XXIV – AU BORD DE LA MER

 

Au bord de la Méditerranée, sous les tamaris en fleurs, deux femmes sont assises.

L’une a dix-huit ans. Bien qu’un peu frêle encore, elle fait honneur à ce beau climat qui lui a rendu la santé. Elle est vraiment jolie. C’est Gratienne.

L’autre, vous ne la reconnaîtriez pas… C’est Nanon.

La crise morale qu’elle a traversée, ses angoisses, ses remords avaient miné sa vie. Tant qu’il a fallu lutter pour conserver les jours de sa fille, elle est restée debout, active et vaillante. À mesure que renaissait Gratienne, on l’a vue s’affaisser, dépérir. Maintenant elle se meurt.

Hyères est la plus charmante ville du monde, pendant l’hiver. Il faut la fuir quand vient l’été. D’après l’avis des médecins, les deux étrangères se sont installées à la campagne, dans cette bastide que l’on distingue à travers les pins. Chaque soir, on transporte la malade au bord de la grève ; on l’assied sur un fauteuil de jonc, à l’ombre des ruines de Pomponia, l’ancienne cité romaine. Là, rafraîchie par la brise, bercée par le murmure du flot, elle s’endort. Gratienne, en travaillant, veille sur elle.

Le soleil du midi semble avoir desséché la pauvre Nanon, tant sa maigreur est effrayante. Elle a le teint olivâtre d’une vieille gitane. Du fond de leur orbite encore plus sombre, ses yeux ressortent, presque visibles à travers les paupières comme transparentes. Son corps à l’abandon, ses longues mains décharnées ont des frissons de fièvre. Dans son sommeil agité, parfois une plainte, un cri lui échappe.

Gratienne, alors, la regarde avec une sollicitude inquiète, avec une tendre pitié. Elle murmure quelques mots de prière, essuie une larme roulée sur sa joue, puis se remet à l’ouvrage. Elle tressaille au moindre bruit qui pourrait réveiller sa mère.

Tout à coup, la Nanon se prit à gémir, à se débattre, comme sous l’oppression d’une douleur plus aiguë, d’un effrayant cauchemar. Elle rouvrit les yeux, aperçut Gratienne qui s’était agenouillée devant elle, et, l’embrassant avec joie, s’écria :

« Ah ! ce n’était qu’un rêve !… mais il m’a fait bien mal !… Figure-toi, mon enfant, que je croyais t’avoir quittée, être morte !… Ah ! non pas encore ! pas encore !

– Ma mère ! ma bonne mère ! » balbutiait Gratienne en s’efforçant de la rassurer, de la consoler.

La malade enfin se calma. Mais, toujours obsédée par la même pensée :

« Que deviendrais-tu si cela arrivait ? murmura-t-elle. Voilà ce qui me tourmente, ce qui m’effraye… Te laisser seule ! toute seule !…

– Mais tu ne me quitteras pas, ma mère !… tu m’as sauvée, je te sauverai ! ne songe donc pas à cela…

– Si fait, mon enfant, j’y songe… et sans cesse !… Ici tu pourrais vivre de ton travail !… Là-bas, au pays, il y a Martin Fayolle et Claudine… Mais un si long voyage !… Ou bien l’isolement !… sans compter ton chagrin !… Ah ! que je voudrais te voir un protecteur, un ami ! »

À quelques pas, dans les ruines, une voix s’écria :

« Un ami ! Présent !… Me voilà ! »

Les deux femmes, étonnées, regardèrent.

Un jeune homme, portant l’uniforme de lieutenant, s’avançait vers elles.

Sur sa poitrine, on voyait la médaille militaire, celle de Crimée, la croix d’honneur.

Il l’avait chèrement payée ; sa manche droite était vide.

« Martial Hardoin ! fit en le reconnaissant la Nanon.

– À la bonne heure ! répondit-il. J’espère que cette fois-ci vous ne m’éviterez pas. Bonsoir, madame Gervais ! Ne voyez-vous donc pas que je vous tends la main ?… La main gauche, par exemple ; les Autrichiens ne m’ont laissé que celle-là.

– Quoi ! murmura-t-elle en y mettant la sienne, c’est toi, mon pauvre garçon…

– Retour d’Italie ! répliqua gaiement le zouave. Après Magenta, l’épaulette. Après Solférino, décoré, mais amputé… Ni, ni, c’est fini pour la gloire ! serviteur, mademoiselle Gratienne… Et mon compliment… C’est vous qui êtes changée à votre avantage !… Quelle jolie fille !… Je le regrette.

– Pourquoi donc ? demandèrent la fille et la mère, également surprises.

