CHAPITRE PREMIER – LE CHANGEMENT
I
Je crus sortir d'un sommeil bienfaisant.
Je ne m'éveillai pas en sursaut : mes paupières s'entrouvrirent et je restai étendu, considérant une rangée de coquelicots d'un extraordinaire rouge écarlate qui semblait flamber contre un ciel d'incendie. C'était un ciel d'aurore magnifique où, dans une mer d'or vert, s'éparpillait un archipel d'îles violettes aux plages vermeilles. Les coquelicots, avec leurs cous de cygne, leurs boutons, leurs corolles enflammées, leurs pistils translucides et fièrement dressés, semblaient faits d'une substance lumineuse, façonnés même avec une sorte de lumière solide.
Je contemplai ces choses, longtemps et sans étonnement, mais bientôt mes regards distinguèrent, parmi les coquelicots, le hérissement des épis d'or vert des jeunes orges. Où pouvais-je être ? Cette question se posait avec langueur dans mon esprit. Le silence régnait ; tout était silencieux comme la mort.
Je me sentais léger ; un doux bien-être s'infiltrait dans tous mes membres. Je me trouvai couché sur le côté, dans un coin foulé d'un champ d'orge, parsemé de fleurs et comme saturé de lumière et de beauté. Assis maintenant sur mon séant, je considérais, envahi de joie, le charme délicat d'un volubilis s'enroulant à une tige d'orge, et sur le sol l'entrelacement des pimprenelles.
Où étais-je ? Quel était cet endroit ? Pourquoi avais-je dormi là ?… J'avais perdu toute mémoire. Mes membres semblaient nouveaux et ces orges et ces herbes si belles, cette aube, si lente à s'éployer là-bas ! Tout était nouveau, insolite. Je faisais partie d'un vitrail aux nuances éclatantes ; les rayons de l'ombre me traversaient, j'étais comme un personnage de quelque merveilleux tableau peint avec des couleurs de lumière et de joie.
Une brise caressante murmura parmi les épis d'orge, et vint en aide à ma pensée. Qui étais-je moi-même ? Levant ma main gauche, j'examinai ses callosités, la manchette effilochée, et tout cela était transfiguré comme par le pinceau de quelque Botticelli qui aurait peint un mendiant. Le bouton de nacre retint longtemps mon regard admirateur. Je me souvenais de Willie Leadford, le propriétaire de ce bras et de cette main, comme s'il se fût agi d'un autre.
Mais oui ! C'est bien ça ! Dans ses lignes générales, mon histoire, plus que le passé immédiat, commença à se dessiner dans ma mémoire, très réduite, brillante et lointaine, comme vue à travers un microscope : Clayton, Swathinglea, ces bas-fonds, ces ombres, tout cela reproduit avec la minutie d'un Dürer en couleurs sombres et agréables… et au travers je revoyais ma destinée. Les mains aux genoux, je me remémorai l'étrange période de passion qui s'était conclue par des coups de feu, dans l'ombre croissante de la Fin. Ces coups de feu m'émurent, et si grotesques me parurent-ils que j'eus un sourire de pitié.
Pauvre petit être de colère et de misère ! Pauvre petit monde coléreux et misérable !
J'eus un sourire de pitié, non seulement pour moi-même, mais pour tous les cœurs embrasés, toutes les cervelles torturées, tendues, s'efforçant vers l'Espoir à travers la Douleur, et qui désormais avaient trouvé le repos sous la chute du brouillard et la suffocation de la Comète. Parce qu'à coup sûr ce monde était bien fini… J'avais été si faible et si malheureux, et je me sentais à présent si fort et si calme. J'étais indubitablement mort : aucun être vivant n'aurait pu jouir d'une si parfaite certitude du bien, de cette paix ferme et confiante. J'en avais terminé avec cette fièvre appelée la vie : j'étais mort, plus rien n'importait, et toutes ces choses…
Une pensée m'arrêta.
Ce seraient donc ici les champs d'orge de Dieu, les calmes, silencieux champs de Dieu, semés de pavots immarcescibles, prodigues de paix à jamais ?
II
C'était tout de même drôle de trouver des champs d'orge dans le ciel, mais je devais me préparer sans doute à bien des étonnements.
Quel silence ! Quelle paix ! La paix qui passe toute intelligence, je la possédais enfin. Mais, vraiment, ce silence était si absolu ! Pas un chant d'oiseau. Je restais certainement seul au monde ; tous les bruits de la vie s'étaient assoupis, le mugissement lointain du bétail, les abois des chiens…
Une sorte de crainte heureuse envahit mon cœur : il n'y avait rien à redouter, sans doute ; mais rester seul ! Je fus debout, comme pour répondre à l'appel des premiers rayons du soleil jaillis vers moi porteurs d'heureuses nouvelles par-dessus les têtes hérissées des orges…
Aveuglé, je fis un pas, mon pied heurta un objet dur ; abaissant les regards, je reconnus mon revolver, tout bleu et noir, comme un serpent tué à mes pieds. Ce me fut un problème, dont j'abandonnai aussitôt la solution ; une merveilleuse quiétude avait pris possession de mon âme. L'aurore et nul chant d'oiseau !
