IX – UNE RESSEMBLANCE

 

Claudine fut en proie à une fièvre ardente. Dans son délire, elle appelait le père Sylvain, Marianne… Un instant, on craignit pour sa vie.

Mais chez ces natures aimantes et nerveuses, si les commotions morales sont terribles, il existe une vitalité, des forces qui reprennent promptement le dessus.

D’ailleurs la Simonne était là, veillant, soignant sa chère malade avec une sollicitude vraiment maternelle.

Enfin Claudine se calma, se rétablit. Sa figure, un peu plus maigre et très-pâle, faisait paraître ses yeux noirs encore plus grands, encore plus étranges.

Le médecin avait permis qu’elle se levât. Mais, pendant quelques jours, elle devait garder encore la chambre.

C’était vers le commencement de l’automne. Un temps admirable, un doux soleil. On installait la jeune convalescente auprès de la fenêtre ouverte. Avec une curiosité naïve, elle regardait le village, les allées et venues des paysans, leurs travaux, les groupes qui se forment le soir devant les portes, l’entrée et la sortie de l’école. Tout l’étonnait, l’intéressait. Jamais elle n’avait assisté à pareil spectacle. À peine, depuis cinq ans, était-elle sortie de ses grands bois. On eût dit une sauvage.

La Simonne l’apprivoisait doucement. Elle répondait à ses questions ingénues, tout on s’efforçant de dompter ses beaux cheveux épars et rétifs. Dès les premiers jours, une robe de deuil avait été faite pour l’orpheline. Lorsqu’il fallut lui en agrafer le corsage, ce fut une grosse affaire. De même, la première fois qu’on lui mit des bas et des souliers. C’était bien plus commode d’aller les pieds nus !

Après chaque classe, Guillaume montait auprès de sa sœur d’adoption. Elle l’écoutait avec docilité, paraissait heureuse de lui obéir. Une ardente reconnaissance, une affection profonde, se développaient dans ce jeune cœur déjà si rudement éprouvé. Certes, la Simonne en avait sa bonne part. Mais Guillaume était pour Claudine une sorte de Dieu. Il était apparu pour la défendre. C’était pour elle un protecteur, un instituteur, un frère. Elle lui devait tout, elle avait foi en lui.

Chaque fois, on causait longuement de la vie qu’on allait mener, de mille choses enfantines et instructives, de Marianne et du père Sylvain.

« Ah ! répétait Claudine, en embrassant tour à tour la Simonne et Guillaume, je les retrouve en vous ! Je sens que vous m’aimez comme ils m’aimaient !… Autant que je les aimais, autant je vous aime ! »

Et c’étaient des embrassements ! des sourires ! À travers ses larmes, déjà Claudine retrouvait le sourire.

Quand la Simonne était seule avec Guillaume, elle le remerciait de lui avoir donné Claudine.

« Quel bon petit cœur ! disait-elle ; jamais je n’ai vu fillette aussi charmante ! »

Une quinzaine de jours se passèrent ainsi.

Lors de la catastrophe, Martin Fayolle se trouvait absent. Ses affaires l’avaient obligé à un assez long voyage. Aussitôt de retour, il rendit visite à l’instituteur.

« Je viens vous demander un conseil, dit-il. Voici bientôt la vendange. Elle est déjà terminée dans le Midi ; j’en arrive, car il est bon de se tenir au courant… Vous savez, je fais le commerce des vins, moi. Il y en aura beaucoup cette année, et du très-bon. Mais on craint qu’il ne se garde pas. Jarni ! ce serait dommage. Vous, qui vous intéressez aux choses de l’agriculture, aux nouvelles découvertes, informez-vous donc s’il n’y aurait pas moyen de nous prémunir. Ce serait rendre service à tous les vignerons du pays.

– Bien ! fit Guillaume, j’en prends note.

– Merci… Parlons maintenant de Gratienne. En êtes-vous content, de ma fillette ?

– Très-content. Elle est intelligente… et si sa santé lui permettait d’être plus assidue…

– Ah ! oui, sa santé… murmura le maire, sur le visage duquel passait un nuage de tristesse.

– Voilà trois jours que nous ne l’avons vue, demanda Guillaume, serait-elle plus souffrante ?

– Oui, j’ai retrouvé l’enfant toute pâlotte, et la Nanon tout inquiète. Après ça, elle s’inquiète si facilement, Nanon… Elle aime tant la petite ! Mais elle la dorlote trop. Croiriez-vous que par ce beau soleil elle prétendait la retenir à la maison !… J’ai ordonné une promenade. Elles sont parties toutes les deux, elles doivent me prendre chez vous en passant… Ah ! maître Guillaume, c’est désolant d’avoir une fille aussi chétive… Parfois, quand je la regarde, j’ai peur… et je pense à sa pauvre mère ! »

Guillaume voulut rassurer Martin Fayolle.

