XIII – UNE CONFÉRENCE AU VILLAGE

 

C’était la dernière conférence de la saison.

Guillaume allait prendre la parole, lorsque tout à coup, au milieu du silence, la porte s’ouvrit bruyamment.

Un soldat, un zouave parut sur le seuil.

À la vue de tout ce monde assis sur des bancs comme à l’école, il parut surpris, balbutia :

« Faites excuse ! je me trompe… est-ce que ce n’est plus ici le cabaret ? »

Plusieurs voix s’écrièrent :

« Eh ! c’est Martial Hardoin !

– Moi-même ! répondit-il. J’arrive de Sébastopol. Après avoir embrassé mon père, je voulais revoir les amis. »

Déjà quelques mains s’étaient tendues vers les siennes. Deux ou trois jeunes hommes lui donnèrent l’accolade. Il se trouvait maintenant en pleine lumière. C’était à qui l’examinerait, l’admirerait.

Il était vraiment beau, avec sa mâle figure bronzée, sous son pittoresque uniforme. De plus, les galons de sergent, la médaille militaire.

« Jarni ! s’écria Martin Fayolle, ça nous fait plaisir de te revoir ainsi, mon garçon !… viens que je t’embrasse ! assieds-toi là, près de nous, à la place d’honneur… tu nous fais honneur à tous… N’est-ce pas, vous autres ? Là-bas, dans la grande guerre qui vient de se terminer, il représentait le village ! il lui rapporte sa part de gloire ! »

En parlant ainsi, le maire désignait les insignes et la décoration du sergent.

Celui-ci se laissait faire. Au milieu d’une acclamation générale, il franchit le degré de l’estrade, il vint s’asseoir entre le maire et le curé, qui le félicitait à son tour en l’appelant son enfant.

Lorsque se calma l’émotion causée par cette scène, il y eut un moment de silence.

« Ah ! çà, dit le zouave, qu’est-ce que vous faites donc ici ? On ne boit donc plus ?

– Non, répliqua le maire, on cause… et voilà M. l’instituteur qui veut bien nous raconter ou nous lire des histoires très-intéressantes, je te l’assure. Bref, une conférence. »

Le soldat répéta ces deux mots d’un air étonné, quelque peu gouailleur.

« Une conférence », qu’est-ce que c’est que ça ? Inconnu au régiment.

– Écoute ! dit le curé, maître Guillaume est en train de nous raconter les anciennes victoires de l’armée française…

– Elle vient d’en remporter une nouvelle, s’écria l’instituteur, et je cède la parole au soldat qui en était. Pourquoi ne nous raconterait-il pas sa campagne ?

– Fameuse idée ! approuva Martin Fayolle. Nous ne lisons pas encore les journaux, nous ne savons rien de rien. L’histoire d’hier, c’est celle-là surtout qui est notre histoire !

– Quoi ! fit le soldat, vous pensez que ça ferait plaisir aux camarades… »

On ne le laissa pas achever. Cinquante voix crièrent en même temps :

« Oui… oui !… la campagne de Crimée !… le siège de Sébastopol. »

Le zouave se caressait la barbiche en souriant. Il rougissait, presque intimidé. On comprenait qu’il se disait en lui-même : « À quelques amis groupés autour d’une bouteille, passe encore ! » mais devant tout ce monde, il n’osait pas.

Le maire l’encouragea.

« Voyons ! dit-il, la Crimée c’est loin d’ici, de l’autre côté de la mer, si je ne m’abuse. Vous avez dû commencer par un beau voyage.

– Superbe ! débuta Martial ainsi lancé. Figurez-vous, à perte de vue, des flots bleus… qui brillent comme de l’or au lever du soleil. La nuit, sous les rayons de la lune, c’est de l’argent, ce sont des pierreries qui ruissellent. Sans compter que les grandes vagues se déroulent avec des lueurs phosphorescentes. Parfois, notre flotte semblait naviguer sur un immense bol de punch qui n’en finissait plus !

– Ah ! fit l’assistance ébahie.

– Comment a-t-on débarqué ? demanda l’instituteur, l’ennemi devait vous attendre.

– À distance ! répliqua le zouave avec un geste comique. Vaisseaux et chaloupes de combat s’étaient rangés auprès du rivage et montraient leurs dents, comme disent les matelots, à savoir, trois cents gueules de bronze, toutes prêtes à cracher une grêle de mitraille, d’obus et de boulets. Excusez du peu ! les Russes ne s’y sont pas frottés ! »

On rit.

