Quelques jours plus tard, la classe du soir s’ouvrit.
Le maire, animé d’un beau zèle, s’était chargé des frais de chauffage et d’éclairage.
Maître Guillaume appelait à lui les illettrés de tout âge, ceux qui n’avaient rien appris, ceux qui avaient tout oublié.
Il leur enseignerait la lecture, l’écriture, le calcul.
À la première séance, il ne se présenta qu’une douzaine d’élèves. On n’osait pas encore, on craignait la raillerie.
Mais, dès le second soir, un grand exemple fut donné.
L’adjoint Legrip vint s’asseoir sur les bancs de l’école avec ses trois fils.
« Nous apprendrons ensemble, dit-il. Je sais ce que coûte l’ignorance ; je ne veux plus que nous soyons des ignorants ! »
Tous les autres prirent courage : jeunes gens, hommes mûrs et vieillards. C’était à qui serait gagné par l’émulation d’apprendre, de pouvoir conduire ses affaires soi-même. Un gendarme de la brigade voisine sollicita son admission, se montra l’un des plus assidus, bien qu’il eût plus de deux lieues à franchir pour se rendre au cours. Il voulait devenir capable de passer brigadier.
L’instituteur pleurait de joie.
« Dans deux ou trois ans, disait-il, ma commune sera citée à l’ordre du jour. »
Si parfois on lui objectait que, pendant l’été, s’oublieraient les leçons de l’hiver :
« Nous recommencerons l’hiver prochain ! répliquait-il. Nous sommes tous des hommes de bonne volonté, n’est-il pas vrai ? Quelques mois suffisent pour apprendre à lire à des hommes fermement résolus. L’esprit de l’enfant est comme une lande inculte qu’il faut défricher péniblement, longuement ; mais l’esprit de l’adulte, c’est un sol où l’air et le soleil ont accumulé des forces productives… ouvrez le sillon, et la semence répandue lèvera, fleurira. Demandez plutôt à M. le curé ! »
Le digne pasteur répondait affirmativement. Il savait de quel esprit était inspiré son instituteur.
À côté de cette classe élémentaire, il y en avait une autre d’un ordre plus élevé, d’un caractère tellement pratique que les adultes pouvaient en constater, pour ainsi dire après chaque leçon, le profit et les avantages. Ainsi, leurs progrès étaient merveilleusement rapides. On voyait l’intelligence se développer en eux, comme on voit au printemps monter la sève dans les vieux chênes.
Bientôt la classe fut trop pleine. Presque tout le village y venait.
Les femmes cependant restaient à l’écart. Elles se plaignaient même qu’on leur enlevât leurs maris.
« Venez chez la Simonne, dit maître Guillaume, et Claudine vous donnera des leçons. N’avait-elle pas commencé d’elle-même avec le pauvre père Sylvain ? »
Martin Fayolle, d’abord incrédule, ne tarda pas à se ranger à l’avis des deux autres autorités du village lorsque Guillaume lui tint ce raisonnement :
« Vous vous intéressez à Claudine, n’est-il pas vrai ? Vous souhaitez d’ailleurs que la commune ait plus tard une école pour les filles. Laissez-la donc faire son apprentissage d’institutrice. Tel est l’avenir que je lui rêve. »
Le cours pour les femmes s’établit donc, et désormais tout le monde fut content. Sauf le cabaretier du village. Cette belle fièvre d’instruction l’avait privé de toutes ses pratiques.
Et pour surcroît de malheur, ne voilà-t-il pas que maître Guillaume s’avise de tenir une conférence le dimanche soir !
Un jour de recette !
Tout le monde s’y rendait, voire même des hameaux d’alentour.
Plus personne au cabaret !
Grand-Louis, – le cabaretier, – commença par déblatérer contre l’instituteur. Il faisait piteuse grimace, il enrageait. Il l’appelait jésuite, clérical. Mais, un dimanche soir, il finit par se laisser entraîner par le torrent ; on le vit arriver avec les autres.
« Bah ! fit Martin Fayolle, comment te voilà, Grand-Louis ?
– Il le faut bien, morguenne ! je ne peux pas rester tout seul à boire mes topettes et mes petits verres ! Satané maître d’école ! »
Guillaume avait entendu cette sortie de l’infortuné débitant. Il tâcha de le calmer.
Celui-ci ne voulait rien entendre.
« Ça ne serait rien encore, disait-il d’un ton lamentable, si tout dernièrement, quel guignon ! je n’avais pas remis à neuf ma grande salle. Une si belle salle !
– Parfait ! s’écria Guillaume, justement la nôtre devient trop petite.
– Vous moquez-vous, monsieur le maître ?
