Depuis quelques jours, Gratienne se débattait entre la vie et la mort.
Une fièvre ardente la dévorait. Sa pauvre petite poitrine, déjà si frêle, était déchirée par une toux convulsive. Après chaque crise, on eût dit qu’elle allait rendre l’âme.
Martin Fayolle était fou de douleur.
La Nanon, bien qu’en proie à d’aussi cruelles angoisses, conservait cependant toute son énergie. Sans repos, nuit et jour, elle soignait sa chère malade, elle luttait pour la sauver.
À peine tolérait-elle que le père entrât dans la chambre.
Claudine était rigoureusement consignée.
Chaque matin, dès l’aube, Guillaume venait chercher des nouvelles et s’en retournait, appréhendant le nouveau coup qu’il allait porter à sa sœur adoptive. La nuit avait été mauvaise… Le médecin ne laissait que peu d’espoir… Quelques heures encore et ce serait peut-être fini !
Claudine se désespérait.
« Mais je porte donc malheur à tous ceux qui me marquent de l’amitié ! disait-elle. N’est-ce pas assez d’avoir vu mourir Marianne et le père Sylvain ? Eux encore, ils étaient avancés en âge… Mais Gratienne !… ma pauvre Gratienne !… à peine quinze ans !… »
Souvent elle s’échappait pour courir à la ferme. Elle y passait de longues heures auprès de Martin Fayolle. Ils se désolaient ensemble, ils pleuraient.
Dans les yeux de Nanon, pas une larme. Quelques mots articulés d’une voix rauque, et c’était tout. D’ailleurs, on ne la voyait guère. Sans cesse enfermée avec la malade, elle préparait elle-même ses médicaments, les lui faisait prendre, l’encourageait, la soutenait, effaçant un pli du drap, relevant la couverture ou l’oreiller. Parfois même, pour l’endormir, elle trouvait le courage de fredonner une de ces vieilles chansons du pays, avec lesquelles elle avait bercé son enfance.
Lorsque enfin Gratienne succombait au sommeil, Nanon se laissait tomber sur une chaise basse, retenant son souffle, la bouche béante, l’œil fixe. Elle restait ainsi, immobile et morne, un chapelet dans ses mains jointes. Mais elle ne priait pas des lèvres, elle priait du cœur.
Une nuit, l’enfant rouvrit les yeux, se souleva sans bruit, regarda la dévouée servante qui, tout absorbée dans sa douloureuse ferveur, murmurait :
« Mon Dieu !… oh ! mon Dieu, pardonnez-moi !
– Te pardonner ! dit Gratienne, mais tu n’as jamais fait de mal à personne, ma bonne Nanon !
– Qui sait ? s’écria brusquement la servante comme courroucée contre elle-même. »
Puis, après avoir embrassé l’enfant comme elle ne l’avait jamais embrassée, après lui avoir fait prendre quelques gouttes d’une potion calmante, elle la contraignit à refermer les paupières.
Quelques minutes plus tard, ainsi qu’en rêve, la jeune malade crut entrevoir Nanon qui, les yeux au ciel, le visage inondé de pleurs, se frappait la poitrine, en se mordant les lèvres pour étouffer ses sanglots.
Le lendemain soir, après une dernière crise suivie d’une prostration complète, le médecin dit à voix basse :
« Il est temps de prévenir M. le curé. »
Martin Fayolle était sur le seuil. Derrière lui, Claudine.
Elle eut un mouvement pour obéir au docteur :
« Reste ! dit tout à coup la Nanon. Ce sera moi… j’irai ! »
Et, pour la première fois, leur faisant signe d’entrer dans la chambre, elle s’élança au dehors.
Comme elle arrivait devant l’église, on sortait du salut.
Elle alla droit au vieux prêtre. Elle lui dit à l’oreille quelques mots que lui seul put entendre.
« Quoi ! murmura-t-il, avec étonnement. Vous voulez… ce soir même…
– À l’instant ! répondit-elle, d’un ton résolu. »
Tous les deux se dirigèrent vers le confessionnal.
Déjà l’humble église était plongée dans l’ombre. La porte restait ouverte, se découpant en noir sur le fond bleuâtre du crépuscule.
