Sous la conduite du père Sylvain, Guillaume était revenu vers la clairière.
Une légère fumée s’échappait du toit de la cabiole.
Sur le seuil, Claudine achevait d’éplucher quelques légumes.
« Soigne bien le souper, lui dit le vieillard, monsieur le maître d’école veut bien le partager avec nous.
– Ah ! tant mieux ! » dit la fillette.
Et, sur les pas de son père adoptif, elle rentra.
Guillaume entendit à l’intérieur un cri joyeux de la paralytique ; puis, sur son front sans doute, le bruit d’un cordial baiser.
Sylvain reparut presque aussitôt, et désignant à son hôte un tronc d’arbre renversé en guise de banc à côté de la porte, il s’y assit à son tour.
Un dernier rayon de soleil se jouait sur son visage ridé, parmi ses cheveux blancs.
Il se recueillit un instant, puis commença en ces termes :
« Il faut d’abord vous apprendre que, durant l’été, presque chaque dimanche, les orphelines de l’hospice viennent se promener par ici.
Souvent je les regardais, m’amusant de leurs jeux.
Quand on n’a pas eu le bonheur d’être père, il reste au fond du cœur comme une soif qui réclame satisfaction, comme un sentiment qui ne demanderait qu’à grandir.
J’aimais donc, mais de loin, en silence, ces pauvres petites créatures n’ayant plus ni père ni mère, et, conséquemment, déshéritées aussi d’une bonne grosse part dans les joies d’ici-bas.
De ce que ces enfants-là n’étaient à personne, ils me semblaient un peu à moi qui n’en avais pas. N’étions-nous pas quasiment de la même famille ?
Une bambine surtout m’attirait, me plaisait, et cela dès le premier jour où ses grands yeux noirs s’étaient arrêtés sur les miens.
Ah ! je vois que vous les avez remarqués à votre tour, les beaux yeux, les yeux sans pareils de notre Claudinette !
C’était une singulière enfant, vive, alerte, enjouée, pétulante comme pas une, tant qu’elle s’ébattait librement au grand air, au grand soleil. Mais sitôt que le signal du départ était donné, sitôt qu’il fallait se remettre en rangs pour regagner la ville, vous ne l’auriez plus reconnue. Changement soudain, complet. Elle baissait la tête, et toute assombrie, toute navrée, s’en allait avec une morne résignation qui faisait peine à voir. De temps en temps elle se retournait, poussant un gros soupir à l’adresse de la forêt et de la liberté. Ses grands yeux même s’étaient voilés, s’étaient éteints. Oh ! je vous jure qu’elle n’avait plus envie de rire.
Pourquoi cette tristesse ?
Certain jour, étant à la ville, un hasard voulut qu’on me montrât l’hospice.
C’est au nord et dans l’ombre de la grande butte formée par les remparts. Une vilaine bâtisse. De hautes murailles humides et noires. Presque pas d’air, jamais de soleil. Autant dire une prison.
Mon cœur se serra, j’avais compris.
Le dimanche suivant, les orphelines revinrent au bois, je revis la fillette aux grands yeux.
Elle était si réjouie, si heureuse, et j’en avais pour ma part tant d’aise, qu’à chaque instant je me départissais de mon travail pour la regarder cueillir ses bouquets et danser, gazouiller dans l’herbe ou le feuillage, avec la légèreté d’une chevrette, avec la gaieté d’un pinson.
Finalement elle s’en aperçut et, chaque fois que ses ébats la ramenaient dans mon voisinage, elle faisait un petit temps d’arrêt, et m’envoyait un regard étonné, parfois même un beau sourire.
De mon côté, je souriais aussi. Puis, je me remettais à bûcher, mais sans grande attraction à l’ouvrage.
Tant et si bien que je finis par me donner un grand coup de cognée dans la jambe.
La surprise et la douleur m’arrachèrent un cri. Je chancelai, je tombai sur les genoux.
Ah ! c’est alors qu’il fallut la voir, bondissant vers le pauvre blessé, le consolant de sa douce voix. Puis elle courut tremper son mouchoir au ruisseau, lava la plaie, banda ma vieille jambe, et voulut à toute force me servir de soutien pour regagner la cabiole.
