Depuis quelques jours, l’état de Marianne, la vieille paralytique, s’était aggravé.
Elle ne souffrait pas davantage. Mais à peine Claudine parvenait-elle à lui faire prendre quelque nourriture. Son amaigrissement et sa pâleur devenaient effrayants. Ce n’était plus qu’un cadavre. Ses lèvres seules remuaient, animées par un faible souffle. Dans ses yeux, où la vie semblait réfugiée, tremblotait une lueur vague, intermittente, comme celle d’une lampe qui va s’éteindre.
Tel avait été l’arrêt du médecin amené par Guillaume.
On sentait que le dernier jour, que la dernière heure approchait.
La douleur de Claudine et du père Sylvain était navrante.
Le vieillard, courbant sa tête blanche, restait plongé dans une muette consternation, dans un morne désespoir ; l’enfant s’efforçait de cacher ses larmes et, de temps en temps, courait au dehors, à quelques pas de la cahute, pour donner un libre cours à ses sanglots.
Puis elle revenait en toute hâte, active et vigilante comme toujours.
La mourante avait parfois un éclair dans le regard, un cri venu du cœur ; elle comprenait tout.
Une affection profonde et touchante existait entre ces trois pauvres créatures, isolées au milieu des bois.
Cependant, le vieux bûcheron s’en allait chaque jour à son travail, il le voulait ainsi.
Le soir il s’en revenait au pas de course et tout palpitant d’angoisse jusqu’au seuil de la cabiole. Il hésitait avant d’y pénétrer. Du regard il interrogeait Claudine… et ce n’était qu’après sa réponse qu’il osait enfin regarder la mourante, s’approcher d’elle et lui mettre un long baiser sur le front.
Marianne se ranimait pour un instant. Elle avait un regard, presque un sourire, qui semblait répondre :
« Je suis encore là… Merci… Du courage ! »
Un peu plus tard, Claudine servait la soupe. On mangeait en silence. Puis, du geste, le vieillard contraignait l’enfant à s’étendre sur sa couche de bruyères, à fermer les yeux.
Quant à lui, prenant place auprès de la malade, et la main dans sa main, il veillait.
Une lampe rustique, suspendue dans la cheminée, éclairait seule ce triste tableau.
Avant de succomber au sommeil, le père Sylvain murmurait cette fervente prière :
« Mon bon Dieu…, prolongez les jours de ma vieille compagne, ou bien abrégez les miens !… Faites que nous partions ensemble ! »
Si, par hasard, il tournait la tête du côté de la couchette de Claudine, souvent il voyait briller dans l’ombre ses deux grands yeux attendris.
La fillette refermait vivement les paupières, et le vieux bûcheron se reprenait ainsi :
« Ne m’exaucez pas, mon Dieu ! il faut que je travaille encore pour la petite, jusqu’à ce qu’elle puisse gagner son pain, jusqu’à ce qu’elle soit grande ! »
Au jour naissant, il reprenait sa cognée.
Ce matin-là, Claudine s’était efforcée de le retenir :
« Ne nous quittez pas, père Sylvain ! il reste assez d’argent… »
Il l’avait interrompue :
« Pour nous, mon enfant, mais non pas pour toi… J’ai toujours eu ce pressentiment que je ne survivrais guère à Marianne… et jusqu’à mon dernier jour, je veux te gagner quoique chose de plus. Que deviendras-tu quand nous ne serons plus là… À ce soir !
Sans vouloir s’expliquer davantage, il était parti.
Sa tâche était en ce moment d’ébrancher de vieux chênes croissant parmi des rochers.
Il avait plu durant la nuit, l’écorce était humide et glissante. Un froid assez vif faisait trembler le vieux bûcheron. Il tomba.
Sa tête avait porté sur des pierres aiguës.
Couvert de sang, le crâne entr’ouvert, il resta sur le coup, évanoui, comme mort.
Vers le soir seulement, quelques bûcherons qui passaient par là l’aperçurent et le relevèrent.
Il n’avait pas encore repris connaissance.
Le père Sylvain était adoré de ses compagnons. Ils le mirent sur une sorte de brancard ; ils le ramenèrent à la cabiole.
Du plus loin que Claudine aperçut ce funèbre cortège, son instinct l’avertit du nouveau malheur qui la menaçait ; elle jeta un grand cri.
Ce cri alla droit au cœur de la paralytique. Par un suprême effort, elle parvint à se soulever, et retomba… Puis les yeux démesurément ouverts, elle regarda le blessé qu’on plaçait auprès d’elle.
Il commençait à revenir à lui ; il pensa tout d’abord à la mourante. L’effroi, le désespoir n’allaient-ils pas lui porter le dernier coup ?
« Ça ne sera rien ! murmurait-il ; ne t’inquiète pas, Marianne… je me sens mieux, vrai !… ce n’est rien. »
La mort était sur son visage.
