Arsène Hardoin avait revu son fils avec un médiocre plaisir.
L’avare craignait que ce retour ne l’entraînât dans une grosse dépense.
« Est-ce que tu es ici pour longtemps, mon garçon ? » demanda-t-il presque aussitôt.
« – Rassurez-vous ! répondit Martial qui connaissait bien son père, je ne tarderai pas à rejoindre le régiment en Afrique… D’ailleurs, j’ai promis une partie de mon congé à des amis, des Parisiens. En repassant je vous embrasserai, voilà tout. »
« – Je ne dis pas cela pour te renvoyer, mon fils.
– J’en suis persuadé, mon père. »
À part lui, avec un sourire un peu triste, le sergent ajouta :
« Autant dire que je suis comme Pierre Gervais… pas de famille ! »
Pendant ce temps-là, l’avare avait regardé les galons de l’uniforme et les médailles qui s’y trouvaient suspendues. C’était de l’argent, c’était de l’or, il se rassura.
Martial reprit à haute voix :
« De plus, je ne m’en reviens pas la poche vide. On a son petit boursicot. Il est même à votre service. »
« – Non ! refusa l’avare en imposant quelque peu silence à sa rapacité. Oh ! non… Garde ton argent. L’argent, ça se garde. »
Puis, d’un ton tout guilleret :
« Je suis content que tu m’aies consacré quelques jours ! Songe donc, je vis tout seul ici, moi, comme un vieux loup. Sois le bienvenu, mon louveteau !… Considère cette vieille bicoque comme ta propre maison !… Eh ! eh ! quelle bonne semaine nous allons y passer ensemble ! »
C’était limiter d’avance l’hospitalité paternelle.
Le zouave se le tint pour dit. Il en usa le plus discrètement possible. Presque chaque jour on l’invitait au dehors. Il ne mangeait avec son père que lorsque celui-ci l’y engageait formellement. Aussitôt le maigre repas terminé, il s’en allait ailleurs prendre son gloria. Le vieillard ne demandait pas mieux que de rester en tête-à-tête avec ses écus.
Un matin cependant, il le retint par ces mots :
« Un instant donc, mon gas{1} !… J’ai comme envie de te demander un service.
– Parlez, père !… de quoi s’agit-il ? »
Non sans réticences, l’usurier s’expliqua ainsi :
« Tu vas peut-être bien te moquer de moi… J’hésite encore… Mais à qui se lier, sinon à son fils… ? Sache donc que moi aussi, l’année dernière, j’ai été à Paris pour voir l’Exposition universelle !… Un voyage à prix réduit, un train de plaisir, comme ils disent. Ça m’a coûté gros !… D’autant plus que je me suis laissé tenter… Une folie !
– Vraiment ! qu’est-ce donc que vous avez acheté, mon père ?
– Un coffre-fort. »
Le zouave eut un sourire.
« Ce n’est pas que je sois aussi riche qu’on veut bien le dire, reprit le vieil avare, mais, finalement, on a ses économies… C’est sagesse de les mettre à l’abri d’un coup de main… Or, j’avais guigné là-bas une merveilleuse machine, à l’épreuve des voleurs ! Je me la suis fait expédier sous une épaisse enveloppe de paille… Fallait pas qu’on se doutât de ce que c’était, tu comprends…
– Je comprends. Après ?
– Après, fallait la sceller dans une bonne muraille… Mais un maçon c’était un confident ! Moi-même, j’ai ramassé de la pierre… Je me suis fait apporter du plâtre et du ciment par un certain Jean Margat, dont tu dois te souvenir…
– Oui, le Sanglier. Un mauvais gas…
– Un bandit ! Peut-être bien que j’ai eu tort ! cependant je lui avais conté toute une histoire, pour le dérouter… Malgré ça, j’avais lu dans ses yeux comme un soupçon… J’avais peur ! heureusement on l’a arrêté, condamné. Deux ans de prison. Me voilà tranquille… mais encore dans l’embarras. Reste à faire la besogne !
– Où voulez-vous on venir ? s’écria Martial qui commençait à s’impatienter. Voyons, expliquez-vous, quel est le service que vous attendez de moi ?
– Ne t’emporte pas, mon garçon. M’y voici. Tu m’as conté que là-bas, pendant le siége, vous aviez creusé des trous, construit des baraques… Tous les métiers, quoi !
– C’est vrai ! répondit Martial. Un apprentissage universel, comme votre Exposition. Dans les zouaves surtout, nous sommes devenus terrassiers, charpentiers, maçons…
– Maçon ! s’écria l’avare, voilà précisément mon affaire. Aide-moi à sceller mon coffre.
– Volontiers. Montrez-moi l’endroit. »
Son père l’arrêta par le bras et, le regardant dans les yeux :
« Mais tu n’en diras rien !… pas vrai, fils ?
– Je vous le promets.
– Jure-le.
– Je le jure.
– À personne !… jamais !
– Vous en avez ma parole.
– Et j’y compte… Allons ! »
Le vieillard alla regarder au dehors, ferma la porte, puis les volets, alluma une lampe graisseuse et descendit vers la cave, suivi de son fils.
Les caves du vieux manoir étaient vastes et taillées dans le roc. Elles se subdivisaient en plusieurs compartiments. L’un d’eux, que masquaient des bourrées, était clos par une lourde porte bardée de fer.
À l’aide d’un trousseau de clefs qu’il portait dans sa ceinture, Arsène Hardoin ouvrit cette dernière porte. On pénétra dans un étroit caveau, plus sombre que les autres, et qui peut-être avait été jadis le trésor, la cachette du manoir.
