Le lendemain matin, Martin Fayolle envoya pour Claudine un trousseau complet, pris à même de celui de Gratienne.
Entre les deux classes, avec Gratienne, il arriva.
« J’entends, dit-il, que ces deux fillettes-là fassent promptement connaissance… Claudine, il faut aimer ma fille… Ma fille, Claudine ressemble à ta mère. »
En même temps, du regard et du geste, il les poussait l’une vers l’autre.
Elles devaient avoir à peu près le même âge.
Gratienne était un peu plus grande, mais beaucoup plus frêle. Son teint incolore, sa démarche lente, une certaine mélancolie répandue sur son visage, tout en elle indiquait une croissance difficile, un état maladif et souffrant. Elle manquait de spontanéité, d’espérance.
En la voyant, on éprouvait pour elle une sympathie mêlée de pitié. Elle était jolie. De beaux cheveux blonds, des yeux bleus, un air de douceur et de bonté. Dans le regard, dans le sourire, cette tristesse sans motif, cette vague inquiétude qui se remarque chez ceux qui doivent mourir jeunes.
Quelle différence avec Claudine ! Bien que sortant à peine de convalescence, Claudine était déjà plus colorée, plus alerte, plus vivante. Sous sa peau, brunie par le hâle, on sentait courir un sang généreux. Même dans les larmes, ses yeux brillaient. Ses dents étaient blanches comme du lait ; ses lèvres rouges comme des cerises. Rien de pur comme le souffle qui s’en exhalait : l’haleine d’une fleur. On aimait à lui voir des vivacités, des abandons, des fougues d’adolescence. Elle se sentait heureuse de vivre ; elle faisait honneur à la vie.
« Ah ! murmura Martin Fayolle en les regardant tour à tour, la plus riche des deux c’est celle qui a la santé ! »
Puis, tandis que la Simonne emmenait les fillettes vers l’autre chambre, se retournant vers l’instituteur :
« Eh bien ! maître Guillaume…, ne m’avez-vous pas écrit que vous auriez à me demander quelque chose à mon retour ? De quoi s’agit-il ? »
Guillaume avait reçu la réponse de Philippe Mesnard. Une réponse favorable. De plus, des livres, des brochures, des traités de drainage et d’assainissement. Il avait étudié la question, revu le terrain, consulté M. l’abbé Denizet. Son projet lui paraissait réalisable.
« Monsieur le maire, répondit-il, nous avons déjà parlé d’un jardin, d’un gymnase… »
Martin Fayolle eut le geste d’un homme regrettant qu’on lui demande une chose impossible.
« Attendez ! reprit l’instituteur, cela ne coûtera rien à la commune. Elle me donnera le terrain, voilà tout.
– Jarni ! croyez-vous donc que la terre ce ne soit pas de l’argent ?
– Pas toujours. Il s’agit du Champ-sous-l’Eau.
– Cinquante hectares !
– Je ne vous en demande qu’un arpent.
– Eh ! qu’en ferez-vous, bon Dieu ! c’est à peine s’il y pousse quelques mauvais brins d’herbe. Un marécage !
– J’espère l’assainir… à mes frais. Que risquez-vous ? Si je réussis, cet arpent pourra servir d’exemple pour les autres.
– Mais encore vous faudra-t-il des travailleurs ?
– J’ai mes élèves. Ce sera notre domaine, nous y travaillerons ensemble.
– J’ai grand’peur d’autoriser une folie.
– Laissez-nous tenter l’aventure.
– Ça ne dépend pas de moi seul, il y a le conseil municipal.
– Appuyez ma proposition, je suis certain du succès.
– À votre gré, maître Guillaume ! »
Le dimanche suivant, les conseillers s’assemblèrent ; l’arpent fut accordé.
C’était vers le commencement d’octobre. Le cours de natation se trouvait terminé. L’instituteur présenta son idée comme une nouvelle récréation, il enrôla ses écoliers, il les passionna comme pour la chasse aux hannetons.
Désormais, entre chaque classe, ce fut plaisir de voir ce jeune régiment, armé de pioches, de bêches, de pelles, courir et s’éparpiller sur le terrain, y creuser avec ardeur les tranchées, les canaux dont le maître d’école avait tracé le plan.
