Après la classe du soir, Guillaume s’était dirigé vers la forêt.
Dans cette forêt, l’une des plus pittoresques et des plus étendues de notre France, on rencontrait alors des hameaux ou plutôt des campements de charbonniers et de bûcherons, la plupart étrangers au pays.
Avec eux frayaient des braconniers, des malfaiteurs, ayant trouvé refuge au fond des halliers, parmi les grandes roches ou dans les cavernes.
Les uns comme les autres, ils vivaient en dehors de toute civilisation, de toute instruction, de toute religion.
C’était à se croire dans un autre hémisphère.
Des outlaws, presque des sauvages.
Un de leurs wigwams avait été indiqué au jeune instituteur comme se rattachant, de droit sinon de fait, à son école.
Et bravement, ainsi qu’un missionnaire au milieu de quelque contrée lointaine, inconnue, il s’en allait conquérir des âmes.
Il était seul et, depuis plus d’une heure, au hasard, il cheminait sous bois.
Aucune habitation, aucun être humain, ne s’offrait encore à ses yeux. De vagues rumeurs l’avaient égaré. Déjà l’ombre commençait à descendre sous les hautes futaies, dans les étroites sentes des taillis.
Enfin, au milieu d’une clairière empourprée par le soleil couchant, Guillaume aperçut un groupe de cabanes faites de branchages, de torchis et de genêts. On les appelle dans le pays des cabioles.
Les portes, ou plutôt les claies servant de portes étaient entr’ouvertes. Mais personne ne se voyait dans l’intérieur. Il n’en sortait aucun bruit.
Dans la dernière, cependant, Guillaume crut entendre une sorte de plainte monotone.
Il entra.
Contre la muraille, sur des bottes de fougères disposées en forme de siège, une vieille femme, immobile et le regard fixe, était assise. Guillaume s’en approcha, voulut l’interroger.
Mais il ne put en obtenir que ce même gémissement qui l’avait guidé vers elle.
Cette malheureuse créature était paralysée des membres comme de la langue.
Son regard seul parlait. L’instituteur y lut une attente inquiète.
Tout à coup, penchant la tête en avant, elle parut écouter un bruit lointain, perceptible pour elle seule.
En effet, vainement Guillaume prêtait l’oreille.
Mais, s’étant avancé de quelques pas vers le seuil, il entendit un cri d’effroi.
Puis, cet appel :
« À l’aide ! Au secours ! »
Il bondit au dehors, courut dans la direction de la voix, aperçut un enfant, une fillette, qui fuyait, éperdue, devant un homme dont l’aspect justifiait ses cris.
Vêtu d’un sarrau en haillons, les cheveux en broussailles, la barbe inculte, la mine hâve et sinistre, le regard étincelant d’une fureur bestiale, cet homme avait tout l’air d’un loup se ruant sur une proie.
Quant à la jeune fille, Guillaume eut à peine le temps de la regarder. Elle s’était réfugiée derrière lui murmurant d’une voix toute tremblante :
« Oh ! Monsieur… Monsieur, je vous en prie, cachez-moi !… défendez-moi !…
– Pourquoi menacer ainsi cette enfant ? que lui voulez-vous ? » demanda l’instituteur d’une voix sévère.
Tout d’abord interdit, l’homme, montrant à terre une miche de pain, un panier d’où s’échappaient quelques provisions, répliqua :
« Je lui demandais à manger !… j’ai faim…
– Il ment ! se récria la fillette, car j’allais lui couper du pain… Voyez ! le couteau est encore dans la miche et c’est alors qu’il a voulu me saisir et me frapper.
– Misérable ! dit Guillaume, éloignez-vous.
– Ah !… mais non ! repartit la bête fauve. C’est toi, mon mignon, qui vas me céder la place, et vivement. Sinon, je t’assomme ! »
Il venait de ramasser un bâton, il s’élança vers Guillaume.
Mais Guillaume, évitant le coup, saisit la main qui le portait, la tordit dans une vigoureuse étreinte, et, se débarrassant avec adresse du misérable qui cherchait à l’entraîner dans sa chute, il l’envoya rouler à dix pas de là, parmi les roches.
Un rugissement de douleur et de colère s’échappa des lèvres du vaincu, qui déjà se redressait plus menaçant encore. Peut-être allait-il renouveler son attaque. Mais en ce moment même un refrain rustique, chanté par plusieurs voix, s’éleva du taillis voisin.
« Ce sont les forestiers qui s’en reviennent du travail, dit l’homme ; je te conseille d’en remercier le sort, car tu es le premier qui m’ait fait pareil affront. Mais patience… Je te revaudrai ça… Au revoir ! »
Et, maugréant, il disparut dans un hallier.
L’instituteur se retourna vers sa protégée que, depuis un instant, il n’entendait plus.
Elle gisait, évanouie, sur le gazon.
Il s’agenouilla vivement auprès d’elle, et la souleva d’un bras, tandis qu’il étendait l’autre main vers un filet d’eau pure qui ruisselait à travers les herbes.
Quelques gouttes, rafraîchissant le front de la jeune fille, parurent aussitôt la ranimer.
