M. le maire dit ensuite quelques paroles. Enfin, maître Guillaume prit place dans sa chaire.
C’était la première fois qu’il se sentait revêtu d’un caractère officiel, la première fois qu’il parlait devant un auditoire d’enfants. Il était très-ému, presque intimidé. Mais rien qu’à voir son maintien modeste et digne, sa figure juvénile encore et d’une expression si sympathique, la classe tout entière applaudit d’avance.
Enhardi par cet encouragement, il s’exprima ainsi :
« Mes enfants… permettez-moi dès aujourd’hui ce nom… mes chers enfants, je débute par une bonne nouvelle, et vous annonce, comme bienvenue, quatre jours de vacances. »
Il y eut une explosion de vivats et de bravos.
« Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, reprit l’instituteur, c’est M. le maire, qui veut bien, pendant ce temps, réaliser ici quelques améliorations urgentes. Quant à moi, je ne vous tiens pas quittes, et vous enrôle séance tenante pour une œuvre utile, mais dont vous vous amuserez fort. Il s’agit d’une chasse, d’une guerre que nous allons entreprendre ensemble et qui ne sera pas sans profit pour vous, ni sans gloire. »
Le maire et le curé échangèrent un regard, ils avaient compris.
Mais les enfants ne comprenaient pas encore ; ils ouvraient à la fois les yeux, la bouche et les oreilles.
« Je m’explique, dit Guillaume, écoutez-moi bien… (Marques d’attention sur tous les bancs.) Des ennemis innombrables et dévastateurs menacent votre pays, ses vergers et ses champs. Ces ennemis, inoffensifs en apparence, ce sont des insectes. Si j’avais affaire à des savants, je dirais des coléoptères de la famille des lamellicornes. Mais vous les connaissez sous un nom plus vulgaire. Ils vous sont familiers. Ce matin même, certains d’entre vous sont peut-être venus à l’école en faisant voltiger un de ces maraudeurs au bout d’un fil attaché avec sa patte. »
Tout aussitôt, vingt cris se firent entendre à la fois :
« Les hannetons !… les hannetons !
– Vous les avez nommés ! fit l’instituteur. Mais gardez-vous d’en rire. On se méprend sur leur compte ; je vais vous le prouver à l’instant. Quand le hanneton paraît, c’est pour détruire ; quand le hanneton disparaît, c’est pour détruire encore, détruire toujours. Depuis hier, ils ont fait irruption de toutes parts ; vous les voyez dans l’air et sur les arbres, dévorant la feuille et le bourgeon, dévorant en germe la fleur et le fruit. Dans huit jours, – et vous allez dire avec moi que nous n’avons pas de temps à perdre, – ils déposeront en terre des myriades d’œufs d’où sortiront des myriades de larves ou gros vers blancs…
– Les mans ! les mans ! interrompit pour la seconde fois l’auditoire.
– Très-bien ! approuva Guillaume, nous nous entendons déjà. Ces mans, ces vers rongeurs, pourvus de mâchoires tranchantes, se répandent dans le sol, s’attaquent à toutes les racines et tuent toutes les plantes. Si vous voyez la prairie jaunir, c’est qu’ils sont là ! Si le seigle et le blé dépérissent, si la vigne et les pommiers sont en souffrance, quelle en est la cause ? Qui les empêche de venir à bien ? Eux encore ! eux toujours ! Les hannetons ! les mans ! Il y a surtout des années terribles où ces dévastateurs sont encore plus nombreux ; nous sommes dans une de ces années-là. Pas de fourrages ni de légumes ! Adieu la vendange et la moisson ! Il faut que les pauvres gens boivent de l’eau. Le pain est cher. Une calamité publique. Parfois même c’est la disette, c’est la famine. (Sensation prolongée.) Ah ! ah ! vous commencez à comprendre qu’au lieu de rire et de s’amuser des hannetons, il faut les combattre ! il faut les anéantir !
– Oui ! oui ! » s’écrièrent à la fois gamins et gamines, tous impatients déjà d’entrer en campagne.
