XX – RETROUVÉE !

 

Une scène analogue à celle que nous venons de décrire s’était passée dans la grande salle, entre Martin Fayolle et l’abbé Denizet.

De son côté, le digne pasteur avait usé de ménagements envers ce pauvre père dont le désespoir ébranlait déjà la raison. Une révélation trop brusque, une trop grande joie ne pouvait-elle pas le frapper de folie ?

Tout d’abord, il écoutait à peine et ne paraissait que vainement comprendre. Mais, bientôt, son attention s’éveilla ; les dernières paroles du prêtre venaient de faire jaillir une lueur dans son cerveau troublé.

Il se tourna soudainement vers lui, il le regarda d’un œil fixe, avec un amer sourire, comme pensant qu’on se jouait de sa douleur, comme croyant rêver.

Le curé eut peur de cet égarement ; il s’arrêta.

« Continuez ! dit Martin Fayolle ; je veux tout savoir… je vous écoute. »

Quand la révélation fut complète :

« Attendez ! fit-il, le sein haletant, la main tremblant sur le front. Attendez ! je me rappelle… cette jalousie, cet amour de Nanon pour l’enfant… mille circonstances qui auraient dû m’éclairer… cette ressemblance… car vous me dites que c’est Claudine, n’est-ce pas ?… J’ai bien compris ?

– Oui !

– Ah ! c’est Dieu qui lui a donné les traits, les yeux de ma pauvre défunte, afin que je puisse reconnaître ma fille !… mais ce n’est pas assez… comment être certain ?… Il faudrait des preuves.

– En voici ! dit l’abbé Denizet, qui sortit un papier de sa soutane. C’est l’acte de baptême de Claudine. Il y a quelques mois, lors de sa première communion, j’allai le prendre à l’hospice. Un seul enfant y fut déposé la nuit d’après la mort de Jeanne Fayolle. J’ai confronté cette date avec celle du service funèbre. Voyez plutôt, c’est le même jour.

– Oui, oui, balbutia le père, convaincu.

– D’ailleurs, ajouta le curé, pourquoi la femme Gervais m’aurait-elle menti cette fois… menti au confessionnal ! »

En ce moment Guillaume entra, amenant Claudine.

« Ah ! s’écria Martin Fayolle, est-ce que ne voilà pas la meilleure preuve ?… la preuve vivante !… Viens !… viens, mon enfant, ma fille ! »

Éperdu, palpitant, il lui tendait les bras. Claudine, étonnée, émue de cet appel si plein de tendresse, s’avança lentement vers lui.

Il la saisit avec une exclamation de joie folle, referma sur elle ses mains convulsives, l’étreignit contre sa poitrine où se heurtaient des sanglots.

Puis, sans la quitter, mais la tenant à distance et la regardant avec orgueil, avec passion, les yeux dans ses yeux.

« Monsieur le curé, dit-il, je veux qu’elle sache tout à l’instant… Répétez pour elle ce que vous venez de me dire… Parlez ! je vous en prie… parlez ! »

Lorsqu’il acheva, la fille et le père, qui déjà, peu à peu, s’étaient rapprochés l’un de l’autre, jetèrent un même cri, confondirent dans un même embrassement leur délirante ivresse.

L’abbé Denizet s’essuya les yeux.

Guillaume restait stupéfait, atterré. Il sentait que Claudine était perdue pour lui.

Elle se dégagea tout à coup de l’étreinte paternelle. Avec un élan de pitié généreuse, au milieu du silence, elle laissa tomber ces mots :

« Mais elle !… Gratienne ! »

Ce fut le curé qui répondit :

« Nanon, sa mère, vient de lui apprendre la vérité.

– Dieu ! s’écria Claudine, elle peut en mourir ! »

Déjà, vers la chambre de la malade, elle courait.

Lorsque la porte s’ouvrit, on se le rappelle, Gratienne savait tout.

« Claudine !… dit-elle, ma bonne Claudine, je t’avais donc pris ta place !… je suis heureuse de te la rendre !… Pardon !… pardon pour ma mère ! »

Et de ses mains débiles, elle semblait protéger la Nanon, qui venait de tomber à genoux, le front courbé sous la honte.

Claudine s’était élancée vers Gratienne, elle voulut la prendre dans ses bras.

La jeune malade, blanche comme une morte, l’écarta doucement.

« Laisse ! dit-elle, laisse-moi d’abord parler à… ton père. »

Puis, s’adressant à Martin Fayolle :

« Monsieur… Oh ! non… mon père… Ce matin encore, désolée de votre grand chagrin, je priais le bon Dieu de vous en consoler… Il m’a entendue… Il m’exauce… Vous ne vous affligerez plus… C’est tout ce que je désirais. Ne craignez rien pour moi… Ne me plaignez pas. Je suis bien contente. »

Elle disait vrai. La sérénité, la joie rayonnait sur son front, dans son regard, dans son sourire.

