Philippe Mesnard va repartir dans quelques heures. Guillaume a promis de l’accompagner.
Par la même occasion, il ira jusqu’au chef-lieu. Il y réglera définitivement son changement de résidence.
C’est un jeudi, après la classe.
En été, d’ailleurs, l’école ne se tient pas aussi rigoureusement. On est en pleine fenaison. Les écoliers sont utiles dans la prairie ; ils ne demandent qu’à déserter les livres et les plumes pour la fourche et le râteau.
Guillaume a sollicité de M. le maire un congé de deux jours, et de M. le curé l’exemption du service dominical à l’église.
C’est le lundi seulement qu’il doit revenir.
Il ne reviendra pas.
Sa démission est encore un secret pour tous, excepté pour Philippe Mesnard.
Lors de sa dernière visite, l’abbé Denizet et Martin Fayolle lui ont trouvé un air étrange. C’est avec une émotion péniblement contenue qu’il a serré la main du fermier et celle du vieux prêtre. L’un et l’autre ils ont eu cette même phrase :
« Mais qu’avez-vous donc, maître Guillaume ? On dirait un adieu… »
Se défiant de son courage, il ne voulait pas revoir Claudine. Elle a su qu’il allait s’absenter pour quelques jours, elle est venue à la maison d’école.
« C’est mal ! lui a-t-elle dit. Voici la première fois depuis quatre ans que nous serons séparés ; vous ne m’en parliez pas !
– Je comptais vous voir demain matin, répondit-il. Ce n’est pas une séparation. Quand bien même j’irais au bout du monde, quand bien même ce serait pour toujours, ma pensée resterait auprès de vous. »
Après l’avoir regardé en silence, Claudine murmura :
« Comme vous me dites cela tristement !… Il y a des larmes dans vos yeux !… Pourquoi rougissez-vous ? Ah ! voilà maintenant que vous devenez tout pâle… »
Guillaume s’efforça de sourire, il détourna l’entretien, feignant une grande satisfaction d’aller à la ville. Il en rapporterait des livres nouveaux, de la musique, tout ce qui pouvait plaire à Claudine.
Elle n’était qu’à demi rassurée lorsqu’elle se retira.
« Songez-y, lui dit-elle, je vous en voudrais beaucoup si vous me cachiez un chagrin. Ne suis-je pas votre sœur ?… Pour sa sœur, un frère ne doit pas avoir de secret. Vous désirez, n’est-ce pas, que je sois contente, heureuse ? Je ne saurais l’être, Guillaume, que si vous êtes heureux.
– On est toujours heureux, répondit-il, lorsqu’on a fait son devoir. Ne vous inquiétez pas de moi. À bientôt ! »
En même temps, il la reconduisait.
Sur le seuil, Claudine se retourna.
« Quoi ! fit-elle, vous ne m’embrassez pas ? »
Elle lui présentait le front.
Il y mit ses lèvres, et, la saluant de la main, rentra vivement dans sa classe.
Mais tout aussitôt, il courut vers la fenêtre et, soulevant un coin du rideau, il regarda Claudine qui s’éloignait à pas lents.
Avant de disparaître, elle se retourna plusieurs fois.
Lorsque Guillaume la perdit de vue, avec un geste de désespoir, avec un sanglot étouffé, il murmura :
« Adieu, Claudine ! Adieu pour jamais ! Tu me pardonneras un jour en comprenant que je me suis conduit en honnête homme ! »
Restait à prendre congé de la Simonne.
Après souper, en présence de Mesnard, il lui dit :
« Ma mère, si par hasard on me retenait là-bas… Vous savez, on m’a souvent offert de l’avancement… Philippe m’a démontré que je devais avoir un peu d’ambition… Je compte voir mes supérieurs… Avant d’accepter un autre poste, je voudrais être certain que vous m’y rejoindriez, ma mère.
– Où tu me diras d’aller, mon enfant, j’irai, répondit la Simonne. Tout ce que te demande ta vieille amie, c’est de passer ses derniers jours auprès de toi. »
Après l’avoir remerciée de cette marque de dévouement, après lui avoir recommandé le silence, Guillaume l’étreignit sur son cœur et remonta dans sa mansarde.
Philippe l’y suivit.
Il venait d’échanger un regard avec la Simonne.
………………………
À peine la porte se fut-elle refermée, que Guillaume s’assit devant la table où, d’ordinaire, il travaillait.
« Tu peux te coucher, dit-il à Mesnard, j’ai à écrire.
– Longtemps ?
– Une partie de la nuit, peut-être.
– Alors, comme je n’ai pas encore sommeil, je m’en vais fumer un cigare à la belle étoile. »
Philippe ne rentra que fort tard.
Guillaume écrivait toujours.
À l’abbé Denizet, à Martin Fayolle, à Claudine.
Cette dernière lettre fut la plus longue. Souvent il avait dû s’interrompre pour essuyer une larme.
L’ingénieur dormait les poings fermés.