Quelle beauté sur toutes choses, mais quel silence ! Je me dirigeai lentement, à travers les orges, vers des touffes de sureau entrelacé de viornes et de ronces, qui fermaient le champ. Je remarquai en passant une musaraigne morte parmi les mottes. Plus loin un crapaud ne s'écarta pas devant moi ; m'inclinant, je le ramassai : le corps avait la souplesse de la vie, mais la bête ne se débattit pas, ses yeux étaient voilés et elle ne remuait même pas dans ma main ; je la reposai sur le sol, tremblant d'une émotion indicible. Mon regard percevait maintenant, parmi les tiges d'orge, tout un monde d'insectes immobilisés là où les avait surpris le brouillard. Ils n'existaient plus que comme sur une toile peinte ; presque tous étaient nouveaux pour moi, car je n'avais jamais vu la nature de près.
– Dieu Tout-Puissant ! – m'écriai-je, – serais-je seul à…
Soudain, un petit cri s'éleva ; je me retournai vivement, mais ne pus voir qu'un mouvement de l'herbe, la fuite de quelque créature invisible. Je considérai de nouveau mon crapaud : son œil remuait, et bientôt l'animal, d'un geste infirme et hésitant, étira ses membres et s'éloigna en rampant.
L'étonnement, ce frère de la peur, me tenait. Sur un bleuet, devant moi, vibrait comme à la brise l'aile d'un papillon écarlate : mais non, l'insecte renaissait à la vie. Sous mes yeux, il prit son essor, voletant de-ci delà, et disparut soudain. De tous côtés, la vie ranimait les choses, tantôt celle-ci, tantôt celle-là, avec de longs étirements, des balancements, des gazouillis, des frémissements et des émois… J'avançais lentement, avec précaution, à cause de tout ce réveil d'êtres faibles sous mes pas… J'atteignis ainsi la haie : haie glorieuse qui retint mes regards, s'allongeant, s'entrelaçant comme une admirable portée de musique. C'était une harmonie faite. de campanules, de lupins, de chèvrefeuilles, de lychnides et de fleurs d'azur : le houblon s'y mêlait à la pivoine des haies ; la souple clématite y traçait ses guirlandes, et, sur le bord du fossé, les pervenches étoilées tendaient leurs visages enfantins. Je n'ouïs jamais pareille symphonie florale, et, soudain, la mélodie croisée s'affirma du chant d'un oiseau et d'un battement d'ailes.
Non, rien n'était mort, tout s'était métamorphosé en beauté. La joie, je la buvais des yeux, étonné, émerveillé, devant cette riche et délicate matière dont Dieu avait façonné ses mondes.
Un chant d'alouette traversa l'espace, comme une navette harmonieuse lancée sur la chaîne tendue des rayons de l'aurore, et, dans les régions élevées de l'air, c'était maintenant une harmonie continue où l'azur et l'or fondaient leurs notes enchanteresses. La Terre avait été recréée ; je ne puis m'exprimer mieux pour dépeindre la virginale fraîcheur de cette aube. J'étais l'Adam nouveau, attentif d'abord aux seules beautés du détail. Ma vieille vie de passion jalouse, de douleur impatiente, s'était évanouie. Oui, je pourrais vous décrire, jusqu'en leur détail infini, telles fleurs fermées qui s'épanouissaient à mes yeux, tel rameau, ou tel brin d'herbe, tel oiseau à demi engourdi que je pris dans ma main avec tendresse ; l'élégante finesse d'une plume ne m'avait jamais frappé auparavant ; l'oiselet entrouvrit ses petits yeux brillants, étira sa minuscule envergure, se percha familier sur mon doigt, puis s'éleva comme un souffle. Dans un coin du fossé, une flaque d'eau bouillonnait de la ronde des têtards, qui, comme tous les êtres aquatiques, n'avaient pas été affectés par le brouillard vert. Telles furent ces premières minutes de vie nouvelle, et je perdais l'impression de l'ensemble dans la contemplation émerveillée de ces menus incidents.
Sans hâte, heureux de vivre, suivant des yeux la beauté de ceci et de cela, je m'en fus, – m'arrêtant à chaque pas entre la haie et les orges, – par un sentier qui me mena bientôt à un chemin creux tout ombragé.
Sur le montant vermoulu de la barrière de chêne qui clôturait le champ, s'offrit soudain à mes yeux une petite affiche ronde portant, en lettres noires, ce conseil : « Ne prenez que les pilules Cockins, marque G. 90. » Je m'assis sur la barrière, comprenant à peine la portée de ces mots, qui me déroutaient bien plus que ne l'avaient fait le revolver et ma manchette effilochée.
Autour de moi, le chœur des oiseaux s'amplifiait.
Je relus attentivement l'annonce, et, la rapprochant de ces faits matériels : que je portais encore mon vieux vêtement, et que mon revolver n'était pas loin, – je dus forcément conclure que la planète était toujours la même et que je ne me trouvais pas dans le glorieux au-delà. Ce pays des merveilles n'était que l'ordinaire monde, le vieux monde de ma colère et de ma mort. Mais au moins, à le voir sous ce jour, c'est comme si on eût rencontré une vulgaire fille de cuisine, lavée, parée, et tirée à quatre épingles… que dis-je, vêtue d'une robe royale, adorable et adorée.