« Donc, reprit Martin Fayolle, vous voilà à terre ?

– Autrement dit, le plancher des vaches, poursuivit Martial Hardoin. Nous allâmes camper sur les bords de l’Alma, une rivière qui ressemble à celle d’ici. De l’autre côté, de grandes collines qui, vers la droite, s’en vont jusqu’à la mer, où elles s’arrêtent brusquement par des falaises presque à pic.

Jamais l’ennemi n’aurait cru que nous pussions les franchir à moins d’avoir des ailes. Mais ne voila-t-il pas que le général Bosquet dit à ses zouaves : « Il faut arriver là-haut ! » Tonnerre ! ce fut beau de les voir s’élancer, grimper en se faisant la courte échelle, en s’aidant de leurs baïonnettes enfoncées dans le sol, en s’accrochant aux roches et aux broussailles. Partout quoi ! des chats sauvages ! Ils couronnent bientôt la falaise, ils s’y développent en tirailleurs. « En avant, les canons ! » commande le général. Pour le coup, c’était impossible… et cela fut, cependant. Les attelages s’enlèvent au triple galop, la terre tremble, un tourbillon de poussière monte en tournoyant jusqu’aux crêtes. Un éclair brille ; une détonation retentit, la fumée se dissipe, et nous apercevons nos canonniers rechargeant leurs pièces. « Hurrah ! bravo ! » leur crie-t-on. Ils répondent en agitant leurs képis. La bataille venait de s’engager. À notre tour d’attaquer le centre.

– Et tu n’as pas eu peur ? dit le maire.

– Ma foi, si ! avoua franchement le soldat.

C’était la première fois que j’allais au feu. Mais ce que je venais de voir me faisait déjà bouillir le sang dans les veines. Et puis, on sent les coudes des camarades et le drapeau vous entraîne. On s’excite, on s’enflamme. Un souffle a passé dans tous les cœurs. C’est l’âme du régiment ! c’est l’âme de la France ! » Alors on ne songe plus à rien. »

Martial était parti, dans sa narration comme dans la bataille. Stimulé par les questions ardentes de ceux qui l’entouraient, par les applaudissements frénétiques de l’assistance, il décrivit rapidement, avec une pittoresque verve, en traits de feu, la victoire de l’Alma, la marche des alliés sur Sébastopol, les commencements du siége, les tranchées, les embuscades, le bombardement, les luttes nocturnes, Balaclava, Inkermann, le terrible hiver qu’il fallut vaincre après avoir vaincu l’ennemi, les travaux gigantesques, les combats héroïques et leurs mêlées sanglantes, les ouragans d’artillerie succédant à ceux du ciel, le sol labouré, pavé de boulets et d’éclats d’obus, toute cette merveilleuse épopée, cette autre Iliade, qui demanderait un autre Homère !

Puis enfin, Traktir, le Mamelon vert, Malakoff emporté, Sébastopol anéanti, la victoire !

Une fièvre d’enthousiasme avait transfiguré le soldat. Tous ces assauts, toutes ces péripéties dans lesquelles il avait joué son rôle, on les comprenait, on les voyait passer dans ses paroles, dans ses gestes, dans ses regards. L’auditoire s’était passionné comme lui. La campagne de Crimée tout entière revivait en lui.

En terminant il était debout, il agitait son fez ainsi qu’un drapeau triomphant.

Il y eut dans la salle un moment de tumulte inexprimable. Hommes et femmes cherchaient à s’approcher du jeune héros. C’était à qui toucherait son uniforme. Tout le monde voulait lui serrer les mains, l’embrasser.

« Ah ! lui dit Martin Fayolle, comme tu dois être fier et content d’un pareil retour au pays ! »

Un changement soudain s’opéra dans la physionomie du soldat.

« Non, répondit-il tristement, car j’y reviens seul !

– Que veux-tu dire ? » demanda le curé.

Le sergent venait de retomber sur sa chaise, le coude appuyé à la table et le front dans sa main.

Guillaume comprit que ce n’était pas fini. Il fit signe et chacun alla se rasseoir.

Le maire renouvela sa question. Tous les yeux fixés sur le soldat l’interrogeaient aussi.