Mais Guillaume n’avait pas encore tout dit. Calmant du geste ses futurs soldats, il conclut ainsi :
« Il y a de grands chasseurs qui traquent les bêtes fauves ; on organise des battues contre les renards, les sangliers et les loups. C’est très-bien de tuer les loups… mais il faut aussi détruire les hannetons ! (Oui ! oui ! tous ! à l’instant !) À qui doit en revenir l’honneur ? (À nous ! à nous !) Vous l’avez dit, aux enfants des villages, à vous, mes enfants. Il y a de grands louvetiers ; je vous nomme tous grands hannetonniers ! En chasse ! en chasse ! »
L’enthousiasme était à son comble. Tout l’auditoire s’était levé, agitant les bras, poussant des acclamations, demandant des armes.
Le maître d’école parvint à rétablir le silence et répondit :
« Tout est prévu ! J’ai là mon arsenal, et pour une guerre d’extermination. Cependant, ce ne sont pas des canons, ni des fusils, ni des chassepots, mais tout simplement des bâtons et des gaules… voire même des sacs et des paniers ; car, j’oubliais de le dire, monsieur le maire nous achète notre gibier. N’est-ce pas, monsieur le maire ? (Martin Fayolle confirma du geste.) Dix centimes le kilogramme, dont moitié pour les chasseurs. Il y aura des primes. Chaque soir, on partagera le butin. Mais d’abord, comme il faut en tout de l’ordre et de la discipline, embrigadez-vous, choisissez des chefs. »
Les écoliers se consultèrent un instant du regard. Puis ces trois noms furent acclamés presque unanimement :
« Andoche !… Éloi !… Petit-Pierre !
– Soit ! sanctionna l’instituteur. Petit-Pierre, Andoche, Éloi, je vous proclame capitaines !… Armez vos hommes… Là, là… dans cette charrette ; c’est mon arsenal. Dans cinq minutes, car le temps presse, que l’armée tout entière soit en ligne de bataille. Je donnerai le signal du départ en poussant notre cri de guerre… Mort aux hannetons !
– Mort aux hannetons ! » répétèrent les enfants qui, transportés d’une belliqueuse ardeur, d’une folle allégresse, se précipitèrent tumultueusement au dehors de l’école.
Déjà Guillaume, descendant de la chaire, recevait les félicitations du maire et du curé.
« Jarni ! s’écria Martin Fayolle, vous avez eu là une fameuse idée, monsieur le maître !
– Plaise à Dieu, dit l’abbé Denizet, qu’elle se répande dans toute la France, dans tout l’univers.
– L’idée n’est pas de moi, Messieurs, avoua loyalement le maître d’école, mais d’un brave imprimeur de Mirecourt, M. Humbert, qui, l’an dernier, dans les Vosges, a pris l’initiative de cette même croisade et provoqué l’extermination de six millions de hannetons pour commencer. Nous tâcherons d’en faire autant… Ordonnez qu’on prépare une grande fosse au milieu de votre fumier, monsieur le maire. »
Un instant après, l’armée se mettait en marche. Quatre volontaires des plus vigoureux traînaient la petite charrette. Trois bataillons s’étaient formés, portant bâtons comme mousquets et gaules comme lances. Les trois commandants caracolaient sur les flancs. En guise de fanfare, on chantait.
Hanneton, vole, vole, vole,
Ou bien encore :
V’la d’zhannetons, d’zhannetons pour un liard ! ! !
C’était par une belle matinée de printemps. Sur le chemin que suivait la tapageuse cohorte, tout était verdure et fleurs, fraîche brise embaumée, resplendissant soleil.
Aussitôt les capitaines sonnèrent la charge. On s’élança au pas de course, les uns par pelotons, les autres en tirailleurs. Un coup de gaule par-ci, un coup de bâton par-là. Puis sabots et gros souliers se levaient pour écraser les vaincus.