Certes, ce ne pouvait être que le vieux monde, mais un rayonnement de santé et de bonheur enveloppait toute chose de son prestige ; c'était évidemment le vieux monde, mais les souillures de la vieille vie en étaient retranchées.
Je me rappelai les dernières phases de ma précédente existence, le paroxysme de mon exaspération et de ma folie meurtrière, l'universelle ténèbre, le tourbillonnement suffoquant du brouillard vert : la Comète avait frappé la Terre et mis fin à tout cela.
Mais depuis ?… Et maintenant ?…
J'interrogeais mes imaginations d'enfance ; j'avais cru fermement à l'inévitable d'un dernier jour, à la trompette terrible du Jugement, à la résurrection. J'étais donc par-delà ce Jugement dernier qui avait dû avoir lieu et j'y avais échappé ; du moins, le souvenir s'en était effacé en moi, et je me trouvais dans ce monde mis à neuf, balayé de ses immondices pour tout recommencer. Mais on avait oublié l'affiche.
Je ne doutai pas que Cockins eût été traité selon ses mérites. Ce Cockins m'obsédait, avec son puffisme imbécile. Ce marchand d'ordures salissait de ses réclames mensongères l'innocence des paysages, à seule fin de conquérir pour lui-même un luxe criard, une grande maison laide et bête, une automobile affolante, un nombre considérable de domestiques abjects et goguenards, et d'acheter, par des contributions électorales, un titre de baron, couronnement sans doute de ses rêves. Vous vous imaginez mal la petitesse de ces temps passés, leur naïve et bizarre absurdité. Pour la première fois, ces pensées me trouvèrent sans amertume : j'avais vu, jadis, de la méchanceté et de la tragédie là où je ne voyais plus que les effets d'une extraordinaire sottise. Le côté ridicule du faste et de l'orgueil humain m'apparut, et ce nouvel aspect des choses révolues m'éclaira dans ces rayons d'aurore, et provoqua un rire inextinguible. Cockins ! Cockins, sans doute damné ! La vision du Jugement dernier en devenait burlesque et joyeuse : je voyais les anges dissimuler de leurs ailes un rire irrépressible, cependant que le corps de Cockins s'élevait dans l'espace parmi l'ironie des sphères.
– Voici encore un joli spécimen, qu'est-ce qu'il faut faire de cette jolie chose ?
Et l'Ange du Jugement extrayait, de cette masse charnelle, une âme, comme un mollusque de sa coquille.
Mon rire fut sonore et prolongé… Mais pendant même que je riais, le sentiment intime des choses accomplies refréna ma gaieté ; je pleurai, secoué de sanglots bruyants, et les larmes inondèrent mes joues.
III
L'aurore fut le signe du réveil universel ; nous nous réveillâmes dans la splendeur du matin, éblouis d'une lumière qui était de la joie. Il en fut partout de même ce fut un matin prolongé. Les rayons directs du soleil modifièrent, en l'atteignant, l'azote de notre atmosphère, qui ne prit qu'alors sa forme permanente ; jusque-là les dormeurs reposèrent là où ils étaient tombés. Dans cette phase intermédiaire, l'atmosphère inerte, incapable de produire des effets soit vivifiants soit stupéfiants, avait perdu sa couleur verte, mais n'était pas encore devenue le gaz qui vit en nous désormais.
Chacun traversa, je crois, la crise que j'avais subie, cet émerveillement, ce sentiment de nouveauté joyeuse ; la mémoire avait des lacunes, on se retrouvait difficilement soi-même. Assis sur la barrière du champ d'orge, j'en étais arrivé à douter sérieusement de mon identité.
– Si je suis moi-même, – me disais-je, – pourquoi ne suis-je pas à la poursuite de Nettie ? Nettie est maintenant le dernier de mes soucis, et avec elle s'en sont allés mes griefs. Pourquoi cette passion m'a-t-elle quitté ? Pourquoi la pensée de Verrall me laisse-t-elle indifférent ?
Des doutes de ce genre furent communs, ce matin-là, à des millions d'êtres.
C'est grâce, sans doute, à la familiarité des sensations corporelles qu'on retrouve sa personnalité au sortir du sommeil, ou de l'insensibilité ; or, ce matin là, toutes ces sensations étaient modifiées, le processus chimique de la vie ne s'accomplissait plus de même, le fonctionnement des nerfs s'opérait autrement. La pensée, naguère fluctuante, incertaine, obscurcie par la passion, résultait désormais d'un jeu normal, bien réglé, sain et complet ; les sensations aussi se percevaient plus nettes et plus subtiles, et je crois que, sans notre nouvel équilibre mental, ces altérations sensorielles eussent amené la folie chez des multitudes d'hommes ; nous étions heureusement en état de comprendre.
On éprouvait une délivrance, une exaltation définitive, effets, semblait-il, d'une légèreté et d'une clarté de cerveau plus grandes, et la modification de nos sensations physiques, bien loin de produire un trouble mental, – tel que, sous l'ancien régime des choses, l'amnésie ou la perte de son identité, – ne fit que nous détacher davantage de la passion violente et des entraves de la vie égoïste.