« Gratienne ! répondit Martin Fayolle, jamais je n’oublierai que pendant quinze ans je t’ai nommée ma fille. »

Spontanément, Claudine lui jeta ses deux bras autour du cou, lui mit un baiser sur chaque joue.

« Quand faut-il que nous partions ? » demanda Gratienne, vaillamment résolue, presque joyeuse.

Claudine regarda son père.

« Agis suivant ton cœur, lui répondit-il. Tu es ici chez toi, mon enfant.

– Alors, s’écria-t-elle, j’y garde Gratienne, et je la soignerai maintenant. Nous la sauverons ! »

Elle était au chevet du lit de la malade, elle l’embrassait.

« Bien ! » dit Guillaume.

L’abbé Denizet, trop ému pour parler, étendit ses vénérables mains vers le groupe que formaient les deux jeunes filles comme pour les bénir.

Jusqu’alors, la Nanon n’avait pas bougé. On eût dit une statue. Elle releva quelque peu la tête et regarda Claudine avec l’expression d’une profonde reconnaissance.

« Cependant, objecta Martin Fayolle, que dirons-nous aux gens du village ?

– Rien encore ! répliqua Claudine qui avait déjà réfléchi. Le médecin n’a-t-il pas ordonné que Gratienne allât passer l’hiver dans le Midi ? Jusqu’à son départ, gardons tous le secret. Qu’elle soit encore votre fille, mon père !… Moi, je serai bien souvent ici, auprès d’elle. En apparence, je ne quitterai pas ceux qui m’avaient recueillie, maître Guillaume et la Simonne. »

Le père eut un geste pour protester.

« Je vous en prie ! continua vivement Claudine. Ils m’aiment tant ! Ce qui cause notre joie leur sera, j’en suis certaine, un grand sujet de tristesse. Ne nous séparez pas encore… et si vite !… »

Martin Fayolle alla prendre la main de l’instituteur en s’écriant :

« Jarni ! je vous avais oublié, maître Guillaume. Heureusement Claudine a la mémoire du cœur. Je ne la démentirai pas, je ne lui refuserai pas la première chose qu’elle me demande. Donc, jusqu’à l’automne, qu’elle demeure en votre maison. Sans vous, sans votre généreuse adoption, je ne l’aurais peut-être jamais retrouvée. Martin Fayolle n’est pas un ingrat, il se souviendra qu’il vous doit sa fille ! »

Pendant ce temps-là Gratienne, épuisée par tant d’émotions, se renversait sur ses oreillers en murmurant :

« Claudine.… tu es bonne… bonne pour tous… Merci… Je t’aime ! »

………………………

Le compromis imaginé par Claudine se réalisa.

Grâce surtout à ses bons soins, à son affection touchante, Gratienne reprit quelques forces. Elle recouvra, sinon la santé, du moins l’espérance.

Vers la fin de septembre, le médecin déclara qu’elle pourrait supporter le voyage.

La Nanon fit ses préparatifs de départ.

Martin Fayolle ne lui avait pas adressé un reproche. Il évitait même de lui parler. Un jour enfin il lui dit :

« Je ne t’offrirai pas de l’argent, tu le refuserais. Mais, depuis quinze ans, tu m’as laissé presque tous tes gages, avec mission de les faire valoir. C’est neuf cents pistoles qui te reviennent. Les voici. »

L’abbé Denizet y ajouta les mille francs confiés par Martial.

« C’est l’héritage du père de Gratienne, dit-il. Sa veuve ne doit pas le refuser, Nanon. »

Tandis que ces choses se passaient à la ferme, Claudine continuait de séjourner à la maison d’école. Elle y revenait chaque soir, elle y passait de longues heures, prodiguant à la Simonne, à maître Guillaume, d’autant plus d’amitié qu’ils lui dissimulaient plus de chagrin.

L’instant de la séparation approchait.

« Mais nous ne serons pas éloignés pour cela ! leur répétait Claudine. Je viendrai tous les jours à l’école ; vous viendrez souvent à la ferme. On ne s’en aimera pas moins !

– Je sais !… je sais !… répliquait la Simonne en s’efforçant de sourire. Mais c’est égal, ça ne sera plus la même chose ! »

Guillaume affectait l’insouciance, et s’adonnait plus ardemment encore à ses devoirs d’instituteur.

Lors du départ de Gratienne, Claudine voulut l’accompagner jusqu’à la gare du chemin de fer.

« Adieu ! dit Gratienne.

– Non pas adieu ! se récria Claudine, mais au revoir ! »

………………………

Ce soir-là, Claudine fut officiellement installée dans la maison de son père.

Guillaume se retrouva seul avec la Simonne.

Vainement il s’efforçait de cacher sa tristesse.

« Ah ! murmura-t-elle, c’est la joie de notre maison qui est partie ! »