« Doucement ! fit alors l’instituteur, n’oublions pas que M. le maire achète notre chasse. D’ailleurs, on ne doit jamais faire souffrir les animaux, pas même en les immolant. Une simple pression de la semelle… Après quoi, dans les paniers, dans les sacs… Voilà la consigne. »
Bientôt on rencontra des bouquets de bois. Ce fut plaisir de voir nos gamins hocher les jeunes arbres ou grimper aux vieilles branches, ceux-ci cueillant les hannetons comme des pommes, ceux-là les gaulant comme des noix. Et des éclats de rire, des quolibets, des poussées ! Parfois maître Guillaume avait grand’peine à maintenir le bon ordre ; mais il y parvenait à force de patience et de joyeuse humeur. Lui-même il était aussi gai, aussi enfant que les autres.
Vers midi, la vaillante cohorte atteignit la rivière. Ordre fut donné de s’aligner au bord de l’eau, pour s’y laver les mains et le visage. Puis, comme chaque gamin et chaque gamine avaient apporté un petit panier tout plein de provisions, on goûta sur l’herbe.
Naturellement l’instituteur se trouva l’invité de ses élèves. C’était à qui lui passerait pain bis ou galette, morceau de lard ou confitures. Quant au breuvage, la rivière était là qui coulait pour tout le monde.
On ne se grisa donc pas. Cependant, jamais on n’avait tant ri.
Tout en plaisantant, Guillaume complétait sa leçon.
« Quel est le plus fort de vous en arithmétique ? avait-il demandé.
– C’est Petit-Pierre, répondit-on.
– Eh bien ! Petit-Pierre, reprit-il, redescends jusqu’au sable qui va te servir d’ardoise, et prends ton bâton, ton épée, comme crayon. Nous allons faire un calcul qui sera drôle.
– Voyons ! voyons le calcul ! s’écria toute la bande.
– Vous êtes ici plus de cinquante, et l’on compte en France quarante mille communes. En admettant que chacune d’elles ait le même nombre d’écoliers, combien au total ?
– Deux millions de chasseurs ! répondit Petit-Pierre.
– Très-bien ! Supposons que, dans sa campagne de quatre jours, chacun d’eux capture pour sa part deux cents hannetons.
– Bien plus !… bien plus !… s’écria-t-on ; cinq cents, six cents.
– Mettons trois cents ! Allons Petit-Pierre, va… multiplie par ce troisième nombre tes deux millions.
– Ça fait six cents millions.
– Six cents millions de hannetons… dont la moitié de hannetonnes… lesquelles déposeraient chacune en terre une centaine d’œufs d’où sortiraient trente milliards de vers blancs.
– Oh ! fit toute l’assistance ébahie.
– Rien de vorace comme ces terribles rongeurs… Notez en outre qu’ils s’attaquent de préférence aux jeunes racines, et, pour un seul repas, gaspillent et ruinent toute une plante. Chaque hanneton qui tombera sous vos coups, c’est cinquante mans supprimés, et qui en produiraient encore d’autres ! Jugez donc à combien de pieds de trèfle ou de luzerne, à combien d’épis de seigle ou de blé, à combien de grappes ou de fruits vous aurez sauvé la vie… sans compter les pommes de terre, les choux, les navets et les carottes ! »
Sur cet argument péremptoire, la razzia recommença de plus belle.
L’attaque de la forêt fut une vraie prise d’assaut. Le soir, on avait rempli tous les paniers, tous les sacs, et le fumier de M. le maire s’en trouva fort bien.
De même, les trois jours suivants.
Andoche eut d’abord la prime. Puis ce fut Éloi ; le troisième jour, une fillette, et le quatrième, Petit-Pierre.
La dernière rentrée au village fut triomphale.
On avait anéanti plus de soixante-dix mille hannetons, pesant environ sept cents kilogrammes.
Au total, 70 fr. de bénéfice, dont 35 fr. pour les écoliers, 35 fr. pour l’instituteur.
« Et, maintenant que j’ai des livres à ma disposition, se dit-il, allons à la recherche des enfants pauvres. »