Dans cette précédente narration de ma jeunesse si douloureusement entravée, j'ai cherché à vous faire comprendre l'étroitesse, l'intensité, la confusion, la poussiéreuse ardeur de ce vieux monde. Une heure après mon réveil, j'avais la certitude que tout cela était fini ; telle fut aussi l'impression générale. Les hommes se levaient, aspirant à pleins poumons l'air nouveau, et tout le passé les quittait comme un vieux vêtement ; désormais, ils pouvaient pardonner, oublier, s'efforcer vers autre chose.
Ce n'était pas un miracle qui abolissait ainsi le vieux régime : c'était un changement dans les conditions matérielles et atmosphériques, un lien rompu… et pour quelques-uns cette délivrance fut la mort. L'homme restait le même. Avant le Changement, à des instants de vie plus noble, en soi ou chez les autres, à travers les récits historiques, la musique, les œuvres hautes et belles, à travers les épisodes héroïques et les contes merveilleux, nous savions, même les plus vils d'entre nous, combien l'homme pouvait s'élever, combien tout homme pouvait parfois grandir et devenir pour ainsi dire surhumain. Mais l'air empoisonné, manquant des éléments nobles capables de provoquer chez tous ces moments de paroxysme, tout cela s'était modifié. Dans l'atmosphère différente, l'esprit de l'homme, engourdi jusque-là, oubliait le lourd cauchemar du mal, s'éveillait enfin pour contempler, à travers des yeux plus purs, une vie régénérée qu'il était prêt à vivre.
IV
Cet éveil miraculeux eut lieu pour moi dans la solitude, et fut accompagné de rire et puis de larmes. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que je rencontrai un de mes semblables. Jusqu'au moment où j'entendis une voix appelant au secours, je ne me souciai pas de savoir s'il existait au monde d'autre créature humaine que moi. L'humanité semblait disparue, comme toutes les misères du passé. De la tanière individuelle où mon timide égoïsme s'était blotti, je sortais l'âme si large que je me figurais être toute l'humanité. J'avais ri de Cockins, comme j'aurais ri de moi-même, et cette voix qui appelait à l'aide m'arrivait comme une idée soudaine de mon propre cerveau. On réitéra l'appel :
– Je suis blessé !
La voix montait du chemin creux ; descendant de quelques pas dans cette direction, j'aperçus Melmont assis près d'un fossé et me tournant le dos.
Certaines des menues impressions sensorielles de cette matinée durent creuser dans mon esprit une trace si profonde que je crois fermement qu'à l'heure où je passerai par-delà l'existence vers le mystère à venir, quand les choses de cette vie s'évanouiront devant mes yeux, comme les brumes du matin se dissipent devant le soleil, ces impressions s'effaceront les dernières sous le voile interposé de la mort. J'assortirais encore, par exemple, la fourrure d'automobile de Melmont, je pourrais peindre la teinte rougeâtre de ses grandes joues, ses cils clairs filtrant la lumière qui se reflétait dans l'œil. Son chapeau gisait à terre, et il penchait vers son pied tordu sa tête en dôme à la chevelure lisse rouge-blond. Son dos paraissait énorme, et quelque chose, dans cet aspect massif, me remplit de sympathie affectueuse.
– Vous êtes blessé ? – demandai-je.
– Oui, – dit-il, de sa voix pleine et lente.
Et, se retournant, il me montra un profil régulier, au nez bien modelé, et cette lèvre lourde, joie des caricaturistes du monde entier.
– Je suis bien embarrassé. J'ai fait une chute et je me suis foulé le pied. Où êtes-vous donc ?
En trois pas, je fus en face de lui, observant ce visage si connu. Il avait retiré sa guêtre, sa bottine et sa chaussette, jeté de côté ses gants de chauffeur et il explorait, entre ses deux pouces, sa cheville enflée.
– Je ne me trompe pas, vous êtes bien Melmont ?
– Melmont ? – Il réfléchit un instant. – Oui, c'est bien mon nom… – et il ajouta sans lever la tête – Mais ça ne me remet pas la cheville.
Il y eut un instant de silence, qu'interrompit un grognement de douleur.
– Savez-vous ce qui est arrivé ? – questionnai-je.
Palpant toujours, il acheva son diagnostic.
– Elle n'est pas fracturée.
Je répétai ma question.
– Mais non, – répondit-il, et, sans curiosité, il leva pour la première fois la tête.
– Il y a un Changement…
– Oui, un Changement, – dit-il, avec un regard d'intérêt et avec un sourire que je n'avais pas prévu si agréable. – Mes sensations internes ont un peu monopolisé mon attention, mais je remarque que tout est extraordinairement lumineux. C'est ce que vous voulez dire ?
– En partie, et de plus une singulière sensation, une netteté de cerveau…
Il me dévisagea fixement et sembla méditer.
– Voyons, je viens de m'éveiller, – murmura-t-il, avançant à tâtons dans ses souvenirs.
– Tout comme moi.
– Je m'étais trompé de chemin… Je ne me souviens plus comment… Ah ! oui, un étrange brouillard vert…
Il examina son pied malade.
– C'est cela, – reprit-il, – la Comète… Je marchais dans l'obscurité au long d'une haie… Je voulus courir et j'ai dû dégringoler au fond de ce chemin creux, voyez plutôt. – Et il fit signe de la tête. – Cette traverse à la brisure fraîche, c'est à ça que j'ai buté ; c'est ça, oui… – conclut-il en considérant les traces de l'accident.