– Une idée à moi ! » fit Martial qui avait rougi.

Puis, regardant de nouveau Gratienne :

« Vous ressembler à quelqu’un que je n’ai pas oublié ! reprit-il avec émotion, et ça me remue le cœur ! Mais il fait encore plus chaud ici que chez les Italiens… Permettez-moi de m’asseoir à l’ombre.

– Gratienne, dit la Nanon, cours à la bastide, et rapporte quelques rafraîchissements pour M. Martial…

– Ça n’est pas de refus ! fit le zouave. D’autant plus que nous avons à causer tous les deux votre mère et moi… »

C’était bien aussi le désir de la Nanon.

La jeune fille s’éloigna.

« Pour lors, dit Martial, j’avais reçu une lettre de là-bas, par laquelle Martin Fayolle m’apprenait que vous étiez à Hyères, et pas bien portante, je vois qu’on ne m’avait pas trompé, j’ai tout entendu. Pauvre Nanon !… Mais pas d’attendrissement ! Je vous apporte peut-être bien un cordial qui vaudra mieux pour votre rétablissement que toutes les drogues des apothicaires !

– Expliquez-vous, murmura-t-elle.

– Tutoyez-moi donc, demanda-il, ça me mettra plus à mon aise. Vous aviez commencé tout à l’heure… Et là, vrai, ce n’est pas mal embarrassant ce que j’ai à vous dire.

– Du courage ! voyons, je t’écoute !

– On m’a donc débarqué à Toulon, reprit-il, à deux pas d’ici, comme par un coup du sort… J’espère que vous vous souvenez de votre défunt mari, le père de la petite…

– J’irai bientôt le retrouver ! fit-elle, en levant les yeux vers le ciel.

– Espérons que non ! poursuivit-il, et figurez-vous, tout au contraire, que c’est lui qui descend de là-haut, qui vous dit : Martial Hardoin est un brave garçon. Un bras de moins, d’accord ! mais un joli grade et des joujoux honorifiques au-dessus du cœur. De plus, son père doit lui avoir laissé une certaine fortune. Ce serait un bon parti, s’il était au grand complet. Il s’en faut de peu. Comprenez donc, sans périphrases, que… à la rigueur… je… enfin… »

Le zouave commençait à s’embrouiller.

« Tonnerre ! s’écria-t-il, c’est plus difficile que je ne pensais ! »

Puis, brusquement :

« Savez-vous pourquoi je regrettais tout à l’heure que Gratienne fût aussi jolie ? Ah ! ah !… si elle était bossue, ou tout au moins borgne et grêlée, ça irait tout seul ! Car croyez-vous, nous autres soldats, quand nous avons fait une promesse à un camarade mourant, rien ne nous coûte pour obéir à la consigne. Bref, telle qu’elle est, vous ne voudriez pas la laisser toute seule dans la vie… Ça vous soulagerait l’âme, de lui laisser un protecteur, un soutien… Nanon, voulez-vous me la donner pour femme ?

– Martial ! s’écria-t-elle, quoi ! tu ferais cela !…

– Si vous voulez bien le permettre, conclut-il. J’aimais son père, je l’aimerai… Devant Dieu, je jure de me dévouer à la rendre heureuse. »

La franche émotion du soldat, son attitude, son regard garantissaient la loyauté de son serment.

Nanon venait de lui saisir la main, elle y colla ses lèvres.

« Ah ! Martial ! Martial, sois béni !

– Vous consentez donc ?

– Moi, oui… mais elle…

– Je comprends. Voilà le hic ! L’aveu n’a pas été sans peine avec vous, Nanon. Jugez ce que ce serait avec elle ! Faut vous en charger… en douceur. Prenez tout votre temps… je vous donne huit jours. La voici qui revient, motus ! »

Gratienne ne fut pas sans remarquer la joie de sa mère, l’embarras du sous-lieutenant ; un secret instinct l’avertit qu’il avait été question d’elle. On causa. Martial reprit quelque entrain. Jamais Nanon n’avait été aussi gaie, jamais Gratienne aussi souriante.

La nuit venant, le zouave offrit son bras à la malade.

« Côté gauche, lui dit-il, côté du cœur ! Le sentez-vous battre, Nanon ? Ayez confiance ! »

Gratienne avait pris les devants.

« Oui ! oui ! murmura la pauvre mère, je lui parlerai dès ce soir. Dès ce soir, écris là-bas pour avoir les papiers nécessaires… Oh ! je ne voudrais pas mourir avant que vous ne soyez unis !

– À Dieu ne plaise ! répondit Martial, mais quand bien même vous pourriez assurer à Pierre Gervais que Martial lui tiendra parole ! »