« Parlons d’autres choses ! l’interrompit-il. Vous voilà père aussi, d’après ce que je viens d’apprendre ? Vous avez adopté une orpheline… c’est très-beau, d’accord… mais, permettez-moi cet avis, il est sage d’y regarder à deux fois avant de s’imposer charge trop lourde. Cependant ce sont vos affaires, et l’on assure que la petiote est bien avenante.

– Ah ! vous savez…

– Oui, par Gratienne. Ma fille l’a aperçue à votre fenêtre. Elle m’a parlé de ses yeux, qui sont très-grands, très-beaux, très-noirs… Un frisson m’a passé dans le cœur… ma pauvre défunte avait des yeux comme ça… Vous savez que j’en garde souvenance !

– Mais, observa Guillaume, vous devez connaître Claudine ou du moins l’avoir déjà rencontrée…

– Claudine ! qu’est-ce que c’est que ça ?

– Eh ! ma petite forestière.

– Non… Je ne vais jamais dans les bois, ayant eu maille à partir avec les bûcherons et les braconniers. J’en ai fait condamner quelques-uns, c’était mon devoir. Il y a surtout un certain Jean Margat, qui me garde rancune. Les gendarmes devraient bien nous en débarrasser, de celui-là. Lorsque de pareils gars ont en main leur fusil, lorsqu’ils sont à l’affût, ils tireraient sur un homme aussi bien que sur un chevreuil. Je ne suis pas plus poltron qu’un autre, mais autant rester à distance. Voilà des années que je ne vais plus en forêt. »

Depuis la veille, Claudine avait permission de descendre ; Guillaume l’appela.

Martin Fayolle venait de s’asseoir auprès de la fenêtre vivement éclairée par le couchant.

Un journal s’était rencontré sous sa main ; il le parcourait avec indifférence.

Claudine accourut à la voix de Guillaume ; mais, intimidée par la présence d’un inconnu, elle s’arrêta au fond de la salle qui restait plongée dans l’ombre.

L’instituteur, allant lui prendre la main, l’amena dans la partie lumineuse, auprès de Martin Fayolle.

Celui-ci releva la tête, aperçut l’enfant.

Tout aussitôt, un cri s’échappa de ses lèvres, une vive émotion se peignit sur ses traits.

Il voulut se redresser, il retomba, le regard toujours fixé vers Claudine, les bras étendus vers elle, le visage inondé de larmes.

Guillaume et Claudine le regardaient avec étonnement.

« Jeanne !… put-il s’écrier enfin. Jeanne, est-ce toi ? »

C’était à Claudine qu’il s’adressait.

« Mais, dit Guillaume, c’est Claudine. »

Ces mots rompirent le charme. Martin Fayolle tressaillit et passa la main sur son visage, comme un homme qui croit sortir d’un rêve. Puis, regardant de nouveau la fillette, il l’attira vers lui d’un geste suppliant, il murmura d’une voix pleine de douceur et de tendresse :

« Oui… je comprends… je sais… Mais c’est merveilleux… merveilleux comme elle ressemble à Jeanne… à ma pauvre défunte que j’ai tant aimée ! Elle avait cet âge-là quand je la vis pour la première fois… Approche, mon enfant… plus près… plus près encore. »

Et comme elle obéissait, il la prit par les deux bras, il l’orienta vers le rayon de soleil, il poursuivit avec une exaltation croissante :

« Les mêmes traits !… le même sourire ! les mêmes yeux surtout… Ce sont ses yeux ! c’est sa vivante image !… Je crois la revoir… je la revois… Elle est sortie du tombeau !… Maître Guillaume, je vous remercie, c’est à vous que je dois cet instant de bonheur ! Jarni ! mettez-moi de moitié dans votre adoption !… Si Dieu a donné à cette enfant la ressemblance de Jeanne, c’est qu’il veut que je sois bon pour elle… et je n’y faillirai pas ! »

Il étreignait Claudine contre son cœur, et, le regard vers le ciel, semblait le prendre à témoin de sa promesse. Il éclatait en sanglots.

En ce moment, la porte de la rue s’ouvrit, donnant passage à Gratienne amenée par Nanon.

« Qu’avez-vous donc, notre maître ? demanda la servante.

– Ce que j’ai !… répondit-il en prenant à deux mains la tête de Claudine, qu’il tourna vers Nanon. Ce que j’ai !… Toi qui as connu Jeanne… tiens… regarde ! »

La Nanon s’avançait en souriant ; elle se rejeta soudainement en arrière, la bouche béante, l’œil hagard, le visage blêmissant et terrifié comme à l’aspect d’un fantôme.

« C’est étrange ! » murmura Guillaume.