– On n'y voyait pas. Une sorte de gaz vert arrivait de partout ; je ne me souviens que de cela.
– Et puis vous vous êtes éveillé, comme moi, avec une sensation d'effarement. Il est certain que l'atmosphère a quelque chose d'insolite. Ah ! j'y suis… Je filais sur une route dans mon auto ; j'étais très agité et préoccupé ; je suis descendu… Tout me revient, – s'écria-t-il, avec un geste triomphant : – Les cuirassés… Maintenant, j'y suis ! Nous avions disposé notre flotte depuis cette côte-ci jusqu'au Texel. Nous leur avions coupé la retraite. Ils nous ont coulé le Lord Warden. Grands dieux ! Un cuirassé qui a coûté deux millions de livres ! Cet imbécile de Rigby prétendait que ça ne faisait rien : onze cents hommes coulés à fond… Nous balayions la mer du Nord comme avec un filet, et l'escadre du Nord-Atlantique les attendait aux Féroé. Et pas un de leurs vaisseaux n'avait de charbon pour trois jours. Ai-je rêvé ? Mais non, j'ai raconté tout ça à un tas de gens dans une réunion… parfaitement… pour les rassurer… Ils étaient très emballés, mes auditeurs, mais singulièrement alarmés par le voisinage de la flotte ennemie. Quels drôles de gens… gnomes ventrus et chauves, pour la plupart… Où ça donc ? Mais oui… Nous avons eu toute la lyre, banquet, huîtres ; c'était à Colchester. Je m'y étais rendu pour démontrer que ces rumeurs de débarquement n'avaient aucun bon sens… et précisément j'en revenais. Comme ça paraît lointain… Ça se passait hier, cependant… Mais oui, il n'y a pas de doute sur ce point… J'étais descendu de l'auto, au pied de la montée, pour gagner la falaise par un sentier ; on m'avait dit que leur cuirassé était acculé à la côte. Mon souvenir est net… j'entendais les canons.
Il réfléchit un instant.
– Étrange que j'aie pu oublier cela… – marmotta-t-il. – Les avez-vous entendus, vous ?
Je répondis affirmativement.
– Était-ce la nuit dernière…
– À deux ou trois heures du matin, – précisai-je.
Il s'appuya en arrière sur les poings et, me regardant avec un franc sourire, il reprit :
– C'est curieux, mais, en ce moment même, tout cela me semble un songe ridicule. Est-ce que vous croyez que le Lord Warden a jamais existé ? Pensez-vous sérieusement que nous avons fait couler toute cette belle mécanique par manière de jeu ? C'est un mauvais rêve… et cependant c'est arrivé.
C'eût été, suivant les anciennes habitudes, une chose fort singulière que cette conversation libre et familière avec un si grand personnage.
– Oui, – répliquai-je simplement, – vous avez trouvé l'explication. On s'est réveillé d'autre chose que des effets d'un gaz vert. C'est comme si tout le reste n'avait jamais été la réalité.
Il fronça ses sourcils et tâta rêveusement son mollet. – J'ai fait un discours à Colchester…
Je crus qu'il allait continuer, mais ses habitudes réticentes, un reste de discrétion diplomatique, l'arrêtèrent.
– C'est curieux, – dit-il, changeant de sujet, – que la douleur que j'éprouve soit plus intéressante que désagréable.
– Vous souffrez ?
– Oui, ma cheville souffre. C'est une fracture ou une mauvaise entorse, je penche plutôt pour l'entorse. Tout mouvement m'est douloureux ; mais, personnellement, je ne souffre pas. Je n'éprouve rien de ce malaise général qui accompagne toujours une contusion locale, absolument rien.
Il réfléchit, puis :
– J'ai parlé à Colchester, discouru sur la guerre. Je m'y retrouve mieux maintenant ; les reporters griffonnaient pages sur pages… Des vins vieux, des crus fameux… un brouhaha… des huîtres excellentes…
Voyons, qu'est-ce que je leur disais de la guerre ?… Ah ! voilà… qu'elle serait, sans doute, longue et sanglante… qu'elle réclamerait des sacrifices au château comme à la chaumière… Quelle rhétorique ! Avais-je trop bu, hier soir ?
Il prit entre ses mains son genou droit et, y appuyant le menton, il regarda, droit devant lui, des choses invisibles.
– Grand Dieu ! – murmura-t-il avec dégoût.
Grossi par sa fourrure, il faisait l'effet, au soleil, d'un être d'une taille extraordinaire, et je sentis que je devais respecter sa méditation. C'était la première fois que je rencontrais un homme pareil ; avant le Changement, je n'étais pas certain que ces personnages existassent vraiment. Mes idées sur ce que pouvait être un homme d'État furent, avant le Changement, des plus vagues, et, si je me les rappelais, elles n'accorderaient sans doute aucune consistance individuelle et humaine à ces sortes d'entités. L'opinion que je m'en formais provenait en partie de caricatures et en partie d'articles de journaux. Je n'avais pour eux aucun respect, et voilà, comme premier effet du Changement, que je me trouvais en face d'un être dont je percevais nettement la supériorité et que j'avais pu aborder sans servilité, avec franchise et avec une respectueuse attention. Mon égoïsme rance et ulcéré, ou bien les amertumes de la vie, ne me l'auraient pas permis avant le Changement.