« Là-bas, répondit-il enfin, il y avait un autre enfant du village. Celui-là, vous ne le reverrez plus !… J’espère qu’on ne l’aura pas oublié. Parti depuis quinze ans, il s’était engagé en Afrique. Lorsque j’entrai aux zouaves, je le retrouvai, je le reconnus. Souvent nous causions du pays, jamais il n’y avait reparu. Plus de parents, plus d’amis peut-être !… Je puis vous le nommer sans crainte d’affliger personne !

– Qui donc ? mais qui donc ? » demandèrent plusieurs voix.

Martial parcourut du regard l’assemblée. Sur tous les visages, rien que la curiosité, l’indifférence.

Ses yeux s’arrêtèrent enfin sur une femme qui, placée au premier rang, très-pâle, le regardait avec une vague inquiétude.

Cette femme, c’était la Nanon.

« Pierre Gervais ! » dit enfin le zouave.

La Nanon tressaillit et baissa les yeux.

Ce nom de Pierre Gervais avait soulevé un murmure, sympathique chez quelques hommes encore jeunes, réprobateur chez tous les autres.

Martial eut un geste de reproche, presque de colère.

« Que veux-tu ! dit Martin Fayolle, on se souvient que ce n’était pas un excellent sujet.

– C’était un brave soldat ! répliqua le sergent. Un peu mauvaise tête, peut-être, et c’est à cause de cela qu’il est resté simple zouave. Mais quel cœur ! Si vous saviez comme il fut bon pour moi ! Mon père ne m’envoyait guère d’argent ; Pierre Gervais trouvait toujours moyen d’avoir sa bourse garnie, et j’en avais ma part. Il avait agrandi son gourbi pour m’y donner place. Durant les grands froids, il me jetait sa criméenne sur mes épaules.

J’étais comme son fils, et ce qu’il aimait en moi, c’était vous, c’était le clocher, c’était le village ! Déjà vingt fois il m’avait sauvé la vie. Oh ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une amitié de soldats. À l’attaque des batteries blanches, une balle m’atteignit, je tombai, j’étais perdu. En rentrant dans la tranchée, Gervais m’appela. Où donc est Martial ? Quelqu’un lui montra le bastion ennemi, et tout aussitôt, sous une grêle de balles, il s’élance, il retourne au champ de bataille, me cherche, me retrouve parmi les morts. Il m’emporte, non pas sur ses épaules, c’eût été m’exposer à la mitraille, mais devant lui, dans ses bras, m’abritant de son corps, comme une mère son enfant.

Ah ! je vous le jure bien, sans ce dévouement-là, jamais mon pauvre Pierre n’eût été frappé qu’en face ! nous roulâmes tous les deux dans la parallèle. Tous les deux, le lendemain, nous étions à l’ambulance. Ma blessure s’est guérie ; les siennes étaient mortelles. Je lui ai fermé les yeux ; je l’ai vengé !… j’accomplirai son dernier vœu»

Martial s’interrompit tout à coup, comme craignant d’en avoir trop dit.

Puis, essuyant ses paupières d’un revers de main :

« Assez causé ! conclut-il. Quant au reste, c’est mon secret… D’ailleurs, je reste là, moi… je bavarde et M. l’instituteur ne commence pas sa conférence…

– Elle est faite ! répondit Guillaume, et bien faite !

– Par toi, Martial, ajouta le maire, et je t’en remercie au nom de tous. On voudrait souvent entendre la pareille ; on aimerait encore mieux son pays ! »

Comme tout le monde se pressait de sortir, et que Martial Hardoin recevait çà et là de nouveaux compliments, il se rencontra sur le passage d’une femme qui cherchait à l’éviter.

« Eh ! quoi ! dit-il, n’avez-vous rien à me demander ?… Ah ! rien qu’à votre émotion, j’ai deviné qui vous êtes… »

Et tout bas, rapidement, à son oreille :

« Vous m’avez compris… Il faut que je vous parle.

– Mais, balbutia-t-elle, je n’ai rien à vous dire, moi…

– C’est au nom de Pierre Gervais… ce soir même… je le veux !

– Eh bien !… dans une heure, au bord de l’eau, sous les grands saules… »

Et ramenant près d’elle Gratienne, Nanon se précipita au dehors.