissimulées parmi les vignes. Une certaine perplexité avait envahi ces tireurs d'élite, qui s'étaient endormis dans l'attente anxieuse de la fusée-signal qui devait mettre en mouvement le mécanisme de leurs fusils à répétition. À la vue et au bruit de la foule sur la route, à leurs pieds, une même pensée était venue à chacun d'eux, on ne pouvait tirer. Un conscrit, tout au moins, a raconté son réveil : combien bizarre lui avait paru le fusil qui reposait près de lui et comme il l'avait placé en travers de ses genoux pour le mieux examiner. Puis, à mesure que se faisait plus clair le souvenir de l'usage auquel l'engin était destiné, il l'avait laissé tomber et s'était levé, pris d'une sorte d'horreur joyeuse à l'idée du crime évité ; il considéra plus attentivement les hommes qu'il lui aurait fallu assassiner : « braves types », pensa-t-il, qui ne méritaient pas un pareil sort. La fusée-signal ne s'élança jamais vers le ciel. En bas, les hommes ne reprirent pas leurs rangs, mais s'assirent sur le talus, ou se groupèrent en cercle pour bavarder, discutant, avec une incrédulité nouvelle, les causes avouées de la guerre.

– L'Empereur ? – disaient-ils. – Quelle bêtise Nous sommes des êtres civilisés. Qu'on trouve d'autres gens pour cette besogne. Buvons le café, maintenant.

Les officiers tenaient eux-mêmes leurs chevaux par la bride, et causaient cordialement avec les hommes, insoucieux de la discipline. Quelques Français, sortant de leurs tranchées, descendirent le coteau, en flânant ; d'autres hésitaient, le fusil encore aux mains. Les troupes allemandes regardaient curieusement ces derniers et l'on entendait :

– Eux, nous tirer dessus ? Allons donc. Ce sont de respectables citoyens français.

Un tableau de cette scène nous a été conservé, un tableau aux tons clairs et aux détails poussés, sous cette lumière matinale ; il se trouve dans la Galerie des Batailles, parmi les ruines du vieux Nancy. On y voit l'uniforme du « troupier » d'autrefois, l'étrange képi, le ceinturon, les bottes, la cartouchière, la gourde, et l'espèce de sac de touriste que les soldats portaient sur les épaules, tout un équipement étrange et compliqué. Les soldats s'étaient éveillés un à un, et je me demande parfois, au cas où l'éveil eût été simultané, si, par un effet d'habitude et de routine, la bataille ne se serait pas engagée. Mais les premiers à s'éveiller se mirent sur leur séant, et, jetant leurs regards autour d'eux avec étonnement, ils eurent le temps de réfléchir.

VII

 

Partout ce furent des rires, et partout aussi des larmes. Les hommes et les femmes de la vie ordinaire, se trouvant soudain exaltés et pleins d'énergie, capables de faire ce qui jusque-là avait été impossible, incapables de faire ce qui jusque-là avait été irrésistible, heureux, pleins d'espoir, d'altruisme et de force, rejetaient entièrement l'hypothèse que ce Changement ne fût qu'une modification subie par le sang et la contexture matérielle de la vie. Ils reniaient les corps que Dieu leur avait donnés, comme jadis les sauvages du Haut Nil s'étaient arraché les dents canines, parce qu'elles les assimilaient aux bêtes. Ils déclaraient que ce nouvel état était dû à la venue d'un esprit, et leur besoin d'explication ne se satisfaisait pas de moins. Et, dans un sens, l'Esprit vint. Le Grand Réveil procéda directement du Changement, et ce fut la dernière, la plus profonde, la plus vaste, la plus durable de toutes les inondations d'émotion religieuse auxquelles on accole ce nom.

Mais, de fait, ce réveil différait essentiellement des innombrables mouvements analogues qui l'avaient précédé : ceux-ci n'avaient été que des accès de fièvre, celui-là fut le premier mouvement de santé ; il fut tout à la fois plus calme, plus intellectuel, plus intime, plus religieux qu'aucun des autres. Dans l'ancien temps, et plus spécialement dans les pays protestants, – où les choses de la religion se formulaient plus hardiment, où l'absence de confession et de prêtres bien dressés rendaient ces mouvements comme explosifs et contagieux, – le « réveil », à ses divers degrés, était une phase normale de la vie religieuse. Il y avait, d'une façon continue, des « réveils » : tantôt une petite perturbation des consciences dans un village ; tantôt une soirée d'émotion dans une salle de mission, tantôt une grande tempête qui balayait toute une contrée, et tantôt un effort organisé, qui faisait son entrée dans les villes, précédé de fanfares, de bannières, d'automobiles, de distribution de prospectus, à seule fin de sauver des âmes. Jamais, à aucune époque, je n'avais pris part à ces manifestations, jamais je n'avais même été attiré par aucun de ces mouvements. Mon tempérament, bien que passionné, était trop porté à la critique, trop sceptique, si vous aimez mieux, car c'est à peu près la même chose, et trop timide, pour que je me laissasse entraîner dans ces tourbillons ; cependant, en plusieurs occasions, Parload et moi, plaisantant mais un peu troublés néanmoins, nous avions pris place au dernier rang de quelque réunion de « réveil ».