« Antoine est allé chercher M. le curé et le médecin, » dit l’un des forestiers à Claudine.
Elle semblait frappée de stupeur ; elle s’écria tout à coup :
« Maître Guillaume ! courez prévenir maître Guillaume ! »
L’instituteur avait inspiré à Claudine une grande confiance, une grande amitié.
Un des jeunes forestiers partit aussitôt pour le village.
Le digne curé s’empressa d’accourir et les deux vieillards demandèrent ensemble à recevoir les derniers sacrements.
Guillaume arriva peu de temps après le médecin, qui déjà examinait, pansait la blessure.
À son regard, Guillaume comprit qu’elle était mortelle.
Marianne, Claudine, le père Sylvain l’interrogeaient aussi des yeux.
Pour tous les trois, il y eut la même révélation.
Claudine se laissa tomber sur un escabeau, les mains enfouies dans ses cheveux.
La vieille paralytique, agitée par un spasme d’agonie, parut prête à rendre l’âme.
« Attends-moi ! s’écria le père Sylvain ; partons… partons ensemble ! »
Un sanglot déchirant s’échappa des lèvres de Claudine ; elle s’élança vers eux, s’agenouilla devant eux, les bras étendus comme pour les supplier de ne pas la quitter encore.
« Ah ! mon enfant… ma pauvre enfant, dit le père Sylvain, c’est ma faute… J’avais demandé cela au bon Dieu… Il n’aurait pas dû m’exaucer… je le regrette… pour toi… Mais que veux-tu… c’est fini… je le sens… c’est fini… Ne pleure pas… embrasse-moi… embrasse la vieille… Nous t’aimions bien !… J’avais prévu notre séparation… tu ne resteras pas sans ressources… »
Puis, tandis que l’enfant, tout en pleurs, le couvrait de caresses éperdues, il continua, s’adressant à Guillaume.
« Monsieur le maître… là-bas, sur la poutre, prenez cette image de la bonne Vierge… »
Il désignait une grossière statuette en bois, taillée par le couteau naïf de quelque bûcheron ayant des instincts d’artiste, et que le temps, la fumée avaient rendue toute noire.
L’instituteur obéit.
« Soulevez son manteau… poursuivit le moribond d’une voix de plus en plus affaiblie. Elle est creuse… Une cachette… une tirelire… »
Effectivement, Guillaume venait de trouver le secret. Quelques pièces blanches roulèrent sur le sol.
La statuette en était presque entièrement remplie.
Avec un regard où brillaient à la fois la tendresse et l’orgueil, le père Sylvain dit encore :
« Depuis cinq ans, jour par jour… j’ai mis là tout ce que j’ai pu… nos petites économies… C’est la dot de Claudine… je vous la confie, maître Guillaume… Adieu ! »
Après une dernière convulsion, la mourante venait de retomber sur sa couche.
« Me voici, Marianne !… murmura-t-il en s’y renversant à son tour. Me voici ! »
Et la main dans sa main, il expira.
Son pressentiment ne l’avait pas trompé, son vœu se trouvait accompli… leurs deux âmes s’en retournaient ensemble dans le ciel.
………………………
Cependant, Claudine s’était redressée, toute palpitante de désespoir et d’épouvante ; elle allait se jeter à corps perdu sur les deux cadavres.
Guillaume la retint dans ses bras.
Elle y fut saisie d’une violente crise nerveuse.
Puis, avec des sanglots, des spasmes, elle s’évanouit.
Cherchant du regard un aide, l’instituteur aperçut la Simonne, qui l’avait suivi, qui le regardait. Il lui dit :
« Vous avez entendu, Simonne ?
– Oui ! répondit-elle ; nous nous comprenons, Guillaume. J’avais un fils, me voici maintenant une fille… Emmenons votre sœur. »
Mais déjà Claudine se ranimait, vaillante et résolue.
« Non ! dit-elle : je reste ici. Jusqu’à sa dernière heure, il a travaillé pour moi ; jusqu’au dernier moment, je ne les quitterai pas ! »
Dans le cœur de cette enfant, il y avait le courage et la volonté d’une femme.
Avec les femmes qui veillèrent, elle passa la nuit ; elle les aida à ensevelir ses chers morts.
Elle voulut leur dire un dernier adieu, leur donner à chacun un dernier baiser, avant qu’on ne fermât les deux cercueils.
Le lendemain, elle les accompagna jusqu’au cimetière.
La Simonne et Guillaume étaient à ses côtés.
Mais lorsque la fosse fut recouverte, l’exaltation qui soutenait la pauvre enfant tomba tout à coup. Ses yeux en pleurs se voilèrent et, toute frissonnante, comme morte, elle s’affaissa sur elle-même.
Guillaume l’enleva dans ses bras, la Simonne la couvrit de sa mante. Ils l’emportèrent.
« Bien ! dit le curé qui connaissait leurs charitables intentions, c’est bien, mes enfants… Dieu vous bénira ! »