Cependant, les malins du village en faisaient des gorges chaudes, et la besogne n’avançait que lentement. Un secours inattendu s’offrit de lui-même.
À deux kilomètres au plus du village, s’élève un château de construction moderne. C’est la propriété du baron d’Orgeval.
Il venait d’y arriver avec son fils, jeune homme d’une vingtaine d’années, très en retard dans ses études.
Son père rendit visite à l’instituteur et lui dit :
« Voilà plusieurs fois que mon fils se présente au baccalauréat et qu’on le refuse…
– Retoqué ! murmura le jeune gandin, tout en caressant sa moustache naissante.
– Il est très-paresseux, poursuivit le père, et s’en moque, comme vous pouvez le voir. Mais j’y tiens, moi ! Pendant les vacances, pourriez-vous le préparer à subir une dernière épreuve ?
– J’essayerai, » consentit Guillaume.
La tâche n’était pas facile. Anatole, – l’aspirant bachelier, – comptait sur sa richesse à venir et, dans son vaniteux dédain, se souciait médiocrement du diplôme. Mais l’instituteur s’y prit de telle façon que, pour la première fois, l’élève accepta les leçons sans répugnance. Guillaume avait l’art de les rendre attrayantes. Il n’était guère plus âgé que le fils du baron ; chaque jour il lui répétait : Vous feriez tant de plaisir à votre père !
Grande était, en effet, la satisfaction du vieux gentilhomme. Vers la fin de la saison, lorsqu’il demanda :
« Pensez-vous qu’Anatole réussisse enfin ?
– Je l’espère, » répondit le maître d’école.
Le baron tira de sa poche un porte-monnaie, l’ouvrit… Mais, au moment d’y puiser, se ravisant tout à coup :
« Je n’ose vraiment pas vous offrir de l’argent, monsieur Guillaume… car j’ai su vous juger ; je vous estime fort. Voyons… n’est-il pas autre chose que vous accepteriez plus volontiers ?
– Monsieur le baron va au-devant de mes désirs, répondit Guillaume. Il est une récompense que je voulais lui demander…
– Expliquez-vous, mon ami.
– On vient d’exécuter dans votre parc de grands travaux de nivellement, de vallonnement. Voici là-bas des monceaux de cailloux qui vous embarrassent. Plus loin, un restant de tuyaux de drainage, qui vous sont peut-être inutiles. Je serais très-content si vous me donniez tout cela.
– Qu’en voulez-vous donc faire ? »
Le maître d’école expliqua son œuvre, son espérance.
Le vieux gentilhomme l’avait écouté avec une attention des plus sympathiques.
« C’est très-méritoire ! répondit-il. À vous tous ces matériaux, et mieux encore, les ouvriers qui viennent de travailler pour moi. Ce sont des terrassiers nomades que j’avais engagés jusqu’à la fin d’octobre. Tout est fini dans le parc, je comptais les congédier demain. Je les garde jusqu’à l’expiration de leur engagement… dix jours encore… et j’entends qu’ils travaillent pour vous, ou plutôt pour la commune. Ne me remerciez pas. Si mon fils obtient son diplôme, c’est nous qui vous serons reconnaissants. »
Le desséchement du jardin d’école était assuré.
Pendant ce temps-là, l’étrange affection de Martin Fayolle pour Claudine se confirmait, en gagnant le cœur de Gratienne.
Gratienne était une aimante et douce créature. Confinée jusqu’alors à la maison par son état de langueur, elle avait vécu à l’écart des autres fillettes de son âge, et cet isolement la rendait encore plus mélancolique. Elle fut joyeuse, heureuse, de trouver enfin une compagne, une amie. Et d’ailleurs, qui n’eût aimé Claudine ?