Une petite femme, quoi ! adroite et prévenante, comme une sœur de charité.
Elle n’avait guère plus de dix ans.
Quand elle me quitta, je ne me sentais plus de ma souffrance. Nous nous étions embrassés.
Les baisers d’un enfant, pour ceux-là qui n’en ont pas l’habitude, ça vaut tous les baumes des apothicaires.
Cependant, ma blessure était assez grave, et comme je m’obstinais à besogner quand même, elle s’envenima. Force me fut de rester à la cabiole.
J’étais donc assis à cette même place où nous voici, lorsque reparurent les orphelines…
Claudine… elle m’avait déjà dit son nom, Claudine vint à moi tout de go. Une grande heure durant, elle me tint fidèle compagnie.
Grand sacrifice !
Et elle me causait si gentiment, de si franche amitié, que cette amitié-là gagna promptement le cœur de Marianne.
Marianne, Monsieur, c’est ma femme.
N’écoutant d’abord que par intervalles, elle avait fini par s’asseoir à côté de nous. Lorsque l’enfant dut partir, elle l’embrassa. Puis, toute émue, toute charmée à son tour :
« Ah ! l’avenante mignonne, me dit-elle, ce serait la joie d’une maison ! »
Comme bien vous le pensez, ce mot ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.
Ce fut comme une bonne semence qui devait bientôt porter ses fruits.
L’avenante mignonne revenait presque chaque dimanche, et l’on babillait comme de vieux amis. Elle nous disait ses petits chagrins, sa grosse tristesse ; non qu’elle accusât les gens de l’hospice, les bonnes sœurs, bien au contraire, elle les aimait autant qu’elle en était aimée.
Mais l’hospice, voyez-vous, c’est toujours l’hospice. Celui-là surtout, qui vous a une mine peu réjouissante. Rien, d’ailleurs, ne remplace l’affection d’une mère, d’une famille.
Et puis il y a des natures auxquelles il faut l’espace et la liberté, tout comme il y a des oiseaux qui ne peuvent vivre dans une cage.
Claudine était ainsi. Demeurant là-bas, j’en suis sûr, elle y serait morte.
Toujours est-il que vers la fin de la saison, aux approches de la Toussaint, l’enfant nous avertit que c’était le dernier dimanche pour les promenades au bois. Il fallait se dire adieu, non plus pour une semaine, mais pour tout un hiver, voire même un bon bout de printemps.
Aussi, nous avions le cœur gros. Mais qui s’affligeait le plus ?
Pas moi, pas l’enfant. C’était Marianne.
– Une bonne et digne femme, allez !
En embrassant l’orpheline, elle pleurait à chaudes larmes.
Il y en avait aussi sous mes vieilles paupières.
Claudine sanglotait.
Cependant j’avais mon idée.
Mais je n’osais encore en parler tout haut, dans la crainte qu’après une fausse joie, la séparation ne semblât plus amère encore.
Il me fallait des renseignements.
Dès l’aube du lendemain, sans faire semblant de rien, je partis pour la ville.
Ah ! je fus revenu de bonne heure, allez, Monsieur ! jamais le père Sylvain n’a marché si vite.
« Femme, dis-je à Marianne, tu t’es chagrinée autrefois de ne pas avoir d’enfant. Ton cœur est celui d’une mère. Enfin, tu aimes bien Claudine. Veux-tu que nous la prenions avec nous… qu’elle soit notre fille… c’est possible ? »
Je vous jure que la mère Sylvain ne fut pas longue à mettre ses souliers, sa mante et son bonnet.
Nous partîmes bras dessus bras dessous, tout droit vers l’hospice.
On accueillit notre demande, sauf informations.
Mais nous étions sans crainte, car tout le monde nous connaît pour d’honnêtes gens, oui-dà !
Quant à ce qui est du nécessaire, nous l’avons, la forêt nous le donne, en travaillant bien entendu.
Car, celui qui vous parle est un laborieux bûcheron, qui, malgré son grand âge, gagne encore de bonnes journées.
