Deux ans se sont écoulés.
On a de bonnes nouvelles de Gratienne.
Elle est dans le Midi, à Hyères.
Ce merveilleux climat, le dévouement et les soins de sa mère ont assuré sa guérison. Dès le second hiver, la courageuse enfant a voulu gagner son pain par le travail. Un petit magasin de lingerie s’est fondé, sur lequel on voit ce nom : Madame Gervais. La Nanon y applique cette activité, cette intelligence dont elle faisait preuve à la ferme de Martin Fayolle. Elle veut gagner de l’argent pour sa fille, et surtout lui créer une position, un avenir.
« Si je ne la retenais pas, écrit Gratienne, elle s’y tuerait. Aujourd’hui, la plus malade de nous deux, c’est ma mère. »
………………………
Quant à Claudine, elle n’a pas quitté le village. Son père parlait de la mettre en pension à la ville, elle s’y est refusée, ne voulant pas avoir d’autre instituteur que Guillaume, qui lui a inspiré le goût de la vie champêtre en lui donnant une solide instruction religieuse. Elle tient à passer ses examens d’institutrice ; elle y réussira. Son maître l’a élevée dans ces sentiments d’exquise piété, qui sont la condition du vrai bonheur ici-bas. Il y a maintenant un piano à la ferme ; Guillaume se perfectionne, afin de pouvoir lui continuer ses leçons. Chaque soir ils font ensemble de la musique. Pour elle comme pour lui, c’est le meilleur moment de la journée.
D’ordinaire, Martin Fayolle s’endort en les écoutant. Il parait satisfait de leur intimité. Cependant, fier de sa fille, il forme pour elle des rêves ambitieux. Sans s’expliquer encore, des allusions lui échappent :
« Eh ! eh ! fillette, il faudra bientôt songer à ton établissement, à ton mariage ! Nous pouvons prétendre haut, jarni ! Tu seras riche… te voilà savante… et tu es si belle ! »
Il a raison, Claudine est devenue une jeune fille accomplie. Grande et svelte, très-brune et très-fraîche, en même temps réservée, peut-être même un peu grave, elle charme surtout par sa simplicité, par sa douceur, par sa modestie chrétienne.
C’est encore la fille des bois, timide à l’excès avec les étrangers, les gens de la ville. Toute autre à sa place voudrait agir et s’habiller en demoiselle ; son père ne demande qu’à la couvrir de soie et de bijoux ; elle se complait à n’être qu’une paysanne, une fermière, portant la robe de laine et le bonnet du pays.
Cette modestie, cette sagesse lui ont gagné tous les cœurs. On lui tient d’autant plus compte de sa distinction, de sa beauté, de ses talents, qu’elle les montre moins. Une âme aimante et forte, une intelligence supérieure, des vertus cachées se devinent en elle. Lorsque ses grands yeux noirs, ordinairement voilés de leurs longues paupières, s’ouvrent et resplendissent tout à coup, c’est comme un éblouissement, comme une révélation.
Elle se souvient de ses jours de misère, et s’efforce de secourir tous les malheureux. On la voit encore tenir la classe des filles. Pressentant l’institution charitable qui s’appelle aujourd’hui la caisse des écoles, avec l’aide de son père, de l’abbé Denizet, de Guillaume, du baron d’Orgeval et de quelques autres donateurs des alentours, elle trouve moyen de fournir des vêtements, des sabots aux enfants des hameaux éloignés, aux enfants pauvres. Grâce à ce petit budget, la Simonne leur donne la soupe. Il y a pour eux des encouragements, des récompenses, voire même une indemnité pour les parents tout à fait sans ressources et qui se privent de leur travail.
Survient-il un accident, une maladie, on est certain de voir arriver Claudine. Aussi, c’est à qui l’admirera, l’aimera. Les femmes elles-mêmes, les jeunes filles, au lieu de s’en montrer jalouses, en sont fières. On la regarde comme le bon ange du village.
Il va sans dire que les prétendants ne lui font pas défaut. À peine s’aperçoit-elle qu’on la recherche. Le notaire du bourg a demandé sa main ; il est jeune, en belle position de fortune, digne en tous points d’être agréé. Elle le refuse, alléguant pour unique raison qu’elle est heureuse avec son père. Il n’est pas jusqu’au jeune Anatole d’Orgeval qui n’en soit épris. Claudine pourrait être baronne. Elle lui a fait comprendre qu’il perdait son temps, sans même se donner le plaisir de faire un peu la coquette.
« Jarni ! se dit parfois Martin Fayolle, il faudra pourtant bien qu’elle se décide à me donner des petits-enfants !… Moi d’abord, je veux être grand-père ! »
En attendant cette joie, il a pleine satisfaction comme premier magistrat municipal. Sa commune s’est transformée, on la cite en exemple. C’est la plus riche du département, depuis la mise en culture du Champ-sous-l’Eau.
Les cinquante hectares sont assainis, en plein rapport. Chaque famille en a sa part ; la plus grosse s’est vendue, et très-bien vendue. Avec cet argent, on va bâtir une maison d’école. Guillaume a le jardin qu’il avait rêvé. Tout marche au gré de ses désirs.
Personne maintenant dans le village qui ne sache lire, écrire et compter. Il n’en continue pas moins ses cours d’adultes avec le même succès. On nous calomniait en prétendant que nous n’avions que de l’engouement, pas de persévérance. Nos paysans prouvent aujourd’hui le contraire. Il a suffi de faire descendre un premier rayon dans les ténèbres où ils étaient plongés. Les aveugles ne refusent pas la lumière.