Guillaume, en même temps, l’examinait.
Elle paraissait avoir treize à quatorze ans, peut-être moins.
Le grand air et le soleil avaient fortement hâlé son visage ainsi que ses pieds nus, qui sortaient d’un cotillon de laine brune. Avec cela, une grosse chemise en toile bise, et c’était tout. Sous ce simple costume, on devinait la sveltesse, l’agilité, sous la saine et nerveuse vigueur d’une vraie fille des bois.
Elle avait ces traits allongés et fins qu’Ary Scheffer a su donner à la Mignon de Gœthe, et, comme elle, une profusion désordonnée de cheveux noirs.
Quand ses lèvres s’entr’ouvrirent pour respirer, des dents éclatantes de blancheur apparurent, et, tout aussitôt, ce fut un sourire, frais et doux comme une aube de mai.
Quand ses paupières aux longs cils d’ébène se soulevèrent, Guillaume en demeura comme ébloui ; jamais encore il n’avait vu des yeux pareils.
Ils étaient si grands et si noirs, si lumineux et si limpides ; ils avaient surtout une telle expression, un tel charme d’innocence, que, dès qu’ils avaient brillé sur vous, on devait s’en souvenir toujours.
Cependant les bûcherons approchaient, la cognée sur l’épaule.
Parmi eux se remarquait un grand vieillard, à la physionomie patriarcale.
La fillette courut à sa rencontre et lui sautant au cou :
« Ah ! père Sylvain, dit-elle, j’ai eu grand’ peur.
– Qu’est-il donc arrivé à Claudine ? » demanda-t-il avec l’empressement d’un vif intérêt.
Guillaume, en quelques mots, raconta ce dont il avait été témoin, ce qu’il avait cru deviner.
Pendant ce temps-là, Claudine ramassait dans l’herbe ses petites provisions, sa miche et son panier.
« Ma Claudinette, lui demanda le vieillard après un mouvement d’indignation, quel était cet homme ? Le connais-tu ?
– Oui, père Sylvain, répondit-elle, il s’est déjà rencontré sur mon chemin, mais jamais encore il ne m’avait effrayée ainsi… C’est celui qu’on appelle le Sanglier.
– Jean Margat ! fit le père Sylvain, m’est avis que décidément nous avons tort de le protéger contre les gendarmes. S’ils le remettaient en prison, ça ne serait que justice ! »
Les autres approuvèrent du geste et se remirent en route vers le hameau.
« Suis-les, Claudine, dit le vieillard, ma pauvre vieille Marianne doit t’attendre. »
C’était sans doute la paralytique qui venait d’être désignée ainsi.
« Tout de suite ! s’empressa de répondre Claudine, car elle est restée toute seule dans la cabiole. Les femmes sont parties tantôt pour la grande mare. On lave aujourd’hui. Les enfants ont suivi leurs mères. »
Déjà la fillette aux grands yeux s’éloignait.
Mais au moment de disparaître, se retournant tout à coup vers son sauveur :
« Merci tout de même, balbutia-t-elle, car vous m’avez bravement défendue !… merci !… »
Et toute honteuse d’avoir ainsi parlé à un inconnu, légère comme une biche effarouchée, elle se perdit dans le feuillage.
« L’enfant a raison, reprit le père Sylvain, nous vous devons de la reconnaissance, mon jeune monsieur. Mais je ne vous ai pas encore vu. Est-ce que vous êtes du pays ? Que venez-vous faire en forêt ? »
L’instituteur, après s’être nommé, expliqua le motif de sa visite.
« Enseigner nos enfants ! s’écria tout d’abord le vieillard. À quoi bon savoir lire lorsqu’on vit dans les bois ? Ces arbres et le ciel, voilà nos livres. »
Guillaume essaya de plaider la cause de l’instruction primaire et religieuse. Son interlocuteur devenait pensif.
« Il y a du vrai dans vos paroles, avoua-t-il enfin. Les idées ne sont plus les mêmes qu’au temps de ma jeunesse. Il faut s’instruire pour se tirer d’affaire. L’instruction permet à chacun de choisir son état de s’élever, de s’enrichir. Moi-même, si j’étais moins vieux, moins ignorant, peut-être aurais-je chance de gagner davantage et de laisser quelque chose à Claudine.
– C’est votre fille ? demanda Guillaume.
– Plaisantez-vous, reprit le vieillard, j’ai soixante-dix ans. Je serais tout au plus son grand-père. Non, c’est une orpheline de l’hospice… Mais nous restons là sur nos jambes, et mieux vaudrait se reposer, se rafraîchir. D’ailleurs, voici bientôt la nuit, je tiens à vous reconduire jusqu’à la lisière des bois… Oh ! oh ! vous ne connaissez pas Jean Margat !… Mais venez d’abord souper à la cabiole. Nous causerons de Claudine.
– Volontiers, consentit l’instituteur. Elle m’intéresse, cette petite pauvre abandonnée…
– Abandonnée ! non pas ! protesta le père Sylvain. Je vous conterai son histoire. »