Il abandonna sa méditation, non sans conserver une attitude quelque peu perplexe.
– Ce discours que je prononçai hier soir fut une sottise malfaisante, voyez-vous. On n'y changera rien. Tous ces petits gnomes ventripotents, en habits noirs, gobant des huîtres, fi donc…
Un des effets les plus naturels de ce matin de merveille fut que j'acceptai ce ton de franchise à peine croyable, sans rien perdre de ma déférence pour mon interlocuteur.
– Oui, – dit-il, – vous avez raison ; tout cela est indéniablement vrai, et pourtant je ne peux y voir autre chose qu'un rêve.
V
Ces souvenirs se détachent, sur le sombre passé du monde, avec une pureté et une clarté extraordinaires.
Dans cette admirable matinée, sonore du chant des oiseaux, dominait, semblait-il, un bruit joyeux et lointain de carillon ; ce fut une hallucination sans doute, mais la fraîcheur et la nouveauté de toutes choses appelaient cette illusion, et des cloches de Pâques sonnaient dans nos cerveaux. Devant moi, assis, ce grand homme pensif et blond avait une sorte de beauté massive dans la gaucherie même de sa pose, comme si le Grand Maître de la force et de la gaieté équilibrées l'avait façonné de sa main.
Puis (me ferai-je bien comprendre aujourd'hui ?) il me parlait à moi, étranger, sans réserve, sans précautions oratoires, comme on cause à présent. En ces temps-là, non seulement nous pensions mal, mais notre pauvre pensée même, par suite de mille considérations myopes de dignité, de discipline, de discrétion, nous la voilions de circonlocutions avant de la communiquer à nos semblables.
– Tout me revient à présent, – continua-t-il, et, sans que je l'interrompisse, il exposa, en un long soliloque, ses pensées nouvelles.
Comme je voudrais pouvoir vous redire toutes ses paroles. Images sur images jaillissaient de son cerveau en raccourcis de phrases brisées. Si, dans ce que je me rappelle de cette matinée, il me restait autre chose que tel ou tel détail presque effacé sous une impression générale, il serait de mon devoir de vous rapporter mot à mot ce discours. En voici, fragmentairement, le sens général. Je revois encore Melmont s'écriant :
– Le cauchemar empira vers la fin. La guerre ! Quelle abominable chose ! Ah ! l'horrible obsession à laquelle personne n'échappait, personne… et il fallut emboîter le pas au troupeau.
Toute discrétion diplomatique l'avait abandonné.
Il me dévoila les secrets motifs de la guerre, comme tous les voient aujourd'hui ; mais ce matin-là, ces révélations me stupéfiaient. Accroupi sur le sol, insoucieux de son pied nu et enflé, me traitant à la fois comme le plus humble des acolytes et comme son parfait égal, il libéra son esprit des réflexions qui l'importunaient.
– Nous aurions pu l'éviter, cette guerre. Il suffisait d'une parole d'un de nous… un peu seulement de franchise honnête. Qui nous empêchait d'être francs les uns avec les autres ? Leur empereur ? Sans doute, il s'était juché sur un amas de ridicules et de présomptions. Mais au fond il n'était pas aussi fou qu'il s'en donnait l'air.
En quelques phrases tranchantes et vigoureuses, il démolit toute l'outrecuidance et les fanfaronnades de l'empereur allemand, de la presse allemande, du peuple allemand, – et les nôtres. Il plaçait tout cela au point d'où nous l'envisageons désormais, et avec l'animosité d'un homme qui se sent coupable à demi et qui regrette.
– Oh ! leurs haïssables petits professeurs, sanglés dans leurs redingotes ! – s'écria-t-il incidemment – se peut-il que de pareils hommes existent ? Et les nôtres donc ?… Nous aurions pu, quelques-uns au moins, adopter une ligne de conduite plus ferme… étouffer dès le début cette folie…
Sa voix retomba du murmure au silence.
Et moi, j'étais là à le regarder, comprenant tout de lui, apprenant davantage à chacune de ses paroles, et, au cours de cette matinée qui suivit le Changement, je ne m'occupai pas plus de Nettie et de Verrall que s'ils eussent été les personnages de quelque roman, dont j'aurais interrompu la lecture pour causer avec cet homme.
– Eh bien ! – dit-il, sortant de ses pensées, – nous voici réveillés. Rien de tout cela ne peut continuer, il faut y mettre fin. Comment même pareille abomination a-t-elle pu commencer ?… Je me sens comme un nouvel Adam. Croyez-vous que le phénomène ait été général ? Ou bien allons-nous retrouver tous ces gnomes et leurs démêlés ? Qu'importe, après tout !
Il fit un mouvement pour se relever, mais se souvint de son entorse. Il me pria de lui prêter mon appui jusqu'à sa maisonnette, et, chose curieuse, cette réquisition de mes services semblait aussi naturelle que mon prompt consentement. Je l'aidai à entourer d'un bandage sa cheville, et nous nous mimes en route, moi lui servant de béquille, de telle sorte que nous figurions, dans ce chemin creux, grimpant vers les falaises, on ne sait quel quadrupède boiteux.