– Pas le moins du monde. Je songe à vous indemniser, mon ami. Voyons, combien réalisez-vous de bénéfice chaque dimanche ?
– Eh ! mais je n’aurais pas donné ma soirée pour deux pistoles.
– J’ai plus de cent auditeurs, conclut Guillaume, et je puis leur demander une cotisation de dix centimes par personne. Soit : dix francs. Voulez-vous, à ce prix-là, me louer votre grande salle ?
– Tope ! dit Grand-Louis, c’est toujours ça de rattrapé ! »
Le cabaret baissa pavillon et devint une salle de conférences.
Maître Guillaume y parlait un peu de tout, s’efforçant tout à la fois de moraliser et d’instruire son auditoire. Tous les gros bonnets de la commune en faisaient partie. Le maire et le curé siégeaient aux côtés de l’instituteur. Ils lui adressaient tour à tour des questions, des observations qui stimulaient sa verve. Souvent une heureuse réplique mettait en joie l’assistance. Un autre jour, on trouvait moyen de l’émouvoir. M. le maître, excellent lecteur, avait choisi dans la littérature moderne quelques-uns de ces récits touchants, amusants, qui provoquent le rire et les larmes. Ce n’était jamais un enseignement, mais une suite d’entretiens variés, familiers. Les paysans y prenaient un vif plaisir. Ils attendaient avec impatience, ils fêtaient à l’envi cette bonne veillée du dimanche.
Aussi, vers la fin de l’hiver, on imagina de donner à l’instituteur un témoignage de reconnaissance. Une souscription fut ouverte, une députation alla le trouver pour savoir s’il serait content d’avoir une barrique de vin dans sa cave.
« Une barrique de vin ! répondit-il, elle serait bientôt vidée, car je ne la boirais pas tout seul. Je vous propose d’employer autrement le produit de cette souscription qui m’honore… achetons une bibliothèque-armoire et remplissons-la de bons livres. »
Cette idée fut acclamée. Chacun voulut concourir à son exécution. Le menuisier, le serrurier se mirent à l’œuvre. Martin Fayolle avait fourni le bois ; l’abbé Denizet donna les premiers volumes. On en obtint du ministère ; le complément fut acheté. Bref, la bibliothèque de l’école se créa comme autrefois la cathédrale de Strasbourg, par un mouvement d’enthousiasme. C’est dans la pensée qu’est la grandeur des choses.
Puis, lorsque le tout fut obtenu, terminé, il y eut une joyeuse procession tout à l’entour de la commune. Ceux-ci portaient l’armoire, ceux-là les livres. Le tambour marchait en tête du cortège. On installa solennellement la bibliothèque dans la maison d’école. Et ce fut un beau jour de fête !
Cependant les adultes ne faisaient pas négliger les enfants. Guillaume enseignait même la musique. Dès l’arrivée de l’orgue-harmonium, tant souhaité par l’abbé Denizet, il avait dit à M. le curé, à M. le maire :
« Nos écoliers chanteront ; le méchant seul ne chante pas. C’est un plaisir honnête, un rapide agent de civilisation. Il rend l’homme meilleur, et s’accorde à merveille avec les travaux de la campagne. Voyez plutôt au delà du Rhin : dans toutes les chaumières, on rencontre un violon, un instrument de cuivre, parfois même un piano. Le paysan allemand n’en est pas moins bon laboureur et bon père de famille. Haydn était le fils d’un pauvre charron villageois.
« Je n’ai pas la prétention de former ici un Haydn ; mais avec la musique on embellit dans le plus humble hameau, les fêtes religieuses et les solennités populaires. Qu’il nous arrive une grande joie nationale et nous pourrons dignement la célébrer. »
En effet, à la nouvelle de la prise de Sébastopol, un Te Deum fut chanté par les élèves de maître Guillaume. C’était glorieusement inaugurer l’orphéon du village.
Ce jour-là, M. le curé figurait entre l’instituteur et le maire… Une main dans celles de chacun d’eux, il leur disait :
« Sous la soutane, comme sous l’uniforme, le frac ou la blouse, il n’y a plus aujourd’hui que des cœurs français !… Ah ! c’est en vain qu’on cherche à nous diviser… restons unis !… »
………………………
Ainsi se passa l’hiver.
Il ne fut marqué que par un seul incident, l’arrestation de Jean Margat.
L’instituteur ne s’était pas plaint du guet-apens dont il avait failli devenir victime. Mais quelques méfaits antérieurs valurent au Sanglier deux ans de prison.
Guillaume se trouvait momentanément délivré de l’un de ses ennemis.
Restait l’autre.