J'en ai assez vu pour comprendre leur nature et je ne fus pas étonné d'apprendre qu'avant la Comète, sur toute la surface de la Terre, jusque parmi les sauvages et les anthropophages, les mêmes, ou tout au moins de très semblables mouvements d'exaltation religieuse, se produisaient. Le monde étouffait, il était secoué par la fièvre, et ces phénomènes témoignaient de la lutte instinctive de l'organisme humain contre la défaillance de ses forces, l'engorgement de ses veines, la limitation de son activité vitale. Invariablement, ces « réveils » succédaient à des périodes de vie sordide et restreinte : les hommes obéissaient à leurs instincts bas et immédiats, jusqu'à ce que le monde en devînt insupportablement amer. Quelque désillusion, quelque échec illuminaient – d'une lueur crépusculaire, il est vrai, mais suffisante pour une vision indistincte, – la fange grouillante, le ténébreux enclos de la vie. Un dégoût soudain de l'étroitesse insensée de la vieille façon de vivre, la conscience du péché, un sentiment de l'indignité de toute poursuite individuelle, le besoin de quelque chose de compréhensif qui fût un soutien, de quelque chose de plus grand, de communions moins étriquées, de choses moins habituelles, s'emparaient des hommes ; leurs âmes, qui avaient été façonnées pour des destinées plus larges, criaient soudain, parmi les intérêts mesquins et les interdictions étroites de la vie : « Plus de tout cela ! Assez de tout cela ! » Un grand désir de s'échapper de la prison exiguë d'eux-mêmes, une passion inarticulée, balbutiante, sanglotante, les secouait…

Je me souviens d'avoir vu, dans la chapelle des méthodistes calvinistes de Clayton, le vieux quincaillier Pallet exprimer son repentir – j'ai vu sa figure couperosée et grasse, étrangement convulsée sous la lueur vacillante du gaz. Il s'avança jusqu'au banc des pénitents, réservé pour les manifestations de ce genre, et sanglota sa tristesse et son dégoût pour quelque aventure scabreuse, – c'était un veuf, – et je revois encore son corps gras et mou tremblant et se balançant à chaque hoquet de douleur. Il exposa sa turpitude devant cinq cents personnes auxquelles, en temps ordinaire, il dissimulait chacune de ses pensées, chacun de ses projets, et, – ce qui prouve, en fait, de quel côté se trouvait la vérité, – nous autres jeunes gens n'eûmes pas un sarcasme pour tout ce grotesque bafouillage, nous ne pensâmes même pas à en sourire. Nous restions là, graves et attentifs, émus peut-être… Ce ne fut qu'après, et en faisant effort, que nous nous moquâmes.

Dans ces vieux temps, dis-je, les « réveils » étaient les mouvements d'un corps qui étouffe. Ce furent, avant le Changement, les manifestations les plus claires de ce sentiment commun à tous les hommes, que les choses n'étaient pas ce qu'elles devaient être ; mais trop souvent ces manifestations ne furent que d'éphémères hallucinations. Leur force se dispersait en cris désordonnés, en gesticulations et en larmes. Elles n'étaient que des éclairs prophétiques. Le dégoût de la vie étroite et de la bassesse prenait une forme étroite et basse. L'âme ravivée n'était plus, à la fin de la soirée, qu'une hypocrite ; les prophètes se disputaient des préséances ; les rechutes, le fait est indéniable, étaient fréquentes parmi les pénitents, et Ananias, qui retournait chez lui converti, revenait avec une offrande mensongère. D'ailleurs, on admettait presque universellement que le converti fût impatient et immodéré, plein de mépris pour la raison et pour le choix des moyens, ennemi de l'équilibre, de l'intelligence et de la science. Plein de grâce, à en déborder, comme une vieille outre trop gonflée, il sentait qu'il serait aussitôt défoncé s'il prenait contact avec la dure réalité et le bon sens.

Ainsi se gaspillaient les anciens réveils… Mais le Grand Réveil ne s'est pas dispersé ainsi ; il se développa jusqu'à devenir, pour la plus grande partie de la Chrétienté, l'expression permanente du Changement. Pour beaucoup, il a revêtu la forme d'une conviction absolue que ce fut « la seconde Rédemption ». Ce n'est pas à moi de discuter la valeur d'une pareille affirmation, car, au bout du compte, elle a eu pour résultat un élargissement durable de tous les buts de l'existence.

Le souvenir me revient d'une vision d'autant plus sympathique qu'elle est plus synthétique, c'est une femme excessivement belle, aux joues toutes roses, aux yeux brillants de larmes, qui passa près de moi, sans une parole, tout entière à quelque projet inconnu. Je la croisai, cet après-midi du premier jour, quand, frappé par un remords subit, je m'étais rendu à Menton pour télégraphier à ma mère que j'étais sain et sauf. Où allait cette femme ? D'où venait-elle ? Je ne sais, je ne l'ai jamais revue, mais son visage seul, éclairé d'une énergie nouvelle et rayonnante, est toujours devant mes yeux…

Car cette expression était celle du monde…