VI
Sa maisonnette se trouvait à deux kilomètres par-delà le jeu de golf. Nous gagnâmes la plage et suivîmes, au pied des falaises, la surface plane du sable, être à trois pattes, titubant, clopinant, dans une danse qui m'épuisait vite ; nous nous reposions alors quelques minutes. Il y avait, de fait, fracture de la cheville, et Melmont ne pouvait poser le pied sans éprouver une douleur intolérable. Nous ne mimes pas moins de deux heures pour parvenir à sa maison, et nous aurions certainement mis davantage, si son valet de chambre n'était venu à la rescousse. On avait trouvé l'automobile brisée et le chauffeur inanimé, à une courbe de la route, près de la maison, et on avait cherché Melmont de ce côté, sans quoi on nous aurait découverts plus tôt. Pendant les étapes de ce long trajet, assis tantôt sur l'herbe, tantôt sur un fragment de rocher, tantôt sur une épave, nous avions causé avec la franchise qui convient entre hommes bienveillants, sans réserve hautaine de sa part, sans familiarité déplacée de la mienne, comme nous savons causer aujourd'hui, mais d'une façon qui, somme toute, était la plus inattendue et la plus insolite, jugée d'après les vieilles règles. C'est lui qui parla pendant presque tout ce temps ; toutefois, en réponse à une question indirecte, et aussi clairement qu'il m'était possible de traduire des passions devenues dès lors à peu près inintelligibles pour moi-même, je lui narrai comment j'avais poursuivi Nettie et son amant, le revolver au poing, et comment le brouillard vert m'avait surpris et terrassé. Il hochait la tête en m'écoutant, comme quelqu'un qui comprend tout, et, par quelques questions brèves et pénétrantes, s'enquit de mon instruction, de mon éducation, de mes occupations. Il avait, dans sa manière, quelque chose de volontaire et de réfléchi, avec de courtes pauses, une autorité qui n'admettait ni refus ni délai.
– Oui ! sans doute… Quel sot j'ai été ! – dit-il.
Et ce fut tout jusqu'à notre prochaine étape. Pour ma part, je ne percevais pas bien quel rapport pouvait avoir mon histoire avec cette sorte de mea culpa.
– Supposez, – fit-il, en s'affalant sur un brise-lames, – supposez qu'il eût existé un homme d'État… – Il se tourna vers moi. – Si celui-là avait pris sur lui de débrouiller ce fatras de discordes, s'il avait pris tout cela à pleines mains, comme un sculpteur sa terre, comme un maçon ses briques et son mortier, et s'il en avait façonné…
Il eut un geste de sa large main vers les gloires du firmament et de la mer, et il reprit bruyamment haleine.
– … s'il en avait façonné quelque chose qui convînt à ce cadre !
Et il ajouta, en commentaire :
– Alors, des histoires comme la vôtre eussent été impossibles, voyez-vous… Donnez-moi d'autres détails encore, parlez-moi de vous-même… J'ai la conviction que tout cela est aboli et que le Changement est bien définitif. Désormais, vous ne serez plus l'homme que vous étiez. Ce que vous avez fait… importe peu. Nous nous sommes rencontrés, nous que séparait l'ombre qui est derrière nous. Racontez-m'en davantage.
Je lui narrai mon histoire, aussi simplement et aussi franchement que je viens de le faire.
– Et voilà, – reprit-il, – là où ce semis de petits écueils dépasse le promontoire, les chalets… Qu'avez-vous fait du revolver ?
– Je l'ai laissé, là-bas, dans les orges.
Il me regarda entre ses cils clairs.
– S'il en est de tous comme de vous et de moi, il y aura beaucoup de revolvers abandonnés dans les orges aujourd'hui.
Ainsi causions-nous, ce grand homme puissant et moi, avec une affection fraternelle si mutuelle qu'il n'était pas besoin de l'affirmer par des paroles. Nos âmes se rejoignaient, en pleine bonne foi, et pourtant je n'avais éprouvé jusque-là qu'un sentiment de méfiance alerte pour mes semblables. Je le vois encore, assis sur le brise-lames tapissé de mollusques, les yeux fixés sur un cadavre de matelot que la mer venait de rejeter à nos pieds : celui-là avait manqué de peu l'aube du nouveau jour. Mais n'exagérons pas les horreurs du temps passé ; la mort n'était guère plus fréquente en Angleterre qu'elle ne l'est de nos jours. Nous reconnûmes le cadavre d'un matelot du Rother Adler, le grand cuirassé allemand, qui était échoué, – nous ne le savions pas alors, – à quelque quatre milles de là, sur la côte, parmi les débris de la falaise labourée de projectiles, – masse éventrée de mécanique de précision. La marée haute l'avait recouvert et retenait, dans les entrelacs de ferraille, les cadavres de neuf cents braves gens, hier encore vigoureux et habiles, capables de belles choses…
Je me rappelle parfaitement le pauvre gars : il s'était noyé pendant la période anesthésique du gaz vert. Son jeune visage blond paraissait tranquille et calme ; mais sa poitrine avait été échaudée par un jet de vapeur, et son bras droit était bizarrement tordu derrière son dos. Cette mort cruelle et inutile avait revêtu, dans l'aube nouvelle, de la dignité et de la beauté. Un même lien significatif unissait les personnages de cette scène moi, dans mes pauvres habits, prolétaire miséreux ; Melmont sous sa coûteuse fourrure de chauffeur qu'il n'avait pas quittée, penché sur le brise-lames primitif vers cette triste victime d'une guerre dont il était pour une part responsable.