Afin de se rencontrer plus souvent avec elle, la fille du maire voulut aller à l’école. Guillaume les plaça l’une à côté de l’autre. Elles s’aidaient mutuellement dans leurs études. À la récréation, elles partageaient les mêmes jeux. Presque chaque jour, Gratienne demandait à Claudine de l’accompagner jusqu’à la ferme ; elle l’y retenait longtemps. C’étaient des babillages et des confidences à n’en plus finir. La petite forestière, la petite sauvage, s’était tout d’abord effarouchée de tant de prévenances ; mais elle avait le cœur reconnaissant et généreux. Elle se sentait la plus forte, elle devint la protectrice. En promenade, elle donnait le bras à Gratienne. Lorsque Gratienne était plus souffrante, elle soutenait ses pas chancelants. On eût dit qu’elle voulait lui communiquer son agilité, sa vigueur. Et réellement, à ce contact magnétique, Gratienne se revivifiait. Ses yeux bleus devenaient brillants lorsqu’ils se fixaient sur les yeux noirs de Claudine.
Quelqu’un, cependant, voyait avec déplaisir cette amitié. C’était la Nanon. Elle semblait jalouse de l’étrangère. La première fois que Claudine avait franchi le seuil de la ferme, elle avait fait un pas en avant comme pour lui barrer le passage Sous mille prétextes, elle cherchait à l’éloigner. En sa présence, elle restait muette, les sourcils froncés, la mine presque hargneuse. Évidemment elle souffrait de voir l’orpheline ainsi accueillie dans la maison. Parfois, on eût dit qu’elle en avait peur.
Heureusement, Martin Fayolle encourageait hautement l’intimité des deux fillettes. Quand il rapportait de la ville quelques joujoux, quelques friandises, il fallait que Claudine en eût sa part. Chaque semaine, c’était un petit cadeau ; jamais on ne l’avait vu si donnant. Souvent il l’appelait Jeanne… puis il l’embrassait. Une affection vraiment paternelle.
Aussi, l’abbé Denizet, témoin de toutes ces générosités, lui dit un jour :
« Dieu bénira votre maison, maître Fayolle ! »
Vers la fin d’octobre, maître Guillaume annonça qu’il s’était mis au courant des nouvelles découvertes relatives à la viticulture, à la conservation des vins, et que le dimanche suivant, si les vignerons voulaient bien se réunir à la maison d’école, il leur communiquerait tout ce qu’il venait d’apprendre.
« Jarni ! s’écria le maire, c’est important, c’est urgent, car déjà la vendange se trouble ! À dimanche, donc, maître Guillaume… »
Le dimanche, on le sait, l’instituteur allait tenir dans la journée sa classe forestière.
Bien que Claudine fût maintenant au village, bien que la saison s’avançât déjà, il n’en continuait pas moins cette bonne œuvre ; il n’aurait eu garde d’y manquer.
Mais la préparation de sa conférence du soir l’avait mis en retard ; il pressait le pas.
C’était par une triste après-midi d’automne. Une épaisse brume rétrécissait l’horizon. Déjà quelques gouttes de pluie commençaient à tomber.
En passant près du manoir habité par Arsène Hardoin, Guillaume en vit sortir, non sans quelque étonnement, Jean Margat.
Le Sanglier semblait reconduit pour l’usurier. Que pouvait-il y avoir de commun entre ces deux hommes ?
Guillaume retourna la tête, et remarqua qu’ils le suivaient du regard, avec des airs narquois et menaçants.
L’instituteur ne s’en inquiéta nullement ; il se sentait en main un bâton de cornouiller ; il était brave.
Parvenu aux cabioles, il y donna sa leçon, et repartit aussitôt.
Déjà la nuit venait.
Une nuit sombre.
Pressé par les exigences de sa vie active, le maître d’école prenait ordinairement un sentier qui raccourcissait de beaucoup la distance.
Ce sentier, vers la lisière de la forêt, se trouvait coupé par un étroit ravin, très-profond, hérissé de roches, parmi lesquelles courait un torrent.
Une planche, jetée sur l’abîme, permettait de le franchir.
Comme Guillaume arrivait au milieu de ce pont fragile, il le sentit tout à coup tourner, manquer sous ses pas.
Il tomba en jetant un cri.
À ce cri répondit un éclat de rire.
Guillaume, précipité parmi les roches, se sentit brisé, crut mourir.
En s’évanouissant, il entrevit un homme qui fuyait ; il crut reconnaître Jean Margat.