Extérieurement, plus personne. Aucun bruit.
L’église est entourée par un enclos ; c’est l’ancien cimetière.
On y pénètre par une barrière à claire-voie, qui se trouve enchâssée dans le mur à hauteur d’appui.
Cette barrière s’ouvrit, poussée du dehors.
Un homme parut, s’avança précautionneusement, comme avec le désir de ne pas être vu.
C’était le sergent Martial Hardoin.
Ne sachant plus comment employer l’héritage de Pierre Gervais, ne voulant pas le garder pour lui-même, il venait le déposer dans le tronc des pauvres.
Il franchit donc le porche en silence, il s’engagea dans les ténèbres de l’église.
Tout à coup, comme sa main cherchait à tâtons la cassette scellée dans la muraille, Martial entendit de l’autre côté, dans le confessionnal, un mouvement, un bruit.
Quelqu’un venait de se relever, se dirigeant rapidement vers la sortie.
Le sergent reconnut la Nanon ; il ne put retenir un cri de surprise.
« Qui donc est là ? demanda la voix de l’abbé Denizet.
– Ami ! répondit le zouave. C’est moi, monsieur le curé… Je ne regrette pas la rencontre.
– Pourquoi ? Que venais-tu faire ici, à cette heure ?
– J’allais insinuer là-dedans cinquante napoléons. Ils m’avaient été confiés par un mourant, qui n’a plus d’autre héritier que les pauvres de la paroisse. Autant que vous preniez cela dans votre bourse. On sait bien que c’est la leur. »
À cette réponse du soldat, le prêtre lui serra la main.
« Bien ! lui dit-il, c’est bien mon garçon ! voilà une pensée qui te portera bonheur !
– Vous acceptez, n’est-ce pas ? reprit Martial, j’aime bien mieux ça, car vous direz quelques messes pour l’âme de Pierre Gervais. C’est lui qui… »
Le vieillard ne le laissa pas achever.
« Je te le promets ! dit-il avec émotion, mais garde cet argent. Je te dirai dans quelques jours à qui il appartient, à qui tu dois le remettre.
– Bah ! s’écria le sergent, vous avez donc été plus heureux que moi ? Vous savez…
– Je sais tout ! l’interrompit de nouveau le vieux prêtre. Mais c’est encore le secret de la confession… À bientôt. »
Il allait s’éloigner, Martial le retint :
« Il n’y a qu’une petite difficulté à cela, monsieur le curé, c’est que je pars ce soir.
– Tu ne peux pas attendre ?
– Non. C’est la fin de mon congé. Faut que je rejoigne.
– Alors, veux-tu m’accepter pour intermédiaire ? Je t’enverrai le reçu.
– Signé de l’enfant ?
– Signé de la mère.
– Voici l’argent ! s’écria le zouave. J’ai confiance ; mais c’est égal, je ne serai pas fâché de savoir… Vous comprenez, n’est-ce pas, monsieur le curé ?… Je me suis donné tant de tintouin pour découvrir… Ah ! mon pauvre Pierre Gervais, ton or ira donc à son adresse !… Mais que je suis donc content… Mille tonnerres ! »
Le zouave se rappela tout à coup qu’il était dans une église. Se mordant, mais trop tard, les lèvres :
« Oh ! pardon, monsieur le curé…
– Je t’absous, mon ami ! répondit le bon prêtre. Heureux voyage, et bonne chance ! »
Et quittant le soldat, qui venait de lui remettre la somme, il se dirigea vers la ferme de Martin Fayolle.
En entrant dans la chambre de la malade, il aperçut le père et Claudine qui, penchés vers le lit, dans une attitude silencieuse, souriaient à travers leurs larmes.
« Que s’est-il donc passé ? murmura l’abbé Denizet.
– Elle s’est calmée ! Elle dort ! » répondit à voix basse la Nanon, dont le visage resplendissait d’espérance.
Le curé lui montra le ciel…
Elle étendit la main comme pour renouveler un serment.
« Mon Dieu ! dit le prêtre, vous qui pardonnez au repentir, faites pour nous un miracle ! »