Jusqu’à la dernière heure, il bûcheronnera pour Marianne et pour Claudine.
On nous l’avait accordée. Je vois encore la bonne sœur nous l’amenant un beau matin, le contentement de la mère et les transports de la petite.
Elle tomba comme pâmée dans mes bras. Puis ce furent à la fois des éclats de rire et des sanglots, une joie folle.
Avant de s’éloigner, la bonne sœur nous bénit tous les trois.
Je vous laisse à penser si, désormais, la cabiole fut en fête !
Tout ce qu’on réclamait de nous, c’était d’élever la petite honnêtement, chrétiennement.
Quant à l’honnêteté, les trois quarts de la besogne étaient déjà faits, par les bonnes sœurs et par le bon Dieu.
Claudine est une de ces créatures sur lesquelles l’esprit du mal n’a prise aucune.
Elles font le bien tout comme poussent les plantes de nos bois, de nature.
Chrétiennement, c’était l’église.
Je ne vous dirai pas qu’on en rencontre à chaque pas dans nos forêts. Témoin cette futaie de vieux hêtres. Est-ce que leurs troncs élancés et polis comme de vieilles colonnes de marbre, est-ce que leurs chapiteaux de branches et leur dôme de feuillage ne sont pas la ressemblance et peut-être le modèle des cathédrales ? Pour encens, les parfums de la terre, et, pour cierges, la clarté des étoiles.
Dieu est ici ; sa bonté, sa grandeur se révèlent à chaque pas. Je le sens, je le vois, je l’adore dans sa plus belle œuvre.
Mais non, cela ne suffit pas ; nous savons, nous comprenons qu’il est de notre devoir d’aller à la paroisse, et dans les commencements que Claudine était ici, Marianne et moi nous ne manquions jamais de l’y conduire, quoique ce soit à plus d’une heure de chemin. Déjà même on parlait de la première communion de l’enfant, lorsque, tout à coup, ma pauvre femme tomba malade.
Une longue et terrible maladie ! Tant qu’il y eut espoir de guérison, pour payer le médecin, les remèdes, je dus travailler double. À peine Marianne pouvait-elle se traîner jusqu’au seuil de la cabiole. Enfin ce fut la paralysie. Claudine ne quitta plus sa mère.
Ah ! Monsieur, si vous saviez comme elle est attentive et dévouée, cette chère mignonne ! Elle n’avait guère plus de dix ans quand cela commença. Quatre années se sont écoulées depuis. Elle est là toujours, près de la couchette ou du fauteuil, priant, soignant et consolant la pauvre vieille impotente. Durant le jour, elle ne s’éloigne que pour courir jusqu’au grand hameau du bois, où l’on s’approvisionne. La nuit, à la moindre plainte, elle se réveille. Et toujours gaie, souriante. Ah ! oui, le bon Dieu est bon, il nous a prêté un de ses anges !
Et quand je pense que nous avions cru faire une bonne action, être les généreux ! nous sommes, au contraire, les obligés, les secourus. Au lieu que ce soit la mère qui ait adopté l’enfant, c’est l’enfant qui a adopté la mère !
Sans compter le père Sylvain, qui lui en est bien reconnaissant, qui l’aime de tout son cœur, mais qui parfois se sent inquiet par rapport à son avenir.
Nous sommes bien vieux. Si nous lui manquions, que deviendrait-elle ?
Oui, oui, vous avez raison, monsieur le maître, il faut qu’elle apprenne, il faut qu’elle ait un état.
Aidez-nous, conseillez-nous.
Mais la voici qui nous fait signe d’arriver. Vous savez son histoire… allons maintenant manger sa soupe. »
………………………
Une demi-heure plus tard, Guillaume se retirait, enchanté de ses hôtes et surtout de Claudine.
« Mon enfant, lui dit-il, puisque vous ne pouvez aller à l’école, c’est l’école qui viendra à vous. Dites-le de ma part aux autres enfants de la forêt. Tous les jeudis et tous les dimanches je leur donnerai ici ma leçon. À bientôt ! »
Et, reconduit par le père Sylvain, l’instituteur regagna le village.