Avec elle disparaissent les grossiers penchants, les stupides préjugés contre la religion, l’impiété crédule, les passions brutales, toutes les suites de l’ignorance. Maître Guillaume a presque vaincu l’ivrognerie ; c’est ce dont il est le plus fier.
On ne reconnaît plus ses villageois, tant ils sont affables, intelligents et dignes. Rien de poli, rien de charmant comme ses écoliers. Pour qu’ils comprennent toutes les beautés, tout le charme de la vie champêtre, souvent il les emmène avec lui dans les champs, dans les bois ; il leur fait connaître chaque plante, chaque culture, la composition des terrains, les travaux de la saison.
S’il sait qu’un habile laboureur, un bon semeur est à l’œuvre, il dirige de ce côté la promenade et fait remarquer la perfection ou les défauts de son travail. On herborise, on apprend à respecter les animaux utiles, surtout les petits oiseaux qui rendent tant de services à l’agriculture en détruisant des milliers d’insectes. Pas un enfant ne dénicherait un nid, pas un chasseur ne tuerait une hirondelle.
« Que m’a-t-il fallu pour atteindre tant de résultats ? écrivait-il à son ami Philippe Mesnard. Trois années ! Que sera-ce dans dix ans, dans vingt ans, lorsque plusieurs générations seront sorties de ma classe, lorsque tous les habitants du village auront été mes écoliers ! Je les aurai connus, formés dès l’enfance. Les défauts dont ils seront corrigés, les qualités qu’ils auront acquises, leur instruction, leur moralité, leur bonheur, tout sera mon ouvrage. Nous nous apprécierons, nous nous aimerons. Ah ! l’instituteur qui cherche à changer de commune est mal inspiré ! Je m’attache à la mienne, à l’exemple de mon digne curé ; j’y veux vivre et mourir, satisfait d’avoir réalisé le bien dans ce petit coin de terre où tout le monde me pleurera. Ce rôle suffît à mon ambition. Voir arriver sans regret les cheveux blancs, sentir qu’autour de soi, par soi, tout le monde est plus éclairé, plus heureux, que tous vos voisins sont vos enfants, quelle douce extension de la paternité ! quelle magnifique récompense ! »
Maître Guillaume ne réussit pas moins avec le château. Le baron d’Orgeval s’intéresse et s’occupe maintenant à l’exploitation de son domaine. Il y fait exécuter de vastes défrichements, et, grâce aux machines agricoles, inaugure dans le pays la grande culture, il y fait élever des animaux de race perfectionnée, qu’il propage dans la contrée. Déjà même il parle industrie. Philippe Mesnard, en sa qualité d’ingénieur, doit venir au printemps prochain pour choisir l’emplacement, donner le plan d’une usine.
Donc, Guillaume devrait être content, heureux, joyeux. Tout au contraire, il semble découragé, triste. Ses traits portent l’empreinte de la fatigue. Il a pâli. Dans son regard, dans son sourire, une souffrance cachée se devine.
En dépit de l’hiver, malgré les plus mauvais temps, on le rencontre parfois dans la campagne, seul et rêveur, paraissant se complaire au bruit des feuilles mortes que fait tourbillonner la bise. À quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il ? Lui-même il ne saurait le dire, ou du moins il ne le veut pas.
Un soir de décembre qu’il s’en revenait ainsi, près du manoir d’Arsène Hardoin, il aperçut, reconnut Jean Margat.
Dans un bosquet, parmi des broussailles, comme en sa bauge, le Sanglier dormait profondément.
Son air de lassitude, ses haillons couverts de boue attestaient un long voyage.
Il ne pouvait être sorti de prison que depuis quelques jours. Sans doute il arrivait. L’accablement et, peut-être aussi, l’ivresse le plongeaient dans un de ces lourds sommeils que rien ne secoue. Autrement, cette bête fauve, toujours sur le qui-vive, eût déjà déguerpi.
L’instituteur, ne voulant pas le réveiller, s’éloigna sans bruit.
Au sommet d’une colline voisine, il se retourna.
Jean Margat était debout ; il regardait le manoir, en le menaçant du poing.
Cette fois encore, il n’avait pas aperçu Guillaume, jusqu’alors caché par les arbres.
Le maître d’école se jeta derrière une roche, examinant le bandit.
Celui-ci tournait autour du manoir comme autour d’une proie.
Un paysan vint à passer. Il disparut vivement sous bois.
S’il se cachait ainsi, ce devait être dans de mauvais desseins.
Guillaume se rappela que deux ans plus tôt, le matin du guet-apens dont il allait devenir victime, presque à cette même place, il avait vu Jean Margat reconduit par Arsène Hardoin.
L’avare, dans son âpre soif de vengeance, s’était oublié jusqu’à recevoir dans sa maison le maraudeur, qui peut-être y avait flairé un trésor.
L’instituteur résolut de prévenir Arsène Hardoin qu’il sentait menacé.
Il rebroussa chemin jusqu’à la porte du manoir ; il y frappa plusieurs fois.
Personne ne répondit.
Passé certaines heures, l’usurier n’ouvrait plus sa porte.
Or, la nuit venait. Une froide et brumeuse nuit d’hiver.
À la lueur mourante du crépuscule, Guillaume écrivit sur une feuille de son carnet ces quelques mots :
« Méfiez-vous du Sanglier, il est de retour. »
Puis, il glissa ce billet sous la porte, et s’éloigna, mais non sans se dire à part lui :
« Je reviendrai demain. »