– Pauvre garçon, enfant que nos erreurs ont envoyé à la mort ! Voyez donc la beauté calme de sa figure… Quelle pitié d'avoir été sacrifié de la sorte !
Près du cadavre, une étoile de mer, abandonnée par la vague, s'efforçait, de ses lents tentacules, de regagner l'eau et laissait une légère empreinte sur le sable.
– Plus de ceci désormais, – dit Melmont d'une voix étouffée, en s'appuyant à mon épaule. – Plus de ceci !
Mais la figure de Melmont m'est encore plus présente à la mémoire quand je le revois aussi sur un bloc de rocher crayeux, éclairé en plein par le soleil, et le visage couvert d'une rosée de transpiration. Il prenait à mi-voix des résolutions :
– Il faut mettre fin à la guerre. C'est une stupidité. Avec le nombre de gens capables de lire et de penser, dès à présent, il n'est besoin de rien de pareil. Quelle triste besogne nous accomplissions, nous, les dirigeants ! Engourdis, comme des gens entassés dans une pièce sans air, trop abêtis, trop somnolents, trop ignoblement disposés les uns envers les autres, pour que l'un de nous se levât et ouvrît la fenêtre. Dans quel gâchis nous pataugions !
Grande figure puissante, il est demeuré tel, dans ma mémoire, intrigué, émerveillé de lui-même et de toutes choses.
– Pourquoi tant de faiblesse, juste ciel ? – fit-il, avec le même geste large vers l'étendue, et, autour de sa taille gigantesque soudain dressée, un vol de mouettes tourbillonnait, criard, symbole assez exact de notre activité vaine de naguère. Il parlait avec étonnement des choses abolies.
– Vous êtes-vous jamais figuré la mesquinerie de toute personne mêlée à une déclaration de guerre ? – interrogea-t-il.
Et il fit lui-même la réponse, comme pour se confirmer à haute voix l'incroyable ; il décrivait Laycock, qui le premier formula la phrase redoutable au Conseil des ministres :
– Gommeux d'Oxford, une taille de nabot, une voix de crécelle, un menu bagage de racines grecques, sot minuscule élevé par des sœurs aînées en adoration devant sa prétentieuse nullité… Je ne le perdais pas de vue, – continua-t-il, – et je songeais que cet âne bâté avait charge de millions de vies humaines… J'aurais mieux fait d'en penser autant de moi-même. Je ne le contrecarrai en rien. Le satané petit imbécile se démenait jusqu'au cou en pleine tragédie ; il lançait des éclats de voix, et roulait vers nous de gros yeux ronds. « C'est la guerre », proclama-t-il. Richover haussa les épaules ; je protestai pour la forme et cédai aussi… Je l'ai revu depuis, dans mes songes… Quelle bande nous faisions ! Tous légèrement épouvantés de nous-mêmes… instruments, pour ainsi dire, du hasard. Ce sont des imbéciles de cette sorte qui mènent à ceci…
Et, de la tête, il montrait le cadavre.
– Il va être intéressant de voir ce qu'il est advenu du monde, – reprit-il. – Ces brouillards verts… l'étrange substance… Je sais au moins ce qu'il est advenu de moi… Je suis converti. J'ai toujours eu le sentiment que… mais ceci est de l'imbécillité. Assez de bavardage… J'y mettrai le holà.
Il me tendit une main impuissante, faisant signe qu'il voulait se remettre en route.
– Le holà à quoi ? – questionnai-je, m'empressant à son aide.
– À la guerre, mon ami, – fit-il de sa grosse voix sourde, en s'appuyant sur mon épaule, mais sans achever l'effort de se lever. – Je vais arrêter la guerre, mettre fin à toutes les choses qui ne doivent plus subsister. L'univers est beau ; la vie est grande et superbe ; il nous suffit d'ouvrir les yeux pour le savoir. Songez aux merveilles que nous avons traversées, inconscients comme un troupeau de pourceaux dans un parterre de fleurs. Les couleurs de la vie, ses sons, ses formes ! Nous avons eu nos jalousies, nos disputes, nos discussions ardues, nos préjugés invincibles, nos activités vulgaires, nos timidités fainéantes, nous nous sommes plumés à coups de bec, nous avons pollué l'univers… comme des corneilles dans un clocher, comme des volailles dans le sanctuaire de Dieu. Ma vie a été une sottise, une mesquinerie, de grossiers plaisirs, un gaspillage… ma vie tout entière. Me voici, pauvre ombre noire devant l'aube, être de repentance et de honte. Et, sans la miséricorde divine, j'aurais pu mourir cette nuit… comme ce pauvre enfant… dans l'ordure de mes péchés. Plus de tout cela ! Que le monde ait changé ou non, il n'importe. Nous deux nous avons vu cette aube.
Il se tut un moment.
– Je me lèverai et j'irai vers mon père, – commença-t-il, – et je lui dirai…
Sa voix s'éteignit en un murmure imperceptible, sa main se crispa sur mon épaule et nous partîmes…