Sur le sol, Martial aperçut des cailloux entassés, un sac de plâtre, un tonnelet de ciment, une auge, une truelle, une pioche, un pic, un levier. Plus loin, grâce à la lampe qu’approchait le vieillard, une de ces formidables caisses, à fermeture compliquée, qui sont la gloire de la serrurerie moderne.
« Tudieu ! s’écria le zouave, c’est comme une forteresse ! Pour y faire brèche il faudrait du canon. Vous avez sans doute un secret pour l’ouvrir ?
– Un secret terrible ! répondit avec intention l’avare. Celui qui ne le connaît pas, celui qui voudrait forcer la serrure, est un homme mort. Oh ! oh ! ma forteresse est bien armée… Malheur à qui s’y frotte !… elle se défendrait elle-même ! »
Il était effrayant d’ironie et de menace en parlant ainsi.
D’abord indigné, le sergent finit par sourire.
« Vous avez l’air de dire ça pour moi, répliqua-t-il, et je m’en offenserais vraiment si vous n’étiez mon père. Pensez-vous donc que votre fils soit un voleur ? »
Le vieillard l’enveloppa dans ses bras, s’efforçant de s’excuser par toutes sortes de caresses.
« Ne te fâche pas, Martial ! Comment ! tu peux croire que… ? C’était pour rire !… Il n’y a encore rien dedans… Et d’ailleurs, si j’y amasse plus tard un petit magot, est-ce que ce ne sera pas pour toi, mon enfant !… Je ne vivrai pas autant que mon trésor, hélas ! »
Puis, montrant une place à demi creusée déjà dans la muraille :
« J’avais commencé, tu vois… mais je suis trop vieux, trop faible… Tu es jeune et fort, toi, va !… tiens !… dépêche ! »
Le sergent prit le pic que lui présentait son père ; il se mit à l’œuvre.
La besogne était rude. Après un double revêtement de briques, il fallut attaquer le roc. Tout en éclairant son fils, Arsène Hardoin l’excitait.
« Attends ! dit-il tout à coup avec un naïf effort sur lui-même. Je m’en vais chercher une bouteille de vin… te voilà tout en sueur ! »
Il posa la lampe sur le coffre, et sortit un instant du caveau, mais non sans refermer la porte en dehors.
« Quelle confiance ! murmura le zouave, en haussant les épaules avec une moue pleine d’amertume. Et je l’aime pourtant, c’est mon père ! Moi qui serais si heureux d’en avoir un comme tous les autres !… Un bon homme de père, et pauvre plutôt qu’avare !… Mille tonnerres !… Mais faut bien se contenter de ce qu’on a !… Pas de chance ! »
Et, plus ardemment encore, il se remit au travail. Il avait hâte d’en finir et de s’en aller.
Une heure plus tard, l’excavation était prête à recevoir le coffre-fort.
« C’est lourd ! dit le vieillard qui prétendait seconder son fils ; et peut-être qu’à nous deux nous aurons bien de la peine…
– Laissez-moi faire ! interrompit Martial, j’y suffirai seul. »
Effectivement, il souleva la pesante machine, il la mit en place.
L’avare admirait son fils avec une satisfaction mêlée d’orgueil :
« Comme tu es robuste, mon gas ! Au moins, lorsque te reviendra mon héritage, tu pourras le défendre, toi !… ça me sera une consolation ! »
Puis, gâchant plâtre et ciment d’une main fébrile, tandis que le sergent maçonnait déjà :
« Va, mon garçon, je t’en laisserai des écus ! c’est pour toi que je les fais travailler…
– Alors…, dit gravement Martial, ne les fatiguez pas. Ne soyez pas si dur au pauvre monde. J’aimerais mieux vous savoir moins riche et qu’on vous estimât un peu plus… Excusez ma franchise… vous n’êtes pas aimé dans le pays, et ça me chagrine, ça m’offense d’entendre mal parler de mon père… Or donc, si c’est pour m’en laisser davantage que l’argent vous tente, apprenez que je n’y tiens guère… Permettez-moi de vous dire que la loi défend de prêter à de trop gros intérêts. Bien mal acquis porte malheur !
– Tiens ! fit l’usurier, te voilà raisonnant comme notre maître d’école, que je voudrais voir aux cinq cents diables !
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas… parce qu’il nous porte grand préjudice… Ah ! si l’on avait pu m’en débarrasser, comme je l’espérais ! »
Le vieillard s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit.
Son fils le regardait sévèrement.
« Que me dites-vous là, mon père ?
– Rien…, balbutia-t-il, parlons d’autre chose… Achève ta besogne… Mais s’il y en a d’aucuns qui me haïssent… moi, je le déteste, ce maître Guillaume ! »
Arsène Hardoin avait prononcé ces derniers mots entre les dents, avec une irritation fiévreuse.
Martial, qui s’était mis au travail, lui répondit :
« Je ne cherche pas à savoir ce qu’il vous a fait, mon père… On en dit beaucoup de bien dans le pays… Sa figure loyale et résolue me plaît… Un brave jeune homme !… Et d’ailleurs ces pauvres maîtres d’école se donnent tant de peine pour si peu de profits !
– Peu de profits ! se récria l’irascible vieillard. Il gagne de tous les côtés : à sa classe, à l’église, à la mairie… C’est lui qui tient les registres de l’état civil… »
Martial se frappa le front comme par une inspiration soudaine.
Le souvenir de son entretien avec la Nanon venait de lui traverser l’esprit.
« Qu’as-tu donc ? questionna son père.
– Rien ! répondit-il à son tour. Tenez, ne causons plus. L’ouvrage avancera plus vite. »
Et tout bas, pour lui seul, il ajouta :
« J’ai mon idée ! »