« Il est heureux, lui ! murmura Guillaume, il sera l’époux de Charlotte ! »
Et le coude sur la table, le front dans sa main, il évoqua le souvenir de tout ce qui s’était passé, de tout ce qu’il avait rêvé depuis le jour de son arrivée au village.
Vers les premières lueurs de l’aube, épuisé par tant d’émotions, succombant à la fatigue, il sommeillait fiévreusement.
Le bruit des sabots de ses écoliers le réveilla.
Il descendit et commença sa classe comme d’habitude.
Jamais on ne l’avait vu plus affectueux, plus paternel. Plusieurs fois, il répéta aux enfants de se bien conduire en son absence, de rester fidèles à ses leçons. Il serrait la main des plus âgés, il embrassait les plus jeunes.
Lorsqu’ils sortirent enfin, émus de tant de bienveillance, joyeux de leurs trois jours de liberté, l’instituteur remplit et boucla sa valise, qu’il avait descendue le matin.
L’instant du départ approchait.
Philippe était allé prendre congé du baron d’Orgeval.
Tout à coup, Martin Fayolle parut sur le seuil, une lettre à la main.
« Qu’est-ce que j’apprends, maître Guillaume ? Ce départ, c’est pour toujours ?… vous désertez, vous abandonnez la commune !
– Ah ! s’écria l’instituteur, Philippe m’a trahi !…
– N’accusons pas l’ingénieur, répliqua le maire ; c’est M. le préfet lui-même qui vous a dénoncé… Voici sa lettre !… Ah ! mais non, ça ne se passera pas ainsi !… Nous vous retiendrons de force, oui-dà !… J’ameuterais plutôt tout le village. »
Guillaume l’arrêta.
« Je vous en supplie, monsieur le maire, écoutez-moi !… C’est à votre raison, c’est à votre justice que je m’adresse… Il y va de mon intérêt, de mon avenir… Ne m’avez-vous pas répété vous-même, et bien des fois, que je me sacrifiais en restant ici… Je veux gagner plus d’argent, monter en grade… À mon tour, je suis ambitieux… Un autre vaudra tout autant que moi… N’insistez pas, c’est résolu ! »
Guillaume, domptant son émotion, se roidissait dans sa volonté. Il avait dans l’attitude, dans le regard, une détermination irrévocable.
« Au moins, reprit Martin Fayolle, retardez votre départ jusqu’au mariage de ma fille.
– Ah ! fit l’instituteur, qui tressaillit et devint blême, ah ! Claudine se marie ?…
– Il le faut bien ! répliqua le père d’un ton bourru. Moi, je ne voulais pas… La franchise avant tout !… Mais on m’a tant remontré depuis deux jours que ce mariage-là ferait son bonheur…
– Son bonheur ! répéta Guillaume, quel est donc le gendre que vous avez choisi ?
– Ah ! ah ! les concurrents ne manquaient pas ! poursuivit Martin Fayolle. Tous les fils de nos riches cultivateurs des alentours… et ça m’allait fort, car je veux que mon gendre fasse de la culture. Il me l’a promis.
– Ce n’est donc pas le notaire ?…
– Non. Il ne tenait qu’à nous cependant, Claudine pouvait devenir une bourgeoise et se pavaner au premier rang des dames de la ville. M’est avis même que le fils du baron d’Orgeval ne demanderait pas mieux que d’en faire une baronne. Tout comme une autre elle brillerait à Paris ! Mais non, ses idées sont ailleurs… Elle ne veut épouser que celui qu’elle aime.
– Elle aime quelqu’un ! s’écria Guillaume, qui, ne se maîtrisant plus qu’avec effort, endurait le martyre.
– Oui, » fit le père.
À l’horloge de l’école, midi sonna.
« Mesnard m’attend, balbutia l’instituteur, je dois partir…
– Un moment donc ! interrompit Martin Fayolle. Elle veut vous montrer elle-même celui qu’elle a choisi. Elle s’avance à sa rencontre… Elle lui tend la main… »
Puis, saisissant Guillaume par les deux épaules, et le retournant de force vers l’autre côté :
« Mais regardez donc par là, mon gendre !… Et comprenez enfin la récompense que vous offre Martin Fayolle ! »
Guillaume crut rêver.
Claudine était là sur le seuil de la chambre de la Simonne. C’était vers lui qu’elle s’avançait, c’était à lui qu’elle tendait la main.
« Guillaume, lui dit-elle, ne partez pas… je serai votre femme…
– Avec la permission de M. le maire, » s’écria Martin Fayolle.
Et, poussé par lui, l’instituteur, palpitant de joie, vint tomber aux pieds de Claudine.
Heureuse et fière, elle ne songeait pas à baisser ses grands yeux noirs. De pudiques larmes les voilaient. Son sourire était divin. Jamais elle n’avait été plus belle.
Un peu plus loin, la Simonne, s’agenouillant, remerciait le bon Dieu.
L’abbé Denizet, son ministre, bénissait les fiancés.
Enfin, Philippe Mesnard, qui sans doute les avait tous réunis, tous amenés là, se frottait les mains en se disant :
« Voilà ce que c’est que d’être ingénieur ! »